La perte de plein droit de la nationalité d’un État membre, dont découle la perte de la citoyenneté de l’Union, ne peut-elle être appréhendée que sous l’angle des dispositions relatives au statut de citoyen, ou les droits fondamentaux peuvent-ils jouer un rôle substantiel ?
La question préjudicielle dont est saisie la Cour dans l’affaire Tjebbes a été soulevée à l’occasion de litiges relatifs au refus des autorités néerlandaises de faire droit aux demandes de renouvellement de passeport des requérantes, au motif qu’elles auraient perdu de plein droit la nationalité néerlandaise. L’article 15, paragraphe 1, sous c), de la loi sur la nationalité néerlandaise, prévoit en effet la perte de plein droit de la nationalité néerlandaise lorsqu’une personne majeure possède également une nationalité étrangère et a sa résidence principale hors du territoire de l’Union européenne pendant une période ininterrompue de dix ans. En outre, en vertu de l’article 16, paragraphe 1, sous d), de ladite loi, cela entraîne également la perte de la nationalité néerlandaise des enfants mineurs de la personne concernée. Si les Pays-Bas ne sont pas seuls dans l’Union à prévoir la perte de la nationalité, ils possèdent l’une des législations les plus sévères en la matière. À titre d’illustration, si la possibilité de perdre la nationalité française – l’on se réfère bien ici à la perte et non à la déchéance de la nationalité − est prévue par le code civil[1], les conditions sont très restrictives[2], et la procédure lourde[3].
En l’espèce, trois femmes majeures ainsi qu’une mineure, fille de l’une d’entre elles, ont été considérées comme ayant perdu de plein droit la nationalité néerlandaise, en application des dispositions de la loi néerlandaise. En effet, toutes possédaient, en plus de la nationalité néerlandaise, la nationalité d’un pays tiers, et résidaient depuis plus de dix ans dans ce pays tiers. L’une des requérantes, néerlandaise de naissance, avait acquis la nationalité suisse par mariage, une autre avait obtenu la nationalité néerlandaise par naturalisation, tandis que les deux autres requérantes étaient binationales depuis leur naissance. Ces circonstances sont donc totalement indifférentes pour l’application de la loi litigieuse.
La spécificité de l’affaire est qu’aucune décision individuelle explicite n’a procédé au retrait de la nationalité néerlandaise des requérantes. Ce n’est que plusieurs années plus tard, à l’occasion de demandes de renouvellement de leurs passeports, que les requérantes se sont aperçues de la perte de la nationalité, et ont alors pu exercer un recours juridictionnel, contre les décisions refusant leurs demandes. La légalité de la perte de la nationalité n’est donc examinée par le juge national qu’à titre incident. Le tribunal ayant déclaré non fondés les recours des trois personnes majeures, et ayant maintenu les effets juridiques de la décision ministérielle concernant la personne mineure, les quatre requérantes ont interjeté appel de ces jugements devant le Conseil d’État, qui a saisi la Cour à titre préjudiciel. Le Conseil d’État s’interroge en effet sur la conformité de la législation néerlandaise aux articles du traité 20 et 21 TFUE, relatifs à la citoyenneté de l’Union, lus à la lumière de l’arrêt Rottmann[4], en ce qu’il impose un contrôle de proportionnalité avant une décision de retrait de la nationalité. L’affaire Rottmann concernait un ressortissant autrichien s’étant installé en Allemagne afin d’échapper aux poursuites pénales dont il faisait l’objet en Autriche. Il obtient la nationalité allemande, ce qui a pour effet de lui faire perdre la nationalité autrichienne. Les autorités allemandes, s’apercevant finalement que la nationalité a été obtenue par fraude, envisagent de procéder au retrait de la nationalité allemande. Si la Cour reconnaît la légitimité d’une législation nationale permettant le retrait de la nationalité obtenue frauduleusement[5], elle enjoint cependant au juge national de contrôler la proportionnalité d’une décision de retrait de nationalité prise sur ce fondement[6]. Le juge national doit examiner in concreto les conséquences qu’emporterait une décision de retrait sur la situation de l’intéressé en procédant à leur mise en balance avec d’autres éléments comme la gravité de l’infraction, le temps écoulé depuis la décision de naturalisation et la possibilité éventuelle pour l’intéressé de recouvrer sa nationalité d’origine[7]. Dans l’affaire Tjebbes, la juridiction de renvoi s’interroge ainsi sur la transposition de la solution dégagée par l’arrêt Rottmann à une perte de plein droit de la nationalité, par application mécanique de la loi, et non à une décision individuelle de retrait de la nationalité, fondée sur le comportement personnel de l’intéressé. De surcroît, le Conseil d’État s’interroge particulièrement sur la proportionnalité de l’application de la législation nationale aux mineurs, au regard notamment de l’intérêt supérieur de l’enfant, consacré par l’article 24, paragraphe 2, de la Charte.
L’affaire a fait l’objet d’observations écrites de la part des gouvernements irlandais et grec, ainsi que de la Commission européenne. En comparaison, sept États membres, en plus de l’État concerné, ainsi que la Commission, avaient présenté des observations dans l’arrêt Rottmann. Il s’agit sans doute d’un signe que, neuf ans plus tard, l’applicabilité du droit de l’Union au retrait ou à la perte de la nationalité − lorsqu’ils entraînent la perte du statut de citoyen − est désormais admise par les États membres. De surcroît, la sévérité de la législation néerlandaise est telle que peu de gouvernements nationaux n’ont senti menacée leur propre réglementation. L’applicabilité du droit de l’Union à la perte de nationalité suscitant désormais moins de débat, pouvait-on imaginer une solution plus audacieuse du point de vue de la protection des droits fondamentaux, après une affaire Rottmann dans laquelle ces derniers n’avaient pas été mobilisés, en dépit du risque d’apatridie ?
Comme cela est souvent le cas lorsque les renvois préjudiciels portent sur une réglementation nationale relevant d’un domaine de compétence retenue des États membres, la Cour commence par affirmer l’applicabilité du droit de l’Union, en vertu de la formule désormais bien ancrée selon laquelle « même dans l’exercice de leurs compétences retenues, les États membres demeurent tenus de respecter le droit de l’Union ». L’applicabilité du droit de l’Union est ici affirmée, dans la lignée de la jurisprudence Rottmann (I). Dans un second temps, la Cour a tendance en pareille hypothèse à faire preuve d’ouverture quant à la reconnaissance de la légitimité des objectifs invoqués par les États membres pour justifier leur réglementation, manière sans doute de tempérer les craintes des États membres face à ce qu’ils sont tentés de considérer comme une ingérence dans leur champ de compétence. Ainsi, l’existence de la compétence retenue est de nouveau prise en compte au stade de la justification de la mesure nationale[8]. Dans l’affaire commentée, le critère de l’effectivité de la nationalité, que l’on aurait pu croire désuet dans l’ordre juridique de l’Union, est ainsi admis sans difficulté (II). Enfin, le dernier temps du raisonnement, celui du contrôle de proportionnalité, permettant de tenir compte des effets réels et potentiels de la législation nationale, est généralement plus approfondi. L’arrêt Tjebbes est ainsi l’occasion d’un contrôle de proportionnalité de la réglementation néerlandaise au regard de l’article 20 TFUE, lu à la lumière des droits fondamentaux garantis par la Charte. Si l’influence réelle des droits fondamentaux peut laisser l’observateur insatisfait, le contrôle de proportionnalité n’en demeure pas moins très développé au regard de la sensibilité du domaine concerné (III).
Partie I – La confirmation de l’applicabilité du droit de l’Union, dans le prolongement de l’arrêt Rottmann
Il n’est pas inintéressant de rappeler qu’aux yeux de l’avocat général Poiares Maduro, l’applicabilité du droit de l’Union dans l’affaire Rottmann découlait de l’exercice passé de sa libre circulation par le requérant, seul l’exercice de cette liberté lui ayant permis d’obtenir la nationalité allemande[9]. Au contraire, la Cour s’était quant à elle exclusivement fondée sur les effets futurs, ou à tout le moins potentiels, du retrait de la nationalité allemande. Le droit de l’Union était jugé applicable car l’on se trouvait « dans une situation susceptible d’entraîner la perte du statut conféré par l’article [20 TFUE] et des droits y attachés »[10]. Le fait que la Cour ait fondé dans cette précédente affaire l’applicabilité du droit de l’Union sur le seul statut de citoyen, et non sur l’exercice antérieur de la liberté de circulation, lui permet dans l’arrêt Tjebbes de conclure sans plus de justification à l’applicabilité du droit de l’Union, alors même qu’il n’y avait eu aucun exercice de la libre circulation.
L’applicabilité du droit de l’Union dans cette affaire n’a d’ailleurs été contestée par aucune partie intéressée, ce qui apparaît surprenant, tant il est vrai que, comme le soulève pudiquement l’avocat général, « [c] ertains doutes pourraient tout de même être émis à cet égard »[11]. La première interrogation mise en lumière par l’avocat général tient à ce que les décisions litigieuses ne sont pas des décisions de retrait de la nationalité néerlandaise, mais des refus de délivrer des passeports néerlandais, au motif de la perte antérieure de la nationalité[12]. Néanmoins, puisqu’il n’y a pas eu de décision autonome de perte de nationalité, le recours juridictionnel des requérantes contre la décision de refus de passeport implique nécessairement d’examiner la perte de la nationalité. La juridiction de renvoi devant examiner cette question, l’avocat général en déduit « que les requérantes au principal n’ont pas définitivement perdu le statut de citoyen de l’Union conféré par l’article 20 TFUE », ce qui aurait rendu difficile le rattachement au droit de l’Union, mais « sont placées dans une situation susceptible d’entraîner la perte de ce statut »[13].
L’autre motif susceptible de faire douter de l’applicabilité du droit de l’Union est que les requérantes résident toutes dans des pays tiers, et n’ont jamais fait usage de leur liberté de circulation dans un État membre : de prime abord, les faits pouvaient donc s’analyser en une situation purement interne dépourvue de lien de rattachement au droit de l’Union. Toutefois, la jurisprudence antérieure a établi que l’entrave simplement potentielle à l’exercice de la libre circulation[14], ainsi que l’atteinte au statut de citoyen, en fait[15] ou en droit[16], pouvait constituer un élément de rattachement suffisant au droit de l’Union.
La Cour se contente finalement de rappeler que la perte de la citoyenneté de l’Union « relève, par sa nature et ses conséquences, du droit de l’Union »[17], reproduisant ainsi la formule de l’arrêt Rottmann[18], sans que n’ait d’incidence la possession de la nationalité d’un pays tiers, différence pourtant notable avec la situation d’un requérant qui risquait l’apatridie. De même, l’article 20 TFUE peut trouver à s’appliquer quelle que soit la cause de la perte du statut de citoyen de l’Union, qu’il s’agisse d’une décision individuelle de retrait de la nationalité, comme c’était le cas dans l’arrêt Rottmann, ou de la perte de plein droit de la nationalité, résultant d’une application mécanique de la législation nationale.
La juridiction de renvoi interrogeait également la Cour sur la conformité de la législation néerlandaise à l’article 21 TFUE, mais celui-ci est inapplicable, faute d’exercice par les requérantes de leur droit à la libre circulation[19]. La privation du droit à la libre circulation n’est évidemment qu’une conséquence de la perte du statut de citoyen, ce qui justifie, conformément à la jurisprudence[20], de n’examiner l’affaire qu’au regard de l’article 20 TFUE. Enfin, l’applicabilité des articles 7 et 24 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union ne présentait pas de difficulté, l’applicabilité des droits fondamentaux de l’Union étant automatiquement déclenchée par celle de l’article 20 TFUE[21].
L’acceptation des justifications invoquées par le gouvernement néerlandais apparaissait quant à elle moins évidente.
Partie II – La résurgence du critère de l’effectivité de la nationalité
La Cour accepte de qualifier d’objectif légitime la volonté d’un État membre de « protéger le rapport particulier de solidarité et de loyauté entre lui-même et ses ressortissants ainsi que la réciprocité de droits et de devoirs, qui sont le fondement du lien de nationalité »[22]. Elle semble même le marteler, puisqu’elle ajoute, qu’« il est légitime pour un État membre de considérer que la nationalité traduit la manifestation d’un lien effectif entre lui-même et ses ressortissants, et d’attacher en conséquence à l’absence ou à la cessation d’un tel lien effectif la perte de sa nationalité »[23]. Une telle affirmation, qui ne figurait pas dans l’arrêt Rottmannpuisqu’il s’agissait d’un retrait de la nationalité pour fraude, et non pour dissolution du lien avec l’État de nationalité, n’en est pas moins surprenante. En effet, on avait pu croire le critère de l’effectivité de la nationalité du droit internationalobsolète depuis l’arrêt Micheletti[24], dans lequel la Cour le rejetait en jugeant que la seule possession de la nationalité d’un État membre suffit à permettre de se prévaloir des libertés de circulation, sans qu’il soit possible pour les autres États membres de poser des conditions supplémentaires à la reconnaissance de cette nationalité[25]. Dans ses conclusions dans l’affaire Micheletti, l’avocat général rejetait également en des termes sans équivoque le critère de l’effectivité de la nationalité, et estimait l’arrêt Nottebohm de la Cour internationale de justice « très discuté » et dénué de toute pertinence dans l’affaire en cause[26]. La formule bien connue de cette décision, selon laquelle « la nationalité est un lien juridique ayant à sa base un fait social de rattachement, une solidarité effective d’existence, d’intérêts, de sentiments jointe à une réciprocité de droits et de devoirs »[27], semble néanmoins irriguer le raisonnement de la Cour de Justice dans l’affaire Tjebbes. Une référence explicite aurait d’ailleurs pu, de l’avis de certains commentateurs, permettre de mieux justifier la solution de l’arrêt[28]. La Cour préfère toutefois s’en tenir à la stricte conformité de la législation nationale aux conventions internationales.L’article 7 de la Convention européenne sur la nationalité prévoit les cas dans lesquels la perte de la nationalité de plein droit ou à l’initiative d’un État partie peut être prévue par son droit interne. Parmi ces cas, figurent notamment l’acquisition volontaire d’une autre nationalité[29], ou l’absence de tout lien effectif entre l’État Partie et un ressortissant qui réside habituellement à l’étranger[30]. Des hypothèses de perte de la nationalité pour les enfants sont également prévues[31]. La conformité à la Convention de New York sur la réduction des cas d’apatridie du 30 août 1961 est également relevée pour justifier de la légitimité du critère de l’effectivité de la nationalité.
Si dans l’arrêt Micheletti, l’absence de droit de regard sur les conditions d’accès à la nationalité dans les autres États membres se comprend aisément pour éviter que les droits dont peuvent se prévaloir les citoyens ne varient d’un État à un autre, remettant ainsi en cause tant l’uniformité d’application que l’effectivité du droit de l’Union[32], l’on sait désormais que ce même critère redevient légitime lorsque ce n’est plus l’État d’accueil qui prétend l’opposer au citoyen, mais son État de nationalité. En outre, le critère permettant d’apprécier l’effectivité du lien unissant l’État et son ressortissant était le même dans les affaires Micheletti et Tjebbes, celui de la résidence habituelle sur le territoire, qui apparaît conforme aux textes internationaux[33].
Un paradoxe peut être décelé dans l’admission du critère de l’effectivité de la nationalité, « empreinte d’une certaine « sédentarité » qui a plutôt tendance à attacher les individus à leur État de nationalité »[34], en contradiction apparente avec un projet européen reposant sur la mobilité de ses citoyens. Cela s’inscrit toutefois en conformité avec l’érection de l’effectivité de la nationalité en rempart contre la vente, par certains États membres, de leur nationalité, et partant, de la citoyenneté de l’Union[35].
Par ailleurs, les objectifs supplémentaires invoqués par le gouvernement néerlandais d’« écarter les effets indésirables de la possession, par une même personne, de nationalités multiples », et de « rétablir l’unité de nationalité au sein de la famille »[36], que la Cour juge légitimes sans plus de justification, ont pu susciter la perplexité de certains observateurs[37]. La Conventionde 1963 du Conseil de l’Europe sur la réduction des cas de pluralité de nationalités et sur les obligations militaires en cas de pluralité de nationalités considérait que « le cumul de nationalités est une source de difficultés », en particulier s’agissant de l’accomplissement des obligations militaires. Certes, le Deuxième Protocole portant modification de la Convention, datant de 1993, ajoute trois nouvelles situations dans lesquelles une personne pourra conserver sa nationalité d’origine lorsqu’elle acquiert la nationalité d’un second État signataire, ce qui reflète l’évolution de la société, mais il n’a été ratifié que par deux États. La Convention européenne sur la nationalité traduit toutefois le changement des mentalités, la double nationalité n’étant plus considérée comme problématique, la Convention évoquant notamment des cas d’acquisition automatique d’une double nationalité[38], et tempérant les possibilités pour un État d’exiger la renonciation à l’autre nationalité[39]. Il n’en demeure pas moins que dans plusieurs États membres de l’Union, l’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère par un national peut impliquer la renonciation à sa nationalité d’origine. Il en est ainsi en Allemagne[40] ou en Espagne[41]. Dans ce contexte, la Cour se montre prudente, et n’exerce pas de contrôle approfondi sur les motifs de perte de la nationalité, dès lors qu’ils sont conformes au droit international. Cette déférence envers les motifs invoquées par les Pays-Bas est néanmoins compensée par l’attention portée au contrôle de proportionnalité.
Partie III – Le contrôle approfondi de la proportionnalité, à la (faible) lumière des droits fondamentaux
Dans ses conclusions dans l’affaire Tjebbes, l’avocat général développait longuement l’idée selon laquelle l’examen du respect du principe de proportionnalité n’implique pas nécessairement d’apprécier les circonstances individuelles de la situation[42]. L’affirmation apparaît de prime abord déconcertante, tant le contrôle de proportionnalité se trouve être le lieu de la prise en considération des effets concrets que peut engendrer pour l’individu l’application d’une législation nationale, qui plus est dans le cadre d’un renvoi préjudiciel. À l’appui de cette position, l’avocat général arguait du fait qu’il est loisible d’apprécier la proportionnalité d’un retrait de nationalité par rapport à la gravité d’une infraction, sans avoir besoin d’entrer dans le détail de la situation du requérant, ou encore d’apprécier in abstractos’il existe des possibilités de recouvrer sa nationalité d’origine[43]. Au contraire, pour les requérantes, il faudrait prendre en compte « les circonstances individuelles qui démontreraient qu’elles ont conservé un lien effectif avec les Pays-Bas », malgré le fait qu’elles ne remplissent plus les conditions exigées par la législation. À cet égard, d’autres facteurs que la résidence, comme la maîtrise de la langue, le maintien de liens familiaux aux Pays-Bas ou le vote aux élections néerlandaises, devraient être pris en considération. L’avocat général argue cependant du fait que la prise en compte d’autres facteurs serait susceptible de porter atteinte à la sécurité juridique[44], puisqu’elle pourrait se retourner contre les individus, en cas de maîtrise insuffisante de la langue, ou encore si le nombre de voyages aux Pays-Bas était jugé trop faible. Il est néanmoins envisageable de poser pour principe que la prise en compte des circonstances individuelles ne pourrait jouer que dans un sens favorable à l’individu, à l’instar de la démonstration du lien réel d’intégration avec l’État d’accueil ou d’origine pour l’obtention de bourses d’études par les étudiants[45] : le critère de la résidence habituelle demeurerait le critère de référence, à charge pour l’individu qui ne le remplit plus d’apporter la preuve qu’il a néanmoins conservé un lien effectif avec les Pays-Bas.
Sans suivre son avocat général, la Cour insiste sur la nécessité d’apprécier in concreto les conséquences de la législation néerlandaise, et « semble conditionner l’exercice du pouvoir des autorités nationales en matière de perte de la nationalité précisément à la mise en place de cet examen individuel »[46], ce qui s’avère plus protecteur pour l’individu. À ce titre, doivent être prises en compte les conséquences sur le « développement normal [pour le requérant] de sa vie familiale et professionnelle, au regard du droit de l’Union. De telles conséquences ne sauraient être hypothétiques ou éventuelles »[47]. C’est dans ce cadre que le droit au respect de la vie familiale, consacré à l’article 7 de la Charte, doit être pris en compte, lu le cas échéant en combinaison avec l’intérêt supérieur de l’enfant[48]. Néanmoins, la prise en compte des droits fondamentaux n’est pas davantage approfondie. Les conséquences particulières à prendre en compte, telles que « les limitations dans l’exercice [du] droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres »[49], ou les risques découlant de l’impossibilité de bénéficier de la protection consulaire[50], ont trait quasi exclusivement aux droits attachés au statut de citoyen. Comme le relève Sébastien Platon, la protection consulaire peut d’ailleurs apparaître assez dérisoire si le requérant réside dans un pays tiers dans lequel existent des risques sérieux pour sa sécurité[51]. À cet égard, la situation de la requérante iranienne ne peut manquer d’interroger.
En particulier, la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant s’avère relativement faible[52]. En effet, l’avocat général distinguait quant à lui clairement la situation des majeurs et des mineurs. Le droit au respect de la vie familiale des requérantes majeures ne serait pas atteint, car leur vie familiale dans l’État tiers où elles résident n’est pas affectée[53]. En revanche, le cas de la requérante mineure apparaît plus problématique aux yeux de l’avocat général, qui rejette ainsi la présomption selon laquelle « l’unité de la nationalité au sein de la famille coïncide[rait] toujours avec l’intérêt supérieur de l’enfant, hormis les cas exceptionnels que ce législateur a lui-même admis »[54]. Bien que la jurisprudence soit dénuée d’ambiguïté[55], l’avocat général rappelle que « les mineurs ne possèdent pas une citoyenneté de l’Union dérivée de celle de leurs parents, eux-mêmes citoyens de l’Union, mais jouissent du statut de citoyen de l’Union de manière autonome »[56]. Les mineurs doivent donc, à l’évidence, « bénéficier des mêmes droits procéduraux et matériels que ceux reconnus aux majeurs »[57], ce qui n’est pas le cas puisqu’ils ne disposent pas de la possibilité d’interrompre le délai de dix ans en sollicitant un document d’identité. Seuls leurs parents pouvant effectuer de telles démarches en leur nom, leur sort ne dépendrait donc que de la diligence de leurs parents, ce qui n’est manifestement pas conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant. Ces considérations amènent l’avocat général à conclure au défaut de proportionnalité de la législation nationale en tant qu’elle s’applique aux enfants[58]. Du point de vue de la Cour, l’examen individuel rend probablement superfétatoire une distinction poussée entre la situation des majeurs et celle des mineurs. Bien qu’elle enjoigne aux autorités nationales de vérifier si la perte de nationalité du mineur n’est pas contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant[59], elle ne donne pas d’exemple des conséquences sur la situation individuelle de l’enfant qui pourraient emporter une telle conclusion. Or le requérant mineur ne doit pas seulement être protégé en tant que citoyen de l’Union, mais également en tant qu’enfant, ce qui tend à exiger une appréciation plus fine de sa situation individuelle, à l’instar de celle à laquelle la Cour de Justice s’est livrée dans l’arrêt Chavez Vilchez[60]. Les arguments développés par l’avocat général, qui a conclu au défaut de proportionnalité relativement aux mineurs sans même qu’une appréciation casuistique ne lui soit nécessaire, emportent davantage la conviction, preuve que le contrôle in concreto privilégié par la Cour de Justice n’est pas nécessairement le plus protecteur des droits fondamentaux.
Entre déférence à l’égard des objectifs invoqués par l’État membre et contrôle approfondi de proportionnalité, l’arrêt laisse ainsi un goût d’inachevé quant à la mobilisation des droits fondamentaux, et en particulier l’intérêt supérieur de l’enfant, qui n’éclaire que d’une faible lueur une appréciation essentiellement centrée sur la citoyenneté de l’Union.
Les potentialités du contrôle de proportionnalité opéré dans cette affaire excèdent toutefois le cas néerlandais, et peuvent inspirer quelques considérations relatives à la perte de la citoyenneté de l’Union par les ressortissants britanniques dans le cadre de la sortie du Royaume-Uni. Tout d’abord, la législation litigieuse pourrait s’appliquer aux binationaux possédant les nationalités britannique et néerlandaise vivant au Royaume-Uni, puisqu’il s’agit désormais d’un État tiers. Il faudra alors respecter le principe de proportionnalité. De surcroît, cet arrêt avait constitué un point d’appui pour ceux qui souhaitaient que les ressortissants britanniques conservent la citoyenneté de l’Union, en particulier lorsqu’ils avaient exercé leur liberté de circulation[61]. Beaucoup de britanniques ayant manifesté à titre individuel un lien effectif avec l’Union, certains s’interrogeaient ainsi sur la nécessité de procéder, avant de confirmer la privation automatique de la citoyenneté de l’Union, à « un examen individualisé de la situation de chaque intéressé », et donc de déterminer si les conséquences de cette privation ne seraient pas disproportionnées pour un individu en particulier[62]. À notre sens, cela s’avère toutefois difficile à justifier juridiquement, car la citoyenneté de l’Union ne serait plus rattachée à une nationalité étatique. Il est une chose de juger qu’un État membre ne pourrait procéder à l’éloignement d’un ressortissant britannique ayant noué des liens forts avec sa société, car une telle solution pourrait se fonder sur l’article 21 TFUE[63] et les droits fondamentaux ; il en est une autre de considérer que celui-ci conserve une citoyenneté de l’Union totalement déconnectée de la nationalité, la lettre de l’article 20 TFUE s’y opposant. De surcroît, l’accord de retrait est dépourvu d’ambiguïté lorsqu’il rappelle qu’est citoyen de l’Union « toute personne ayant la nationalité d’un État membre »[64]. Cependant, il serait imaginable que la Cour de Justice décide de maintenir la citoyenneté de l’Union à titre provisoire, par exemple pour un britannique qui vivrait en France, et parviendrait, postérieurement à la sortie du Royaume-Uni, à acquérir la nationalité française : la Cour de Justice pourrait alors estimer que l’intéressé a conservé ses droits de citoyen de l’Union pendant la période entre le retrait britannique et l’acquisition de la nouvelle nationalité.
En définitive, si la prise en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant en tant que simple composante du contrôle de proportionnalité pourra être regrettée, l’arrêt Tjebbes n’en marque pas moins une nouvelle avancée du contrôle de proportionnalité in concreto, en principe favorable à l’individu. L’arrêt laisse toutefois affleurer un risque, celui que l’exigence de mener une appréciation casuistique, reposant in fine essentiellement sur le juge national, ne dissuade la Cour de déclarer contraires au droit de l’Union des réglementations nationales dont le caractère disproportionné aurait pu être mis en lumière par un simple contrôle in abstracto.