L’engagement de procédures relatives à des faits extraterritoriaux devant les juridictions d’un État partie à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la Convention) est-il, à lui seul, suffisant pour établir la « juridiction » de cet État, au sens donné par l’article 1er de la Convention à ce terme ? La jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après la Cour), et notamment les arrêts et décision Güzelyurtlu c. Chypre et Turquie[1], M.N. c. Belgique[2] et Hanan c. Allemagne[3], apporte de nouveaux éléments à ce propos. Dans chacune de ces affaires, la question était de savoir si l’engagement de procédures devant des juridictions – ou des autorités administratives – internes, à propos d’une situation extraterritoriale, pouvait être considéré comme le fondement de la juridiction de l’État défendeur et donc de la compétence de la Cour. Cette jurisprudence, quoiqu’elle demeure lacunaire à certains égards, laisse néanmoins entrevoir des constantes. L’importante décision M.N. c. Belgique, du 5 mai 2020, apporte quelques éléments contrastant avec la jurisprudence précédente ; ces évolutions ont fait l’objet d’une synthèse dans la mise à jour du 31 août 2020 du Guide sur l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, établi sous l’autorité du jurisconsulte de la Cour et qui contient une section consacrée au « lien juridictionnel créé par l’engagement d’une procédure civile ou pénale »[4]. Depuis, l’arrêt Hanan c. Allemagne a apporté de nouveaux développements et les affaires pendantes H.F. et M.F. c. France et J.D. et A.D. c. France devraient prochainement conduire la Grande Chambre à affiner sa position en la matière[5]. La présente étude sera donc consacrée à cette question de la juridiction de l’État à raison de l’engagement de procédures internes concernant une situation extraterritoriale, à l’égard de laquelle la jurisprudence de la Cour de Strasbourg semble tâtonnante et peu stabilisée, alors même qu’elle comporte d’importants enjeux suivis de près par les États[6].
En vertu de l’art. 1er de la Convention, les États membres doivent reconnaître les droits énoncés à l’égard de « toute personne relevant de leur juridiction »[7]. La Cour a bâti une riche et foisonnante jurisprudence sur le terme « juridiction », notamment à propos de l’application extraterritoriale de la Convention. Elle a énoncé un principe, celui selon lequel la Convention a principalement vocation à s’appliquer au sein du territoire des États parties ; dans cette acception la juridiction des États est, comme le dit la Cour dans la décision Banković, « essentiellement territoriale »[8]. Mais des atténuations existent : la « juridiction » n’est pas limitée au seul territoire des États et peut être étendue de deux manières différentes, ratione loci et ratione personae[9]. Dans le premier cas, la jurisprudence de la Cour a élargi la « juridiction » des États aux zones sur lesquelles ils exercent un contrôle effectif[10], dans le second, elle a considéré que le « contrôle et l’autorité » sur un individu pouvaient donner naissance à la juridiction de l’État[11]. Si cette bipartition tend à se « diluer » dans la jurisprudence de la Cour[12], elle demeure le cadre régulièrement rappelé. Reste qu’aucune de ces deux hypothèses ne peut s’appliquer à l’engagement de procédures internes concernant une situation extraterritoriale.
La jurisprudence à ce propos s’est développée à partir de l’affaire Markovic c. Italie. Dans cette dernière, les dix requérants étaient des proches, les parents le plus souvent, de victimes tuées lors du bombardement de la Radiotélévision serbe à Belgrade par les forces de l’OTAN le 23 avril 1999. Une demande en réparation devant un tribunal civil de Rome avait été déclarée irrecevable par la justice italienne, ce que les requérants contestaient devant la Cour de Strasbourg. Dans son appréciation de la « juridiction » de l’Italie[13], la Cour se situait expressément et exclusivement dans le cadre de l’article 6[14], consacrant le droit à un procès équitable, pour affirmer que la saisine de tribunaux internes équivalait à la création d’un « lien juridictionnel ». En effet, les faits litigieux concernaient uniquement la procédure interne et non le bombardement en lui-même, ce qui permet à la Cour de neutraliser l’extranéité de la situation[15]. Dès lors, selon la Cour, « à partir du moment où une personne introduit une action civile devant les juridictions d’un État, il existe indiscutablement un “lien juridictionnel” au sens de l’article 1 de la Convention, et ce sans préjuger de l’issue de la procédure »[16]. Si la requête est ensuite rejetée au fond[17], le principe posé est clair : en cas de grief fondé sur une violation de l’article 6, l’engagement d’une procédure interne par le requérant établit la juridiction de l’État, dans la mesure où ce dernier est tenu de respecter les obligations procédurales devant l’ensemble de ses juridictions, quelle que soit la localisation des faits dont elles sont saisies.
La jurisprudence récente sur cette question s’éloigne cependant de cette solution : l’établissement d’un tel lien juridictionnel sur le fondement de l’engagement de procédures internes n’est plus si facilement établi (Partie I) et dépend de critères qui ne semblent pas stabilisés (Partie II). Ces considérations permettent d’appréhender plus précisément la notion de « lien juridictionnel » construite par la Cour dans sa jurisprudence récente (Partie III).
Partie I – La juridiction issue de l’engagement d’une procédure interne: flux et reflux du « lien juridictionnel »
Selon l’arrêt Markovic, l’engagement de procédures internes était suffisant pour établir un lien juridictionnel entre la partie demanderesse et l’État défendeur. Cette solution a été rendue à propos de l’article 6, c’est-à-dire une disposition protégeant des droits procéduraux (B). Or la Cour a développé d’autres obligations procédurales attachées à des droits substantiels, notamment à propos des articles 2 et 3, qui sont désormais dotés de ce qu’il convient d’appeler des « volets procéduraux » (A). C’est donc dans ces deux situations que la Cour s’est prononcée sur l’établissement du lien juridictionnel par l’engagement de procédures internes.
A. Dans le cadre des volets procéduraux des articles 2 et 3
La jurisprudence s’est davantage développée à propos de l’article 2, mais elle n’est cependant pas cantonnée à ce dernier. La Cour a elle-même admis que les principes dégagés à propos du volet procédural de l’article 2 pouvaient être étendus aux articles 3 et 5[18]. Quelques importantes affaires récentes permettent de saisir ces principes.
1. Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie (2019)
L’arrêt Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie de 2019 a renouvelé la jurisprudence de la Cour en la matière. Il était question de la non-remise par la Turquie de criminels soupçonnés d’avoir assassiné trois ressortissants de Chypre du Nord sur le territoire de la République de Chypre. Les autorités judiciaires de cette dernière ont diligenté une enquête qui a permis d’identifier des suspects, mais ces derniers avaient fui en République turque de Chypre du Nord (RTCN). Cette dernière a de même ouvert une enquête, arrêté les suspects mais refusé de les extrader ; la République de Chypre a quant à elle bloqué la communication des pièces de l’enquête aux autorités de la RTCN. Les proches des victimes ont saisi la Cour pour violation des articles 2 et 13. Deux problèmes de droit ont principalement été traités dans l’arrêt : d’une part la juridiction de la Turquie et d’autre part l’existence d’une obligation de coopération issue du volet procédural de l’article 2. Si la Cour a constaté, à propos du second, une violation de l’article 2 en raison d’une absence de coopération pénale, seul le premier problème concernait la question ici étudiée. La Turquie considérait, comme les faits en cause s’étaient déroulés hors de son territoire, qu’il n’y avait pas de « lien juridictionnel » avec elle « relativement à l’obligation de coopérer »[19]. Autrement dit, un État devrait s’acquitter, selon elle, de ses obligations procédurales issues de l’article 2 dans le seul cas où il existe un lien juridictionnel entre celui-ci et la victime. En l’espèce, en l’absence d’un tel lien, la Turquie n’aurait pas été liée par le volet procédural de l’article 2. La Cour a rejeté cet argument en considérant que l’ouverture d’une enquête et de procédure par la RTCN, soumise au contrôle effectif de la Turquie, a suffi à créer un « lien juridictionnel », étendant ainsi le raisonnement de l’arrêt Markovic au volet procédural de l’article 2[20].
La Cour a ajouté qu’en l’absence d’ouverture d’enquête par les autorités d’un État partie à la Convention, l’obligation procédurale de l’article 2 peut néanmoins s’imposer à cet État s’il existe, là encore, un « lien juridictionnel » entre la victime et celui-ci. Il faut toutefois distinguer selon que le décès s’est déroulé sur le territoire de cet État – la juridiction sera alors territoriale – ou sur le territoire d’un autre État, cas dans lequel des « circonstances propres » à l’espèce peuvent établir un « lien juridictionnel ». La Cour reprenait ainsi la solution de l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie, rendu en 2010 sur la requête d’un ressortissant russe dont la fille avait été contrainte à une activité forcée et était décédée sur le territoire chypriote. Il a saisi la Cour contre la République de Chypre, mais aussi contre la Russie, qui n’aurait pas respecté les articles 2 et 4 de la Convention en n’enquêtant pas sur le décès de la victime et la traite dont elle aurait été victime. Naturellement, la Russie alléguait l’extranéité des faits en cause ; selon le requérant, en revanche, elle pouvait être tenue pour responsable de ses omissions qui étendaient leurs effets hors de son territoire[21]. La Cour, dans une approche très territoriale[22] et sans utiliser la notion de « lien juridictionnel », a considéré que les actes ou omissions de la Russie pouvaient effectivement engager sa responsabilité dans le cadre d’obligations purement procédurales. Elle reconnaissait ainsi la « juridiction » de cet État dans le cadre du volet procédural de l’article 2[23]. Lors de l’analyse, au fond, du respect de l’obligation procédurale, la Cour a ensuite affirmé que, si l’obligation de mener une enquête effective ne s’appliquait qu’à l’État sur lequel le décès a eu lieu, « des circonstances propres à la présente espèce commandent de s’écarter de [cette] analyse générale »[24]. Aucune de ces « circonstances propres » n’étant constatable en l’espèce, la Cour a rejeté le grief d’une violation du volet procédural de l’article 2 par la Russie[25]. C’est cette analyse qui est reproduite dans l’arrêt Güzelyurtlu, non plus dans l’appréciation, au fond, du respect par l’État défendeur de son obligation d’enquête, mais dans l’établissement préalable de la juridiction de ce dernier[26]. En raison de l’existence de circonstances propres à l’affaire – les suspects se sont réfugiés sur un territoire soumis au contrôle effectif de la Turquie – la Cour a conclu, à nouveau, à l’existence d’un lien juridictionnel[27].
En somme, selon l’arrêt Güzeyurtlu, deux hypothèses sont à distinguer : en cas d’ouverture d’une enquête par l’État défendeur en vertu de son droit interne, le lien juridictionnel est établi ; en revanche, en l’absence de telles procédures et si le décès ne s’est pas déroulé sur le territoire de l’État défendeur – cette considération territoriale étant suffisante pour établir la juridiction de cet État –, seules des circonstances propres à l’espèce peuvent établir ce lien juridictionnel. Appliquant ces principes d’une curieuse manière, la Cour a considéré que deux aspects de l’affaire permettaient d’établir un « lien juridictionnel » avec la Turquie : le fait que les autorités de la RTCN eussent ouvert leur propre enquête et, malgré ce premier constat, l’existence de circonstances propres à l’affaire. Elle a précisé en outre que chacune de ces deux considérations est en elle-même suffisante à établir le « lien juridictionnel » avec la Turquie[28].
2. Romeo Castaño c. Belgique (2019)
Dans l’affaire Romeo Castaño c. Belgique[29] était en cause le refus des autorités belges d’exécuter un mandat d’arrêt européen émis par les autorités espagnoles à l’encontre d’une ressortissante espagnole suspectée d’être impliquée dans un assassinat. Les proches de la victime avaient saisi la Cour contre ce refus, alléguant une violation du volet procédural de l’article 2. La Belgique affirmait qu’elle n’a pas juridiction sur cette affaire, car les requérants, la victime et la suspecte sont de nationalité espagnole et l’assassinat a eu lieu sur le territoire espagnol. De plus, prenant en compte la jurisprudence Güzelyurtlu, l’État défendeur arguait qu’il n’avait jamais « ouvert une enquête sur l’assassinat », mais qu’il avait seulement collaboré avec l’Espagne et « ce n’est qu’au cours de cette collaboration que les juges belges, appliquant notamment l’article 3 de la Convention, ont décidé de ne pas remettre » le suspect[30]. On voit ici les efforts de la Belgique pour éviter que la Cour n’applique les principes dégagés dans l’arrêt Güzelyurtlu reconnaissant la « juridiction » de l’État sur le fondement de l’engagement de procédures internes. Ces efforts se sont cependant révélés vains puisque le raisonnement est repris, non plus à propos de la violation de l’obligation d’enquête du volet procédural de l’article 2, mais de l’obligation de coopération dégagée, au sein du même volet procédural, par l’arrêt Güzelyurtlu. Dans l’affaire Romeo Castaño les autorités belges n’avaient entrepris aucune procédure, mais la Cour constate néanmoins qu’il existe des « circonstances propres » à l’affaire suffisantes pour considérer qu’il existe un « lien juridictionnel » concernant le grief soulevé par les requérants sous l’angle du volet procédural de l’article 2[31]. Ces circonstances étaient simplement la présence de l’autrice présumée de l’assassinat sur le territoire belge et la connaissance qu’avaient les autorités belges de la volonté de l’Espagne de la poursuivre.
3. M.N. contre Belgique (2020)
Cette jurisprudence va connaître, en 2020, un important développement concernant le volet procédural de l’article 3 de la Convention par la décision M.N. contre Belgique. La Cour était saisie par des ressortissants syriens qui avaient demandé, en août 2016, des visas de court séjour à l’ambassade belge de Beyrouth pour des raisons humanitaires, car ils fuyaient la guerre civile en Syrie. Ils espéraient, grâce à ces visas, pouvoir ensuite demander l’asile en Belgique, ce qui ne pouvait être fait auprès d’un poste diplomatique[32]. Ces visas ont cependant été refusés, car, selon l’administration belge, il ne s’agissait pas de titre de séjours pouvant permettre « de s’installer de manière permanente sur le territoire de l’État en question », ce qui était la volonté non dissimulée des demandeurs[33]. Un premier recours devant le Conseil du contentieux des étrangers conduisit à l’annulation du refus de visas mais les autorités belges refusèrent d’exécuter cette décision. Malgré de nouvelles procédures internes, les autorités belges maintinrent leur décision initiale. Les demandeurs ont donc saisi la Cour du fait de l’inexécution de l’annulation du refus de visas. Les faits de l’affaire concernaient donc l’inexécution par les autorités belges d’une décision juridictionnelle belge. Le gouvernement défendeur soutenait néanmoins que « les griefs tirés de la violation des articles 3 et 13 sont irrecevables ratione loci, au motif que les requérants ne relèvent pas de sa juridiction au sens de l’article 1er de la Convention »[34]. La Cour a retenu cet argument et a rejeté la requête en se fondant sur l’extraterritorialité des actes en causes : peu importe qu’ils aient été rendus sur le territoire national, ils ont une portée extraterritoriale et ne relèvent donc pas de la « juridiction » de l’État, qui est appréhendée, dans la droite ligne de la jurisprudence Banković, comme essentiellement territoriale. Seules des « circonstances exceptionnelles » peuvent fonder l’application de la Convention en l’espèce, si elles permettent de « conclure à un exercice extraterritorial par la Belgique de sa juridiction à l’égard des requérants »[35]. Excluant les exceptions fondées sur le contrôle du territoire[36] ou le contrôle ou l’autorité des agents belges[37], la Cour en est venue à l’argument des requérants selon lequel la juridiction de l’État aurait été établie en raison des démarches qu’ils ont entreprises en Belgique.
La Cour devait donc « rechercher si le fait d’avoir engagé une procédure au niveau national a pu constituer une circonstance exceptionnelle suffisante pour déclencher, unilatéralement, un lien juridictionnel extraterritorial entre les requérants et la Belgique, au sens de l’article 1er de la Convention »[38]. Elle a alors refusé de suivre sa jurisprudence Markovic, car cet arrêt déclarait irrecevables les griefs matériels fondés sur des dispositions de la Convention autres que l’article 6[39]. Cet argument n’est pas le plus convaincant, car il aurait été cohérent de traiter de la même manière les obligations procédurales issues de cet article et celles découlant du volet procédural de l’article 3. C’est qu’à la vérité le principe de l’arrêt Markovic semble bel et bien remis en cause et la Cour aurait été mieux inspirée de l’abandonner expressément, d’autant qu’elle a aussi refusé de le reprendre à propos de l’article 6[40]. Elle a également écarté sa jurisprudence Güzelyurtlu, non pas en distinguant les volets procéduraux des articles 2 et 3, mais parce que les faits en cause dans l’affaire M.N. c. Belgique ne concernaient pas des procédures ouvertes à l’initiative des autorités de l’État défendeur mais des requérants[41]. Cette solution se fonde en revanche sur la décision Abdul Wahab Khan de 2014, qui concernait un demandeur pakistanais contestant une décision britannique annulant son titre de séjour, alors qu’il avait déjà quitté le territoire. La Special Immigration Appeals Commission avait considéré, conformément à la jurisprudence Banković, que le requérant ne relevait pas de la « juridiction » du Royaume-Uni[42]. La requête se fondait sur la violation des articles 2, 3, 5 et 6 de la Convention. La Cour a considéré qu’aucune des deux exceptions principales à l’approche territoriale de la juridiction, à savoir le contrôle ou l’autorité d’un agent de l’État sur la partie requérante ou le contrôle effectif de l’État sur un territoire, ne trouvait application dans cette affaire où le requérant avait de lui-même quitté le territoire britannique[43]. C’est alors que la Cour a ajouté, sans vraiment développer ce point, que la juridiction ne peut être établie sur la seule base de l’engagement de procédures internes[44]. Cette motivation, assez pauvre, constitue la référence sur laquelle la Cour, dans M.N. c. Belgique, appuie son raisonnement : selon elle, « [l]a Cour a considéré [dans la décision Abdul Wahab Khan] qu’à défaut d’autres critères de rattachement, le fait pour le requérant d’avoir initié cette procédure ne suffisait pas à établir la juridiction du Royaume-Uni s’agissant du risque allégué par le requérant de subir au Pakistan des traitements contraires à l’article 3 de la Convention »[45]. Ce qui revient à écarter la solution Markovic à l’égard du volet procédural de l’article 3. Dès lors, en l’absence de rattachement plus approprié d’un requérant à l’État défendeur, la juridiction de ce dernier à l’égard du premier ne peut être établie sur le seul motif de l’engagement d’une procédure interne[46]. Toute solution contraire consisterait à consacrer une obligation illimitée d’accueillir les personnes menacées d’un traitement contraire à la convention[47]. Ce raisonnement conséquentialiste[48] conduit donc la Cour à restreindre la possibilité d’un lien juridictionnel à raison de l’engagement de procédures internes. Ce mouvement s’est confirmé dans la jurisprudence la plus récente de la Cour.
4. Géorgie c. Russie (II) et Hanan c. Allemagne (2021)
Cette jurisprudence a été à nouveau appliquée dans deux affaires récentes. La première est l’affaire Géorgie c. Russie (II) qui a amené la Cour, à la fin de l’arrêt, à se prononcer sur l’obligation d’enquête pesant sur la Russie en vertu de l’article 2. L’établissement du lien juridictionnel reprend la jurisprudence précédente, en considérant que des « circonstances propres à l’espèce » permettent de tenir pour établie la juridiction de la Russie dans le cadre du grief fondé sur une violation de cette obligation d’enquête[49]. Contrairement aux autres arrêts et décisions qui viennent d’être mentionnés, les développements sur cette question sont succincts et ne modifient pas l’état de la jurisprudence, sinon en ce qu’ils annoncent une possible évolution en ce qui concerne les conditions du lien juridictionnel, confirmée par l’arrêt Hanan c. Allemagne[50].
Dans cette seconde affaire[51], était en cause le bombardement par les forces coalisées en Afghanistan près de Kunduz, le 4 septembre 2009, lors duquel plusieurs civils, dont les deux jeunes enfants du requérant, avaient trouvé la mort. L’ordre de cette frappe aérienne ayant été donné par un officier allemand, des procédures ont été conduites, notamment en Allemagne, pour faire la lumière sur cette opération militaire ; elles ont abouti à la mise hors de cause de l’officier. Considérant que ces procédures ne constituaient pas des enquêtes effectives, le requérant a saisi la Cour sur le fondement de l’article 2, volet procédural, et de l’article 13 de la Convention. La Cour, sans faire mention de la décision M.N. c. Belgique – peut-être parce qu’elle avait été rendue sur le fondement de l’article 3 – a reproduit le raisonnement qu’elle avait tenu dans le cadre de la décision Güzelyurtlu et a établi la « juridiction » de l’Allemagne, concernant un grief tiré de la violation du volet procédural de l’article 2, en raison des procédures engagées en Allemagne. Elle prend cependant ses distances avec sa solution de 2019, jugeant en particulier
« inapplicable aux faits de l’espèce le principe selon lequel l’ouverture par les autorités nationales d’une enquête ou procédure pénale sur un décès survenu hors de la juridiction territoriale de l’État alors que celui-ci n’exerçait pas sur les lieux sa juridiction extraterritoriale suffit à elle seule pour établir un lien juridictionnel entre l’État en question et les proches de la victime qui introduisent ultérieurement une requête contre cet État »[52].
Voilà qui constitue déjà une remise en cause, soulignée par l’italique placé aux mots « à elle seule », à l’apport principal de l’arrêt Güzelyurtlu. La différence de fait justifiant un tel écart dans les principes tiendrait, selon la Cour, au contexte des décès qui dans l’affaire Hanan sont intervenus lors d’une « opération militaire extraterritoriale menée en dehors du territoire des États parties à la Convention dans le cadre d’un mandat donné par une résolution adoptée par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies »[53]. De plus, la Cour note que si le simple engagement de procédures internes à l’initiative de l’État suffisait à établir un lien juridictionnel, les États seraient dissuadés d’enquêter sur les décès survenus lors de leurs opérations militaires à l’étranger. Où l’on voit ressurgir les préoccupations et le conséquentialisme de la décision M.N. c. Belgique refusant d’ouvrir trop largement la notion de juridiction[54]. Le lien juridictionnel a néanmoins été établi, mais en raison de trois circonstances particulières : l’obligation de l’Allemagne, en vertu du droit humanitaire coutumier, d’enquêter sur la frappe aérienne en cause[55], la compétence pénale exclusive, établie par des accords internationaux, des États d’envoi sur leurs troupes[56] et enfin l’obligation d’enquêter des autorités allemandes en vertu du droit interne[57]. Selon la Cour, ces trois éléments constituent des « circonstances propres » qui « combinées, sont de nature à faire naître un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 de la Convention et à déclencher de ce fait l’application de l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2 »[58].
Cet arrêt se démarque des précédents à la fois par une modification des critères du lien juridictionnel, qui paraît légère à la lecture de l’arrêt mais dont les conséquences peuvent être importantes[59], et par le constat en l’espèce du lien juridictionnel, fondé sur le contexte particulier d’un conflit armé international. Cette jurisprudence, établie à propos du volet procédural de l’article 2, est bien plus affinée que celle concernant l’article 6, qui n’a guère évolué depuis l’arrêt Markovic.
B. Dans le cadre de l’article 6
Comme dans l’affaire Markovic, les requérants dans l’affaire M.N. c. Belgique ont excipé d’une violation de l’article 6. La réception de ce moyen n’a pas été plus favorable que celle des griefs fondés sur les articles 3 et 13[60], mais le raisonnement de la Cour est ici particulièrement décousu. Plus précisément, était contesté le refus de l’État belge d’exécuter une décision de la Cour d’appel de Bruxelles[61]. Si la Cour de Strasbourg soulève la question de la « juridiction » de la Belgique dans ce cadre, c’est pour l’évacuer aussitôt en se fondant sur sa conclusion quant à l’applicabilité de l’article 6 :
« La question se pose de savoir si la Belgique a exercé sa juridiction au sens de l’article 1er de la Convention à l’égard des requérants s’agissant des procédures intentées sur son territoire national. La Cour estime toutefois qu’il n’y a pas lieu à statuer sur cette question étant donné la conclusion à laquelle elle parvient quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 »[62].
Elle renvoie ainsi à un passage ultérieur de son arrêt dans lequel elle refuse l’applicabilité de l’article 6 § 1 au motif que n’entre en jeu aucun droit de caractère civil[63], le grief fondé sur une violation de cette disposition est donc irrecevable[64]. La Cour a donc purement et simplement évacué la question de la « juridiction » de l’État : parce que l’article 6 n’est pas applicable, elle refuse de statuer sur la question de savoir si la Belgique a exercé sa « juridiction » en raison des procédures intentées sur son territoire national.
En somme, dans la décision M.N. c. Belgique concernant les griefs fondés sur l’article 3, ainsi que l’article 13, elle a refusé de transposer sa jurisprudence Güzelyurtlu car l’État défendeur n’était pas à l’initiative des procédures et n’a pas appliqué la solution Markovic car cette dernière ne concerne que les griefs fondés sur une violation de l’article 6 ; or précisément, lorsque le moment était venu de considérer de tels griefs, la Cour a éludé la question. Reprendre la jurisprudence Markovic, ou au contraire procéder à un revirement et l’abandonner expressément n’aurait rien changé à la solution, car cette disposition n’était en tout état de cause pas applicable. Il faut donc analyser cette solution comme une volonté, non assumée, de ne pas discuter la pertinence de cette jurisprudence, et ainsi de ne pas la confirmer. La Cour aurait pu pourtant y apporter des atténuations, liées à la présence ou non des requérants sur le territoire national, ou d’autre nature, afin de ne pas l’appliquer. La solution choisie, celle du silence, crée donc plus d’incertitude qu’elle n’en dissipe.
Pour résumer, la jurisprudence a connu un important mouvement d’ouverture, qui reconnaissait la juridiction de l’État dès lors que des procédures internes étaient ouvertes, tant sur le fondement de l’article 6 (Markovic) que du volet procédural de l’article 2 (Güzelyurtlu, Romeo Castaño) ; mais après ce flux vient le temps du reflux et la Cour semble désormais revenir sur cette ouverture : en ce qui concerne le volet procédural de l’article 3 elle n’a repris qu’avec de fortes réserves sa solution relative au volet procédural de l’article 2 (M.N. c. Belgique), réserves qu’elle a ensuite transposées à ce dernier (Hanan c. Allemagne). Quant à l’article 6, celui-là même qui avait fondé la solution Markovic, il semble que la Cour soit désormais très réticente à reprendre cette dernière et préfère éluder la question (M.N. c. Belgique). La jurisprudence n’est pas encore stabilisée sur la question et le traitement, dans les mêmes arrêts et décision, des conditions du lien juridictionnel ne peut que confirmer ce constat.
Partie II – Les conditions à l’établissement du lien juridictionnel à raison de l’engagement de procédures internes
L’arrêt Güzelyurtlu semble faire de l’engagement de la procédure par l’État le critère permettant d’établir le lien juridictionnel. En effet, si dans l’arrêt Markovic et autres c. Italie les requérants, et non l’Italie, avaient initié la procédure civile[65], cette solution est désormais totalement abandonnée : la Cour n’a pas voulu l’étendre à l’article 2 et a évité de soulever la question sous l’angle de l’article 6 dans l’affaire M.N. c. Belgique. En ce qui concerne cette dernière disposition, les critères de l’établissement du lien juridictionnel n’ont donc plus évolué. En revanche la Cour a développé de complexes conditions lorsqu’est en cause l’article 2. Sans soulever la question d’une extension de ces critères aux requêtes fondées sur l’article 6, à laquelle il serait bien difficile de répondre, il convient donc de ne se concentrer ici que sur le volet procédural de l’article 2. En la matière, il convient de distinguer selon qu’il y a eu ouverture ou non d’une enquête par l’État défendeur (A). Mais la jurisprudence de 2021 semble rebattre les cartes et faire de l’existence de « circonstances propres à l’espèce » le seul critère pertinent, englobant toutes les autres considérations (B).
A. L’initiative des procédures
Il convient de distinguer selon que l’État défendeur a ouvert, de sa propre initiative, une enquête, ou qu’au contraire aucune procédure n’a été engagée.
Dans la première situation, la Cour a affirmé que l’ouverture d’une enquête pénale par les autorités d’un État au sujet d’un décès survenu en dehors de sa juridiction suffisait à créer un lien juridictionnel[66]. C’est donc l’initiative de l’État qui importait. L’arrêt Güzelyurtlu a insisté sur ce point :
« si les autorités d’enquête ou les organes judiciaires d’un État contractant ouvrent au sujet d’un décès qui s’est produit en dehors de la juridiction dudit État leur propre enquête pénale ou leurs propres poursuites en vertu de leur droit interne (par exemple sur le fondement de dispositions relatives à la compétence universelle ou du principe de la personnalité active ou passive), l’ouverture de ladite enquête ou de ladite procédure suffit à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 »[67].
En l’espèce, c’est notamment parce que les autorités de la RTCN avaient « ouvert leur propre enquête pénale […] en application des dispositions de leur droit interne » que le « lien juridictionnel » est établi dans le cadre d’un « grief sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention »[68]. Dans la décision M. N. et autres, la Cour rappelle cette condition de l’initiative ; elle semble d’ailleurs lui donner beaucoup d’importance, afin d’exclure l’application de la solution Güzelyurtlu :
« la procédure dont il est question dans l’affaire Güzelyurtlu et autres – et qui crée un lien juridictionnel avec la Turquie – était une procédure pénale ouverte à l’initiative des autorités turques (contrôlant la « République turque de Chypre du Nord »). Elle correspond à une démarche d’un État contractant se situant dans le cadre des obligations procédurales découlant de l’article 2. Ceci est très différent d’une procédure administrative engagée à l’initiative de particuliers sans aucun lien avec l’État concerné, si ce n’est la procédure qu’ils ont eux‑mêmes entamée de leur plein gré et sans que leur choix de cet État, en l’occurrence la Belgique, ne s’impose au titre d’une quelconque obligation conventionnelle »[69].
La Cour met ici l’accent sur le caractère administratif de la procédure dans l’affaire M.N. c. Belgique[70]. Ce critère semble cependant peu pertinent pour plusieurs raisons. En premier lieu l’arrêt Güzelyurtlu mentionnait expressément les « autorités d’enquêtes ou les organes judiciaires d’un État »[71], ce qui inclut certaines autorités administratives. Ensuite, les procédures administratives peuvent souvent être contestées par voie juridictionnelle : pourquoi donc considérer que l’engagement des premières ne crée pas de lien juridictionnel contrairement à leur contestation contentieuse ? La Cour ne se prononçait pas, dans l’affaire M.N. c. Belgique, sur le fondement de l’article 6, qui n’est applicable qu’à certaines procédures, et sa solution est très clairement transposable à des procédures juridictionnelles. De surcroît, le raisonnement de la Cour conduit entièrement à conditionner la « juridiction » à l’existence d’un rattachement entre la partie requérante et l’État défendeur[72] ; de ce point de vue le critère du caractère administratif ou juridictionnel de la procédure n’a pas d’intérêt. Enfin, en 2020, la Cour s’appuyait sur l’affaire Abdul Wahab Khan, dans laquelle la procédure avait été initiée par le requérant devant les tribunaux britanniques[73], ce qui confirme que le critère essentiel, selon la Cour, réside dans cette initiative. La distinction entre procédure administrative et procédure pénale semblait ainsi seulement un moyen, bien peu solide, de justifier le refus d’appliquer la solution Güzelyurtlu. L’initiative de la procédure semble donc l’élément fondamental. Le récent arrêt Géorgie c. Russie (II) confirme encore cette solution en mentionnant que le lien juridictionnel est établi si l’État a initié une enquête ou une procédure interne concernant un décès survenu en dehors de sa juridiction[74].
En cas d’absence d’engagement de poursuites par l’État la Cour a affirmé dans l’affaire Güzelyurtlu, reprenant sur ce point l’arrêt Rantsev, qu’un lien juridictionnel peut néanmoins être établi si des « circonstances propres » à l’affaire le justifient[75]. L’arrêt du 9 juillet 2019 rendu en l’affaire Romeo Castaño reprend ce raisonnement[76]. En l’espèce était en cause non pas un manquement à l’obligation d’enquêter mais à celle de coopérer[77] ; ce qui n’empêche pas la Cour d’appliquer les principes qu’elle a dégagés dans l’arrêt Güzerlyurtlu[78] : comme il n’y avait pas d’engagement de procédures internes par l’État, elle recherche si des « circonstances propres » à l’espèce permettent d’établir un lien juridictionnel, ce qu’elle constate en l’espèce[79]. Ce raisonnement a de même été repris dans l’affaire Makuchyan et Minasyan c. Azerbaïdjan et Hongrie, dans lequel l’acceptation d’un jugement pénal étranger par l’État défendeur, ainsi que l’obligation de poursuivre l’exécution de la peine suite au transfèrement d’un prisonnier, constituent des « circonstances spéciales » qui déterminent le lien juridictionnel « en relation avec le volet procédural de l’article 2 »[80]. En revanche, ce raisonnement n’est qu’implicitement présent dans la décision M.N. c. Belgique, dans lequel la Cour déclare toutefois que l’engagement d’une procédure nationale n’est pas une « circonstance exceptionnelle » établissant le lien juridictionnel[81].
En somme, dans le cadre du volet procédural de l’article 2, deux hypothèses sont en théorie à distinguer. En cas d’engagement par les autorités de l’État de poursuites ou d’une enquête, en vertu de la jurisprudence Güzelyurtlu, implicitement confirmée par l’arrêt M.N. c. Belgique, « l’ouverture de ladite enquête ou de ladite procédure suffit à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 ». En revanche, en l’absence d’engagement de telle procédure, l’obligation procédurale pèse uniquement sur l’État sur le territoire duquel le décès s’est produit ; mais les arrêts Rantsev, Güzelyurtlu et Romeo Castaño convergent pour reconnaître qu’à l’égard d’un autre État, « un lien juridictionnel peut néanmoins être établi et une obligation procédurale découlant de l’article 2 peut s’imposer à cet État » si des « circonstances propres » à l’espèce le justifient. Ces deux hypothèses sont résumées par la Cour dans l’arrêt Géorgie c. Russie (II) de janvier 2021, « un lien juridictionnel en relation avec l’obligation d’enquêter que recèle l’article 2 peut être établi si l’État contractant a ouvert une enquête ou une procédure comme prévu par le droit interne concernant un décès survenu en dehors de sa juridiction ou s’il existe des “circonstances propres” à l’espèce »[82]. Le récent arrêt Hanan c. Allemagne semble cependant mettre en cause cette construction.
B. L’exigence de « circonstances propres », seule condition?
La jurisprudence la plus récente tend à étendre l’exigence de « circonstances propres » à l’ensemble des situations dans lesquelles un lien juridictionnel pourrait naître de l’engagement de procédures internes. Déjà, dans les arrêts Güzelyurtlu et Géorgie c. Russie (II), et malgré l’affirmation des principes qui viennent d’être présentés, la Cour identifiait en pratique des circonstances propres alors même que les États défendeurs, respectivement la Turquie et la Russie, avaient engagé des procédures d’enquête[83]. Les procédures engagées par les États semblent ainsi réduites à une « circonstance propre » parmi d’autres[84]. L’arrêt rendu dans l’affaire Hanan c. Allemagne, précise cette approche, en des termes, on l’a dit, conséquentialistes :
« [s]i le simple fait d’ouvrir au niveau national une enquête pénale sur n’importe quel décès survenu n’importe où dans le monde suffisait à faire naître un lien juridictionnel sans qu’aucune autre condition ne soit requise, le champ d’application de la Convention s’en trouverait élargi dans une mesure excessive ».[85]
S’éloignant de la position adoptée par sa jurisprudence antérieure, la Cour a considéré que même dans le cas d’une procédure ouverte à l’initiative de l’État défendeur, des « circonstances propres » étaient nécessaires[86]. C’est restreindre encore la solution de l’arrêt Güzelyurtlu, qui n’imposait ces « circonstances propres » qu’en cas d’absence d’ouverture d’une enquête par l’État.
L’arrêt Hanan c. Allemagne précise cependant que ces « circonstances propres » ne sont exigées, alors même que l’État a ouvert une enquête, que dans deux situations : 1) lorsque la question de l’extraterritorialité se pose à propos de faits survenus hors de l’espace juridique de la Convention et 2) lorsque les faits litigieux se sont produits pendant une phase d’hostilités actives au cours d’un conflit armé[87]. En ce qui concerne la première hypothèse, la Cour renvoie « mutatis mutandis » aux paragraphes 54 et 55 de l’arrêt Markovic c. Italie ; on y trouverait cependant bien difficilement un soutien à la solution de la Cour. Celle-ci, en évoquant « l’espace juridique de la Convention » semble plutôt ressusciter un aspect oublié de l’arrêt Banković[88]. À propos de la seconde situation mentionnée, la Cour invoque l’arrêt Géorgie c. Russie (II), qui concernait des faits survenus lors d’une « phase d’hostilité active au cours d’un conflit armé »[89]. Demeure enfin la question de savoir si le cadre construit dans la jurisprudence précédente est ignoré dans ces deux situations seulement ou s’il est définitivement abandonné. Dans ce dernier cas, plutôt que de redéfinir les conditions du lien juridictionnel, la Cour semble renoncer à tout critère : tout reposerait désormais sur des « circonstances propres », qu’elle évalue au cas par cas sans se lier par un cadre préétabli[90]. Ce faisant elle prend deux risques importants. D’une part elle refuse de se lier par des critères trop rigides. On ne saurait, à ce propos, écarter l’hypothèse selon laquelle ceux définis dans les jurisprudences Güzelyurtlu et suivantes ont semblé inadaptés à certaines affaires, car la distinction entre engagement de procédure et non-engagement est parfois ténue, tant une mauvaise enquête peut équivaloir à l’absence d’enquête. La Cour y aurait donc renoncé une bonne fois pour toutes[91]. Mais surtout, d’autre part, elle fait perdre en lisibilité sa jurisprudence en semblant renoncer à construire un ensemble de critères clairs et durables du lien juridictionnel, nuisant ainsi à la sécurité juridique. Il semble dès lors, au regard de ces derniers développements, que le lien juridictionnel concernant une situation extraterritoriale dépende seulement, dans le cadre du volet procédural de l’article 2, de « circonstances propres » à l’espèce, l’engagement des procédures par l’État n’étant plus un motif créant à lui seul le lien juridictionnel mais une « circonstance propre » parmi d’autres.
Cette évolution jurisprudentielle confirmerait ainsi le mouvement de fermeture constatable depuis M.N. c. Belgique[92] et peut s’expliquer par une volonté de ne pas étendre le champ des obligations procédurales aux procédures concernant des faits étrangers à la juridiction de l’État défendeur. Ces obligations ne sauraient en effet dépendre uniquement de l’initiative de ces procédures, car ces dernières ne peuvent être considérées indépendamment des faits en cause, de la même manière que les volets procéduraux des articles 2 ou 3 ne peuvent être envisagés indépendamment de leur volet « matériel » et que l’article 6 ne peut être envisagé indépendamment de « droits et obligations de caractère civil » ou « de toute accusation en matière pénale ». En d’autres termes, le caractère procédural de certains droits ou obligations ne peut être considéré isolément, mais être rapporté à leur objet matériel ; dès lors, la juridiction ne peut être fondée sur la seule existence de procédures internes. C’est ce vers quoi tend la jurisprudence, encore hésitante certes, en portant au premier plan l’exigence de « circonstances propres » à l’espèce. Un tel mouvement correspond en outre mieux à l’évolution de la notion de « lien juridictionnel » dans la jurisprudence de la Cour.
Partie III – Juridiction et « lien juridictionnel »
Ces développements appellent quelques réflexions sur la notion de « lien juridictionnel » affectionnée par la Cour. Elle est apparue dans un contexte où l’engagement de procédures internes n’était pas en cause, il s’agissait des cas dans lesquels l’approche territoriale classique, y compris l’hypothèse du « contrôle effectif », qui concerne toujours un territoire, n’était pas possible. Dans la décision Banković la Cour a utilisé la notion[93], pour la première fois semble-t-il, mais sans qualifier un objet particulièrement nouveau ; elle a seulement refusé de suivre les demandeurs et d’accepter un « lien juridictionnel » qui ne soit pas d’ordre territorial. Dans la jurisprudence postérieure, la Cour va peu à peu systématiser la juridiction extraterritoriale à raison de l’existence du contrôle et de l’autorité d’un agent de l’État. La notion de « lien juridictionnel » a été utilisée, dans la suite de la jurisprudence Al Skeini, car elle renvoie à une relation de l’État à une situation qui n’est pas de nature territoriale[94]. La notion est depuis devenue usuelle ; elle semble même se distinguer de celle de juridiction : dans le cadre de procédures juridictionnelles ou administratives internes, le lien juridictionnel intervient en l’absence de juridiction sur les faits qui ont donné lieu à ces procédures[95], qui est recherchée en premier lieu[96], mais se caractérise par l’existence de circonstances caractérisant un rattachement entre la partie requérante et l’État défendeur.
Il s’agit donc d’identifier ce « rattachement ». La comparaison faite par la Cour dans la décision M.N. c. Belgique entre les solutions Markovic et Güzelyurtlu d’une part et Abdul Wahan Khan d’autre part est particulièrement évocatrice : dans ce dernier arrêt, qui, au contraire des deux premiers, rejette la « juridiction » de l’État, la procédure initiée par le requérant ne pouvait créer de lien juridictionnel, « à défaut d’autres critères de rattachement »[97]. La Cour précise d’ailleurs immédiatement que dans des affaires concernant l’article 8 « un lien de rattachement » pouvait « résulter d’une vie de famille ou d’une vie privée préexistante que [l’État défendeur] avait le devoir de protéger »[98]. Le rattachement dont il est question est donc établi en fonction du droit invoqué. Cette jurisprudence conduit en effet à lier l’appréciation de la juridiction des États défendeurs, au sens de l’article 1er, et la détermination de leurs obligations en vertu des dispositions substantielles de la Convention. Ainsi, la juridiction concernant les obligations procédurales se constate différemment qu’en ce qui concerne les « obligations matérielles »[99] ; dans la première situation, le rattachement doit par conséquent être d’ordre procédural.
La juridiction semble ainsi établie comme on établit la compétence de l’État[100] : la Cour européenne dans la décision M.N. c. Belgique se fonde sur des « critères » ou « liens » de « rattachement »[101] comme l’autorité exercée par des agents diplomatiques sur la partie requérante[102]. L’affinité avec la théorie des compétences est évidente[103] ; la Cour utilise d’ailleurs régulièrement la notion de « compétence juridictionnelle » pour qualifier la « juridiction » de l’État au sens de l’art. 1[104], sans qu’il n’y ait de lien avec une procédure interne. Cependant, les notions de compétence et de juridiction ne sont pas équivalentes[105]. La différence tient au rôle attribué à chacune de ces notions : la première ferait référence au cadre légal des pouvoirs de l’État alors que la seconde aurait pour fonction de constater si l’État est en situation d’agir, que ce pouvoir soit légal ou non, et par conséquent de répondre des violations de la Convention. Cette constatation est une pure question de fait. La Cour n’a en effet pas pour objet de déterminer si l’État était compétent, mais seulement s’il était en mesure d’avoir un comportement différent qui aurait préservé les droits de la partie requérante. Là est la « juridiction », au sens de l’article 1er, et cette nuance permet à la Cour de prendre en compte la capacité d’agir effectivement de l’État, au regard des droits garantis, plus que ses titres de compétence. La notion de « lien de rattachement », en ce qu’elle est précisément fondée sur des « éléments factuels et objectifs »[106], équivaut ainsi à celle de « lien juridictionnel »[107] lorsqu’elle permet de constater la « juridiction » de l’État.
En somme, ce qui compte est « la nature du lien entre les requérants et l’État défendeur »[108]. Dans l’affaire M.N. c. Belgique, le rattachement a ainsi été jugé trop lâche car les effets de la décision belge sur les requérants n’étaient pas suffisants à eux seuls, « ravivant » ainsi le précédent Banković[109]. Plus précisément, les principes affirmés dans ce dernier, fondés sur une approche territoriale de la notion de juridiction, sont peu à peu remplacés par l’examen de la relation entre les requérants et l’État défendeur[110], dépendant des « circonstances propres » à chaque affaire. En se concentrant sur la nature et l’intensité de cette relation, dans le cadre d’un droit « matériel » ou d’une obligation procédurale, la Cour semble paradoxalement donner tout son sens à la notion de « lien juridictionnel » apparue dans la même décision Banković.