Élément central de la protection de l’État de droit, l’indépendance de la justice est également au cœur du fonctionnement des systèmes de protection des droits de l’Homme. Sans juge indépendant, pas de protection effective au niveau national des droits fondamentaux, pas de possibilité de prendre l’idée de responsabilité partagée au sérieux pour le système européen. L’atteinte à l’indépendance de la justice est donc une question qui importe non seulement pour les justiciables, privés de leur droit à un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, pour les juges, victimes des attaques du pouvoir politique, mais aussi pour la Cour européenne des droits de l’Homme, garante d’un système fondé sur la bonne foi des États dans l’exécution de leurs obligations internationales et sur le principe de subsidiarité. Comme le rappelait le Président Spano dans différents discours en 2020, « Sans juges indépendants, le système de la Convention ne peut pas fonctionner »[1].
À la suite d’importantes affaires qui se concentraient principalement sur la liberté d’expression des juges, la possibilité de contester des mesures disciplinaires devant un tribunal ou leur impact sur le droit au respect de la vie privée[2], la Cour s’est servie de la notion de « tribunal établi par la loi » pour défendre l’indépendance de la justice. Après le retentissement de l’arrêt de Grande chambre Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande du 1erdécembre 2020[3], l’année 2021 a confirmé cette tendance dans la jurisprudence de la Cour, qui ne s’est pas démentie depuis.
Nous nous concentrerons sur certains arrêts particulièrement illustratifs de cette ligne jurisprudentielle. Seront étudiées en premier lieu les affaires polonaises décidées en 2021, qui ne constituent que la partie émergée de l’iceberg contentieux, Xero Flor w Polsce sp. z o.o. du 7 mai 2021, Reczkowicz du 22 juillet 2021, Dolinska-Ficek et Ozimek du 8 novembre 2021. Toutefois, le contentieux polonais, qui se poursuit comme l’illustrent les arrêts Advance Pharma sp. z o.o du 2 février 2022 et l’arrêt de Grande chambre Grzęda du 15 mars 2022, ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt des autres pays connaissant des difficultés, comme le révèle l’affaire Xhoxhaj c. Albaniedu 9 février 2021[4]. Or, si la Cour a appliqué le nouveau test Ástráðsson dans le contentieux polonais, reconnaissant la violation de l’article 6§1 en raison de l’absence de tribunal établi par la loi concernant la Cour constitutionnelle et les deux nouvelles chambres de la Cour suprême[5], elle n’est pas arrivée à la même conclusion à l’égard des organes impliqués dans le processus de réévaluation des juges et procureurs albanais, ce qui soulève un certain nombre de questions.
L’analyse des affaires rendues en 2021 illustre ainsi la manière dont la Cour a mis en œuvre les critères développés par la Grande chambre en 2020 et révèle également comment elle s’inscrit dans le concert des organes internationaux impliqués dans le suivi et le contrôle des réformes impactant l’indépendance de la justice en Europe (Partie I). Ces affaires soulèvent un certain nombre d’interrogations sur les conséquences que ces situations entraînent, ou vont entraîner, sur le système européen de protection des droits de l’Homme (Partie II).
Partie I – Une Cour européenne en « symbiose » avec les autres organes de protection des droits de l’Homme
Que ce soit au bénéfice (A) ou non du requérant (B), en appliquant le test Ástráðsson, et plus largement sa jurisprudence relative à l’indépendance de la justice, la Cour européenne s’est alignée sur les constats faits par d’autres organes européens.
A. Les affaires polonaises au cœur du dialogue européen
Le contentieux polonais ici examiné est la conséquence de la mise en œuvre de réformes du système judiciaire depuis 2017. Les autorités ont ainsi modifié la manière dont les juges des cours supérieures étaient nommés, renforçant le rôle des autres pouvoirs soit directement, comme dans le cas de la nomination des juges de la Cour constitutionnelle[6], soit à travers la réforme du conseil national de la magistrature (ci-après CNM), chargé de proposer la nomination des juges au président de la République. Le rôle du CNM concerne notamment la nomination des juges de deux chambres de la Cour suprême: la chambre des recours extraordinaires et des affaires publiques, dont la compétence s’étend à des contentieux sensibles, dont le contentieux électoral ou les contestations concernant les licences radio et audiovisuelles, et qui peut se prononcer sur les décisions des autres chambres, et la chambre disciplinaire, jouissant par ailleurs d’une autonomie organisationnelle.
Concernant la composition de la Cour constitutionnelle, la Cour, dans l’arrêt Xero Flor, a constaté la violation de l’article 6§1 pour absence de tribunal établi par la loi, en raison de la présence dans la formation qui avait jugé l’affaire de la requérante, de juges nommés en violation du droit interne par la Diète. Le président avait en effet refusé d’assermenter trois juges qui avaient été légalement élus en octobre 2015 par la Diète précédente, alors qu’en décembre 2015 la nouvelle Diète élisaient trois autres juges à des postes qui avaient déjà été attribués, et ceux-là étaient nommés par le président de la République.
Concernant les deux autres affaires de l’année 2021, qui se concentrent sur le CNM et les nouvelles chambres de la Cour suprême, il faut souligner qu’avant la réforme de 2017 les juges composant en majorité le CNM étaient élus par leurs pairs. La loi de 2017 a confié ce pouvoir à la chambre basse du parlement, ce qui, en comptant les autres membres non judiciaires du CNM, amène 23 des 25 membres à être désignés par des pouvoirs autres que le pouvoir judiciaire, en contradiction avec les standards européens, posés notamment par la Commission de Venise[7] ou la recommandation de 2010 du Comité des ministres[8]. Les nouveaux juges ont été installés à la faveur de la fin prématurée du mandat de leurs prédécesseurs, dans un contexte difficile qui avait vu une Cour constitutionnelle, dont la composition était elle-même modifiée et contestée[9], valider la constitutionnalité de ce texte[10], malgré la régression qu’il représente en termes d’indépendance. À la suite de l’arrêt A. K. de la CJUE du 19 novembre 2019[11], donnant des directives sur les éléments devant faire l’objet d’un contrôle afin de déterminer si le CNM était indépendant, la Cour suprême, dans un arrêt du 5 décembre 2019[12], considéra que tel n’était pas le cas et que la chambre disciplinaire, dont la composition se fondait sur les candidatures recommandées par le CNM, n’était pas conforme à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et à l’article 6 de la CEDH. Une résolution des chambres réunies de la Cour suprême du 23 janvier 2020 confirmait l’absence d’indépendance du CNM et de toute formation, dont la chambre des recours extraordinaires[13], comprenant un juge nommé sur recommandation du CNM[14].
Dans les différentes affaires, appliquant le test Ástráðsson, la Cour a conclu à la violation de l’article 6§1 considérant que les formations impliquées n’étaient pas des tribunaux établis par la loi. Cette conclusion s’est fondée sur le constat de violation du droit interne par différentes juridictions nationales : la Cour suprême[15], la Cour administrative suprême[16] et la Cour constitutionnelle, avant que sa composition ne soit modifiée[17]. De plus, la Cour s’est fondée sur les constats réalisés par différents organes européens : la Commission de Venise, le Réseau européen des conseils de justice[18], l’APCE, l’OSCE, le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, et bien sûr les institutions de l’Union européenne. La Cour a cité les résolutions du Parlement européen, les décisions de la Commission européenne (notamment sur le fondement du cadre pour l’État de droit[19]) et surtout les arrêts rendus par la CJUE depuis 2019, dans le cadre de procédures en manquement[20] ou de renvois préjudiciels initiés par des juges contestant différentes mesures les impactant, notamment les résolutions du CNM recommandant la nomination de certains candidats, et en écartant d’autres, aux différentes chambres de la Cour suprême[21].
Les deux Cours sont entrées dans un dialogue sans dissonance sur cette question fondamentale pour les deux systèmes européens, ce qui est logique au regard de l’article 52§3 de la Charte, en plaçant les questions relatives à la procédure des nominations des juges au cœur de l’analyse des dispositions pertinentes (article 19 TUE, article 47 de la Charte et article 6 CEDH). Le président de la Cour européenne a parlé sur ce sujet de « relation symbiotique entre Strasbourg et Luxembourg »[22].
Par exemple, dans les arrêts Reczkowicz et Dolinska-Ficek et Ozimek, le recours au matériau européen[23] a permis à la Cour européenne de choisir la position de la Cour suprême contre celle de la Cour constitutionnelle sur la question de la conformité au droit interne du changement dans le mode d’élection des juges du CNM[24]. Contrairement à ce que dit la Cour européenne sur le fait qu’elle n’a pas à régler le conflit entre les deux interprétations[25], c’est bien ce qu’elle finit par faire grâce notamment à l’analyse des arrêts de la CJUE, repris par la Cour suprême et s’opposant à l’interprétation de la Cour constitutionnelle[26]. Par ailleurs, dans Dolinska-Ficek et Ozimek, la Cour constate une seconde violation du droit interne en raison du fait que le président de la République a nommé les juges à la chambre des recours extraordinaires en violation du sursis à exécution de la résolution du CNM émise par la Cour administrative suprême. Là également, les constats de la CJUE et les opinions des avocats généraux sont utilisés au soutien de cette décision[27]. Ensuite, comme dans l’affaire Xero Flor, les sources extérieures sont utilisées pour décider si la violation concerne une question fondamentale de la procédure de nomination des juges.
Il faut souligner que le dialogue avec Luxembourg continue. Ainsi, la Cour européenne s’est inspirée de la CJUE pour affirmer plus clairement un principe général de non-régression en matière d’indépendance de la justice. En effet, la CJUE, dans l’affaire Repubblika c. Il-Prim Ministru du 20 avril 2021[28], a affirmé qu’un État membre ne saurait modifier sa législation, particulièrement en matière d’organisation de la justice, de manière à entraîner une régression de la protection de la valeur de l’État de droit, valeur qui est concrétisée, notamment, par l’article 19 TUE. Or, dans l’arrêt Grzęda du 15 mars 2022, la Grande chambre énonce que si le pouvoir qu’a un gouvernement de réformer son système judiciaire ne saurait être remis en question, une réforme du système judiciaire ne doit pas aboutir à un affaiblissement de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de ses organes de gouvernance, de manière similaire à ce que la CJUE a conclu dans la décision Repubblika c. Il-Prim Ministru[29].
Si le contentieux polonais a illustré la constance dans l’application du test Ástráðsson, une affaire se signale par la manière assez différente dont les principes jurisprudentiels relatifs à l’article 6 ont été appliqués.
B. L’affaire albanaise : une exception à surveiller ?
L’affaire Xhoxhaj c. Albanie, du 9 février 2021, concerne la requête d’une juge de la Cour constitutionnelle, révoquée de ses fonctions à la suite du processus de réévaluation mis en place dans le pays en 2016, dans le cadre des réformes de la justice instaurées depuis 2014 (sous le nom de Stratégie de réforme) afin de lutter contre la corruption, le manque d’indépendance et restaurer la confiance du public dans la justice[30].
L’évaluation portait sur la situation patrimoniale des juges et procureurs, l’intégrité (par la recherche de lien avec la criminalité organisée) et les compétences professionnelles. Il fut reproché à la requérante de ne pas avoir pu justifier de la manière dont elle avait acquis un appartement[31]. Cependant ce n’est pas pour avoir accumulé des actifs qui aurait représenté le double de ses actifs légaux que la requérante fut révoquée mais sur le fondement plus général d’avoir dissimulé des actifs et sapé la confiance du public dans la justice. On lui reprochait également de ne pas s’être déportée dans une affaire civile impliquant un requérant alors que son père, au niveau de la Cour d’appel, avait connu d’une affaire pénale impliquant le même requérant.
La requérante se plaignait devant la Cour de ne pas avoir eu sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi. Elle soulignait que les organes ayant procédé à l’évaluation[32] manquaient d’indépendance et d’impartialité au regard de la nomination de leurs membres par le Parlement, sans implication du pouvoir judiciaire, mais aussi en raison du fait que leurs membres manquaient des capacités professionnelles nécessaires. Enfin elle soulignait que la commission indépendante d’évaluation cumulait les fonctions de poursuite et de jugement. Elle invoquait également la violation de son droit à un procès équitable.
La Cour constate l’absence de violation de l’article 6§1 par 5 voix contre 2[33]. La Cour règle la question du tribunal établi par la loi en quelques paragraphes qui ne s’étendent pas en détail sur les critères du test Ástráðssonmais relèvent plutôt de la jurisprudence traditionnelle sur le tribunal établi conformément à la loi et sur sa plénitude de juridiction[34]. Pourtant, dans l’arrêt Ástráðsson, la Cour a insisté sur le fait qu’un tribunal doit être composé de juges sélectionnés sur la base du mérite, répondant aux exigences de compétence technique et d’intégrité morale, et que plus le tribunal était élevé dans la hiérarchie judiciaire plus les critères de sélection devaient être exigeants. La procédure de nomination des juges étant inhérente à la notion, elle doit également faire l’objet d’un contrôle strict. Certains éléments auraient sans doute mérité une plus grande analyse comme, par exemple, la présence très limitée de juges dans ces organes (le tiers intervenant souligne que seuls trois membres de la chambre d’appel spéciale ont été juges par le passé) et le fait qu’ils ne sont pas élus par des juges mais par le pouvoir législatif (en contradiction avec les recommandations de différents organes européens et de la jurisprudence de la Cour). Par ailleurs, la requérante avait soulevé des questions relatives aux compétences professionnelles des membres des organes d’évaluation, qui auraient pu faire l’objet d’une analyse plus approfondie, car comme le dit aussi la Cour dans Ástráðsson, l’absence de violation flagrante du droit interne n’écarte pas nécessairement la possibilité d’une violation du droit à un tribunal établi par la loi. Au regard des liens entre les notions de tribunal établi par la loi et d’indépendance et d’impartialité, on retrouve ces questions dans la suite du raisonnement de la Cour[35]. Pour constater l’absence de violation, la Cour rappelle les principes généraux qui laissent aux États une importante marge de manœuvre pour retenir tel ou tel système de nomination des juges, en examinant les garanties associées aux mandats des membres des organes (durée et inamovibilité, même si elle n’est pas explicite pour les membres de la commission d’évaluation). La Cour favorise également une analyse individuelle de l’affaire sans prise en compte du contexte général (comme par exemple les déclarations de ministre sur les juges corrompus qui ne sont pas retenues pour démontrer un manque d’indépendance du processus, ou le fait que les membres de la Commission ont reçu un bonus pour leur travail). La Cour se repose surtout sur le caractère exceptionnel du processus de réévaluation qui justifie notamment la faible présence de juges dans les organes d’évaluation. Il est vrai qu’il est difficile de réconcilier l’objectif d’évaluation de la justice, suspectée de corruption, avec la présence de ces mêmes juges. Ainsi, le caractère sui generis du processus permet à la Cour d’écarter plusieurs éléments qui, dans des circonstances ordinaires, l’amèneraient plutôt à conclure à la violation de l’article 6. Il n’est pas certain que ce soit parfaitement satisfaisant au regard de la gravité de la sanction prononcée, qui n’entraîne pas non plus de constat de violation de l’article 8, la Cour étant réticente à être vue comme se substituant aux autorités internes dans l’évaluation des faits. Même si elle constate que la mise en cause de l’éthique professionnelle de la requérante n’était pas fondée, la dissimulation d’actifs suffit à justifier la révocation. Là également, le caractère exceptionnel du processus permet à la Cour de ne pas appliquer sa jurisprudence traditionnelle sur la proportionnalité des sanctions.
Plusieurs éléments peuvent expliquer le constat de la Cour et, en premier lieu, le fait que les difficultés relatives à l’indépendance de la justice en Albanie ne sont pas le résultat de l’objectif des réformes mises en place depuis 2014, lesquelles par ailleurs sont menées en concertation avec différents organes internationaux et avec leur aide. À cet égard, il faut relever que la Commission européenne était tiers intervenant en la cause, pour soutenir le principe du processus de réévaluation des juges et procureurs et sa mise en œuvre. La Commission de Venise a également apporté son soutien à ce processus qui était sans aucun doute nécessaire à l’amélioration de la justice. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle, à la majorité, a considéré la loi sur le processus de réévaluation conforme à la Constitution. Ces éléments sont expressément mentionnés au soutien de la confirmation de l’indépendance de la commission d’évaluation.
Ainsi, en Albanie, le mouvement n’est pas identique à celui suivi en Pologne. Il ne s’agit pas d’une régression dans l’indépendance du pouvoir judiciaire orchestrée volontairement par l’Exécutif par la mise en place de réformes prises dans ce but précis, mais plutôt d’une tentative imparfaite d’amélioration de la situation mais qui nous semble, en tant que processus exceptionnel autorisant l’adaptation de certains principes jurisprudentiels, devoir faire l’objet d’un suivi particulier. Comme le rappelle la Commission de Venise, il faut se garder que le régime exceptionnel ne vienne remplacer le régime ordinaire, alors même que le processus qui devait avoir une durée de vie limitée se prolonge dans le temps, n’ayant pas encore pu être mené à son terme notamment en raison des conséquences de la pandémie de COVID-19.
Comme le souligne l’opinion dissidente du juge Dedov, il convient aussi de mentionner l’avis plus récent de la Commission de Venise du 19 juin 2020 sur la nomination des juges à la Cour constitutionnelle qui, tout en maintenant son soutien à l’objectif général des réformes, souligne la survenance de « conséquences imprévues », à savoir l’ampleur des révocations de juges au niveau supérieur notamment (Cour constitutionnelle, Cour suprême, CNM), qui ont paralysé la justice albanaise. La Commission de Venise rappelle notamment que cinq juges sur les neuf de la Cour constitutionnelle ont été révoqués à la suite de ce processus (et trois avaient préféré démissionner), entraînant la suspension de ses activités pendant deux ans. De même, pendant plusieurs années, il n’y avait plus qu’un seul juge à la Cour suprême, qui n’était dès lors pas en état de fonctionner et ne pouvait pas non plus jouer son rôle dans la nomination des juges à la Cour constitutionnelle. S’agit-il de la preuve de l’efficacité du système face à une corruption généralisée ou un signe que le système peut ne pas avoir été utilisé uniquement pour écarter des juges peu honnêtes ? Ainsi, alors que dans les affaires polonaises le droit du juge à son indépendance se construit à travers la protection des droits procéduraux des justiciables et des juges[36], dans l’affaire albanaise c’est l’objectif ultime de protection de l’indépendance de la justice qui amène à une réduction des garanties procédurales offertes au juge mis en cause. Les autres affaires dont la Cour aura à connaître sur ce sujet pourront peut-être l’amener à préciser sa position sur les garanties devant être reconnues dans le cadre de cette procédure exceptionnelle[37].
La mise en danger de l’indépendance de la justice que ces arrêts révèlent nous amène à nous interroger sur leur répercussion à court et moyen terme sur le système européen.
Partie II – L’avenir du système européen affaibli par les attaques sur l’indépendance de la justice
Il convient de s’interroger sur les effets à court (A) et moyen terme (B) sur le système européen des constats de la Cour européenne des droits de l’Homme.
A. L’augmentation inéluctable du contentieux
Les affaires de 2021 ne représentent qu’un début. La Cour a souligné, tant en ce qui concerne le problème albanais que polonais, qu’elles appartenaient à des groupes de requêtes actuellement pendantes devant elle. En ce qui concerne la Pologne, ces affaires sont considérées comme prioritaires et 2022 a donné lieu à de nouvelles condamnations. Au fur et à mesure que les juges sont remplacés par des juges nommés selon un processus qui ne garantit par leur indépendance, les constats de violation vont se multiplier, que ce soit à l’initiative de juges affectés par les réformes ou de simples justiciables dont les affaires seront jugées par des juges nommés irrégulièrement. Le problème ne se limite pas au niveau supérieur du pouvoir judiciaire, les effets du manque d’indépendance du CNM polonais pouvant s’étendre aux juridictions ordinaires[38].
On peut se demander comment la Cour va gérer ce contentieux en augmentation ? Faisant face à un problème structurel susceptible de créer un afflux de requêtes identiques, un arrêt pilote pourrait-il être envisagé ? La Cour a déjà pris des arrêts quasi-pilotes[39] mais elle n’est pas entrée dans les détails des mesures à prendre au titre de l’article 46, si bien qu’il n’est pas certain qu’un arrêt pilote serait d’une grande utilité pour faciliter la résolution du problème si la Cour n’est pas prête à être plus directive. Par ailleurs, l’absence d’une volonté politique de la Pologne rend vaine cette perspective[40]. Au mieux cela pourrait servir à la Cour à gagner du temps, voire à finir par renvoyer au Comité des ministres, après un certain temps d’inexécution de cet arrêt pilote, le contentieux répétitif, suivant l’exemple de Burmych et a. c. Ukraine[41]. Il n’est pas certain que cela soit souhaitable… Par ailleurs, la Cour ne s’est pas prononcée dans le détail sur les conséquences de ses constats. Dans l’affaire Dolinska-Ficek et Ozimek, elle se contente, au titre de l’article 46, d’inviter la Pologne à tirer immédiatement les conclusions qui s’imposent sous le contrôle du comité des ministres. Au-delà de la question des mesures générales devant être prises pour répondre aux arrêts de la Cour, y a-t-il un droit pour les requérants à la réouverture des procédures individuelles civiles ? L’arrêt Ástráðsson laisse une marge de manœuvre et le juge Pastor Vilanova souligne qu’il faut se reporter au droit interne sur ce point[42].
Pour l’Albanie le problème de l’augmentation du contentieux se pose également. Les requêtes portées par les juges révoqués se multiplient mais également le contentieux lié à la paralysie du système qui a accompagné le processus de réévaluation. La Cour a refusé dans ce cas de faire jouer le caractère exceptionnel de la situation au détriment des justiciables. En effet, elle a confirmé que le caractère exceptionnel de la situation ne permettait pas d’échapper au constat de violation de l’article 6 au titre du délai déraisonnable des procédures devant la Cour suprême dans l’arrêt Bara et Kola, du 12 octobre 2021[43]. La Cour est déjà saisie d’autres affaires sur le même sujet et celui-ci peut devenir un problème systémique venant engorger le prétoire strasbourgeois. Comment la Cour va-t-elle alors réagir, en sachant par ailleurs, que le prononcé de satisfactions équitables peut peser lourdement sur le budget de l’Albanie ? La Cour ne risque-t-elle pas de vouloir se débarrasser du problème dès lors que la répétition du constat de violation de l’article 6 pour délai déraisonnable des procédures n’apporte effectivement rien à sa jurisprudence et que la Cour développe une tendance discutable, en raison de la pression que l’afflux de contentieux fait peser sur ses ressources, qui semble presque récompenser l’État de violer les droits de l’Homme à grande échelle ?
On peut également se demander s’il ne serait pas nécessaire pour la Cour de préciser, à l’occasion d’autres arrêts, l’équilibre entre les droits procéduraux des juges révoqués et l’objectif général de protection d’indépendance de la justice, alors que des problèmes similaires au problème albanais existent dans d’autres pays européens souffrant de corruption endémique.
Par ailleurs, l’atteinte à l’indépendance de la justice n’est pas qu’un problème d’article 6, c’est une question qui concerne tout l’édifice de protection des droits de l’Homme dans la mesure où l’on peut s’interroger sur la manière dont des juges non indépendants vont analyser différents contentieux allant de la liberté d’expression des journalistes à la protection des minorités sexuelles. La remise en cause de l’indépendance de la justice met ainsi en danger l’ensemble de l’édifice conventionnel par la potentielle neutralisation du principe de subsidiarité.
B. La mise en danger de l’édifice conventionnel par le risque de neutralisation de la subsidiarité
Tout d’abord, une question se pose pour les requérants quant aux conséquences que les constats de la Cour entraînent sur la règle de l’épuisement des voies de recours internes. Un recours devant une formation judiciaire qui ne répond pas à la condition de tribunal établi par la loi peut-il être un recours effectif à épuiser au titre de l’article 35 ? La jurisprudence relative à l’article 13 pourrait soutenir une réponse négative[44], ce qui serait susceptible d’avoir des conséquences sérieuses pour le système européen. Par exemple, pour la Pologne, c’est la chambre des recours extraordinaires, dont la Cour a dit qu’elle n’était pas un tribunal établi par la loi, qui a compétence pour se prononcer sur les recours relatifs au délai excessif des procédures devant les juridictions ordinaires et militaires. Les requérants peuvent-ils se dispenser d’épuiser ce recours avant d’introduire leur requête devant la Cour européenne ? De même, faut-il épuiser un recours constitutionnel devant un organe dont certains membres ont été nommés en violation du droit interne et qui a amené la Cour, dans Xero Flor, a constaté l’absence de tribunal établi par la loi[45] ? La réponse à la question est encore plus complexe qu’il n’y paraît car il faut l’adapter aux différentes formations en cause. Ainsi, si les nouvelles chambres de la Cour suprême entièrement composées de juges nommés irrégulièrement pourraient appeler une réponse générale, ce n’est pas le cas de la Cour constitutionnelle ou de la Chambre civile dont seulement certains juges ont été nommés irrégulièrement, si bien qu’elles peuvent encore fonctionner avec des juges qui répondent aux conditions de l’article 6. Il peut être difficile pour un requérant de savoir s’il doit ou non épuiser cette voie de recours, en tous les cas tant qu’il reste des juges indépendants à la Cour constitutionnelle et à la Cour suprême. Il est cependant peu probable que la Cour estime que les requérants peuvent se dispenser de l’épuisement des voies de recours internes[46], au regard des conséquences que cela entraînerait sur le système et au regard du fait qu’un tribunal, même non établi par la loi, peut donner satisfaction à un requérant.
Par ailleurs, le contrôle de la Cour devrait également se trouver affecté par les constats de violation de l’article 6. Par exemple, quid du poids à accorder au contrôle de constitutionnalité des lois s’il est réalisé par un tribunal qui n’est pas considéré comme établi par la loi ? La mise en cause de l’indépendance des juges constitutionnels et suprêmes remet en question la possibilité pour la Cour européenne de se reposer sur le contrôle de type procédural qu’elle développe, notamment dans le cadre des questions dites de société. La Cour va-t-elle faire évoluer son contrôle à l’égard de la Pologne en raison de la mise en cause de l’indépendance de la justice, la subsidiarité ne pouvant plus jouer à plein ? Il nous semble que cela devrait être le cas.
En effet, comme la Cour vient de le rappeler dans l’arrêt Grzęda en utilisant, outre la notion de subsidiarité celle de responsabilité partagée, « le système de la Convention ne peut fonctionner correctement en l’absence de juges indépendants. Ainsi, la mission qu’ont les Parties contractantes de garantir l’indépendance de la justice revêt une importance cruciale »[47].