“Those few refugees who insist upon telling the truth, even to the point of ‘indecency’, get in exchange for their unpopularity one priceless advantage : history is no longer a closed book to them and politics is no longer the privilege of gentiles. They know that the outlawing of the Jewish people in Europe has been followed closely by the outlawing of most European nations. Refugees driven from country to country represent the vanguard of their peoples – if they keep their identity. For the first time Jewish history is not separate but tied up with that of all other nations. The comunity of European peoples went to pieces when, and because, it allowed its weakest member to be excluded and persecuted”
Par ces mots, Hannah Arendt concluait son analyse du phénomène migratoire dans We Refugees[1]. Elle y soutient que c’est précisément parce qu’elle a permis la persécution et l’exclusion de ses membres les plus faibles que la communauté des nations européennes s’est retrouvée en lambeaux. Le lecteur de l’évolution récente du droit européen de la migration et de l’asile pourra voir dans cette affirmation un rapport évident aux évolutions des dernières décennies[2]. Le nouveau Pacte sur la migration et l’asile de la Commission européenne peut être rangé au sein de ce type d’évolution, comme le démontrera une analyse de la mobilisation de la notion de solidarité dans cet instrument.
Penser la solidarité
Le terme solidarité vient de l’adjectif latin « solidus ». En décomposant ce mot, on y retrouve une racine grecque (« olos », entier ou indivis) et une terminaison « – idus » qui indique communément une qualité durable. La solidarité est donc cette qualité d’un corps qui reste durablement uni, indivis.
L’histoire des idées montre que ce terme acquiert une importance particulière au sortir de la Révolution française de 1789 et garde cette place prééminente durant tout le XIX siècle[3]. Alors qu’avant 1789 le corporatisme morcelait la société, la logique révolutionnaire des droits naturels innove et proclame liberté et égalité individuelles comme fondement de la nouvelle société. En revanche, une fois ces individus émancipés, comment faire en sorte qu’un lien social se conserve et que les individus ne deviennent pas des monades ? C’est dans l’idée de solidarité qu’on trouve à cette époque un élément de réponse fondamental, en y voyant le liant indispensable d’individus émancipés et qui autrement vivraient en isolement clinique les uns des autres[4].
Deux personnages vont œuvrer de manière particulière à la clarification théorique de ce concept : il s’agit de Léon Blum et d’Émile Durkheim. Le premier est considéré comme étant à l’origine d’une véritable philosophie de la solidarité : « chacun sait que M. Léon Blum a fait sienne, cette idée de la Solidarité, qu’il la répand (…) avec éloquence, et qu’il la faite passer en pratique par d’ingénieuses applications ; c’est en grande partie grâce à lui que le moi est devenu si fort à la mode »[5]. L’idée est placée au cœur de la philosophie de la IIIe République : l’État ne saurait se borner à garantir des droits individuels, il doit également œuvrer dans le sens d’une garantie de solidarité, dans un souci de justice : « qui a reçu le capital et l’instruction est plus, peut plus que qui n’a reçu ni l’un ni l’autre », ainsi par-dessus des droits individuels l’État doit « rétablir un rapport d’équivalence » qui pour créer de véritables associés[6].
Les sociologues vont apporter un éclairage particulier à la place du droit dans la construction de la solidarité. Dans sa thèse de doctorat de 1893, Émile Durkheim annonce dès la préface : « La question qui a été à l’origine de mon travail, c’est celle des rapports entre la personnalité individuelle et la solidarité sociale ». Il y compare les sociétés où opère une « solidarité mécanique » et les sociétés où l’individualisation implique le besoin d’une « solidarité organique ». Il en déduit que le droit n’est pas seulement un indicateur du lien social mais un acteur fondamental dans la construction de ce lien. Si la société et les liens de vie commune préexistent au droit, l’État doit garantir la justice au sein des liens contractuels qui unissent les individus : voici la ratio de la solidarité[7].
Solidarité et droit européen de la migration
Qu’en est-il de la solidarité spécifiquement dans le droit européen de la migration et de l’asile ? Il est bien connu que, depuis le traité de Lisbonne, l’article 80 TFUE présente la solidarité comme un principe fondamental qui innerve l’ensemble des domaines et des politiques du droit de l’Union européenne[8].
De manière assez sommaire, nous pouvons identifier deux formes de solidarité dans ce contexte. D’une part, nous avons une solidarité interétatique : il s’agit de la logique de répartition des flux migratoires, pour qu’au sein du bloc européen les États géographiquement les plus exposés ne soient pas laissés seuls face à la pression migratoire. C’est là la logique initiale qui a inspiré le système Dublin[9]. D’autre part, nous avons une idée de solidarité individuelle, à l’égard de l’exilé. Et celle-ci était la logique même qui avait inspiré la naissance du droit international des réfugiés, comme le confirme le préambule de la Convention de Genève de 1951. Historiquement, « tout oppose en effet l’étranger (dont le droit de séjour naît d’une concession de l’État) au réfugié (qui fait naître une créance mise à la charge de l’État d’accueil au nom d’une obligation de solidarité internationale) »[10].
La Cour de justice de l’Union a pu fournir quelques clarifications en la matière, notamment dans la saga portant sur le mécanisme temporaire de relocalisation des demandeurs de protection internationale (Commission c. Pologne, Hongrie et République Tchèque)[11]. La Cour voit dans la relocalisation un instrument fondé sur l’objectif de solidarité, qui est considéré comme un pilier fondamental de la politique européenne de l’asile. Ainsi, les États ne peuvent l’écarter en vertu de leur appréciation unilatérale de l’efficacité ou des exigences d’ordre public[12].
Mais cette affaire montre également les angles-morts du discours de solidarité : alors que la question soumise à la Cour est celle de savoir en quelle mesure les trois États membres avaient violé les exigences découlant de la solidarité, l’audience relative à l’affaire s’est transformée en une dissertation juridique sur la qualification et l’interprétation de l’exception de sécurité nationale de l’article 72 TFUE : en assistant aux plaidoiries, le cœur de l’affaire ne semblait aucunement porter sur les migrants et la violation de leurs droits mais sur une question purement technique de respect des critères d’un état d’exception[13].
Ainsi, l’optique au prisme de laquelle je vais interroger le rôle de la solidarité dans le nouveau pacte sur la migration et l’asile se situe dans le prolongement de cette expérience paradoxale, inspirée par l’aseptisation d’une audience que je pensais concerner l’impact de la relocalisation sur le migrant. Il s’agira donc de se demander en quelle mesure les structures juridiques du pacte participent de cette tendance à l’aseptisation de la solidarité. En d’autres termes, en quelle mesure la solidarité se dérobe de sa composante de prise au sérieux des droits du migrant et reste exclusivement une logique d’administration de la coopération interétatique ? De plus, quelles sont les conséquences d’une construction de la solidarité qui repousse le migrant à l’extérieur de la réflexion ?
Les idées qu’il me semble nécessaire de dénoncer sont donc les suivantes : l’aseptisation de la solidarité découle de la logique managériale par laquelle celle-ci est construite (Partie I), ce qui implique une réification du migrant dans ce cadre (Partie II).
Partie I – Un discours managérial renforcé
La première idée qu’il semble important de garder à l’esprit quand on réfléchit à la place de la solidarité dans le nouveau pacte est la place fondamentale que celui-ci accorde à une vision « managériale » du droit dans le phénomène migratoire.
A. La logique managériale innervant la proposition
Les théories critiques du droit dénoncent depuis longtemps la floraison des logiques managériales dans le droit international, à compter notamment des années 1990[14]. Par ce discours managérial, le droit est vu de plus en plus comme une technique de problem management. Martti Koskenniemi a brillamment montré que ce discours a d’un côté tendance à cacher la manière dont le pouvoir est administré, de l’autre à étouffer toute visée émancipatrice qui remettrait en question des structures de pouvoir[15]. Ces structures de pouvoir sont en revanche consolidées.
La proposition de règlement relatif à la gestion de l’asile et de la migration constitue l’apothéose d’un discours managérial de gestion des flux, qui irrigue entièrement le nouvel instrument. D’un point de vue discursif, la Commission présente sa proposition comme une solution managériale : le commentaire de la proposition explique que la ratio legis de l’instrument est de renforcer « l’efficacité, l’efficience, la pertinence, la cohérence et la valeur ajoutée européenne ».
D’un point de vue institutionnel, les structures de gestion de la solidarité personnifient cette logique managériale : la Commission crée un Forum de solidarité (article 46) qui lui permet de devenir le manager en chef de ce système d’aide aux États membres. Du point de vue des mécanismes juridiques de solidarité, leur fonctionnement complexe reflète pleinement ladite logique.
Tout d’abord, l’article 45 présente les trois outils clefs qui permettront de tisser les liens de solidarité. Il s’agit de (1) la relocalisation de demandeurs (article 45.1.a) et de bénéficiaires de protection (article 45.1.c) d’un État membre sous pression, (2) de mesures de coopération avec les pays tiers permettant un renforcement des capacités dans le domaine de l’asile, de l’accueil et du retour (article 45.1.d) et (3) la prise en charge des retours (article 45.1.b et article 55)[16].
Des combinaisons particulières de ces mécanismes sont prévues notamment dans le cas de débarquements issus d’opérations de recherche et sauvetage (articles 47-49), généralement connues sous le nom d’opérations SAR (de l’acronyme anglais pour Search and Rescue, donnant le nom à une convention internationale éponyme). Dans ce contexte, la Commission détermine dans un rapport annuel (dénommé de manière intéressante « Migration Management ») si un État est grevé d’un nombre important et récurrent d’arrivées à raison des opérations SAR. Parallèlement, les États membres sont invités à notifier les types de contributions qu’ils sont disposés à diligenter (article 48) : si les offres sont suffisantes, la Commission arrête cette solution ; autrement, la Commission sollicite de nouvelles aides et les États pourront proposer des formules alternatives. Si les relocalisations ainsi obtenues se situent en dessous de 30% de l’objectif visé, la Commission appliquera un mécanisme de correction des quotas au vu du potentiel critique de la situation (les mesures « sont adaptées de manière à ce que les États membres ayant indiqué de telles mesures soient tenus de couvrir 50 % de leur part calculée selon la clé de répartition »).
Les migrants concernés seront les demandeurs de protection qui ont sollicité le statut dans le pays bénéficiant du mécanisme de solidarité, à l’exclusion des demandeurs « soumis à la procédure à la frontière » – selon l’article 45(1)(a). Le critère de répartition est celui « de l’existence de liens significatifs entre la personne concernée et l’État membre de relocalisation » (article 57).
Les bénéficiaires de protection sont en principe exemptés de ces mécanismes de relocalisation, à deux exceptions près. Premièrement, conformément à l’article 57(3), en cas de consentement écrit (« lorsque la personne identifiée devant faire l’objet d’une relocalisation est un bénéficiaire d’une protection internationale, la personne concernée n’est relocalisée qu’après avoir consenti à cette relocalisation par écrit »). Deuxièmement, un cas particulier est prévu lorsqu’un État membre est considéré comme étant sous « pression migratoire » (article 50) : les BPI deviennent ainsi également éligibles, conformément à l’article 51(3). En effet, dans ces cas de pression avérée, les délais de procédures sont plus rapides et les personnes soumises à la procédure à la frontière ou bénéficiant déjà du statut peuvent également être relocalisées[17].
Daniel Thym a pu confirmer cette tendance managériale de l’instrument en soulignant que celui-ci est avant tout mû par une volonté de pragmatisme, indépendamment de la rhétorique de solidarité dont il se drape ; il s’agit d’une œuvre de Realpolitik, motivée par la volonté de répondre à des exigences et à des circonstances plutôt qu’à des idéaux[18].
B. Réduire les effets pathologiques en oubliant la source du mal
Mais est-ce que, en dehors de rajouter ces mécanismes de répartition de quotas, la proposition s’attaque à changer les problèmes fondamentaux, découlant notamment des critères Dublin ? On peut fortement en douter. En effet, à l’exclusion peut-être du cas des mineurs non accompagnés, les critères pour établir l’État responsable et l’ordre d’application des critères de détermination ressemblent fortement à ceux de Dublin III. Nous sommes donc confrontés à une certaine forme d’hypocrisie : on introduit des mécanismes de soin palliatif de la pression migratoire sans vraiment essayer tout d’abord d’éradiquer les causes de la pression.
Le rapport Wikström du Parlement, proposition la plus courageuse et révolutionnaire prise dans le cadre de la réforme du système Dublin, avait adopté l’approche inverse. Il proposait de s’attaquer à la source du problème directement, de modifier les critères de Dublin en les substituant avec un critère de « liens réels »[19]. Les correctifs au titre de la solidarité n’étaient censés intervenir qu’en aval par rapport à cette modification essentielle.
On peut même aller plus loin dans la critique : même dans les rares cas où les critères Dublin sont modifiés, il subsiste des doutes importants. Prenons justement le cas de mineurs, pour lequel l’article 13 prévoit un régime plus détaillé que celui de l’article 6 du règlement Dublin III. Toujours est-il que, dans le cas des mineurs non accompagnés, en l’absence de liens familiaux, la proposition ne semble pas prendre en compte la jurisprudence de la Cour. En effet, dans son affaire M. A. et autres, la Cour avait clarifié que l’intérêt supérieur de l’enfant implique que l’État responsable devrait ‘en principe’ être celui où le mineur se trouve[20]. La proposition inverse cette logique (article 15.5) : « En l’absence de membres de la famille ou de proches visés aux paragraphes 2 et 3, l’État membre responsable est celui dans lequel le mineur non accompagné a enregistré sa demande de protection internationale pour la première fois, sauf s’il est démontré que cela n’est pas dans l’intérêt supérieur du mineur ». L’intérêt supérieur de l’enfant devient un élément de correction et non pas le critère phare, contrairement à ce que semblait indiquer la Cour.
Au vu de ces considérations, on ne peut que convenir avec certains commentateurs que, d’une part, le Pacte de la Commission constitue un « pas en arrière » non seulement par rapport à la proposition iconoclaste du rapport Wikström mais aussi par rapport à la proposition de la Commission de 2016 d’une approche de solidarité obligatoire[21] ; et d’autre part, que le mécanisme de solidarité asymétrique qui y est retenu ne poursuit pas l’objectif de construire un cadre juridique clair, permettant un octroi serein de la protection internationale, mais introduit un modèle de prise d’engagements à la carte, des possibilités de pick and choose qui sont aux antipodes de la nécessité de protéger les droits de demandeurs de protection[22].
Partie II – Un migrant réifié
La deuxième idée fondamentale qu’il me semble important de mettre en avant consiste dans l’appréciation des failles de ces mécanismes de solidarité. En axant sa conception de la solidarité sur une logique managériale, la proposition néglige l’optique des droits humains des migrants, de sorte que le migrant est réifié dans les mailles de la pensée managériale.
A. Revenir sur le changement de paradigme prôné par la Cour
La proposition de la Commission semble, de manière générale, faire tourner en arrière les aiguilles du droit européen de la migration et de l’asile. En effet, la lecture des mécanismes de solidarité suggère une volonté de revenir sur les avancées que la Cour avait entrepris de lire dans le passage du système de Dublin II à celui de Dublin III.
Dans son analyse du changement de cadre juridique, la Cour avait constaté dans ce changement un moment de bascule[23]. La comparaison du discours judiciaire trahit une vision différente du fonctionnement profond des deux instruments. Alors que la Cour avait analysé la logique de Dublin II comme celle d’un instrument de répartition des flux migratoires, la Cour n’a cessé de voir dans le passage à Dublin III l’adoption d’un système qui confère directement des droits pour les demandeurs de protection internationale et ne se limite pas simplement à des règles d’organisation administrative[24].
Une telle lecture est clairement exposée par l’Avocate générale Eleanor Sharpston dans l’une de ses ‘shadow opinions’, où elle affirme qu’un trait caractéristique de l’acquis de Dublin III par rapport au système antérieur est celui de ne pas limiter l’application de ses règles à une lecture sèches de ses dispositions. Celles-ci doivent, bien au contraire, être lues à la lumière de la Charte des droits fondamentaux et de la Convention européenne des droits de l’homme, qui en constituent le contexte plus large. Dans son application judiciaire, Dublin III doit, en d’autres termes, baigner dans le droit européen des droits humains :
« 12. The Dublin system was reviewed in the context of an evaluation of the first-phase instruments of the Common European Asylum System (‘the CEAS’). A comprehensive ‘fitness check’ was conducted covering the legal, economic and social effects of the Dublin system, including its effects on fundamental rights. Directive 2013/32 applies in addition to, and without prejudice to, the provisions concerning the procedural safeguards regulated under the Dublin III Regulation, subject to the limitations in the application of that Directive.
13. In accordance with the ECHR and with the Charter, respect for family life should be a primary consideration of Member States when applying the Dublin III Regulation. The processing together of applications for international protection submitted by members of one family in a single Member State makes it possible to ensure that such applications are examined thoroughly, that the decisions taken in respect of them are consistent and that members of one family are not separated. Any Member State should be able to derogate from the responsibility criteria, in particular on humanitarian and compassionate grounds, in order to bring together family members, relatives or any other family relations and examine an application for international protection lodged with it or with another Member State, even if such examination is not its responsibility under the binding criteria laid down in the Regulation »[25].
On voit bien que la posture de Eleanor Sharpston prône une idée de la solidarité qui est bien davantage respectueuse de la dimension individuelle de la solidarité à l’égard du migrant, qui semble avoir disparu du Pacte. L’idée d’une possibilité de déroger aux critères pour des raisons humanitaires et compassionnelles semble être une idée fondamentale que l’on pourrait espérer voir réapparaître dans le droit européen de la migration et de l’asile à l’avenir.
Toutefois, il n’est pas question ici d’affirmer que l’action de la Cour de justice en termes de protection des droits des migrants ait été tout à fait satisfaisante ou ait pu combler les lacunes importantes que le système de Dublin avait instaurées. Bien au contraire, la jurisprudence de la Cour a montré ne pas pouvoir aller à l’encontre d’une logique managériale endémique à l’instrument, comme le démontre la jurisprudence en matière de défaillances systémiques. Dans les affaires Ibrahim[26] et Jawo[27], en bonne substance, la Cour affirme que les transferts Dublin doivent être paralysés lorsque des défaillances systémiques dans l’État responsable causeraient une violation grave des droits humains du demandeur. Bien que bloquant le système de répartition de Dublin en vertu de considérations d’humanité, la Cour a fixé un seuil extrêmement élevé qu’est celui de la preuve de « défaillances systémiques », que dans la pratique cette jurisprudence est très difficilement invocable devant le juge interne.
B. Une mise à l’écart de l’individualité du migrant
Plusieurs éléments dans la proposition de la Commission témoignent, bien au contraire, un retour en arrière par rapport à une logique d’humanisation du système Dublin. C’est une tendance inverse et claire à la mise à l’écart de la personne du migrant qui s’y retrouve[28].
Tout d’abord, là où Dublin III parlait essentiellement d’obligations des États membres, la proposition commence à également structurer un discours d’obligations des demandeurs, bien avant de s’intéresser aux obligations des États et sans parler des droits des demandeurs. L’article 9 affirme explicitement un devoir du migrant de rester sur le territoire de l’État membre de première arrivée, de coopérer pleinement avec ses autorités et de respecter leur décision de transfert dans un autre État membre. A cette obligation se joint une sanction claire, à l’article 10, de retrait des conditions matérielles d’accueil en cas de violation.
Deuxièmement, d’importants problèmes subsistent concernant une absence de volonté de prise au sérieux du consentement du migrant. Le consentement semble être vérifié exclusivement lorsque la personne concernée par un mécanisme de solidarité est déjà bénéficiaire de la protection internationale. En dehors de ce cas, l’article 57 (3) semble laisser penser à une possible relocalisation sans consentement. Or, cette distinction semble se heurter à l’idée de base du droit international des réfugiés selon laquelle le statut est simplement la reconnaissance d’une situation de fait existant indépendamment de sa concrétisation procédurale. Ainsi, au moins en ce qui concerne les demandeurs qui viendraient à se faire reconnaître par la suite un statut en raison d’une forme de persécution dans leur État d’origine, n’est-on pas en train de faire primer une logique managériale à tout respect de leurs droits ?
Par ailleurs, cette posture semble revenir sur les réflexions qui avaient été déployées concernant la mise en place d’un « Dublin IV » où on imaginait un instrument de choix multiple pour renforcer une prise au sérieux du consentement du migrant. Francesco Maiani l’avait très bien souligné : l’idée de donner un choix de destination aux demandeurs était conceptuellement révolutionnaire et iconoclaste par rapport au « discours Dublin »[29]. Or, le Pacte semble non seulement raviver le discours Dublin mais le radicaliser dans le sens d’un retour à la surdité par rapport à l’individualité du migrant.
Troisièmement, ces mécanismes de solidarité semblent s’imposer aux migrants dans un contexte où le recours effectif semble fortement affaibli[30]. La mention d’un tel recours est simplement absente de la section sur les mécanismes de solidarité, alors même que les effets d’une telle situation ne semblent guère s’éloigner de ceux d’un transfert Dublin.
Conclusion
Si l’on resitue les mécanismes de solidarité dans la logique d’ensemble du nouveau Pacte de la Commission en matière de migration et d’asile, sa philosophie managériale contribue à structurer un dessein clair de fermeture du territoire européen, poursuivi par cet instrument. L’idée est celle de réduire les arrivants, en présentant l’Europe comme une terre non attractive.
Concernant plus précisément les mécanismes de solidarité, la proposition et son discours managérial entretiennent une double logique évidente : d’un côté rassurer les États inquiets à cause de la pression migratoire, de l’autre minimiser les soucis des États à qui on demande davantage de solidarité pour venir en aide aux premiers. Dans ce double but inavoué, la proposition poursuit tout cela au détriment d’un migrant réifié, traité comme une charge déplaçable.
Il reste à espérer que le Parlement européen, qui s’est montré davantage sensible à la question des droits des migrants, pourra tenter de modifier ces structures profondes. Mais le but de cet article a été d’inciter le juriste à commencer à changer sa manière de voir le droit européen de la migration, de ne pas voir dans ses instruments des choix inéluctables ou neutres, mais bien plus penser que les choix managériaux opérés ont un effet assumé de réifier le migrant dans les mailles d’une prétendue solidarité. Le rôle de la doctrine, partageant ce point de vue, peut être avant tout celui d’essayer de changer le discours sur la migration en Europe et d’essayer de réintroduire un discours de solidarité à l’égard d’un migrant oublié, pour condamner une solidarité dévoyée sur l’autel des logiques managériales.