Dans l’un des volumes de la célèbre somme des Presses de l’Université d’Oxford consacrée à l’histoire de l’Angleterre, Julian Hoppit s’interroge en ces termes à propos de la période 1689-1727 : l’Angleterre était-elle vraiment ce pays de la liberté souvent célébré ? La réponse apportée par l’historien est globalement positive en ce sens que, par rapport à ses voisins, la terre de la Glorieuse révolution de 1688-1689 garantissait mieux les libertés d’expression, de la presse ou de religion dans une évolution constitutionnelle propice à l’équilibre des pouvoirs et à la promotion du principe de rule of law. La prospérité économique soutenue par des avancées scientifiques notables et l’exploitation des colonies ajoutaient au succès du libéralisme politique des opportunités d’enrichissement pour de nombreux sujets du royaume, ce qui favorisait une relative mobilité sociale[1].
L’Angleterre puis la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle deviennent un exemple à suivre pour les penseurs d’autres nations dont la parole est contrainte et les écrits interdits au public. La persistance d’une certaine rudesse des mœurs relevée par Montesquieu dans ses notes de voyage[2] et la violence d’État incontestable maniée par l’élite anglaise à l’encontre de l’Écosse, de l’Irlande et des colonies dans une époque où le capitalisme esclavagiste atteint un apogée ne semblent rien enlever à la réputation libérale des Britanniques. Parfois plus abstrait que concret, ce libéralisme demeurera, dans les années qui suivirent, des plus ambivalents. L’ère victorienne est celle d’un Royaume-Uni pétri de contradictions : ouvert au monde et favorable à l’extension des droits civiques, il est aussi ce pays où Oscar Wilde est victime d’un procès inique et d’une peine infamante qui le conduiront à l’exil. L’opprobre dont les écrivains sont sujets perdura bien au-delà de l’ordre moral victorien puisque des ouvrages comme L’Amant de Lady Chatterley de David Herbert Lawrence feront l’objet d’une censure jusqu’au jugement célèbre de 1960, R v Penguin Books Ltd[3]. Finalement, l’appréciation de l’état des droits et libertés dans un pays donné n’a aucune portée scientifique s’il est fait abstraction du contexte historique et si le système de valeurs de l’époque n’est pas rappelé. L’Angleterre du XVIIIe siècle est certes plus libérale que la majorité de ses voisins, mais ce constat se fonde sur des repères et des attentes sociétales qui ne sont pas comparables avec ceux de la période contemporaine. En outre, bien que le Royaume-Uni puisse incontestablement s’enorgueillir d’une tradition ancienne en matière de promotion des libertés et droits civils, civiques, politiques et économiques (d’abord au profit d’une élite propriétaire), une approche nuancée s’impose lorsqu’il s’agit d’étudier la jouissance de ces droits et libertés par l’ensemble de la population.
C’est ainsi que, depuis près de quarante ans, le recul de la protection de certains droits et libertés est indéniable outre-Manche. Si les droits et libertés économiques favorables au libre-échange et l’enrichissement matériel des individus ont connu un réel essor, la liberté d’expression, la liberté de manifestation, les droits des migrants, les libertés collectives ou les droits syndicaux s’amenuisent sous l’effet des réformes gouvernementales qui soutiennent une politique pénale avant tout sanctionnatrice. Le Royaume-Uni reste un exemple topique de la difficile conciliation de la promotion des libertés économiques et de la sécurité globale avec la protection des droits collectifs et sociaux. Sur le front de la diffusion des droits et libertés individuels, et comme pour une bonne partie des États de l’Europe occidentale, il y a bien un progrès dans le traitement de quelques minorités (notamment sexuelles ou religieuses), mais la tendance n’est pas uniforme et n’empêche pas des discriminations pérennes à l’égard de certaines populations[4].
Le tableau rapidement dépeint est sombre. Il concerne l’ensemble des démocraties occidentales et, avant tout, européennes en proie aux discours liberticides des formations d’extrême droite ou d’extrême gauche qui remportent toujours plus de victoires électorales, poussant les partis dits « traditionnels » ou « de gouvernement » à vouloir les concurrencer sur le terrain du rejet de l’autre ou du repli identitaire[5]. Le constat produit s’appuie d’abord sur les rapports empiriques des institutions et des groupements de défense des droits humains (Partie I). Cette approche, si elle est d’un secours indispensable pour évaluer l’évolution décrite, n’en explique pas les motifs structurels et idéologiques qui remontent à la décennie 1980 du triomphe de la révolution conservatrice (Partie II). Cette dernière jette les bases d’une extension des qualifications des troubles à l’ordre public plutôt nombreux et hétérogènes durant les années 1980-1985 (Partie III), favorable à la restriction des droits et libertés fondamentaux qui se perpétue jusqu’à aujourd’hui.
Partie I – L’appréciation empirique de la restriction des droits et libertés (2019-2023)
L’étude de la production normative est incontournable afin de déterminer la priorité des choix politiques et les objectifs qu’ils recèlent. D’autres analyses plus empiriques produites par des organisations intergouvernementales ou non gouvernementales sont tout autant éclairantes dans la perspective de saisir l’étendue des restrictions aux libertés au Royaume-Uni ces dernières années. Nous les mobilisons fréquemment dans nos écrits et il paraît opportun d’en rappeler synthétiquement les apports, dès lors que nous considérons le référentiel occidental des droits et libertés comme le cadre de cette contribution. Ces classements ont l’avantage de définir des critères pertinents et tributaires des standards européens et internationaux en matière de droits humains.
Deux types d’enquêtes, générales ou ciblées sur une thématique déterminée, sont menées par les institutions ou des groupements indépendants. Parmi les analyses permettant de se forger une opinion à partir de données systémiques, les classements de deux organisations non gouvernementales peuvent être mentionnés. Le premier émane du World Justice Project (WJP) qui établit le niveau de respect de la prééminence du droit à travers le monde grâce à un indice compris entre 0 et 1 recelant la moyenne des évaluations obtenues dans les items suivants (eux-mêmes notés entre 0 et 1) : contrôle du gouvernement, degré de corruption, transparence, droits fondamentaux, ordre et sécurité, mise en œuvre concrète des réglementations, justice civile, et justice criminelle. Le Royaume-Uni atteint la moyenne de 0,79 en 2022, ce qui est une décimale plutôt stable depuis quatre ans, mais inférieure aux années 2016-2019. Sur le critère relatif aux droits et libertés, l’État britannique récolte un bon résultat : 0,81. Néanmoins, ce score révèle de fortes disparités dans sa composition. Les notes sont médiocres pour les droits sociaux (0,70) ou encore la non-discrimination (0,69) et à peine au-dessus de la moyenne européenne pour les garanties des droits de la défense (0,77). En revanche, la protection et la sécurité des personnes parvient au niveau de 0,9, tandis que les libertés de croyance et d’association obtiennent 0,88[6].
Concernant la liberté d’assemblée et les autres droits qui peuvent y être associés comme celui de manifester, un second classement prend en compte les projets gouvernementaux récents qui visent à les restreindre. Civicus, dans son rapport pour 2022, a rétrogradé le Royaume-Uni dans sa hiérarchie, principalement en raison des atteintes croissantes au droit de manifester pacifiquement. Contrairement au WJP, Civicus fait de l’État britannique celui d’Europe occidentale où les droits et libertés sont « entravés » au point de devenir un « pays source de préoccupation »[7]. Index of Censorship fait montre d’une suspicion similaire dans le champ de la liberté d’expression, en particulier du fait d’interventions législatives controversées visant à la réguler dans les enceintes universitaires, sur les médias, et les sites internet[8].
C’est toutefois du côté de l’organisation Human Rights Watch dans son rapport pour 2023 que la critique à l’égard du Royaume-Uni est la plus sévère : les textes adoptés et projetés par le gouvernement violent les droits individuels et induisent leur affaiblissement notable en droit interne[9]. Les associations Liberty et Justice vont dans le même sens[10].
L’inquiétude est partagée durant les années 2022 et 2023 dans les comptes-rendus particulièrement sévères d’institutions comme le Conseil de l’Europe, le Comité des droits humains de l’Organisation des Nations Unies ou de la Commission mixte des droits humains du Parlement de Westminster sur de multiples sujets[11]. La grande majorité de ces rapports attestent que le Royaume-Uni ne s’inscrit pas dans une dynamique positive sur le front de la préservation des droits et libertés fondamentaux, confirmant de plus en plus que « le pays de la liberté » est en passe de devenir une utopie.
Sous les gouvernements de Boris Johnson, Liz Truss et Rishi Sunak, les projets aboutis ou non, portant atteinte aux standards de protection des droits et libertés fondamentaux attendus dans une société démocratique comme le Royaume-Uni ont connu un nouvel épisode de croissance rapide. La possibilité de contester les actes des autorités publiques par la procédure de judicial review a fait l’objet d’une attaque frontale de la part de Boris Johnson qui avait peu apprécié les interventions de la Cour suprême du Royaume-Uni défavorables à l’Exécutif dans le cadre du Brexit[12]. L’intention initiale de l’ancien locataire du 10, Downing Street a été efficacement contrecarrée par la communauté des juristes[13]. Une autre initiative a eu pour but de restreindre la capacité des juridictions à mettre en cause des actes susceptibles d’enfreindre les droits et libertés. L’un des plus proches collaborateurs de Boris Johnson, vice-Premier ministre et ministre de la Justice, Dominic Raab s’est ingénié, sans succès, à faire adopter un British Bill of Rights en remplacement du Human Rights Act (HRA) de 1998 qui transpose la Convention européenne des droits de l’Homme dans l’ordre juridique interne. La finalité de cette nouvelle déclaration était de restreindre de façon inédite depuis 1998 la portée des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme en droit interne. Le projet fut mis en suspens puis abandonné en juin 2023 après que son auteur a dû démissionner du fait d’accusations de harcèlement au sein de son cabinet[14].
Ces échecs ne sauraient occulter les autres initiatives gouvernementales, nombreuses, qui ont gravement porté atteinte aux droits et libertés fondamentaux. Après une longue gestation, le Online Safety Act 2023 qui encadre la liberté d’expression sur les plateformes numériques a été vertement attaqué par les associations de protection des droits humains. Il octroie aux opérateurs privés des prérogatives notables afin qu’ils régulent l’utilisation des données. De nouvelles infractions sont créées. Leur définition large pourrait impliquer une censure de certains contenus, en particulier journalistiques[15]. Le sort de la liberté de la presse est d’ailleurs de moins en moins enviable outre-Manche. La situation de Julian Assange, finalement en cours d’extradition aux États-Unis à la suite de l’épuisement des voies de recours et de l’accord consenti par le gouvernement britannique en juin 2022 à la demande américaine, en témoigne[16]. Ce fait, qui s’ajoute à la loi renforçant la protection de la sécurité nationale (National Security Act 2023) susceptible de gêner le journalisme d’investigation, est à l’origine d’une nouvelle rétrogradation du Royaume-Uni, deux places derrière la France, dans le classement pour 2023 de Reporters Sans Frontières relatif à la liberté de la presse[17]. Par ailleurs, la surveillance de masse (qui se déploie notamment depuis l’adoption du Regulation of Investigatory Powers Act 2000) étend son empire via l’interception des communications numériques et porte atteinte au droit au respect de la vie privée comme l’a rappelé la Cour européenne des droits de l’Homme dans son arrêt Big Brother du 25 mai 2021[18]. Un point positif doit être soulevé : l’entrée en vigueur du Economic Crime and Corporate Transparency Act 2023 qui compte prévenir le recours aux procédures-bâillons par les entreprises privées (Strategic Lawsuits Against Public Participation)[19]en attribuant des prérogatives nouvelles aux juridictions[20].
Dans un tout autre domaine, le texte porté par Suella Braverman, ministre de l’Intérieur, ayant pour finalité de juguler l’immigration illégale (Illegal Migration Act 2023) a été condamné de toute part, singulièrement par les Nations unies[21]. En parallèle, le gouvernement britannique a conclu un protocole d’accord avec le Rwanda sur les demandeurs d’asile dont la requête n’a pas été accueillie par les autorités britanniques[22]. Ce dispositif a été mis à mal par la Cour européenne des droits de l’Homme le 14 juin 2022[23] qui a adopté des mesures conservatoires d’urgence à l’encontre du Royaume-Uni. La Cour a imposé le respect d’un délai d’au moins trois semaines, afin que soit rendue « la décision nationale finale (de la) procédure de contrôle juridictionnel en cours » outre-Manche. Le premier avion envoyant au Rwanda les demandeurs d’asile éconduits par l’administration n’a pu décoller. Quelques mois plus tard, le gouvernement est désavoué sur le fond par la Court of Appeal de Londres, puis par la Cour suprême qui a considéré que le Rwanda n’était pas, au regard des standards internationaux, européens et nationaux, un pays sûr en matière de droits humains, état de fait qui conduit à une violation du principe de non-refoulement[24]. L’épisode contentieux a provoqué l’ire de Suella Braverman et de l’aile droite du parti conservateur qui ont multiplié les attaques à l’encontre des juges et du système de la Convention[25]. À l’occasion d’un remaniement quelques semaines plus tard, bien que Suella Braverman a été évincée, le gouvernement a déposé un projet de loi dont l’objet est de contourner la décision de la Cour suprême. Le Safety of Rwanda (Asylum and Immigration) Bill prévoit la non-application de plusieurs dispositions du HRA[26] et, sur le fondement d’un traité conclu de façon expresse avec le Rwanda le 6 décembre 2023, dispose que la situation qui y prévaut est sûre pour les migrants[27]. Aucune juridiction ne serait donc en position de prétendre le contraire[28] (ouster clause). Ce texte viole, à n’en pas douter, la Convention tandis que la clause d’exclusion de compétence des juridictions pose concrètement la question de la compatibilité du principe de souveraineté du Parlement avec deux autres principes constitutionnels tout aussi fondamentaux : le respect du rule of law et la “séparation des pouvoirs”[29].
D’autres textes emportent l’inquiétude. Le Northern Ireland Troubles (Legacy and Reconciliation) Act 2023 est considéré par le Conseil de l’Europe comme portant « atteinte à la justice pour les victimes, à la recherche de la vérité et à la réconciliation »[30]. En dernier lieu, le Higher Education (Freedom of Speech) de la même année, s’il prétend promouvoir la liberté d’expression au sein des universités, suscite des doutes quant à l’efficacité et l’ambivalence de la régulation qu’il instaure[31].
Les actions des gouvernements conservateurs depuis 2019 ne sont que les manifestations ultimes de vagues régulières d’attaques à l’encontre des droits et libertés fondamentaux. La question se pose alors de savoir ce qui est à l’origine de cette tendance devenue structurelle. Il est possible de voir dans la « révolution conservatrice » initiée par Margaret Thatcher la pierre angulaire d’une instrumentalisation politique de la sécurité par la classe politique dirigeante, défavorable aux droits et libertés.
Partie II – Révolution conservatrice, sécurité, droits et libertés
L’impératif de sécurité est consubstantiel à l’émergence de la figure étatique et se décline en deux aspects auxquels se rattache l’essentiel des compétences régaliennes. La sécurité externe mobilise la défense et les relations internationales, tandis qu’au niveau interne, ce sont la police et la justice qui sont plus volontiers concernées pour préserver l’ordre public. La puissance de l’État et sa légitimité s’affirment par la capacité à assumer convenablement toutes ces missions. Les individus qui incarnent les institutions en ont parfaitement conscience et n’hésitent pas, à un moment ou à un autre de l’exercice du pouvoir, à les instrumentaliser. L’histoire du monde en donne trop d’exemples pour s’en convaincre. Dans le Royaume-Uni contemporain, cette instrumentalisation est prégnante. Elle doit être mise en perspective avec ce qu’il convient de nommer « la révolution conservatrice » née avec Margaret Thatcher. Promouvant une véritable idéologie qui emprunte à des courants de pensée divers[32], mais aussi à l’opportunisme, ce conservatisme se caractérise par la valorisation de la libre entreprise, de la liberté contractuelle et de la concurrence, parfois en porte-à-faux avec les droits sociaux qui sont présentés comme des perturbateurs potentiels de l’ordre du marché. La révolution conservatrice recouvre également une forme d’autoritarisme électoraliste fondé sur le bellicisme extérieur (guerre des Malouines, soutien à des dictatures perçues en tant que remparts au socialisme) et à la multiplication de dispositifs sécuritaires à l’échelle nationale.
L’équilibre de la balance entre le renforcement des dispositifs sécuritaires et les avancées en matière de droits et libertés penche alors du côté du premier mouvement. La classe politique britannique fait sans doute sienne l’idée trompeuse selon laquelle « la première des libertés, c’est la sécurité »[33]. Bien que jouir des libertés individuelles et collectives semble difficile si la sécurité des sujets de droit n’est pas assumée convenablement par l’État (sécurité publique, mais aussi sociale, environnementale, juridique, et matérielle), elle est évidemment une notion qui ne saurait être assimilée aux libertés puisque la recherche de l’absence de tout type de trouble (dont l’un des avatars démagogiques est la « tolérance zéro ») est une utopie dangereuse qui mène au totalitarisme. À ce rappel élémentaire s’ajoute le principe tout autant fondamental que, dans un État démocratique où règne la prééminence du droit, l’exercice des droits et libertés individuels ou collectifs garantit la concorde sociale, elle-même fondement de la sécurité. En somme, la première des sécurités dans un régime démocratique (dans un rapport étroit avec la sûreté), réside en la reconnaissance par l’État de droits et libertés au profit des personnes physiques et morales. Cette logique s’efface au fur et à mesure de l’exploitation de troubles plus ou moins intenses par une classe politique d’abord soucieuse de succès électoraux en faisant valoir auprès des citoyens des arguments simplistes structurés autour de la stigmatisation d’ennemis de l’extérieur et de l’intérieur plus ou moins fantasmés.
Les événements marquants des années 1970-1980 servent de prétexte à la dérive liberticide des gouvernements, qu’il s’agisse des violences urbaines, des grèves longues ou du terrorisme, d’abord nord-irlandais, puis islamique à l’aube du nouveau millénaire. Plusieurs recherches tendent ainsi à montrer que la législation conservatrice des années Thatcher est un point de départ de dispositifs qui se révéleront plus sévères par la suite[34].
L’examen du programme électoral du parti conservateur de 1979 est éclairant. Il explicite le postulat que Margaret Thatcher retient afin de mener sa politique de rupture. Pour elle, « en étendant le rôle de l’État et en diminuant celui de l’individu, (les travaillistes) ont inhibé l’esprit d’entreprise et les efforts d’une nation prospère pour que ses services publics se perfectionnent ». De plus, « en octroyant sans cesse des privilèges sans responsabilité aux syndicats, le parti travailliste a donné à une minorité d’extrémistes le pouvoir d’abuser de libertés individuelles et de nuire aux chances de succès du Royaume-Uni »[35]. Plus loin dans le texte, il est admis que les économies qui seront faites dans certains secteurs d’intervention de l’État n’empêcheront pas un investissement massif en faveur des services de police qui sont préservés des coupes budgétaires envisagées pour les autres administrations[36].
L’ambition de la future Première ministre est, contrairement à ce qu’elle assène en incipit de son manifesto, dogmatique. Il s’agit d’une opposition assez classique entre l’individu et l’État, mais poussée à son paroxysme, au-delà même de ce que les premiers auteurs libéraux ont théorisé[37]. Selon Margaret Thatcher, le cœur de tout projet politique est l’individu, non la société qui n’existerait pas[38]. Lieu de rencontre des intérêts individuels, le marché est cet espace à la fois concret et abstrait où un équilibre des relations entre les personnes privées peut parvenir à un optimum que l’État, au mieux, doit encourager et soutenir. En revanche, il ne saurait en être un acteur ni être un substitut aux défaillances individuelles. Par conséquent, la politique thatchérienne ne peut que remettre en cause les services publics non régaliens, les aides sociales, les entreprises nationales, l’interventionnisme local et toute organisation visant à entraver l’esprit d’entreprendre, en particulier les corps intermédiaires comme les syndicats.
Si l’analyse catégorique et fondatrice de Margaret Thatcher trouve un écho dans l’électorat, c’est que le Royaume-Uni souffre incontestablement, à l’époque, d’un déclin et de rigidités structurelles qui l’ont affaibli depuis la Seconde Guerre mondiale et qui favorisent les tensions territoriales, sociales et interethniques[39]. Cependant, le traitement promu par la Dame de fer s’avérera d’une grande violence sociale en accroissant les dispositifs répressifs et en stigmatisant exagérément les syndicats. S’appuyant sur la lassitude des citoyens du fait de blocages récurrents de l’économie, sur un discours de plus en plus hostile à l’égard de certaines populations (notamment les immigrés des anciennes colonies) et une politique plus stricte en matière d’ordre public initiée au milieu des années 1970[40], le gouvernement Thatcher accélère un mouvement réformateur d’ampleur qui ne se sera pas démenti par ses successeurs. La prise en compte du sentiment populaire exacerbé par les médias dans la démocratie d’opinion qu’est le Royaume-Uni entraîne la montée en puissance du « populisme pénal »[41] à partir des années 1980.
Des recherches récentes montrent que, depuis ces années-là, il y a une croissance du recours à l’emprisonnement au Royaume-Uni (le nombre de détenus double de 1980 à 2010) ou au contrôle social facilitée par l’expansion de la réglementation répressive[42]. L’accélération du populisme pénal et de la « culture du contrôle » [43] est ensuite constatée à partir des années 1990 afin de répondre à un souci de l’opinion en partie influencée par les médias[44]. La solution à l’augmentation de la criminalité est la sanction (au détriment de la réinsertion et de la prévention). Elle apporte une réplique rapide et simple aux émotions suscitées par les faits divers violents montés en épingle par les tabloïds et les chaînes d’information continue – ce qui aboutit à un effet grossissant de phénomènes plus limités qu’il n’y paraît[45].
La période d’émeutes urbaines des années 1970 qui a connu un paroxysme au début de la décennie suivante en 1981, lors des soulèvements de Brixton et de Liverpool, est exploitée par les conservateurs pour soutenir une politique répressive qui minimise leurs soubassements ethniques, xénophobes et sociaux[46]. Parce que ces événements ne visaient pas la nouvelle politique de Thatcher, mais plutôt les forces de police, ils ont conforté la conviction de la Première ministre qu’il fallait restaurer « le droit et l’ordre » (« law and order »), expression chère aux tories. Dans ses interventions relatives aux violences de 1981 (et quand bien même elle a pu produire des réflexions parfois plus subtiles), la Dame de fer considère qu’elles sont survenues dans un contexte de « processus d’ensemble d’un déclin des zones urbaines et d’un déclin moral initiés après la Seconde Guerre mondiale »[47]. La loi qui en résultera, si elle vise à établir une nouvelle déontologie à destination des forces de police supervisée par la Police Complain Authority, accroît néanmoins leurs prérogatives (Police and Criminal Evidence Act 1984). Elle introduit la procédure du stop and search[48] qui leur permet de procéder sans mandat à l’arrestation et à la fouille d’individus suspectés d’activités délictuelles ou criminelles. L’expansion constante de ce pouvoir donnera lieu à de nombreux contentieux et des rapports critiques du Parlement et des autorités publiques indépendantes[49]. Cette conflictualité révèle la tension entre l’État sécuritaire et les citoyens dans l’exercice de leurs droits et libertés.
L’obsession politique pour la sécurité se traduit surtout par une logorrhée législative à partir de la loi de 1984 : le populisme pénal passe par un « populisme législatif »[50], véritable cancer des systèmes juridiques contemporains. Depuis 1945, jamais le droit pénal n’a été si souvent amendé dans l’optique de l’accroissement de prérogatives reconnues aux forces de police (60 textes ont modifié la loi de 1984, soit plus d’un par an[51]). Le Royaume-Uni surpasse, sur ce point, la France qui n’est pas non plus en reste quant à la multiplication des nouvelles lois pénales à objet essentiellement sanctionnateur[52]. Une autre réglementation, celle qui émane de l’acte du Parlement de 1986 sur l’ordre public[53], connaît une évolution similaire. Elle doit être directement reliée aux atteintes à la sécurité publique qui se sont accentuées à partir de 1984-1985.
Partie III – L’extension des qualifications des troubles à l’ordre public à partir de 1984-1985
Les infractions liées à l’atteinte à l’ordre public sont, depuis le Public Order Act de 1986, déterminées par la loi et non plus par le common law[54]. L’immixtion législative dans la définition des troubles à l’ordre public et le régime juridique en découlant est un changement essentiel qui permet à tous les gouvernements qui se succèdent depuis les années 1980 d’adopter toujours plus de normes précisant le dispositif de 1986, à l’instar de ce qui a été constaté à propos de la loi de 1984. Le Criminal Justice and Public Order Act de 1994 enrichit le droit existant en encadrant un peu plus les libertés, en particulier de réunion. Il étend encore l’approche des comportements jugés antisociaux et renforce des procédures de prévention plus attentatoires aux libertés et droits fondamentaux[55]. Depuis cette loi, plusieurs textes ont élargi la qualification d’atteinte à l’ordre public, souvent en rapport avec les évolutions pénales susmentionnées[56], mais également dans le cadre des pouvoirs octroyés au renseignement[57]. Le dernier exemple en date est le Public Order Act de 2023. Il prévoit des moyens inédits à la disposition des autorités de police à la faveur d’un encadrement strict du droit de manifester. Le stop and search est étendu et de nouvelles infractions sont créées en lien avec les actions de blocages des voies publiques et des transports. Une fois encore, des événements conjoncturels furent invoqués afin de justifier la pertinence du texte, en particulier les actions menées par des militants écologistes depuis 2021 des associations Extinction Rebellion, Just Stop Oil, et Insulate Britain. Alors que le groupement revendique le droit à la résistance civile face aux dangers du réchauffement climatique pour l’être humain, le gouvernement promeut la répression dans un contexte d’inflation des prix de l’énergie et des denrées de première nécessité. La volonté d’étouffer les rébellions écologiques n’est pas propre au Royaume-Uni. En France, la décision du ministère de l’Intérieur de dissoudre l’association Les Soulèvements de la Terre s’en rapproche. Les juges des référés du Conseil d’État français ont estimé à juste titre selon nous qu’il existait « un doute sérieux quant à la qualification de provocation à des agissements violents à l’encontre des personnes et des biens retenue par le décret de dissolution »[58]. Outre-Manche, la loi de 2023 sur l’ordre public a suscité une production considérable de rapports et de notes d’associations de défense des droits humains la condamnant, alors que la liberté de manifester fait l’objet d’attaques récurrentes depuis plusieurs décennies de la part du législateur[59].
Le cas des militants écologistes (parfois traités « d’écoterroristes ») par la loi de 2023 permet de vérifier l’extension d’arsenaux juridiques originellement pensés pour les terrorismes meurtriers. La montée en puissance de la législation antiterroriste au Royaume-Uni date des années 1980 afin de répondre aux violences de l’Irish Republican Army (IRA) dont les membres tenteront d’assassiner la Première ministre à Brighton le 12 octobre 1984. En réaction, la Dame de fer s’est d’abord appuyée sur le Prevention of Terrorism (Temporary Provisions)Act de 1974 qui venait compléter le Northern Ireland (Emergency Provisions) Act de 1973. La loi de 1974 a été reconduite à plusieurs reprises, faisant de l’exceptionnalité d’origine le principe[60] tout en octroyant de nouveaux pouvoirs aux autorités publiques[61]. La fuite en avant initiée par le gouvernement Thatcher n’a jamais été véritablement démentie depuis lors. Malgré leur libéralisme politique et leur rôle déterminant en faveur de l’Europe des droits humains du fait de l’adoption du HRA, les travaillistes qui remportent les élections générales en 1997 porteront parmi les projets les plus contestés des quarante dernières années en matière de droits et libertés fondamentaux, révélant toute l’ambivalence de leur leader de l’époque, Tony Blair. Non sans paradoxe, c’est sur le fondement du HRA que plusieurs dispositions de lois antiterroristes travaillistes seront remises en cause par le juge national[62].
L’intervention des juridictions n’a pas suffi à créer un électrochoc parmi les personnalités politiques et chez les citoyens afin de rompre un consensus dans la façon de traiter les questions d’insécurité qui, sous Thatcher comme sous Tony Blair, sont gérées dans un rapport direct avec les menaces internationales. La préservation de la paix civile dans une société mondialisée implique une approche globalisante qui confond le maintien de l’ordre public et la défense externe de l’État au profit d’un accroissement constant des pouvoirs de police, éventuellement avec l’appui de l’armée et de forces privées. Ce « continuum de sécurité » qui vise à offrir une « sécurité globale » aux citoyens[63] puise ses sources dans les conservatismes américain et britannique des années 1970-1980[64]. L’extension de la répression du terrorisme au Royaume-Uni doit donc être entendue comme le pendant interne d’initiatives martiales à l’international que sont, sous Thatcher, la guerre des Malouines et, sous Tony Blair, le soutien actif à l’invasion de l’Irak par les États-Unis.
Le bellicisme sécuritaire qui caractérise la législation britannique depuis près de 45 ans se comprend au-delà des émeutes urbaines et du terrorisme. Les conflits sociaux des années 1980 furent un vecteur de l’amenuisement sensible du droit de grève et de droits collectifs, comme l’appartenance à un syndicat. La production législative est, en la matière, considérable et précède même les blocages de 1985-1986. Pas moins de six lois sont votées sous Thatcher[65]. Son successeur, John Major, les synthétisera par le Trade Union and Labour Relations (Consolidation) Act de 1992[66]. En 2023, le gouvernement conduit par Rishi Sunak qui fait face à des grèves dans la majeure partie des services publics, soumet au Parlement un projet étendant les obligations de service minimum (Strikes (Minimum Service Levels) Act 2023). Le texte a été logiquement dénoncé par les syndicats pour trois motifs : le nombre de secteurs concernés par les nouvelles contraintes législatives définis, de surcroît, de façon vague ; le pouvoir de décision unilatérale octroyé au ministre compétent pour prendre toute mesure nécessaire à l’accomplissement du service minimum, et ce, sans négociation préalable ; et enfin les risques de tensions entre les syndicats et leurs membres puisque les premiers devront participer à la détermination des employés réquisitionnés[67]. Des interrogations demeurent quant à la conformité de l’ensemble du droit du travail britannique avec l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme et les standards prévus par les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) auxquels fait référence l’accord de commerce et de coopération conclu entre l’Union européenne et le Royaume-Uni[68]. Ainsi que le rappellent Keith Ewing et Lord Hendy, « le poids cumulé de toutes les restrictions au droit de grève au Royaume-Uni (“la législation la plus contraignante sur les syndicats dans le monde occidental” comme l’a décrit Tony Blair en 1997) dont nombre d’entre elles ont été condamnées par les commissions de l’OIT comme étant incompatibles avec la convention de 1987, et l’absence de limitations similaires en France, en Espagne et en Italie (en réalité, partout ailleurs en Europe), rendent peu probable » un jugement positif de l’OIT sur la nouvelle loi[69].
Ce foisonnement (ou plutôt cette incontinence législative[70] qui tente d’empêcher et de réprimer tout ce qui est susceptible de gêner l’ordre et le marché) doit être mis en rapport avec deux variables. La première concerne l’évolution du taux de criminalité au Royaume-Uni[71]. Entre 1980 et 1995, la croissance d’actes criminels et délictueux explose (de 11300 actes constatés à près de 20000). À partir de 1996, la diminution est rapide (pour atteindre 4385 crimes ou délits), mais elle doit être fortement relativisée depuis plusieurs années du fait de la délinquance numérique qui fait bondir le taux à 8656 délits. En outre, les violences les plus graves stagnent assez nettement depuis 2010[72]. Plus inquiétante est l’envolée des enregistrements de crimes et délits sexuels dont la prise en compte par les pouvoirs publics est jugée insuffisante[73]. La pacification apparente de la société britannique ne concerne donc que quelques aspects de la criminalité et ne connaît plus un déclin tel qu’il serait possible de considérer que l’adoption de mesures toujours plus répressives est une solution encore efficace. Le procédé du stop and search régulièrement condamné par les associations de protection des droits humains est reconnu comme étant inadapté afin d’éviter la survenance des violences. Le peu de cas qu’il est fait de l’éducation, de la prévention et de la réinsertion continue d’interroger la pertinence de dispositifs pénaux ayant clairement atteint leurs limites[74].
Le second paramètre est la rareté de textes qui visent à préserver les libertés ou à revenir sur certains pouvoirs octroyés aux forces de police. Le Police and Social Responsibility Act de 2011 ou le Freedom Act de 2012 vont dans ce sens. Bien avant ces lois, c’est bien sûr le Human Rights Act de 1998 qui demeure le dernier grand texte favorable aux droits et libertés fondamentaux adopté au Royaume-Uni. Malheureusement, son application n’a pas permis de juguler l’accroissement préoccupant des normes répressives ou attentatoires aux libertés ou droits individuels ou collectifs.
Conclusion – Le Human Rights Act de 1998, une « révolution » partiellement avortée
Depuis les années 2000 et son entrée en vigueur, les juristes continentaux ont fait la part belle au Human Rights Act de 1998[75]. Et pour cause : il serait le vecteur majeur d’une révolution juridique outre-Manche qui conduirait à un alignement progressif de la tradition de common law de protection des droits et libertés sur celle des systèmes romano-germaniques d’abord dominés par la conception allemande des droits et libertés fondamentaux. C’est sans doute aller trop loin et partir d’un postulat discutable d’une opposition radicale entre deux cultures juridiques qui participent à un même patrimoine constitutionnel commun en Europe[76]. Le HRA a incontestablement enrichi le droit britannique et produit une forme de « constitutionnalisation » des droits et libertés dans un processus original qui respecte la souveraineté du Parlement[77]. De plus, et ainsi qu’il a été mentionné précédemment, la loi de 1998 a contribué à écarter quelques-unes des dispositions les plus liberticides des législations antiterroristes et a permis au législateur britannique de pallier des insuffisances du droit interne[78]. Avant le Public Order Act de 2023, la Cour suprême du Royaume-Uni a utilement mobilisé la Convention européenne des droits de l’Homme dans le cadre d’un contentieux portant sur des faits d’obstruction sur la voie publique de la part de militants antimilitaristes. Atténuant les effets stricts du Highways Act de 1980, la Cour les concilie avec les articles 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de manifester pacifiquement) de la Convention en approfondissant ses techniques de contrôle – en l’espèce en faveur des manifestants[79]. Les juridictions britanniques sont devenues plus perméables aux techniques et aux modalités de contrôle juridiques des autorités publiques venues du continent, en particulier par la prise en compte du contrôle de proportionnalité[80].
Ces aspects juridiques, aussi essentiels soient-ils, ne doivent pourtant pas occulter le fait qu’ils n’ont pas empêché la prolifération des normes liberticides et les attaques gouvernementales régulières contre les droits humains au Royaume-Uni. Le droit, et le juge qui l’applique, ne peuvent pas tout face à une évolution qui semble soutenue par les citoyens peut-être insuffisamment éduqués à être libres dans une société démocratique qui suppose un investissement de chacun pour la chose publique et les ambitions collectives. Les droits et libertés fondamentaux sont finalement soumis à un double défi de nature civilisationnelle qui dépasse l’horizon juridique : d’une part, déconstruire l’idée selon laquelle le préalable à la garantie des droits et libertés dans une société démocratique serait l’avènement d’une sécurité globale visant « le risque zéro » de troubles à l’ordre public ; et, d’autre part, le réapprentissage de ce qu’implique d’un point de vue collectif la jouissance des droits et libertés, par-delà la seule émancipation individuelle des personnes, d’ailleurs trop souvent axée, dans le Royaume-Uni contemporain comme ailleurs, sur sa dimension matérielle.