Le gouvernement polonais dirigé par le parti « Droit et Justice » (« PiS ») a placé de larges pans du système judiciaire polonais sous son contrôle politique avec les « réformes » judiciaires qu’il a entreprises depuis fin 2015. Le terme « réforme » est cependant trompeur ; il s’agit en fait d’une tentative de capture du pouvoir judiciaire par l’exécutif et le législatif. En l’absence d’une majorité qualifiée pour modifier la Constitution, le PiS agit en adoptant de nombreuses lois simples, qui ne déploient leur plein effet que dans leur interaction[1].
Dans un premier temps, le PiS a placé le Tribunal constitutionnel sous son contrôle, de sorte que, selon la Cour européenne des droits de l’homme (« Cour EDH »), il ne peut plus être considéré comme étant un tribunal « établi par la loi » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme (« Convention EDH »)[2]. Par conséquent, les « réformes » judiciaires qui ont suivi n’ont plus été soumises à un contrôle constitutionnel indépendant et légitime[3]. Dans un second temps, le PiS a instrumentalisé le Tribunal constitutionnel afin d’empêcher le contrôle des « réformes » judiciaires par la Cour de justice de l’Union européenne (« la Cour de justice » ou « la Cour ») et la Cour EDH. Ainsi, par sa décision du 7 octobre 2021, le Tribunal constitutionnel a déclaré inconstitutionnelles un certain nombre de dispositions du droit primaire de l’Union telles qu’interprétées par la Cour de justice, concernant l’indépendance des systèmes judiciaires des États membres[4]. Cette décision a été suivie d’une deuxième décision le 24 novembre 2021, dans laquelle le Tribunal constitutionnel a déclaré inconstitutionnel l’article 6 § 1 de la Convention EDH dans la mesure où il est appliqué, par la Cour EDH, au Tribunal constitutionnel lui-même[5].
Au-delà de la prise de contrôle et de l’instrumentalisation du Tribunal constitutionnel, le PiS a fusionné la position du ministre de la Justice avec celle du procureur général en la personne de Zbigniew Ziobro, renforçant ainsi l’influence que ce dernier exerce sur le pouvoir judiciaire[6]. Par la suite, celui-ci est intervenu dans des enquêtes en cours et a muté les procureurs qui n’agissent pas dans l’intérêt du gouvernement[7]. En outre, dans le cadre des « réformes » des juridictions de droit commun, il a révoqué et nommé plus de 100 présidents des juridictions, ce qui constitue une autre violation de la Convention EDH[8]. Les « réformes » du PiS visent également la procédure de nomination des juges, qui se déroule entre le conseil national de la magistrature (« la KRS »), qui propose un candidat, et le président, qui le nomme. Pour placer cette procédure de nomination sous son contrôle, le PiS a augmenté le nombre de membres de la KRS nommés par le pouvoir législatif ; la Cour de justice a par la suite constaté que la KRS modifiée manquait d’indépendance[9]. Dans le même temps, le président Andrzej Duda coopère pleinement avec le PiS en nommant les juges proposés par la KRS modifiée. Enfin, le PiS a mis en place un régime disciplinaire des juges, dont l’élément clé se trouve être la chambre disciplinaire, l’une des deux chambres nouvellement créées à la Cour suprême, dont le manque d’indépendance a été établi par la Cour EDH[10].
Le déficit de l’État de droit en Pologne a donc pris des proportions systémiques ; la Commission européenne parle ainsi d’une « rupture structurelle » de l’indépendance et de l’impartialité du système judiciaire polonais[11]. Cette rupture a un impact considérable sur l’ensemble de l’ordre juridique de l’Union, de la garantie des droits individuels de l’Union à la reconnaissance mutuelle des décisions judicaires et à l’exécution des décisions de la Cour de justice. Une partie de la doctrine en droit de l’Union y voit déjà un « Polexit » juridique de facto : le retrait de la Pologne de l’UE[12].
Pour contrer cette évolution, la voie politique s’est avérée jusqu’à présent inefficace du point de vue de l’Union. Au cours de la procédure de dialogue de deux ans du « cadre de l’UE pour renforcer l’État du droit », le PiS n’a pas mis en œuvre les propositions de la Commission européenne[13]. La procédure de l’article 7 § 1 TUE, engagée par la suite par la Commission, n’a toujours pas abouti après plus de quatre ans. Le régime général de conditionnalité nouvellement introduit, grâce auquel les paiements du budget de l’UE peuvent être suspendus en raison de violations de l’État de droit qui portent atteinte à la bonne gestion financière du budget de l’Union, n’a pas encore été appliqué par la Commission.
Face à cet échec politique, la Cour de justice prend un rôle de plus en plus important : elle devient ainsi « gardien ultime de l’État de droit » autoproclamé[14]. Dans ce qu’il est devenu habituel d’appeler les « affaires polonaises »[15], les affaires devant la Cour de justice concernant les « réformes » judiciaires polonaises, la Cour veille au respect de l’État de droit. À cette fin, elle a élaboré une jurisprudence en matière d’État de droit, c’est-à-dire une jurisprudence sur les garanties de l’État de droit en vertu du droit de l’Union[16]. Ce courant jurisprudentiel comporte des aspects procéduraux (Partie I) et des aspects substantiels (Partie II).
Partie I – Les aspects procéduraux de la jurisprudence en matière d’État de droit
Dans le cadre des « affaires polonaises », le recours en manquement s’est avéré être la procédure la plus appropriée pour faire face au déficit systémique de l’État de droit[17] en Pologne, tandis que, par le biais de la procédure du renvoi préjudiciel, la Cour de justice a pu régler les conséquences de la situation polonaise sur les autres États membres (A). En raison de la non-exécution systématique par la Pologne des décisions de la Cour, l’imposition d’une astreinte en cas de non-respect d’une mesure provisoire est devenue un moyen de « pression » important pour garantir l’efficacité du droit de l’Union en Pologne (B).
A. Le recours en manquement, la procédure la plus appropriée pour faire face au démantèlement de l’État de droit en Pologne
Pour aborder le déficit systémique de l’État de droit en Pologne, la Cour de justice dispose de deux voies procédurales : d’une part la voie directe qui s’effectue de haut en bas, par le biais du recours en manquement introduit par la Commission au titre de l’article 258 TFUE ou par un État membre au titre de l’article 259 TFUE ; d’autre part la voie indirecte qui se réalise du bas vers le haut, par le biais des saisines des juridictions nationales, conformément à la procédure du renvoi préjudiciel, prévue à l’article 267 TFUE.
Alors que la Commission a jusqu’à présent introduit quatre procédures en manquement contre la Pologne concernant l’État de droit, les juridictions polonaises indépendantes ont saisi la Cour de justice de multiples renvois préjudiciels par lesquels elles remettent en cause la légalité des « réformes » judiciaires. Par la suite, la Cour a habilité les juridictions nationales à se contrôler mutuellement quant à leur compatibilité avec les exigences de l’État de droit en vertu du droit de l’Union[18]. Ainsi, elle a intégré les juridictions nationales dans la défense de l’État de droit au sein de l’Union[19]. Malgré cette coopération intensive avec les juridictions polonaises par le biais du renvoi préjudiciel, c’est la procédure en manquement qui, dans les arrêts rendus jusqu’à présent dans le cadre des « affaires polonaises », s’est avérée être la procédure la plus appropriée pour faire face au démantèlement de l’État de droit en Pologne. Cela est dû à la fois à la nature systémique du déficit de l’État de droit en Pologne et aux mesures perturbatrices prises par le gouvernement polonais, qui visent à empêcher les juridictions polonaises de saisir la Cour de justice pour contester les « réformes » judiciaires.
Tout d’abord, le recours en manquement permet à la Cour, du fait du contrôle général et abstrait qu’elle est appelée à exercer, de tenir compte de la nature systémique du déficit de l’État de droit en Pologne, sans qu’elle soit liée aux circonstances d’un cas concret. Ainsi, il facilite l’appréciation de l’effet cumulatif des « réformes » judiciaires. En revanche, le renvoi préjudiciel part d’un cas concret ; la question posée à la Cour par la juridiction nationale doit être pertinente pour la solution du litige au principal. Cette exigence de pertinence de la saisine est fatale aux juridictions polonaises lorsque, comme dans l’affaire Miasto Łowicz[20], elles s’adressent à la Cour pour se protéger elles-mêmes contre des poursuites disciplinaires contraires au droit de l’Union, sans que les réponses à leurs questions préjudicielles soient toutefois pertinentes pour la solution du litige au principal. Bien que, selon une jurisprudence constante, la Cour présume la pertinence des questions préjudicielles, elle a déclaré ces renvois irrecevables pour manque de pertinence de la saisine[21].
En outre, l’efficacité des décisions préjudicielles dans le cadre des « réformes » judiciaires est considérablement limitée par les mesures du gouvernement polonais. Ainsi, un juge qui renvoie une affaire à la Cour de justice peut faire l’objet de mesures disciplinaires, une pratique désormais explicitement reconnue par la loi dite « muselière » de 2019[22]. Avec la perte croissante d’indépendance des juridictions polonaises, le dialogue judiciaire entre la Pologne et le Luxembourg risque de se rompre, car les renvois à la Cour par les juridictions non indépendantes pourraient être rejetés comme irrecevables[23]. Enfin, le gouvernement polonais, avec l’aide du Tribunal constitutionnel sous emprise, refuse d’appliquer les jugements des juridictions polonaises qui sont rendus à la suite de décisions préjudicielles concernant l’indépendance du système judiciaire. Ceux-ci sont soit complètement ignorés, soit déclarés inconstitutionnels[24].
Cependant, non seulement l’efficacité du renvoi préjudiciel, mais aussi celle du recours en manquement est limitée par les mesures prises par le gouvernement polonais. Ainsi, le PiS conteste la compétence de la Cour de justice dans les « affaires polonaises » et n’exécute pas ou seulement partiellement ses arrêts[25]. En outre, sur la base de la décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021, les arrêts de la Cour de justice relatifs aux « réformes » judiciaires pourraient être déclarés inconstitutionnels[26].
Toutefois, à la différence du renvoi préjudiciel, le recours en manquement s’est révélé plus résistant aux mesures perturbatrices du gouvernement polonais. Ainsi, l’introduction et la mise en œuvre de la procédure ont lieu en dehors de la Pologne, sans que le gouvernement polonais puisse y exercer une quelconque influence. De plus, l’exécution des arrêts en manquement peut être renforcée par l’introduction d’un recours en manquement sur manquement selon l’article 260 § 2 TFUE. Ainsi, la Commission peut demander à la Cour de justice d’imposer une sanction financière à l’État membre concerné en cas de non-respect d’un arrêt en manquement. Le recours en manquement s’est donc avéré être la procédure la plus appropriée pour contrer le déficit systémique de l’État de droit en Pologne[27].
Si le renvoi préjudiciel semble être moins approprié pour faire face aux « réformes » judiciaires polonaises, la Cour de justice règle, par le biais de cette procédure, les conséquences de la situation polonaise sur les autres États membres. Ainsi, la Cour n’est pas seulement saisie de renvois des juridictions polonaises sur les « réformes » judiciaires, mais aussi des juridictions non-polonaises concernant l’impact du déficit systémique de l’État de droit en Pologne sur la coopération judiciaire entre les États membres dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice (« ELSJ »). L’interdépendance des systèmes judiciaires des États membres fait que la violation systématique des garanties fondamentales de l’État de droit par un État membre a un impact sur tous les autres États membres. La coopération entre les États membres dans l’ELSJ est basée sur le principe de confiance mutuelle, qui impose à chaque État membre « de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit »[28]. Cependant, le respect du droit de l’Union ne peut plus être garanti par de larges pans du système judiciaire polonais en raison du manque d’indépendance des juridictions. La dérogation au principe de confiance mutuelle à l’égard de la Pologne risque donc de passer de l’exception à la règle, notamment dans le cadre du mandat d’arrêt européen. Ainsi, une personne qui doit être remise à la Pologne risque de voir ses droits fondamentaux violés devant les juridictions polonaises, en particulier son droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant en vertu de l’article 47 al. 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte »). La Cour se trouve donc dans la position difficile de préserver les personnes concernées de ce risque sans vider de sa substance le principe de confiance mutuelle envers la Pologne. Pour préserver cet équilibre, la Cour habilite les juridictions nationales dans son arrêt LM de 2018 à exercer un contrôle décentralisé de l’État de droit[29]. Ainsi, sur la base d’une appréciation au cas par cas, les juridictions nationales peuvent suspendre la remise d’une personne à l’État d’émission, si un risque réel de violation de l’article 47 al. 2 de la Charte se manifeste non seulement in abstracto, par des défaillances systémiques ou généralisées de l’indépendance des juridictions de l’État d’émission, mais aussi in concreto, dans le cas de la personne recherchée[30]. Cependant, comme il est difficile de prouver l’existence d’un risque réel in concreto, la suspension d’une remise reste plutôt une réserve théorique[31]. En exigeant un tel examen en deux étapes, abstrait et concret, la Cour fixe des obstacles élevés pour la suspension d’une remise[32]. Ainsi, la Cour donne la priorité au maintien de l’intégration juridique au prix d’éventuelles violations des droits fondamentaux des individus.
B. L’imposition d’une astreinte en cas de non-respect d’une mesure provisoire, un moyen important pour garantir l’efficacité des décisions de la Cour de justice
Si le recours en manquement semble plus approprié que le renvoi préjudiciel pour aborder les « réformes » judiciaires, certains facteurs risquent cependant de limiter son efficacité. En effet, le recours en manquement est une procédure hautement politique et d’une longue durée. Son introduction n’est pas obligatoire, mais reste à la discrétion de la Commission européenne ou des États membres. Avec sa phase précontentieuse, le recours en manquement est d’abord orienté vers un échange constructif entre la Commission et l’État membre concerné. Cependant, dans le cas de la Pologne, le dialogue s’est avéré totalement inefficace comme moyen de résolution des conflits : la Pologne n’a pas mis en œuvre une seule des exigences formulées par la Commission lors des phases précontentieuses des quatre recours en manquement introduits à ce jour[33]. Si le recours atteint finalement la Cour de justice, la phase contentieuse est longue en raison de son caractère contradictoire : dans deux des trois recours en manquement jugés jusqu’à présent dans le cadre des « affaires polonaises », il s’est écoulé environ 20 mois entre l’introduction du recours et l’arrêt définitif[34]. Toutefois, la détérioration rapide de la situation de l’État de droit polonais exige une réponse de l’Union dans les plus brefs délais ; la longueur de la procédure risque d’affaiblir l’efficacité de l’arrêt définitif[35].
Afin d’éviter que la longue durée du recours en manquement ne crée une lacune dans le système de protection juridique de l’Union, l’article 279 TFUE prévoit la possibilité d’une procédure de référé. Cette disposition permet à la Cour de justice, à la demande de la Commission européenne et dans les conditions cumulatives de nécessité et d’urgence d’une mesure provisoire, d’obliger l’État concerné à prendre certaines mesures jusqu’au prononcé de l’arrêt définitif. De cette façon, l’efficacité du jugement final peut être garantie malgré la longue durée de la procédure principale. Dans le cadre des « affaires polonaises », trois mesures provisoires ont déjà été prescrites, dans un délai moyen de moins de trois mois après leur demande[36]. Cependant, la non-exécution systématique par le gouvernement polonais des mesures provisoires prises par la Cour a mis en évidence leur manque de force exécutoire. Tant dans les procédures concernant l’État de droit que dans les litiges relatifs au droit environnemental de l’Union, les autorités polonaises ont refusé de mettre pleinement en œuvre les mesures ordonnées[37]. En outre, le Tribunal constitutionnel a déclaré inconstitutionnelles les mesures provisoires de la Cour de justice, dans la mesure où elles concernent le système judiciaire polonais[38]. La Cour a eu l’occasion de réagir à ce non-respect systématique par la Pologne dans trois affaires successives.
Dans la première affaire, Forêt de Białowieża, il s’agit d’un recours en manquement engagé par la Commission européenne contre la Pologne, qui concerne la gestion d’un district forestier protégé par le droit de l’Union[39]. Dans son ordonnance de référé du 20 novembre 2017, la Cour de justice évoque pour la première fois la possibilité d’imposer une astreinte d’au moins 100 000 € par jour en cas de non-respect des mesures provisoires. Quinze jours après le prononcé des mesures provisoires, la Commission peut lui demander de prononcer une telle astreinte en cas d’infraction. La Cour justifie cette voie de recours exceptionnelle par la nécessité d’assurer l’application effective du droit de l’Union, qui est inhérente à la valeur de l’État de droit consacrée à l’article 2 TUE[40]. Le prononcé d’une astreinte en cas de non-respect d’une mesure provisoire peut donc être considéré comme la réalisation procédurale du principe de l’État de droit. Toutefois, le caractère drastique d’une telle mesure doit être pris en compte : pour le prononcé d’une astreinte, il suffit qu’une mesure provisoirement ordonnée soit violée, ce qui repose sur l’appréciation seule du juge des référés, faite dans les plus brefs délais. Dans ces conditions, une telle astreinte ne peut être qu’une mesure de dernier ressort.
Bien que la Cour indique dans l’affaire Forêt de Białowieża la voie à suivre pour une mise en œuvre efficace des mesures provisoires, la Commission ne demande pas l’imposition d’une astreinte à la Pologne, malgré le non-respect des mesures provisoires par celle-ci. C’est un État membre qui fait usage pour la première fois de la nouvelle voie de recours. Le point de départ de cette deuxième affaire, Mine de Turów, est également un recours en manquement en matière de droit de l’environnement, dans le cadre duquel la République tchèque avait demandé avec succès à la Cour une mesure provisoire selon laquelle la Pologne devait cesser immédiatement l’extraction du lignite dans la mine de Turów, située près de la frontière polono-tchèque[41]. Cependant, cette fois-ci, après le refus de la Pologne de se conformer aux mesures provisoires, la Cour, à la demande de la République tchèque, a imposé le 20 septembre 2021 une astreinte journalière de 500 000 € à la Pologne[42]. Ce faisant, la Cour précise également les modalités de fixation du montant de l’astreinte : ainsi, l’astreinte doit être « adaptée aux circonstances et […] proportionnée au manquement constaté ainsi qu’à la capacité de paiement »[43] de l’État membre. Cela correspond à l’approche de la Cour de justice dans le cadre du recours en manquement sur manquement selon l’article 260 § 2 TFUE[44].
C’est dans la troisième affaire, Commission c. Pologne, que la Cour prévoit pour la première fois l’imposition d’une astreinte dans le cadre des « affaires polonaises »[45]. La Pologne avait refusé de se conformer à l’ordonnance rendu par la Cour le 15 juillet 2021 et de mettre fin aux activités de la chambre disciplinaire de la Cour suprême ainsi que d’accorder aux juridictions polonaises la compétence de contrôler les garanties de l’État de droit en vertu du droit de l’Union auprès d’autres juridictions nationales[46]. À la suite d’une demande de la Commission, la Cour impose donc dans son ordonnance du 27 octobre 2021 une astreinte journalière de 1 000 000 € à la Pologne. Pour justifier ce montant inédit, la Cour indique que la non-exécution des mesures provisoires par la Pologne risquait de « causer un préjudice grave et irréparable à l’ordre juridique de l’Union et, partant, aux droits que les justiciables tirent du droit de l’Union ainsi qu’aux valeurs, énoncées à l’article 2 TUE, […], notamment celle de l’État de droit »[47].
Les trois affaires susmentionnées sont à ce jour les seules dans lesquelles la Cour a statué sur l’imposition d’une astreinte pour non-respect de mesures provisoires. Le fait qu’elles soient toutes dirigées contre la Pologne n’est pas un hasard, mais le résultat du refus systématique de la Pologne de se conformer aux décisions de la Cour. Ainsi, la Pologne refuse même de payer les astreintes imposées dans l’affaire Mine de Turów et par l’ordonnance du 27 octobre 2021. En conséquence, la Commission a annoncé qu’elle réduira les paiements effectués à la Pologne au titre du budget de l’UE à hauteur des impayés[48].
Par l’imposition d’une astreinte en cas de non-respect d’une mesure provisoire, la Cour ne renforce pas seulement l’efficacité de la procédure en référé, mais aussi celle du recours en manquement, qui constitue la procédure principale. Ainsi, avec l’ordonnance du 27 octobre 2021, l’imposition d’une astreinte est devenue un moyen important pour faire face à la non-exécution des décisions de la Cour par la Pologne dans le cadre des « affaires polonaises ».
Partie II – Les aspects substantiels de la jurisprudence en matière d’État de droit
Sur le fond, la Cour de justice montre la voie à suivre à la Commission européenne et assume ainsi un rôle de pionnier. Avec son arrêt historique ASJP, la Cour pose les bases d’un contrôle de l’État de droit, qu’elle continue à développer dans la jurisprudence ultérieure, notamment dans son arrêt Repubblika (A). Ces aspects substantiels trouvent leur application, en combinaison avec les aspects formels démontrés, dans la jurisprudence récente dans le cadre des « affaires polonaises », ce qui permet un contrôle efficace et renforcé de l’État de droit (B).
A. Les arrêts ASJP et Repubblika: le fondement substantiel de la jurisprudence en matière d’État de droit
Ce n’est pas dans les « affaires polonaises » que la Cour de justice crée le fondement substantiel de sa jurisprudence en matière d’État de droit, mais dans deux renvois préjudiciels, à première vue plutôt anodins, d’origine portugais et maltais.
Dans ces deux arrêts, ASJP et Repubblika[49], la Cour procède de manière similaire : elle introduit une nouvelle base juridique du droit de l’Union permettant un contrôle de l’État de droit dans les États membres, pour ensuite conclure à une non-violation dans le cas d’espèce. Cependant, les deux arrêts diffèrent par rapport à leur contenu et au contexte dans lequel ils ont été rendus : alors que l’arrêt ASJP, rendu en février 2018 dans la perspective des « affaires polonaises » imminentes, marque la naissance de la jurisprudence en matière d’État de droit, l’arrêt Repubblika, rendu en avril 2021, repose sur une jurisprudence désormais constante en matière d’État de droit et ouvre des nouveaux chemins dans la mise en œuvre des valeurs fondamentales de l’Union, même au-delà de l’État de droit.
Dans l’affaire ASJP, la Cour administrative suprême portugaise demande à la Cour de justice si le principe d’indépendance des juges s’oppose à l’application aux juges d’une réduction des rémunérations dans la fonction publique[50]. La Cour de justice saisit cette occasion pour appliquer, pour la première fois, l’article 19 § 1 al. 2 TUE afin de contrôler l’État de droit dans un État membre au regard du droit de l’Union. À son avis, cette disposition « concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE »[51]. Renforcé par ce lien avec une valeur fondamentale de l’Union, l’article 19 § 1 al. 2 TUE fait naître l’obligation pour les États membres de garantir une protection juridictionnelle effective, ce qui inclut, entre autres, les garanties d’indépendance et d’impartialité des juges. Cette obligation s’applique dans les domaines couverts par le droit de l’Union et donc à toutes les juridictions nationales qui peuvent être saisies – indépendamment du cas concret – de questions relatives à l’application ou l’interprétation du droit de l’Union. La Cour de justice donne ainsi à l’article 19 § 1 al. 2 TUE un champ d’application presque illimité. Par conséquent, non seulement les particuliers peuvent invoquer directement cet article, comme l’ont fait les juges portugais dans l’affaire initiale, mais l’article 19 § 1 al. 2 TUE permet aussi un contrôle abstrait du système judiciaire d’un État membre, comme opéré ensuite par la Commission dans les recours en manquement concernant les « réformes » judiciaires polonaises[52].
Alors que l’article 19 § 1 al. 2 TUE devient la norme centrale de la jurisprudence en matière d’État de droit, l’article 47 de la Charte est marginalisé dans l’arrêt ASJP[53]. Ainsi, la Cour de justice utilise l’article 47 uniquement comme une aide à l’interprétation de l’article 19 § 1 al. 2 TUE. Selon la première phrase de l’article 51 § 1 de la Charte, les droits garantis par la Charte trouvent seulement à s’appliquer lorsque le droit de l’Union est mis en œuvre. Dans le droit national relatif à l’organisation de la justice, qui est concerné par les « réformes » judiciaires et qui relève de la compétence des États membres, cette condition d’applicabilité n’est cependant régulièrement pas remplie[54]. En outre, l’article 47 de la Charte, en tant que droit subjectif, suppose toujours une violation d’un intérêt juridique dans le cas individuel[55]. Sur le plan formel, abordé précédemment, cela correspond à la liaison du renvoi préjudiciel à un cas concret. Toutefois, comme le recours en manquement s’est avéré mieux approprié que le renvoi préjudiciel pour examiner les « réformes » judiciaires en ce qu’il permet un contrôle abstrait des mesures générales, l’article 19 § 1 al. 2 TUE fournit une base juridique plus appropriée que l’article 47 de la Charte, en raison de son applicabilité hors du cas concret[56]. Comme les garanties matérielles de l’article 47 de la Charte sont pleinement comprises dans l’article 19 § 1 al. 2 TUE, le faible rôle de l’article 47 de la Charte n’a pas de conséquences négatives pour la protection juridique de l’individu. Au contraire, les garanties de l’article 47 de la Charte sont renforcées en devenant partie du standard minimal généralement applicable de l’État de droit en vertu du droit de l’Union via l’article 19 § 1 al. 2 TUE.
Bien que la Cour de justice ait déjà fait référence à l’article 2 TUE dans l’arrêt ASJP – en tant que valeur concrétisée par l’article 19 § 1 al. 2 TUE – ce n’est que dans l’arrêt Repubblika qu’elle jette les bases pour une application directe et indépendante de cette norme fondamentale de l’Union[57]. Dans cette affaire, un tribunal maltais pose des questions concernent la procédure de nomination des juges, qui est inchangée dans la Constitution maltaise depuis 1964. Elle prévoit que le Premier ministre peut nommer des juges à sa discrétion, à condition qu’ils répondent à certaines conditions d’expérience professionnelle. En outre, depuis 2016, une commission indépendante des nominations judiciaires est sollicitée et peut soumettre des propositions de candidats au Premier ministre, qui ne peut s’en écarter que par une déclaration motivée. Le tribunal demande, si cette procédure de nomination est compatible avec les garanties de l’État de droit prévues par l’article 19 § 1 al. 2 TUE.
Après avoir rappelé sa jurisprudence antérieure en matière d’État de droit, la Cour aborde le fait que les dispositions pertinentes de la Constitution maltaise existaient déjà lors de l’adhésion de Malte à l’UE en 2004 et qu’elles sont restées inchangées depuis lors, à l’exception de l’introduction de ladite commission. Toutefois, selon l’article 49 TUE, l’adhésion à l’Union est subordonnée au respect des valeurs de l’article 2 TUE[58]. Avec son adhésion, Malte a donc volontairement et de son propre chef adopté les valeurs de l’article 2 TUE. Cet engagement continu, en liaison avec le rôle fondamental du respect des valeurs de l’article 2 TUE pour l’ordre juridique de l’Union, donne lieu à un principe de non-régression, en conséquence duquel les États membres ne peuvent modifier leur législation de manière à diminuer la protection de la valeur de l’État de droit offerte par l’article 2 TUE[59]. Il s’ensuit que les États membres doivent s’abstenir d’adopter des règles qui viendraient porter atteinte à l’indépendance des juges. Dans le cas de Malte, cependant, aucune régression de la protection de l’État de droit n’a pu être constatée dans la procédure de nomination des juges ; au contraire, l’introduction de ladite commission en 2016 a renforcé la garantie de l’indépendance des juges.
La Cour de justice effectue ainsi un double test dans l’affaire Repubblika : d’une part, le test, déjà établi, du respect du standard minimal de l’État de droit au titre de l’article 19 § 1 al. 2 TUE et, d’autre part, le test, inédit, de la non-régression en matière de protection de l’État de droit au titre de l’article 2 TUE[60]. De cette manière, la Cour complète sa norme de contrôle, centrale et uniforme, du standard minimal de l’État de droit par une norme de contrôle, décentralisée et spécifique à l’État membre, du principe de non-régression.
L’arrêt Repubblika revêt une importance particulière pour la Pologne. En effet, les « réformes » judiciaires constituent une régression dans le développement, encore récent, de l’État de droit polonais[61]. Avec l’arrêt Repubblika, comme précédemment avec l’arrêt ASJP, la Cour offre à la Commission une base juridique sur laquelle des recours en manquement pourraient être introduits pour défendre l’État de droit polonais. Cependant, le potentiel du principe de non-régression va bien au-delà de la protection de la valeur de l’État de droit : ainsi, il pourrait servir comme base juridique pour un contrôle d’autres valeurs de l’article 2 TUE dans les États-membres, comme le respect des droits de l’homme[62].
B. Le régime disciplinaire des juges polonais à l’épreuve de la Cour de justice
Dans la jurisprudence récente relative aux « affaires polonaises », la Cour de justice s’est penchée sur le système disciplinaire des juges, élément central des « réformes » judiciaires, dans deux décisions des 14 et 15 juillet 2021[63].
L’arrêt Commission c. Pologne (Régime disciplinaire des juges) du 15 juillet 2021 est le troisième arrêt définitif de la Cour de justice dans un recours en manquement concernant le système judiciaire polonais. Dans cette procédure, initiée en 2019 par l’ancien commissaire à l’État de droit, Frans Timmermans, des mesures provisoires ont été rendues par la Cour le 8 avril 2020. Celles-ci prévoyaient que la Pologne devait immédiatement suspendre l’application des dispositions sur lesquelles la chambre disciplinaire de la Cour suprême, nouvellement créée, fonde sa compétence dans les procédures disciplinaires à l’encontre des juges[64]. Dans son arrêt final, la Cour confirme le manque d’indépendance de la chambre disciplinaire, déclarant ainsi, pour la première fois, que l’organisation d’une chambre au sein d’une juridiction nationale est contraire au droit de l’Union. Au lieu d’examiner l’indépendance de la chambre disciplinaire de manière isolée, la Cour l’évalue dans le « contexte plus global de réformes » judiciaires, en se concentrant en particulier sur la procédure de nomination des juges ainsi que sur la KRS sous emprise, dont elle constate à titre incident le manque d’indépendance[65]. La Cour fonde ce contrôle abstrait sur l’article 19 § 1 al. 2 TUE, alors qu’elle utilise l’article 47 de la Charte de nouveau uniquement comme une aide à l’interprétation.
Cependant, l’étendue du contrôle dans le cadre du recours en manquement s’étend au-delà de la chambre disciplinaire. Ainsi, la Cour accueille un autre grief de la Commission tenant à la poursuite disciplinaire des juges sur la base du contenu de décisions judiciaires. Si la sauvegarde de l’indépendance des juges ne doit pas exclure totalement le contrôle de décisions judiciaires, ce contrôle doit être limité aux cas « tout à fait exceptionnels […] d’éventuelles conduites graves et totalement inexcusables » par des juges[66]. Cette différenciation opérée par la Cour montre que dans le cadre des « affaires polonaises », elle garde aussi à l’esprit les systèmes judiciaires des autres États membres. En l’espèce, cependant, les règles qui définissent l’infraction disciplinaire ne sont pas suffisamment claires et précises pour exclure qu’elles soient utilisées aux fins d’influencer les décisions judiciaires et de générer des pressions et un « effet dissuasif »[67] à l’égard des juges. Cela, comme la création de la chambre disciplinaire, constitue non seulement une violation de l’article 19 § 1 al. 2 TUE, mais aussi une régression de la protection de l’État de droit et donc une violation de l’article 2 TUE. La Cour de justice constate ainsi pour la première fois une violation du principe de non-régression, introduit dans son arrêt Repubblika. Toutefois, cette constatation n’est qu’un obiter dictum, car l’action de la Commission européenne n’est pas fondée sur une violation de l’article 2 TUE.
La Cour accueille également deux autres griefs de la Commission concernant le système disciplinaire des juges : ainsi, le fait de confier au pouvoir discrétionnaire du président de la chambre disciplinaire la désignation des tribunaux disciplinaires compétents en première instance, conduit à ce que les affaires disciplinaires ne soient plus tranchées par un tribunal « établi par la loi » ; en plus, les droits de la défense des juges concernés dans le cadre d’une procédure disciplinaire ne sont pas respectés. C’est ici que le rôle de la Charte est mis en évidence : bien que la Cour fonde l’examen des deux griefs sur l’article 19 § 1 al. 2 TUE, les garanties substantielles pertinentes – un tribunal « établi par la loi » et le respect des droits de la défense – découlent des articles 47 al. 2 et 48 al. 2 de la Charte, qui correspondent eux-mêmes à l’article 6 § 1 et 3 de la Convention EDH. Comme l’a suggéré l’avocat général Evgeni Tanchev, la Cour reconnait ainsi que l’article 19 § 1 al. 2 TUE assure non seulement les garanties de l’article 47 de la Charte, mais aussi celles de l’article 48 de la Charte[68]. Les droits fondamentaux judiciaires des articles 47 et 48 de la Charte servent donc de fondement matériel à l’article 19 § 1 al. 2 TUE et constituent, en même temps, un lien avec l’article 6 de la Convention EDH et avec la jurisprudence pertinente de la Cour EDH, à laquelle la Cour de justice se réfère ici.
Le cinquième et dernier grief de la Commission est également accueilli par la Cour. Il concerne la possibilité d’engager une procédure disciplinaire à l’encontre des juges lorsqu’ils s’adressent à la Cour de justice dans le cadre d’un renvoi préjudiciel. Contrairement aux griefs précédents, celui-ci n’est pas fondé sur l’article 19 § 1 al. 2 TUE, mais sur l’article 267 al. 2 et 3 TFUE. Dans ce contexte, la Cour rappelle le rôle essentiel de la procédure préjudicielle en tant que « clef de voûte » du système juridictionnel de l’Union. La seule perspective d’une procédure disciplinaire serait susceptible de porter atteinte à l’exercice effectif par les juges nationaux de la faculté ou, dans le cas d’une juridiction de dernière instance, de l’obligation de saisir la Cour de justice.
Dans son arrêt, la Cour établit ainsi la non-conformité de larges pans du système disciplinaire polonais avec le droit de l’Union. Cependant, la Pologne refuse de mettre en œuvre l’arrêt en question. En réaction, la Commission européenne engage un recours en manquement sur manquement au titre de l’article 260 § 2 TFUE pour non-exécution de l’arrêt[69].
Alors que la chambre disciplinaire a cessé d’engager des procédures disciplinaires en réponse à l’ordonnance du 8 avril 2020, elle a continué à agir sur la base de la loi dite « muselière », en retirant l’immunité des juges afin de permettre leur poursuite pénale, conduite par le ministère public sous emprise. Cela a amené la Commission à engager un nouveau recours en manquement, qu’elle a porté devant la Cour en mars 2021, en combinaison avec une demande de mesures provisoires[70]. Sur la base des articles 19 § 1 al. 2 TUE, 47 de la Charte et 267 TFUE, la Commission fait valoir la non-conformité de certaines mesures de la loi dite « muselière » avec le droit de l’Union, y compris celles concernant la chambre disciplinaire. Alors que l’arrêt définitif dans cette procédure est toujours en attente, la Cour de justice a déjà fait droit à la demande de mesures provisoires de la Commission dans son ordonnance du 14 juillet 2021. Ainsi, elle ordonne la suspension immédiate des dispositions en vertu desquelles la chambre disciplinaire est compétente pour lever l’immunité des juges et pour statuer sur les affaires en matière du droit de travail et d’assurances sociales concernant les juges de la Cour suprême. L’effet de cette suspension s’étend aux jugements déjà rendus. La chambre disciplinaire est donc vidée de toute compétence. La Cour ordonne également la suspension d’autres dispositions de la loi dite « muselière », qui interdisent aux juridictions polonaises, sous menace de poursuites disciplinaires, de contrôler les garanties de l’État de droit en vertu du droit de l’Union auprès d’autres juridictions nationales, cette compétence étant réservée à la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême[71]. Ainsi, la Cour de justice redonne aux juridictions polonaises la compétence de contrôler la conformité de leur propre système judiciaire avec le droit de l’Union.
Par son ordonnance et son arrêt des 14 et 15 juillet 2021, la Cour souligne une fois de plus son ambition de défendre l’État de droit dans l’Union européenne. Sur la base d’une jurisprudence abondante en matière d’État de droit, la Cour dispose désormais de nombreux moyens, tant procéduraux que substantiels, pour faire face au déficit systémique de l’État de droit en Pologne. En même temps, le gouvernement polonais, avec l’aide du Tribunal constitutionnel, creuse un fossé de plus en plus profond entre le système juridique polonais et celui de l’Union européenne.