“Ce n’est pas ailleurs que dans l’un des pays les plus cultivés d’Europe, produisant les plus grands philosophes, aimant la musique plus que tous les autres, cultivant les arts et la pensée d’un haut niveau culturel et éducatif, c’est là qu’a été conçu, réalisé, conduit Auschwitz. […] Il faut continuer, mais sans illusion.”[1]
Il y a des mots qui passent, il y en a certains qui blessent, il y en a, de plus en plus, qui interpellent. Il y a tous ceux qui passent sur nous sans laisser de traces, et puis il y a ceux que l’on retient, quand les mots rappellent à nous des vérités profondes, de celles qui ne devraient plus être discutées – « et pourtant, elle tourne ![2]» – et que l’on redécouvre fragiles : « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit »[3].
Lorsqu’il conclut dans l’affaire X et X c. État belge le 7 février 2017, Monsieur l’Avocat Général Mengozzi termine ses propos en rappelant l’une de ces vérités que l’on souhaiterait indiscutées. Il propose à la Cour de justice de l’Union européenne de consacrer la voie légale d’accès à la protection prévue par le droit de l’Union à travers l’octroi d’un visa pour raisons humanitaires. Ce faisant, il prend soin de préciser que la solution qu’il suggère s’impose, non pas « parce que l’émotion [la] dicte », mais « parce que le droit [la] commande »[4]. Ce rappel à l’ordre – passé inaperçu et in fine non suivi par la Cour de justice de l’Union européenne[5] – est l’occasion et le point de départ d’une réflexion sur les textes érigeant les droits de l’Homme en normes juridiques, ainsi que sur le rôle des juridictions chargées de garantir leur application.
Où en sommes-nous ? Surtout : où allons-nous ?
Le continent européen permet un voyage riche et instructif en raison du développement spécifique du droit des droits de l’Homme sur ses terres à travers la mise en place d’un système régional qui couvre la quasi-totalité des Etats[6] et qui s’ajoute au droit national[7]. Des décennies de pratique et des dizaines de milliers d’arrêts prononcés permettent de développer une idée assez précise des « grandes choses que nous avons faites ensemble »[8] et des questions encore laissées en suspens, souvent disqualifiées comme éminemment « droits de l’hommistes »[9].
Ce double niveau fait partie de la conscience du système européen[10] fondé sur les ruines de la seconde guerre mondiale pour répondre à une exigence politique, économique et sociale de paix. Si cette narration est encore politiquement proclamée par les États, sa mise en œuvre se fait de plus en plus à reculons, au rythme de critiques qui se veulent préoccupées et qui sont, en réalité, destructrices. Si la contestation n’est pas nouvelle[11], ces critiques ne sont désormais plus uniquement idéologiques ou philosophiques. De toutes parts – gouvernements, politiques, universitaires, magistrats, avocats, citoyens -, des idées fusent pour trouver des raisons valables de remettre en cause ce qui a été conquis à un indicible prix[12]. Le constat est sans appel : « Si la Convention EDH n’existait pas en 2020, il n’y aurait, pour quelques bonnes raisons et beaucoup de mauvaises, strictement aucune chance pour qu’elle voie le jour »[13].
Revenir à l’essentiel est de temps à autre indispensable. L’essentiel, pour les chantres que nous sommes[14], c’est l’État de droit, cette construction qui fonde le « vivre ensemble » des démocraties[15]. L’on oublie parfois que l’État de droit n’est pas un état auquel l’Homme serait naturellement enclin ; c’est une fiction qui, comme telle, doit être racontée de génération en génération pour survivre au temps.
Sa signification est connue[16].
Au sens formel, l’État de droit indique que tous, y compris les pouvoirs étatiques, sont soumis au droit, à la règle commune[17]. Au sens matériel, il renvoie au contenu du droit, lequel doit protéger les individus contre l’arbitraire de l’État[18]. Ainsi, contrairement à d’autres branches du droit, les droits de l’Homme sont aussi un principe de validité du contenu de la norme, où qu’elle soit placée dans l’ordre juridique[19].
Le système européen des droits renforce ces deux versants à travers à la fois la reconnaissance de droits spécifiques à l’individu et la mise en place d’un contrôle extérieur à l’État, capable d’assurer leur respect par le droit et la pratique internes des États parties à la Convention. À ce titre, le préambule de la Convention affiche la prééminence du droit comme élément commun du patrimoine des États parties[20]. Principe fondamental de la démocratie, et, donc, de la Convention[21], la prééminence du droit est inhérente à l’ensemble des articles du texte conventionnel[22]. Ce principe n’en reste pas moins un choix, et c’est le choix affirmé par l’Europe du Conseil de l’Europe.
Certes, le système européen n’est, pour autant, pas parfait. Il doit être scruté avec l’esprit attentif qui accompagne toujours les ambitions délicates. De nombreuses interrogations existent et des difficultés, y compris d’envergure, sont à étudier de près pour permettre au système de pleinement jouer son rôle, malgré les agitations des peuples qui le composent.
Parmi ces difficultés, les raisonnements visant à décrédibiliser le système et à l’affaiblir inquiètent particulièrement : d’un côté, ils entaillent le socle commun de règles sur lequel l’Europe s’est accordée depuis soixante ans ; de l’autre, ils détournent l’attention des véritables enjeux du système européen de protection des droits. En effet, lorsque l’on fait la liste des critiques le plus largement soulevées, le tableau qui en ressort laisse perplexe : l’impression est celle d’une suite d’excuses, de plus en plus élaborées, pour ne pas mettre (complètement) en œuvre les droits pourtant rattachés à la dignité humaine.
Au-delà des déclarations en faveur des droits et de leur protection, ce mouvement ne peut être durablement renversé que par une voix qui s’élèverait, légitime et vitale dans une démocratie, celle du juge – national et européen – dont le rôle de dire le droit acquiert, sur ce terrain, un sens particulier : être le gardien de la bonne foi des États parties qui, en adhérant au texte conventionnel, ont fait de l’individu un sujet de droit international doté de droits spécifiques. Ainsi, face aux déclinaisons de la mauvaise foi dans la garantie des droits (Partie I), le juge est, a présent et pour l’avenir, le garant obligé des promesses d’hier (Partie II).
Partie 1 – Les déclinaisons de la mauvaise foi dans la garantie des droits
Soixante-dix ans de pratique des droits humains est un temps court par comparaison avec les principes du droit civil acquis, pour certains depuis l’époque romaine. De ce point de vue, il est normal que le sol soit encore mouvant. Nous assistons cependant à une « crise sans précédent »[23] qui conduit à une « érosion des droits de l’Homme »[24]. Il est ainsi possible de lister les moyens par lesquels l’on tente de ne pas appliquer ou de se soustraire au droit européen des droits de l’Homme. Les critiques adressées au juge sont aussi un élément de l’analyse, ce d’autant plus qu’elles émanent de plusieurs acteurs du système européen. Ces déclinaisons de la mauvaise foi – au sens juridique du terme[25] – sont encore largement répandues dans la pratique étatique, les écrits doctrinaux, ainsi que parmi les acteurs judiciaires, les médias et l’opinion publique. En somme, c’est à un raz-de-marée général que nous assistons et qui conduit à une remise en cause de l’importance et de la légitimité des droits humains[26], alors même que nous pensions que l’Histoire avait répondu pour nous à cette interrogation[27]: la garantie des droits fondamentaux, parce qu’elle est respect de la dignité humaine, est la condition de la paix sociale et du développement[28].
Le constat est sévère : « certaines autorités nationales parient sur l’échec du système européen des droits de l’Homme. Elles ne s’arrêtent devant aucun tabou »[29]. La spirale se dessine. L’on commence par se retrancher derrière la souveraineté (A), puis derrière le contenu des droits (B), avant de s’attaquer aux organes de contrôle (C), lesquels finissent par se restreindre d’eux-mêmes (D).
A. La souveraineté
L’un des arguments terriblement classiques que l’on entend à propos du droit européen des droits de l’Homme, et à partir duquel les critiques se déclinent ensuite, consiste à prendre appui sur la souveraineté étatique pour justifier la mise à distance du texte conventionnel.
Comme caractéristique suprême du pouvoir[30], la souveraineté n’admet pas qu’une autorité lui soit supérieure, l’entrave ou la subordonne[31]. Les réflexions et développements sur la souveraineté étatique ont conduit à une conclusion qui n’était pas celle des penseurs pourtant cités pour l’appuyer : la souveraineté étant la caractéristique essentielle de l’État, ce dernier ne peut se lier par un texte extérieur – fusse-t-il de garantie des droits individuels – susceptible de s’imposer, juridiquement ou dans les faits, au droit national. Il faut reconnaître que « [l] es amoureux de la souveraineté sont rarement tendres avec la Cour européenne des droits de l’homme »[32]. Le Royaume-Uni illustre en grande partie les accusations portées contre le droit européen des droits de l’Homme sur ce terrain[33].
Une autre version de ces réticences consiste à utiliser la Constitution comme arme de défense, bien que le droit des traités soit clair sur le caractère inopérant de cette justification[34]. Cet argument est, notamment, à l’œuvre dans l’affaire Sejdic et Finci c. Bosnie-Herzégovine[35]. Cette argumentation émane parfois même des juridictions nationales confrontées à l’exécution des arrêts de la Cour. C’est le cas en Russie où la Cour constitutionnelle a adopté un arrêt qui a fait couler beaucoup d’encre[36]: il faut dire que c’est le législateur qui avait autorisé la Cour constitutionnelle à déclarer non exécutables des arrêts internationaux[37]. D’autres exemples existent[38] même s’ils sont parfois plus difficiles à identifier tant ils sont techniques ou déguisés, mais la logique est bien la même : « adhérer à la vision cosmopolite des droits ou embrasser la vision opposée du repli sur soi du droit interne en tant que réserve inexpugnable de la souveraineté́ »[39]. La subtilité consiste à invoquer fermement ces arguments au moment de l’exécution de l’arrêt et non devant la Cour européenne pour pouvoir ainsi feindre d’accepter le contrôle de la Cour tout en neutralisant ensuite son efficacité. Or la force obligatoire des arrêts de la Cour constitue « la garantie du système conventionnel lui-même »[40].
Cette perspective n’est pas la bonne. Dans le monde tel que nous le connaissons[41], elle ne peut être la bonne. La véritable souveraineté réside dans le choix que fait l’État[42]. Lorsqu’il ratifie un traité et accepte de se soumettre à un contrôle extérieur tel que celui de la Cour européenne des droits de l’Homme, l’État exerce sa souveraineté[43]. Il aurait pu choisir de ne pas le faire ; il en a décidé autrement ; ce faisant, il exerce bien sa souveraineté. En effet, le système international n’est ni obligatoire ni définitif : un État n’est pas tenu de ratifier un traité et peut toujours s’en retirer[44]. C’est là même où se situe toute sa souveraineté car cette dernière « n’est pas un objet immuable et statique »[45] : non située, elle reste vague et peu expressive[46]. Toute la question est donc de savoir comment cette souveraineté est exercée[47] et cet exercice implique des choix pouvant aller, pour l’État, jusqu’à restreindre sa marge de manœuvre[48] pour asseoir la garantie des droits. Une telle décision révèle un exercice courageux de la souveraineté puisque « [le] système de la Convention est évidemment incompatible avec une logique hypocrite NIMBY (« Not in my backyard ! », pas dans mon arrière-cour) qui prétendrait que les droits de l’homme universels sont une bonne chose pour les autres, mais une mauvaise chose pour soi-même »[49].
Ainsi, l’État n’est pas pris au piège de la Convention qu’il décide de ratifier et confirme, chaque jour, son choix de faire partie de ce système régional de protection des droits fondamentaux. Il n’y a donc aucune fatalité dans le principe de souveraineté lequel est parfaitement compatible avec un engagement clair et solide de l’État en faveur du droit européen des droits de l’Homme.
L’argument de la souveraineté comporte une dimension à la fois philosophique et politique, ce qui explique qu’elle n’apparaisse pas souvent en tant que telle dans le quotidien de la mise en œuvre des droits. Elle est davantage présente dans certains discours politiques[50] et surgit, parfois, au gré de certaines décisions juridictionnelles prises au plus haut niveau[51]. Cette réflexion se décline cependant, en pratique, à travers d’autres indices de la mauvaise foi
B. Distinguer les droits
Un autre indice de la mauvaise foi dans l’application des traités relatifs aux droits humains consiste à faire naître une hiérarchie des droits qui conduit à en appliquer certains et à en laisser d’autres de côté.
L’on va ainsi, par exemple, distinguer entre droits absolus et dérogeables : les premiers ne peuvent connaître de restriction, les autres sont abordés de manière plus flexible. Cette distinction se retrouve tant dans la doctrine que dans la pratique de la Cour européenne qui accorde un traitement particulier aux affaires mettant en cause les droits dits absolus (traitement prioritaire des requêtes et accessibilité au prononcé de mesures provisoires). Cette théorie de l’absolu ne résiste cependant pas à l’analyse précise des situations : dans plusieurs arrêts, la Cour européenne a elle-même accepté des atteintes au droit à la vie soit par une analyse de la proportionnalité de l’action policière[52] soit par la validation des décisions des juridictions nationales en matière de bioéthique[53]. Le débat a été lancé il y a plusieurs années[54] mais les conclusions récentes et les différentes réformes n’apportent pas de réel changement sur ce point. L’actuel Président de la Cour ; Robert Spano, a d’ailleurs eu l’occasion d’expliquer comment la Cour européenne fait usage de cette distinction dans sa jurisprudence[55], prenant appui sur les invitations à distinguer même entre les dignités[56]. Bref, le génie est sorti de la lampe et personne ne sait comment le faire rentrer[57].
En plus de créer une hiérarchie entre les droits, ce qui rend cette distinction d’absolus particulièrement insidieuse est qu’elle prend racine dans un présupposé plus général qui oppose la sphère publique (verticale) à laquelle les actes de torture se rattachent (et qui constitueraient, donc, le cœur des droits de l’Homme) et la sphère privée (horizontale) où le dommage règne en maître et qui constituerait, lui, le cœur du droit[58]. C’est ce raisonnement qui a empêché pendant longtemps l’émergence d’un droit des droits de l’Homme. Ainsi, la distinction des absolus qui affiche une apparente bonhomie pour ce qui est sacré – la vie – est en réalité un vestige d’un autre temps.
L’on va aussi distinguer entre droits justiciables et programmatoires. Des concepts tels que l’invocabilité ou l’effet direct de la règle vont alors entrer en jeu, tant au niveau international qu’interne, pour justifier ce qui n’est, en réalité, ni plus ni moins qu’une non-application d’un droit pourtant fondamental. Cet aspect est repris au sein de l’Union européenne dont la Charte des droits fondamentaux distingue entre droits et principes, sous validation de la Cour de justice de l’Union européenne[59]. Derrière cette distinction technique se cache (à grands traits) la distinction entre catégories de droits : les droits de première génération, civils et politiques (parmi lesquels les droits absolus) retiennent toutes les attentions au détriment des droits de deuxième génération, économiques et sociaux. Tout le champ lexical est tourné vers la justification de cette distinction que l’on présente comme intellectuelle alors qu’elle n’est qu’une décision de mise en œuvre, un choix politique présenté aussi comme économique : les droits sociaux coûteraient chers alors que les droits civils et politiques n’exigeraient qu’une abstention de l’État. Cette catégorisation des droits fondamentaux est assez largement contestée depuis plusieurs années dans la doctrine[60], et les Nations Unies, en particulier, affichent une approche globale des droits à travers le triptyque : respecter, protéger et mettre en œuvre. Toutefois, l’existence de textes séparés[61] et d’organes de contrôle aux pouvoirs distincts continue de répandre sa perspective sur la pratique des droits : de textes séparés, les États déduisent souvent une justiciabilité différente[62].
Ainsi, l’indivisibilité des droits, pourtant proclamée il y a des décennies[63], n’est-elle pas vécue comme un principe de réalité. Or « Droits-libertés, droits sociaux, droits écologiques, droits de solidarité, tous ces droits relèvent de la même catégorie des droits et libertés relationnels et saisissent l’individu de la démocratie continue dans toutes ses dimensions sociales »[64]. La crise sanitaire vécue par tous les pays européens depuis le printemps 2020 démontre, si besoin était, cette affirmation, tout comme les mouvements de révoltes, aux États-Unis et ailleurs, pour dénoncer le fonctionnement racisé de la société englobant plusieurs aspects de la vie de l’individu.
C. Dénigrer les organes de contrôle
Une autre expression de la mauvaise foi consiste à sauver le texte mais à dénigrer les organes de contrôle[65]. L’affirmation manque alors de loyauté parce qu’elle donne l’impression de soutenir les droits garantis alors qu’elle entaille tout le système qu’ils sous-tendent.
Un premier élément est le prolongement de la catégorisation des droits et consiste à distinguer entre la Cour européenne, composée de juges qui bénéficient du choix des mots, et les autres organes de protection qui ne seraient que des comités d’experts, qui ne rendent pas des arrêts mais des décisions ou, pire, des constatations. Certains s’en sortent par le qualificatif d’organes quasi-juridictionnels[66] mais, une fois encore, la distinction affaiblit leur autorité alors que tous ont pour mission de dire le droit, tâche commune à toute juridiction. La France a pourtant l’habitude de manier une terminologie spécifique en fonction des juridictions : si la Cour de cassation rend des arrêts, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État rendent des décisions, ce qui ne les empêche pourtant pas d’avoir autorité sur les juridictions de leur ordre.
Un deuxième élément consiste, d’une manière plus générale cette fois, à pointer l’absence de légitimité démocratique des organes de contrôle[67], ce qui conduit à remettre en cause leur autorité et, dans la foulée, les décisions prises. Cette remise en cause ne se fait pas uniquement sur le fondement du principe de souveraineté mais s’attaque, d’une manière plus générale, à l’autorité de la Cour européenne[68] et au principe de séparation des pouvoirs[69]. Alors que le texte de garantie des droits, tel qu’interprété par l’organe de contrôle, est contraignant au regard du droit international, le constat est celui d’une résistance des États[70] – de toutes parts – devenue partie intégrante du discours international[71]. Ainsi, vue comme une limite au pouvoir politique, la critique des droits de l’Homme conduit à la critique du « droit-de-l’hommisme »[72] : revêtus d’une dimension politique, ces droits devraient être maniés par des personnes bénéficiant de légitimité démocratique. A défaut, la bascule dans le gouvernement des juges[73] est dénoncée : « More politics, less law ! »[74]. Ces critiques visent officiellement à rétablir dans son rôle un pouvoir judiciaire qui serait devenu « ivre de lui-même »[75] alors même que cette querelle, « théoriquement si faible et médiocre »[76], ne rend aucunement justice au rôle du juge dans un État démocratique.
Un troisième élément pointe du doigt le risque de « forum shopping » – le choix de l’organe à la jurisprudence la plus favorable[77] – et « forum duplication » – la soumission parallèle ou successive d’une même question à des organes différents pour obtenir la réponse que l’on souhaite[78]. Ces situations sont entachées de suspicion puisqu’elles sont interprétées comme des outils pour forcer le droit à sa convenance, ce qui serait une preuve supplémentaire que les droits de l’Homme ne sont pas du « vrai droit ». L’inefficacité du système de protection des droits humains serait ainsi révélée par ces doublons[79] du moins lorsqu’ils conduisent à des conclusions différentes sur une même matière. L’affaire Lambert portée à la fois devant la Cour européenne et le Comité des Nations Unies pour les personnes handicapées est un exemple éloquent de ces situations[80]. Au sein du continent européen, les duplications existent également et ne sont pas toujours heureuses. La dernière en date porte sur l’interprétation de la notion de « zone de transit »[81]. Au sein même du Conseil de l’Europe, les divergences existent et portent souvent sur des aspects fondateurs[82].
Le « forum shopping » est la conséquence de ces doublons : le requérant se tourne, naturellement, vers l’organe qui lui offre l’interprétation qui lui est la plus favorable, écartant toute autre approche. Il ne s’agit, en réalité, que de la recherche du standard de protection maximal, ce qui correspond à la logique du droit des droits de l’Homme qui a vocation à offrir une protection de plus en plus étendue[83]. Après tout, Rome ne décidait-elle pas déjà in favor libertatis[84] ?
D. Réinterpréter la subsidiarité
Le principe de subsidiarité se trouve, depuis l’origine, au cœur du mécanisme prévu par la Convention[85].
Cet aspect n’était pas nouveau, même en 1950[86]: l’on oublie souvent que la subsidiarité est présente « dès les premières encycliques sociales »[87] et que l’idée est même bien plus ancienne. L’étymologie du mot nous est utile puisqu’elle nous indique qu’il signifie “secours” (subsidium) au sens militaire, c’est-à-dire qu’il désigne les troupes de réserve qui ne sont pas sur le champ de bataille en temps ordinaires. Sans entrer dans le débat de l’utilisation faite par ce principe par les différents Pontificats, il est néanmoins intéressant de relever que la subsidiarité est alors appréhendée comme « un principe de réflexion, un critère de jugement et une orientation pour l’action »[88].
Un critère de jugement : voilà ce qu’est le principe de subsidiarité pour la Cour européenne. Voici ce qu’il doit être. C’est ce que nous indique la règle de l’épuisement des voies de recours internes : la Cour européenne est placée en réserve de la bataille, en cas de défaillance, ce qui signifie que son intervention ne peut intervenir qu’après celle des juridictions nationales. Dans cette perspective, le Protocole n° 15 entré en vigueur le 1er août 2021 ne fait que mettre par écrit un principe sous-entendu par le texte initial et appliqué depuis le début. Entendu de la sorte, le principe de subsidiarité établit donc une responsabilité de l’État liée à la souveraineté : le juge national est le premier juge des droits, conformément à l’article 1er de la Convention ; le juge international n’intervient que lorsque le juge interne a fini de faire son travail ou lorsqu’il n’a pas pu le faire, conformément à l’article 35 de la Convention. C’est, en somme, un principe d’organisation des contrôles duquel découle l’importance de l’article 13 de la Convention qui garantit le droit à un recours effectif[89].
Or, depuis plusieurs années, un glissement s’opère dans la perspective à travers laquelle le principe de subsidiarité est présenté. L’on se détache de la perspective procédurale du texte pour déplacer le principe sur le terrain substantiel. L’idée n’est alors plus, pour la Cour, d’intervenir en réserve, comme filet de sécurité, mais de faire preuve d’une certaine retenue pour ne pas se mêler de trop près des affaires des États. Entendu de la sorte, le principe de subsidiarité vise à limiter son contrôle dans sa substance même et est détaché de l’aspect procédural. Cette dynamique est claire, notamment, lorsque la Cour est accusée de porter atteinte à la souveraineté des États et/ou de bafouer les principes de la démocratie[90]. La subsidiarité se confond alors dans le discours avec la doctrine de la marge nationale d’appréciation[91] qui consiste à laisser aux États une certaine latitude dans la mise en œuvre de certaines obligations conventionnelles. Si cette notion est en réalité éminemment « casuistique, complexe et largement imprévisible »[92], elle ne porte pas – du moins dans sa théorie – des aménagements des obligations auxquelles les États ont souscrit : cette latitude, cette tolérance, porte sur le choix des moyens pour les mettre en œuvre[93] et ne concerne que la proportionnalité de la restriction au droit. Elle ne devrait donc concerner ni les obligations des États ni le contrôle opéré, sur elles, par la Cour. Or la critique de la Cour prend appui sur ces notions pour demander, en réalité, une limitation du contrôle substantiel sur les obligations des États parties alors même que « la subsidiarité judiciaire diffère de la subsidiarité législative ou administrative »[94].
Le Protocole n° 15 est, en réalité, le fruit de cette idée : par « raisonnement tortueux »[95], il mêle constamment principe de subsidiarité et marge nationale d’appréciation en ajoutant un considérant au Préambule de la Convention confirmant le lien entre les deux notions[96]. La difficulté réside dans le fait que là où le principe de subsidiarité judiciaire appuie sur la complémentarité entre les systèmes[97] et une responsabilité partagée[98], le principe de subsidiarité législative ou administrative exclut la Cour européenne des affaires étatiques.
Or la marge d’appréciation ne devrait pas être une préoccupation étatique[99], conduisant peut-être à adapter les interprétations et pratiques en fonction du degré de contrôle appliqué par la Cour. Le juge européen doit, certes, faire preuve d’une certaine modestie[100], mais il doit assumer la tâche qui est la sienne : contrôler. L’article 19 de la CEDH existe toujours et constitue le fondement du système européen : il confie à la Cour le contrôle du respect par les États des engagements qui résultent de la CEDH.
L’auto-restriction de la Cour
Ce glissement de perspective est encore plus frappant lorsque c’est la Cour européenne elle-même qui l’opère, succombant à une logique d’auto-restriction. En effet, au cours des dernières décennies, certains arrêts peuvent être lus comme une limitation de son contrôle[101].
La doctrine de la marge nationale d’appréciation interroge quand elle conduit la Cour à « relâcher son contrôle et à se montrer très attentive aux intérêts étatiques »[102]. Quand elle est accompagnée d’une décision empêchant tout recours ultérieur, cette marge résonne comme une fin de non-recevoir[103]. C’est, en particulier, le rôle du consensus européen dans la détermination de cette marge d’appréciation a été pointé du doigt[104] puisque l’on peine souvent à comprendre comment il est déterminé[105] : « [c]ette technique d’herméneutique juridique, qui est l’une des plus prisées par la Cour »[106], sans que sa définition ne soit toujours très établie[107], trouve son fondement dans de multiples sources et n’est pas toujours uniforme : son caractère discrétionnaire[108] est dénoncé et les questionnements sur son utilisation se multiplient, ce qui affectent la légitimité de la Cour[109].
Même en matière procédurale, la restriction du contrôle se fait sentir à travers, notamment, l’équité globale de la procédure[110]. Cette approche laisse perplexe bien des voix qui s’interrogent sur l’effectivité des droits de la défense[111].
Cette évolution peut apparaître logique et souhaitable, partant de l’idée qu’après 70 ans de pratique de la CEDH, les États membres ont désormais augmenté le niveau de protection des droits inscrits dans ce texte[112]. Elle s’inscrirait alors dans le processus de la procéduralisation de la CEDH déjà évoqué depuis plusieurs années[113] et qui conduit à la logique du « contrôle du contrôle »[114].
Cet aspect est troublant dans la mesure où les États ont institué eux-mêmes cet organe en lui confiant une mission précise : contrôler. Respecter le rôle primordial du juge national au sein du système européen et garantir à l’État celui de premier gardien des droits et libertés conventionnels sur son territoire ne signifie pas, pour autant, renoncer à exercer la mission capitale[115] que la Convention – ratifiée par les États – lui confie.
Cette jurisprudence qui par elle-même amoindrit[116] les droits qu’elle est censée garantir donne un mauvais signal aux États. « A ce petit jeu, la Cour risque d’être son pire ennemi »[117] car, sans attendre que les États s’en chargent, elle affiche « une déviation de la doctrine protectrice de la CEDH »[118].
La boucle est alors bouclée : le contrôle du juge que l’on souhaite affaiblir s’affaiblit de lui-même.
Partie 2 – Le juge, gardien de la bonne foi des Hautes Parties contractantes
Finalement, toutes les déclinaisons de la mauvaise foi conduisent à un même abîme démocratique : l’oubli des fondements de l’office du juge. Or c’est précisément dans la logique inverse que le souffle du système européen de protection des droits peut être retrouvé : c’est au cœur du travail du juge – national et européen – que se (re)découvre la bonne foi de l’engagement pris en matière de droits humains ; c’est par la « noble tâche »[119] de juger que se réaffirme, dans un État de droit, quotidiennement, le caractère contraignant du droit européen des droits de l’Homme.
Ainsi, il importe d’un côté de réaffirmer le rôle crucial du juge dans la protection des droits fondamentaux et, de l’autre, de s’assurer que celui-ci s’empare de la mission qui lui est confiée : conformément aux principes classiques du droit, le juge ne saurait renoncer à exercer la compétence qui lui est ainsi dévolue au risque de commettre un déni de justice. L’on ne saurait, par ailleurs, l’empêcher d’exercer sa compétence sans porter atteinte aux principes de l’État de droit démocratique.
Tout vide ainsi créé ne tarderait pas à être comblé par d’autres (pouvoirs, organes ou réalités) dont les caractéristiques institutionnelles ne répondent pas aux exigences de la responsabilité de juger (A). Qu’il soit question du juge européen (C) ou national (B), ce n’est qu’à travers lui que l’engagement de l’État en faveur des droits peut être maintenu et mis en œuvre.
A. Une responsabilité: juger et frémir[120]
Le rôle fondamental du juge en matière de protection des droits ne lui est pas dévolu en raison d’une quelconque supériorité qu’il aurait sur les autres pouvoirs mais parce que la particularité de son office le place au cœur du système de protection des droits partout en Europe. En effet, tant l’importance de son intervention pour le justiciable que son rôle essentiel au sein d’une démocratie font du juge l’acteur principal du système européen. Ainsi, personne ne conteste que juger est une charge considérable qui a un impact indélébile tant sur l’humain que sur la démocratie. La profondeur de la mission se place en écho à l’enjeu démocratique qu’elle constitue : juger conserve l’équilibre fragile de la vie en commun.
Du point de vue individuel, le juge est celui qui opère le passage de la théorie à la pratique ; il part de la règle et la plonge dans le flot de la vie[121]. Son office consiste à « trancher, sur la base d’une procédure organisée, un [litige] »[122] : il lui incombe « de prendre, après examen et au terme du procès, une décision fondée en droit »[123], c’est-à-dire une décision qui s’appuie sur les normes en vigueur. En ce sens, le juge est le « gardien de la Loi »[124]: il doit s’assurer que la règle est respectée et appliquée « de manière impartiale, juste, équitable et efficace »[125]. Ce faisant, il doit nécessairement interpréter le droit, formulé de manière abstraite, afin de l’intégrer à la réalité de la vie. « Loin de n’être que la ‘bouche de la loi’ comme le disait Montesquieu, [le juge] en est l’interprète »[126] pour donner un sens clair et précis à une disposition qui peut être vague ou obscure[127]. En ce sens, le juge dit le droit quand il l’interprète ; il dit la réalité concrète de la norme abstraite. En somme, il permet à la règle de pleinement exister. À ce titre, il ne peut s’exonérer de sa responsabilité, même face à un cadre d’interprétation lacunaire : juger, c’est donc nécessairement choisir[128]. Le juge ne peut pas laisser un litige, aussi complexe ou délicat soit-il, en suspens : il doit trancher, sous peine de déni de justice[129]. Dès lors, l’office de tout juge est « important, difficile et délicat »[130]. Ce n’est donc pas un hasard si le système européen de protection des droits se fonde sur l’intervention du juge pour faire des droits une réalité individuelle.
Du point de vue de la société, le juge est le dernier rouage de l’État de droit à travers le jeu de l’équilibre démocratique des pouvoirs. Certes, il reste soumis – c’est heureux – aux principes du droit tels que dictés par le législateur ou l’exécutif. C’est là le fondement même de la séparation des pouvoirs telle qu’envisagée par Montesquieu dans l’Esprit des lois[131] : ce principe « est un des piliers de l’État de droit, et une garantie tant de la séparation des pouvoirs que de l’équité du procès et de la sécurité juridique »[132]. La réciproque est cependant tout aussi vraie : s’il rencontre, dans son office, le cadre fixé par les autres pouvoirs, le juge constitue lui-même un cadre pour les deux autres pouvoirs. Ainsi, il ne lui appartient pas de les ménager dans leurs sensibilités ou aspirations ; il lui appartient de tenir son rôle de cadre, de contre-pouvoir. C’est là le rôle vital du juge dans une démocratie : s’assurer que la société mise en place par les deux autres pouvoirs à travers les lois et les actes administratifs respecte l’engagement pris par l’État de respecter les règles suprêmes. Le fait que son intervention doive être déclenchée alors que les deux autres pouvoirs travaillent à leur guise ne doit pas occulter le caractère essentiel de son action : s’il n’y avait pas de juges à Berlin, le meunier de Sans-Souci[133] – chacun d’entre nous –ne pourrait que subir la loi du plus fort. C’est donc logiquement que le système européen de protection des droits fait reposer sur le juge l’impérieuse mission d’ancrer la garantie des droits au sein de l’État de droit démocratique.
Ces deux versants concernent tant le juge national que le juge européen. Tous deux concrétisent les droits et les rendent effectifs grâce à l’action de juger : que cela se fasse en cours de procédure interne ou bien après la saisine européenne n’a pas d’impact sur le rôle du juge en la matière. Tous deux jouent un rôle essentiel dans le renforcement de l’État de droit et son contrôle : que l’un agisse comme un contrôle interne et l’autre comme un contrôle externe n’a pas d’impact sur le rôle du juge en la matière.
Ce sont ces aspects, pourtant existentiels, qui sortent affaiblis d’une application des droits avec mauvaise foi ; ce sont eux qu’il faut rétablir et renforcer.
B. Un contrôle interne assumé
Au cours du XXe siècle, le droit international des droits de l’Homme a acquis, en Europe, une importance croissante et toujours plus affirmée au sein des ordres juridiques nationaux[134]. En vertu de règles constitutionnelles propres à chaque État, les droits fondamentaux consacrés dans plusieurs traités internationaux[135] servent de paramètre au contrôle du juge, qu’il soit de droit commun ou constitutionnel. « Les juges sont ainsi le maillon institutionnel qui empêche l’exécutif ou le législatif de s’asseoir sur une série d’obligations que les États ont eux-mêmes ratifiées »[136]; ils empêchent la mauvaise foi de prospérer. Par ce positionnement, le juge national devient alors le premier juge du respect des droits de l’Homme tels que consacrés par la Convention européenne des droits de l’Homme. Il est le garant de la construction et la préservation d’une société démocratique régie par l’État de droit[137].
C. Le juge national, premier juge des droits humains
Dans le système de protection des droits de l’Homme instauré par la Convention, l’État est le premier garant des droits des personnes se trouvant sous sa juridiction[138]. Toutes les composantes de l’État ont l’obligation de respecter les droits garantis, qu’il s’agisse du pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire et, plus largement, de toute personne détentrice de l’autorité publique.
Si les traités internationaux de protection des droits sont signés par l’exécutif et ratifiés par le législatif, le pouvoir judiciaire est le « gardien de leurs promesses »[139] : les juges « rappellent aux États les obligations auxquelles ils ont librement souscrit, et leur responsabilité de travailler pour l’intérêt général. »[140] La promesse[141] est donc celle de l’État envers ses citoyens, celle de protéger leurs droits et de s’assurer de leur effectivité. Cette promesse participe de la stabilité de la démocratie puisqu’elle permet d’obtenir et de pérenniser la confiance des citoyens dans l’État[142].
Le juge national, en tant que « gardien traditionnel des libertés individuelles »[143], joue donc un rôle central. C’est dès lors, logiquement, à lui que vont s’adresser les justiciables qui estiment que leur Etat a failli à son obligation d’assurer le respect de la Convention, à tout le moins lorsqu’un recours effectif existe. D’ailleurs, l’article 35 § 1 de la Convention le leur impose : les voies de recours internes adéquates et effectives doivent, sous peine d’irrecevabilité, avoir été épuisées avant de saisir la Cour européenne d’une requête individuelle. La Cour européenne le rappelle régulièrement : les autorités nationales, parmi lesquelles le juge interne, sont en principe les mieux placées pour apprécier les besoins de la société et d’y répondre[144].
Ainsi, l’adhésion d’un État au système conventionnel européen de protection des droits ne le prive d’aucun pouvoir, au contraire : elle confie au juge une responsabilité additionnelle, celle de juge des droits humains tels que définis par la Convention. Ainsi, la subsidiarité[145] va de pair avec la souveraineté de l’État : loin de priver l’État de sa caractéristique suprême, la ratification de la Convention a renforcé son pouvoir en instituant le premier juge des droits de l’Homme au niveau national[146]. L’impression décrite est souvent opposée, sans doute liée au fait que ce n’est ni l’exécutif ni le législatif qui ont reçu cette mission nouvelle mais bien le judiciaire, qu’en France – pour ne citer qu’elle – l’on peine encore à qualifier de « pouvoir »[147].
Le juge national, principal juge des droits humains
Une fois n’est pas coutume, en la matière, les statistiques sont univoques. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des pays membres du Conseil de l’Europe comptait environ 837 millions d’habitants. Or, en 2020, le nombre moyen de requêtes attribuées à une formation judiciaire de la Cour européenne des droits de l’Homme est de 0,50 pour 10 000 habitants[148]. Le constat est sans équivoque : la Cour n’est pas le lieu où les droits de l’Homme se jouent au quotidien.
Cela est vrai non seulement eu égard au nombre d’affaires effectivement portées devant le juge européen, mais aussi compte tenu du taux très élevé de requêtes rejetées, soit parce qu’elles ne respectent pas les conditions formelles pour leur introduction[149], soit parce que les critères de recevabilité[150] n’ont pas été respectés.
De surcroît, le temps de la Cour ne suit pas celui de l’affaire. D’une part, la Cour de Strasbourg n’intervient qu’après l’épuisement des voies de recours internes qui constitue souvent déjà un long chemin. D’autre part, le lourd poids de son arriéré dans le traitement des requêtes[151] aboutit à un résultat peu encourageant pour les requérants : leur affaire ne sera souvent examinée par la Cour que plusieurs années après son introduction. Les moyens humains et financiers limités de la Cour expliquent en grande partie ces longs délais. Faut-il rappeler, à titre d’exemple, que le budget annuel de la Cour européenne constitue environ un sixième du budget annuel de la Cour de Luxembourg[152], qui, elle, rend plus de vingt fois moins de décisions que Strasbourg[153] ? Sans parler des moyens alloués à d’autres organes régionaux de protection des droits tels que le Comité européen des droits sociaux.
Ainsi, même si le processus d’Interlaken a permis à la Cour de mener à bien les innovations procédurales et technologiques lui permettant de traiter un nombre tout à fait honorable d’affaires[154], la réalité matérielle ne peut être tue.
En somme, sans le juge national, le système mis en place par la Convention ne peut pas fonctionner. C’est pourquoi la Cour européenne s’assure, en particulier, que le juge national bénéficie des moyens adéquats pour réaliser son office[155]. L’indépendance et l’impartialité des juges doivent être garanties[156] sans quoi leur office n’offre pas le contre-pouvoir espéré[157]. La qualité et la compétence des magistrats[158] ainsi que l’équité des procédures juridictionnelles doivent être assurées[159]. Il en va de la confiance du public dans le système judiciaire, élément fondamental de l’État de droit[160]. Ce point est apprécié avec attention par la Cour dans le cadre de son contrôle indispensable : plus les caractéristiques sont respectées, plus elle peut se reposer sur le juge national et sa décision. Ainsi, même en présence d’un principe de subsidiarité affirmée, le rôle du juge européen est indispensable dans la garantie de la démocratie.
Cela explique, entre autres facteurs, que, ces dernières années, le contrôle effectué par la Cour se veuille plus procédural, celle-ci vérifiant avant tout que le contrôle de conventionnalité a été effectué par les juridictions internes au regard des critères établis dans la jurisprudence de la Cour européenne et en tenant compte des précédents rendus par cette dernière[161], ou que les garanties procédurales adéquates et suffisantes soient offertes par le droit interne[162].
La Cour n’est cependant pas là que pour faire office de filet de sécurité en cas de défaillance du juge national : à elle est confié un rôle premier dans le développement de la société européenne et la détermination de ses valeurs.
Un contrôle externe indispensable
Selon l’article 19 de la Convention, la Cour est instituée afin d’assurer le respect des engagements résultant, pour les États parties, de la Convention et de ses protocoles. C’est à elle qu’il revient d’assurer le respect de la Convention par les États membres du Conseil de l’Europe. Cette mission confiée à la Cour nécessite, comme pour tout juge, d’interpréter le texte fondateur. En effet, le texte de la Convention est très court : il ne comporte que 59 articles, dont seulement 17 brèves dispositions ont trait aux droits et libertés qu’elle renferme. Quelque 14 droits contenus dans les Protocoles additionnels viennent compléter cet arsenal.
La Cour l’a dit très tôt, « la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs »[163]. Or la Convention a été rédigée il y a plus de 70 ans dans une société différente de la nôtre, notamment en ce qui concerne les intérêts et les préoccupations sociétales et morales. Pour continuer à être le garant du respect de la Convention, la Cour doit donner un sens aux dispositions énonçant les droits et libertés que le texte garantit. Ce faisant, elle précise les obligations de l’État et l’étendue de la protection conventionnelle.
La tâche du juge européen n’est certes pas aisée. « Tel un funambule, il lui faut marcher sur un fil étroit, entre trop de contrôle et une retenue judiciaire excessive ; et cela sans que nul législateur européen ne puisse venir corriger ses excès ou ses défauts, sans que nul ‘lit de justice conventionnel’ ne vienne renverser ses décisions »[164]. Cette tâche est cependant la sienne et, comme le juge national ne peut renoncer à sa mission, le juge européen est soumis à la même exigence.
Cet aspect est d’autant plus important que la mission du juge européen dépasse le cadre de la requête individuelle. En effet, bien que la lettre de son office soit encadrée par la saisine spécifique et casuistique d’une requête, le sens de sa mission a une résonance tout à fait générale. L’éternelle controverse sur la nature de la Cour européenne[165] ne peut occulter l’apport de la Cour à la construction et stabilisation de la démocratie européenne dans son ensemble. La Cour reste la gardienne de la promesse de l’après-guerre, celle de faire de l’Europe un continent en paix, fondé sur l’État de droit, la démocratie et le respect des droits de l’Homme[166]. L’un des exemples les plus frappants du labeur de la Cour se perçoit dans la défense – progressive – d’un continent européen libéré de la peine de mort[167]. Plus le temps s’écoule, plus ce rôle fondateur de la Cour est essentiel au fur et à mesure que les témoins directs de la Seconde guerre mondiale viennent à disparaître.
Ainsi, le rôle de la Cour ne saurait être limité au contrôle formel du juge national. Sa pleine compétence réside dans la détermination des principes qui doivent régir la société européenne pour garantir sa stabilité, sa prospérité et son humanité[168]. Qu’elle renonce à cette mission et l’Europe – cette « maison commune »[169] – sera privée de sol solide. Voilà tout l’enjeu ; voilà tout le risque.
* *
« Notre système des droits n’a pas été pensé seulement pour les temps paisibles »[170]. Aussi, en ces temps troublés que nous traversons, où les menaces réelles ou craintes sont nombreuses[171], il est vital, pour l’État de droit, que le juge national et le juge européen jouent le rôle qui est le leur dans la garantie du respect des droits fondamentaux. Ils constituent, ensemble, la garantie entière du système européen de protection des droits.
Le Protocole n° 16 à la Convention[172] vient encore appuyer ce rôle : il permet à la Cour de Strasbourg d’agir en amont en empêchant la survenance même d’une éventuelle violation des droits fondamentaux garantis par la Convention ou en permettant au juge de la réparer plus rapidement. Ce mécanisme nouveau, entré en vigueur le 1eraoût 2018, constitue une nouvelle avancée dans la collaboration directe entre juges.
Ce binôme n’est rendu efficace que par l’appropriation par le juge interne de la Convention et de la jurisprudence de la Cour. Ce faisant, le juge national se replace « au centre du jeu et [instaure] un dialogue d’égal à égal avec le juge européen »[173], ce qui lui permet de se positionner de manière solide face aux autres pouvoirs de l’État démocratique.
Partant, à l’heure du refus d’exécuter des décisions judiciaires au motif que les juges ne bénéficieraient pas d’une légitimité suffisante, à l’heure du populisme et de la critique du « gouvernement des juges », il revient à ceux qui ont la « noble tâche »[174] de dire le droit de réinvestir et d’asseoir leur rôle en affirmant sans ambages ce qui est conforme au droit européen des droits de l’Homme et ce qui ne l’est pas, ou plus.
« L’État de droit, dans ses principes et dans ses organes, a été conçu pour que ni les désirs du gouvernement ni les craintes des peuples n’emportent sur leur passage les fondements de l’ordre politique, et d’abord la liberté »[175]. Ainsi « qu’on ne se méprenne pas »[176], si l’on affirme l’obligation pour l’État de réduire les émissions de CO2[177] ou de prendre des mesures pour réduire la pollution de l’air[178], que la surpopulation carcérale constitue un traitement inhumain ou dégradant[179] ou encore que plusieurs aspects de la réforme de la justice en Pologne ne sont pas conformes au droit européen[180], « ce n’est pas parce que l’émotion le dicte, mais parce que le droit […] le commande. »[181]. Il est bon que le(s) juge(s) nous le rappelle(nt).