La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « CourEDH ») en matière de migration est peut-être l’un des pans les plus contestés de son action judiciaire. À ce sujet, l’année 2021 introduit quelques avancées, tout en perpétuant certains aspects au cœur de la critique. La décision de la Grande Chambre du 7 décembre 2021 dans l’affaire Savran c. Danemark constitue un point de regard pour mettre en perspective ces fluctuations[1]. En effet, l’affaire fait converger un nombre important de points débattus en la matière.
Tout d’abord, l’affaire concerne ce que la Cour appelle un « immigré établi »[2] : Arıf Savran, ressortissant turc né en 1985 qui est arrivé au Danemark à l’âge de six ans, avec sa mère et ses frères et sœurs, dans le cadre d’un regroupement familial pour retrouver son père qui s’y était installé pour le travail. Au lendemain de son arrivée, il n’a plus entretenu de lien particulier avec la Turquie, ne parlant même pas le turc[3]. Au lendemain de la mort de son père, Arıf Savran est condamné une première fois par les juridictions pénales danoises pour vol aggravé en 2001, puis en 2007 pour agression ayant entraîné la mort d’une personne. Dans le cadre de cette procédure, les juridictions danoises décident de son expulsion du territoire danois avec interdiction définitive de retour[4]. Au cours du procès, les avis médicaux montrent qu’Arıf Savran était atteint, au moins depuis les faits, d’une forme grave de schizophrénie paranoïde ; de sorte que la cour d’appel et la dernière instance transforment sa peine en un internement en unité spécialisée pour personnes atteintes de troubles psychiques, tout en confirmant son expulsion[5].
Dans le contexte de la procédure de réexamen de la peine, le tribunal de Copenhague considère en 2014 que la mesure d’expulsion était manifestement inappropriée : depuis qu’il était suivi en centre médical spécialisé, ArıfSavran faisait état d’une amélioration notable et d’une bonne perspective de guérison ; il n’avait aucun lien avec la Turquie et nécessitait d’un suivi thérapeutique intensif qui risquait d’être interrompu en cas d’expulsion, avec une relative aggravation des symptômes psychotique[6]. Les juridictions supérieures infirmèrent ce jugement : le requérant pouvait continuer à être soigné en Turquie, d’autant que l’amélioration de ses conditions l’avait rendu conscient de la nécessité de son traitement[7]. Arıf Savran introduit donc un recours devant la CourEDH. Sur le fondement de l’article 3, il conteste que les autorités danoises auraient dû s’assurer de l’absence d’interruption dans le traitement, puisqu’en Turquie le traitement adapté aux cas de schizophrénie paranoïde n’aurait été ni accessible ni adapté. Sur le fondement de l’article 8, il conteste qu’il est un « immigré établi » : la Cour ayant précisé que dans ces cas l’expulsion ne peut être motivée que pour des « raisons solides » (le seuil Maslov), sa vulnérabilité particulière n’aurait pas été suffisamment prise en compte par les autorités danoises.
L’expulsion intervint le 13 juin 2015. Depuis, Arıf Savran vit reclus dans un petit village à 140 km de Konya. Comme il ne parle pas turc, il n’a que très peu de contacts sociaux et n’a appris à se rendre à l’hôpital que six mois après son arrivée. Bien que bénéficiant d’une pension mensuelle danoise de 1300 euros, il est seulement pris en charge par un médecin généraliste dans un hôpital non spécialisé[8].
En 2019, la quatrième section de la CourEDH constate une violation de l’article 3, par quatre voix contre trois, puisque les autorités danoises n’avaient pas obtenu des assurances individuelles de traitement adéquat en Turquie[9]. Avec le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre, à la demande du Gouvernement, la décision est modifiée : en 2021, la Grande Chambre constate que les faits n’atteignent pas le seuil de gravité de l’article 3 mais décèle une violation de l’article 8: les autorités n’ont pas suffisamment pris en compte l’état mental du requérant dans l’examen de proportionnalité de l’expulsion d’un étranger établi.
La décision apparaît comme un « arrêt en demi-teinte, reflet d’une Cour partagée »[10], elle constitue un bon point de départ pour analyser les évolutions de la jurisprudence en matière de migration car c’est souvent au sein des décisions partagées qu’on voit le mieux à l’œuvre les difficultés d’articulation des différents éléments à l’œuvre dans le corpus jurisprudentiel. En effet, les opinions séparées dans l’affaire Savran couvrent tous les points de vue possibles. À une extrémité du spectre, le juge Serghides est le seul à considérer qu’il aurait fallu conclure à une violation de l’article 3 et à défendre celle qui avait été donc la position de la section. L’opinion concordante de la juge Jelić regrette, en revanche, que l’analyse faite de l’article 8 ne prenne pas davantage en compte la vulnérabilité du requérant et ne retienne une lecture plus large de la notion de « vie familiale » à son égard. A l’autre extrémité du spectre, les juges Kjølbro, Dedov, Lubarda, Harutyunyan, Kucsko-Stadlmayer et Poláčková estiment que la Cour n’aurait pas dû constater une violation de l’article 8. Selon eux, la Cour s’est départagée de sa jurisprudence établie sur l’article 8 : auparavant la jurisprudence aurait été davantage exigeante à l’égard de l’existence d’une violation de l’article 8 pour les immigrés établis qui avaient vécu la majorité de leur vie dans le pays d’accueil.
Le but de cet article est de plonger cette décision dans la réflexion théorique des philosophies de la migration, afin de contextualiser son apport dans l’évolution de la jurisprudence de la Cour en la matière. En effet, cette affaire demande à la Grande Chambre de clarifier sa jurisprudence relativement au jeu de l’article 3 en cas d’expulsion d’un étranger atteint de maladie psychique, en la poussant à clarifier le standard Paposhvili (II). Après avoir refusé la violation sur ce fondement, la Grande Chambre précise la place de la maladie psychique d’une étranger établi dans le contexte de l’article 8 et du relatif test Maslov (III). Dans un contexte migratoire qui est aujourd’hui particulièrement complexe politiquement, la Cour adopte une précaution langagière et structurelle importante, qui caractérise son traitement de ce type d’affaire (I). C’est à la lumière de ces considérations qu’il faut comprendre le déploiement de la fonction juridictionnelle de la Cour, procédant à une procéduralisation du contrôle (IV), tout en clarifiant la place de la vulnérabilité dans cette configuration factuelle (V).
Partie I – Un contexte politique complexe : diplomatie judiciaire en matière de migration
L’affaire Savran intervient dans le domaine complexe de la migration, qui suscite une posture particulière de la Cour, consciente de la dimension politiquement chargée dans laquelle elle doit s’aventurer. Cela implique une structuration particulière de ces affaires, ce que l’on a appelé le Strasbourg reversal (A), dont les effets sont encore plus visibles dans les récentes affaires danoises (B).
A. La maintien du Strasbourg reversal
La posture de la Cour en matière migratoire a été brillamment théorisée par Marie-Bénédicte Dembour par l’idée de « Strasbourg reversal »[11] : dans ce domaine, la CourEDH bâtit chaque décision en rappelant que le point de départ de son raisonnement doit être le principe fondamental de droit international classique selon lequel chaque État a le droit de contrôler l’entrée des non-nationaux sur son territoire[12]. Le dictum n’est pas simplement cosmétique mais implique une particularité du raisonnement : au lieu de penser les droits comme des prérogatives individuelles que l’on oppose au pouvoir, en matière de migration la Cour part du pouvoir de l’État de contrôler ses frontières pour après vérifier si l’impact sur les droits individuels de ce pouvoir n’a pas été disproportionné. Il a été souligné que cela implique l’émergence dans la jurisprudence strasbourgeoise d’une « approche sédentariste », expliquant les restrictions des droits des migrants retenues dans certaines décisions récentes de Grande Chambre (on pense à MN c. Belgique sur le visa humanitaire, ND et NT c. Espagne sur les expulsions collectives ou encore Ilias et Ahmed c. Hongrie sur les garanties découlant de l’article 5)[13].
La jurisprudence de 2021 en matière migratoire continue à entretenir cette morphologie argumentative. L’affaire Savran le montre très bien : la Cour, dès le début de son analyse de l’article 3 réitère que « dans ses précédents arrêts portant sur l’extradition, l’expulsion ou le renvoi dans un pays tiers de ressortissants étrangers, la Cour a constamment dit que les États parties ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux. L’expulsion d’un étranger par un État partie peut toutefois soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants »[14].
Les conséquences pratiques de cette posture juridictionnelle sont de taille. D’un point de vue d’analyse du discours, la Cour fait attention à bien souligner la persistance de ce pouvoir étatique, qui reste intact dans son principe, peu important l’intensité des liens de rattachement entre l’étranger et l’État d’accueil. La morphologie juridique du Strasbourg reversal implique que les États ont un pouvoir d’expulsion de principe, qui n’est qu’encadré dans son étendue par l’article 8 notamment :
« La Cour réaffirme d’emblée que, d’après un principe de droit international bien établi, les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée des non nationaux sur leur sol (…). La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier, et, lorsqu’ils assument leur mission de maintien de l’ordre public, les États contractants ont la faculté d’expulser un étranger délinquant. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 8, doivent être conformes à la loi et nécessaires dans une société démocratique, c’est-à-dire justifiées par un besoin social impérieux et, notamment, proportionnées au but légitime poursuivi. La Cour considère que ces principes s’appliquent indépendamment de la question de savoir si un étranger est entré dans le pays hôte à l’âge adulte ou à un très jeune âge ou encore s’il y est né »[15].
Cette logique mène la Cour à dégager également des obligations pour l’individu de se soumettre au pouvoir de contrôle de l’État :
« La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier (voir, par exemple, Nunez, précité, § 66). Le corollaire du droit pour les États de contrôler l’immigration est que les étrangers – et donc, en l’espèce, la requérante – ont l’obligation de se soumettre aux contrôles et aux procédures d’immigration et de quitter le territoire de l’État contractant concerné lorsqu’ils en reçoivent l’ordre si l’entrée ou le séjour sur ce territoire leur sont valablement refusés »[16].
Certes, ce rôle de filet de sécurité de la Convention jouera de manière plus ou moins importante selon l’intensité des liens que l’étranger entretient avec l’État d’accueil. Mais, dans cette optique, la situation de celui-ci n’est en tout état de cause pas comparable avec celle du citoyen[17]. Dans le même état d’esprit, dans l’énumération des éléments qui doivent rentrer dans cette mise en balance entre le pouvoir et sa limitation, la Cour ne lésine pas dans l’importance accordée aux facteurs liés au contrôle de l’immigration et de maintien de l’ordre public :
« En matière d’immigration (…) les facteurs à prendre en considération dans ce contexte sont la mesure dans laquelle il y a effectivement entrave à la vie familiale, l’étendue des attaches que les personnes concernées ont dans l’État contractant en cause, la question de savoir s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine de l’étranger concerné et celle de savoir s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration (par exemple, des précédents d’infractions aux lois sur l’immigration) ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion »[18].
Il est très important de penser que cette posture de la CourEDH n’est pas la seule manière possible de parler de droits humains des migrants. Il suffit, pour s’en rendre compte, de faire une incursion dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (ci-après « CourIADH »). Celle-ci avait initialement suivi la structure discursive de la Cour de Strasbourg, pour après la renverser complètement. Dans son avis consultatif de 2003 sur la Condition juridique et les droits des migrants sans documents, la CourIADH commence par rappeler l’essence du dictum propre au Strasbourg reversal, tout en la nuançant à l’aide du principe de non-discrimination :
« Considerando que la presente Opinión se aplica a las cuestiones relacionadas con los aspectos jurídicos de la migración, la Corte estima conveniente señalar que, en el ejercicio de su facultad de fijar políticas migratorias, es lícito que los Estados establezcan medidas atinentes al ingreso, permanencia o salida de personas migrantes para desempeñarse como trabajadores en determinado sector de producción en su Estado, siempre que ello sea acorde con las medidas de protección de los derechos humanos de toda persona y, en particular, de los derechos humanos de los trabajadores. Con el fin de cubrir esta necesidad, los Estados pueden tomar diversas medidas, tales como el otorgamiento o denegación de permisos de trabajo generales o para ciertas labores específicas, pero deben establecerse mecanismos para asegurar que ello se haga sin discriminación alguna, atendiendo únicamente a las características de la actividad productiva y la capacidad individual de las personas. De esta forma, se garantiza una vida digna al trabajador migrante, protegiéndole de la situación de vulnerabilidad e inseguridad en que usualmente se encuentra, y se organiza así eficiente y adecuadamente el proceso de producción local o nacional »[19].
Depuis, la CourIADH réaffirmait de manière assez courante un dictum standard suivant lequel le choix discrétionnaire des États reste soumis au respect des droits prévus dans la Convention américaine[20]. Mais, depuis son avis consultatif de 2014 sur les Droit des enfants migrants, la CourIADH change sensiblement la structure de son analyse. Elle commence d’emblée par rappeler les principes d’interprétation de la Convention qui vont guider son raisonnement : le point de départ devient donc le principe pro homine[21]. Ainsi, lorsqu’elle charpente la structure générale de son raisonnement dans une section dédiés aux principes fondamentaux que la Cour applique, elle rappelle que le point de départ doit être l’article 1(1) de la Convention américaine, donc l’obligation des États de respecter les droits humains de tout individu se trouvant sous sa juridiction. Le principe de droit international classique est donc fortement encadré :
« dicha competencia territorial del Estado se encuentra limitada por el compromiso que éste soberanamente ha contraído de respetar y hacer respetar los derechos humanos de las personas que sujeta a su jurisdicción. Ello importa, entonces, que no reviste relevancia alguna el motivo, causa o razón por la que la persona se encuentre en el territorio del Estado a los efectos de la obligación de éste de respetarle y hacer que se le respeten sus derechos humanos. En particular, no tiene significancia alguna, a este respecto, si el ingreso de la persona al territorio estatal fue acorde o no a lo dispuesto en la legislación estatal (…). Respetar tales derechos puesto que ellos tienen su fundamento precisamente en los atributos de la persona humana, es decir, más allá de la circunstancia de que sea o no su nacional o residente en su territorio o se encuentre transitoriamente o de paso en él o esté allí legalmente o en situación migratoria irregular »[22].
À cela se rajoutent deux autres piliers. D’une part, il s’agit de l’obligation issue de l’article 2 de vérifier que le droit interne de l’État soit toujours en conformité avec les normes de la Convention, en expulsant de l’ordre juridique interne toute norme qui viendrait frustrer la jouissance des droits qu’elle garantit[23]. D’autre part, l’article 19 de la Convention commande une prise en considération sérieuse de la vulnérabilité particulière de certaines catégories migratoires, comme celle des enfants[24]. Voici posé un cadre sensiblement différent. La Cour interaméricaine procède à détricoter le Strasbourg reversal qu’elle avait dans un premier temps importé. On assiste là à ce que j’appellerais un « San José setback », à un retour à la logique des droits humains comme point de départ intellectuel, à laquelle la Cour interaméricaine invite fortement.
B. Une affaire danoise
Dans le prolongement du Strasbourg reversal, la CourEDH s’est montrée particulièrement attentive à ménager les susceptibilités nationales montantes dans le contexte du contrôle des flux migratoires. Cela est particulièrement visible dans le contexte danois, dont les autorités prônent de plus en plus une lecture restrictive des droits humains des migrants et réfugiés, en invoquant un « judicial restraint » de la Cour. Cette idée est abondamment réitérée par les autorités politiques danoises depuis la présidence du Conseil de l’Europe en 2017. L’ébauche de déclaration de Copenhague va dans ce sens, réclamant une large marge d’appréciation en matière migratoire[25].
La doctrine a pu manifester ses inquiétudes à l’encontre de la manière dont la rhétorique politique danoise impactait le travail de la CourEDH, notamment en utilisant comme exemple concret l’affaire MA c. Danemark[26].Dans cette affaire, il s’agissait d’un ressortissant syrien qui avait obtenu un ‘statut de protection temporaire’ au Danemark en 2015. Ce nouveau statut fait partie des mesures prises par le Danemark pour rendre le pays une cible moins attractive pour les demandeurs de protection internationale (DPI) ; ce statut implique notamment un délai d’attente de 3 ans pour pouvoir faire appel à toute forme de regroupement familial. En l’espèce, la Cour conclut à une violation de l’article 8 : « la Cour n’est pas convaincue que, malgré leur marge d’appréciation, les autorités de l’État défendeur, en imposant au requérant un délai d’attente de trois ans avant qu’il ne puisse demander un regroupement familial avec son épouse, aient ménagé un juste équilibre entre, d’une part, l’intérêt du requérant à être réuni avec son épouse au Danemark et, d’autre part, l’intérêt pour la société dans son ensemble de contrôler l’immigration en vue de préserver le bien-être économique du pays, d’assurer la bonne intégration des bénéficiaires d’une protection et de préserver la cohésion sociale »[27]. En se livrant à un exercice de procéduralisation du contrôle, la Cour souligne que la violation de la Convention tient à une insuffisance dans l’évaluation concrète de l’impact de la norme danoise sur la vie privée. D’un point de vue plus abstrait, « telle qu’elle a été modifiée, la loi de 2016 ne permettait pas une appréciation individuelle de l’impératif d’unité familiale à la lumière de la situation concrète des personnes concernées, si ce n’est les exceptions très limitées énoncées en son article 9 c 1 (paragraphe 176 ci-dessus). Elle ne permettait pas non plus un examen de la situation dans le pays d’origine afin de déterminer les possibilités réelles de retour ou les obstacles à celui-ci »[28]. Par rapport à l’espèce, « les juridictions internes doivent exposer des motifs spécifiques à la lumière des circonstances du cas d’espèce, en particulier pour lui permettre d’assurer le contrôle européen qui lui est confié. Un raisonnement insuffisant des judiciaires internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention »[29]. C’est la recherche d’un juste équilibre qui était donc insuffisante.
Bien que la Cour parvienne à un constat de violation, la doctrine a pu souligner à quel point le discours juridictionnel est influencé par la situation politique : la décision se présente comme le produit d’un exercice de recherche d’équilibre surtout dans un objectif de « diplomatie judiciaire »[30]. D’une part, la doctrine trouve surprenant que la Cour ne veuille aucunement remettre en question le statut de protection temporaire introduit par le législateur danois[31], mais qu’au contraire elle va jusqu’à souligner que le législateur ne pouvait pas bénéficier d’un guide clair sur ces questions dans la jurisprudence sur l’article 8[32]. D’autre part, la critique la plus acerbe consiste à dire que la Cour rate l’occasion de clarifier et renforcer sa jurisprudence sur l’existence de cas d’obligation de regroupement familial, notamment dans le cas d’étranger résidant régulièrement sur le territoire de l’État[33]. Bien au contraire, la Cour met l’accent sur la marge d’appréciation, sur le caractère non absolu de l’article 8, sur l’absence de consensus, sur le fait que les États n’étaient pas « touchés de la même manière » par les flux migratoires.
Mais cette lecture ne fait certainement pas l’unanimité et la Cour fait l’objet également de critiques inverses. Tel est le cas de l’opinion dissidente de la juge Mourou-Vikström, appelant de ses vœux à une application encore plus rigoureuse de la morphologie traditionnelle du Strasbourg reversal : « le constat de violation auquel la majorité est parvenue s’inscrit, à mon sens, dans une conception très directive, presque prescriptive, de la politique migratoire des États qui va à l’encontre du principe plus général selon lequel chaque État reste maître du contrôle de l’immigration sur son territoire »[34]. Il est ainsi probable que le Strasbourg reversal n’ait pas cessé de continuer à faire débat dans la jurisprudence strasbourgeoise.
Partie II – L’article 3 et les maladies psychiques : le standard Paposhvili est-il adapté ?
Dans l’affaire Savran, la Chambre s’était distinguée pour son utilisation flexible de l’article 3, au service des migrants malades. Comme le souligne Laurence Burgorgue-Larsen, « si sept gouvernements (allemand, britannique, français, néerlandais, norvégien, russe et suisse) prirent la peine de jouer la carte de la tierce intervention, on comprend immédiatement que la manière dont la chambre de sept juges avait appliqué en 2019 le ‘critère Paposhvili’ les avait particulièrement ‘inquiétés’, pour utiliser une litote toute diplomatique »[35].
L’un des éléments au cœur de la décision était en effet celui de savoir comment interpréter le standard Paposhvili, faisant jouer l’article 3 pour bloquer les expulsions d’étrangers malades, lorsque le requérant « ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposé à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie »[36].
Le discours de la Cour est tiraillé entre deux pôles contradictoires. Un premier registre consiste à souligner la caractère protecteur de l’article 3 : bien qu’ayant vocation à s’appliquer dans des situations particulièrement graves, « la Cour s’est réservé une souplesse suffisante pour traiter de son application dans d’autres situations susceptibles de se présenter »[37] ; la maladie psychique rentre en principe dans le contexte de l’article 3[38], et la Cour ne saurait imposer au requérant une probatio diabolica [39]. Mais c’est l’autre pôle discursif qui l’emporte, fondé sur l’intensité du seuil de gravité nécessaire pour prétendre à une violation de l’article 3[40] et le caractère « exhaustif » du standard Paposhvili[41].
De manière presque prophétique, la Grande Chambre s’arme du Strasbourg reversal pour légitimer une lecture restrictive de la protection de l’article 3. Elle confirme ainsi « la pratique qu’elle avait suivie depuis l’arrêt N. c. Royaume-Uni, précité, qui consistait à n’appliquer l’article 3 de la Convention qu’aux cas où la personne faisant l’objet d’une mesure d’expulsion se trouvait au seuil de la mort, avait eu pour effet de priver du bénéfice de cette disposition les étrangers qui étaient gravement malades mais qui ne se trouvaient pas dans un état aussi critique »[42]. Le pivot du test est l’irréversibilité du déclin de l’état de santé[43], l’article 3 faisant par ailleurs naître avant tout des obligations de nature procédurale dans ce type de contexte[44].
La Cour veut clairement rassurer les États : « en cas d’éloignement de personnes gravement malades, le fait qui provoque le traitement inhumain et dégradant et engage la responsabilité de l’État de renvoi au regard de l’article 3 n’est pas le manque d’infrastructures médicales dans l’État de destination » et « n’est pas davantage en cause en pareil cas une quelconque obligation pour l’État de renvoi de pallier les disparités entre son système de soins et le niveau de traitement existant dans l’État de destination, en fournissant des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers non titulaires du droit de demeurer sur son territoire »[45].
Là où la Chambre avait rendu ce test plus malléable en cas de maladie psychique en mettant sur le même plan l’inaccessibilité du traitement et le niveau de souffrance, la Grande Chambre corrige cette souplesse en rétablissant un ordre hiérarchique : elle maintient que la maladie psychique peut permettre une activation de l’article 3 en cas d’éloignement d’un étranger du territoire national, mais rappelle que le seuil de gravité est une question préalable, à résoudre avant de vérifier la question de l’accessibilité du traitement[46]. Or, on peut convenir avec certains commentateurs que « les critères de Paposhvili repris ici semblent cependant peu adaptés à la pathologie en cause, en particulier concernant la question de l’irréversibilité, dénotant une certaine méconnaissance des troubles psychiques par la Cour. En effet, l’exigence d’un ‘déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie’ peut très difficilement être remplie s’agissant de troubles psychiques, pour lesquels il peut exister une alternance de phase de décompensation et de stabilisation. C’est ainsi qu’il est difficile de parler de déclin ‘irréversible’ »[47]. Ce point est au cœur de l’opinion dissidente du juge Serghides qui souligne à quel point la méthode retenue par la Cour implique une paralysie des droits de l’article 3 dans ce genre de contexte, qui souligne justement que cette approche nuit au « système immunitaire » de la Convention.
La lecture de la Grande Chambre ne va pas de soi. Par exemple, la CJUE a eu à connaître de ce type d’affaires dans le cadre de sa jurisprudence permettant de consacrer des cas de paralysie des transferts Dublin, y compris en dehors de toute défaillance systémique. En effet, dans l’affaire CK c. Slovénie, la Cour a considéré que cette paralysie se justifiait en cas d’état de santé particulièrement grave du demandeur d’asile si le transfert risquait d’avoir des conséquences irréversibles sur celui-ci. Les autorités nationales, pour respecter les exigences de l’article 4 de la Charte, doivent prendre en compte l’état de santé et l’impact du transfert sur celui-ci, notamment dans le cas de maladie psychique, en prenant toutes des précautions suffisantes. Ainsi la Cour, après avoir fait référence à la jurisprudence Paposhvili, considère que « dans les circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens dudit article»[48]. Il est intéressant de constater que la CourEDH cite la jurisprudence CK dans son analyse du droit pertinent[49], mais ne la mobilise aucunement au fond.
En revanche, cette logique de seuil n’est pas inédite dans le contentieux international, notamment en tant qu’outil stratégique du juge. Elle est même courante lorsqu’il s’agit de consacrer des normes entraînant une connotation de hiérarchie axiologique. Dans ce contexte, lier l’importance d’une norme à un niveau d’exigence important pour son activation n’implique pas une facilitation dans l’application de ce type de règles, bien au contraire. Les réflexions sur les aspects juridictionnels de ce que R. Hirschl appelle « megapolitics » ont en effet confirmé que, face à ces normes méga-politiques, les juges ont tendance et rehausser les standards probatoires et introduire toute sorte de logique de seuil pour minimiser leur mobilisation d’une norme ayant un impact important[50]. Cela n’est pas nouveau dans le contexte de la Convention EDH : les travaux de sociologie du droit ont par exemple montré que le focus mis sur la torture au sein de l’article 3 a banalisé l’importance des notions de traitement inhumain ou dégradant, conçus presque comme un moindre mal par rapport à la première[51].
Partie III – L’article 8 et les « immigrés établis » : préciser le standard Maslov
La question de la place de l’« immigré établi » au sein de la protection des droits humains est au cœur d’un important débat philosophique sur l’impact du temps dans la protection des droits des migrants (A). L’affaire Savran montre que ces liens temporels entre l’État et l’étranger établi rentrent bien dans le test Maslov mais que leur théorisation demeure en demi-teinte (B).
Les droits de l’immigré établi, une question philosophique
Dans les philosophies de la migration, on oppose traditionnellement deux camps : les communautaristes et les individualistes[52]. L’approche communautariste est représentée par la position emblématique de Michael Walzer qui, au nom d’une « communitarian self-determination », défendait une discrétion quasi pleine et entière des membres d’une communauté politique de décider qui admettre et qui exclure en son sein, au nom d’un intérêt supérieur de cette communauté. L’idée des communautaristes consiste à voir l’État comme un club ou une famille, ayant avant tout des obligations à l’égard de sa propre société[53]. Au contraire, l’approche individualiste est illustrée par l’optique opposée de Jospeh Carens qui, au nom d’un « orthodox individualism », défend la centralité de la liberté de mouvement. Les droits des migrants sont fondés sur des valeurs démocratiques fondamentales d’égalité et de liberté qui demandent une politique d’open borders[54].
Toutefois, ces deux approches, étant toutes deux de matrice libérale, concèdent qu’un étranger qui a passé un important lapse de temps dans le pays d’accueil ne saurait être traité de la même manière qu’un étranger qui vient de s’y installer. Cela est particulièrement vrai dans l’approche de Carens, pour qui « the longer people stay in a society, the stronger their moral claims become. After a while they pass a threshold that entitles them to the same legal status as citizens »[55]. Mais Walzer fait une concession similaire, puisque d’après lui un État qui ne reconnaît pas aux étrangers qui ont travaillé longtemps sur son territoires leurs mérites deviendrait « a family with live-in servants »[56].
Par une transposition de ce raisonnement à la jurisprudence de la CourEDH, Gila Stopler avait ainsi proposé l’idée selon laquelle on pourrait appliquer un principe de jus temporis à la Convention : l’augmentation de la durée de résidence d’un migrant dans un État membre entraîne un renforcement de ses liens avec celui-ci, de sorte que son traitement juridique doit se rapprocher de plus en plus à celui du citoyen[57]. Cependant, Başak Çalı démontre que cette analyse est davantage de lege ferenda que de lege lata, puisque la Cour n’accepte pas complètement ce type de raisonnement[58]. Il est vrai que la Cour affirme que lorsque l’on est face à un « immigré établi », il faudrait pouvoir arguer de considérations particulièrement lourdes pour rompre le lien existant avec l’État d’accueil. Mais il ne s’agit là que d’une considération parmi d’autres. De manière générale, comme le résume fort bien Başak Çalı, « unlike the liberal theories of immigration, which show concern for long-term migrants, the ECtHR does not differentiate a priori between short- and long-term migrants in discussing rights of residency. For the Court, granting residency is a domain of sovereign states in its totality »[59]. Le jeu de l’analyse de ces raisons impérieuses est très casuistique et fluide: en dépit d’un séjour prolongé, une expulsion ne viole pas la Convention si l’immigré établi a commis infraction pénale sérieuse et qu’il n’a pas de liens sociaux (ce qui est considéré une preuve d’une faible intégration)[60] ; le renvoi peut être en revanche considéré disproportionné dans le cas d’un immigré établi qui ne commet pas d’infraction pénale autrement sérieuse et qui a des liens familiaux démontrés (comme en cas de présence d’enfants sur le territoire)[61]. En tout état de cause, la Cour souligne bien que l’expulsion d’un immigré établi peut bien évidemment être justifiée sur le fondement de la Convention et ne constitue pas une ‘double peine’ :
« La Cour considère néanmoins que même si un ressortissant étranger possède un statut non précaire de résident et qu’il a atteint un haut degré d’intégration, sa situation ne peut être mise sur le même pied que celle d’un ressortissant de l’État lorsqu’il s’agit du pouvoir précité des États contractants d’expulser des étrangers (Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, § 49, série A n°193) pour une ou plusieurs des raisons énumérées au paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Elle estime de surcroît qu’une décision de révoquer un permis de séjour et/ou de prononcer une mesure d’interdiction du territoire à l’égard d’un immigré de longue durée à la suite d’une infraction pénale qui a valu à l’intéressé une condamnation à une sanction pénale ne constitue pas une double peine »[62].
La Cour souligne donc la diversité de situations entre un immigré établi et un étranger en situation précaire davantage pour rappeler l’intensité renforcée du pouvoir d’expulsion existant à l’égard de ce dernier que pour ériger le premier cas en situation particulièrement protégée.
B. Maladie psychique et test Maslov
Est-ce que cette situation serait en train de changer dans la jurisprudence récente ? Est-ce que la Cour construit progressivement une théorie des droits des « immigrés établis », davantage en phase avec les aspects de temporalité et de stabilité de leurs liens avec le pays ? En dépit du constat de violation de l’article 8, l’affaireSavran montre qu’il reste des éléments contradictoires dans la jurisprudence de la Cour à cet égard.
D’une part, la Cour entretient une lecture très restrictive de la notion de vie familiale pour l’étranger établi. La Cour reconnaît elle-même que sa jurisprudence en la matière n’est pas particulièrement linéaire, le seul élément stable restant qu’ « elle ne peut conclure à l’existence d’une vie familiale entre parents et enfants adultes ou entre frères et sœurs adultes que si ceux-ci parviennent à démontrer l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance »[63]. Néanmoins, en ce qui concerne la situation de l’adulte malade, le critère employé est particulièrement rigide : « même s’il est vrai que la maladie mentale dont souffre le requérant est grave, la Cour n’est pas convaincue que l’on puisse considérer qu’en lui-même cet élément prouve suffisamment que l’intéressédépende des membres de sa famille pour faire relever sa relation avec eux de la sphère de la ‘vie familiale’ au sens de l’article 8 de la Convention. En particulier, il n’a pas été démontré que l’état de santé de l’intéressé le rendît invalide au point de dépendre de l’appui et des soins de sa famille dans sa vie quotidienne »[64]. On peut donc déjà considérer que l’aspect temporel n’entraîne pas une lecture particulièrement souple de la notion de vie familiale de l’étranger établi.
D’autre part, la Cour semble davantage prendre au sérieux les aspects temporels dans la notion de vie privée, bien que cette prise en considération reste tout de même marginale. Et c’est le Strasbourg reversal qui vient expliquer à nouveau cette réticence. En effet, la Cour cite in extenso un extrait de la décision Üner, repris régulièrement notamment dans l’affaire Malsov, où on oppose clairement le célèbre « principe de droit international bien établi, les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler [l’entrée et le séjour] des non-nationaux sur leur sol » et une « Recommandation 1504 (2001) sur la non-expulsion des immigrés de longue durée, dans laquelle l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommandait que le Comité des Ministres invite les États membres, entre autres, à garantir que les immigrés de longue durée nés ou élevés dans le pays hôte ne puissent en aucun cas être expulsés »[65].
On peut donc se demander comment le Strasbourg reversal finit par engloutir le principe de l’impossibilité d’expulsion de l’étranger avec des liens très solides avec le pays. La Cour prend en considération les liens chronologiques avec le pays lorsqu’elle pose un seuil plus important pour l’expulsion des étrangers établis, en exigeant les « très solides raisons » de la jurisprudence Maslov. Mais immédiatement après, elle s’empresse de poser sur le même plan le principe de la marge d’appréciation. La maladie psychique est considérée comme une circonstance particulière entourant l’espèce, qu’il convient prendre en compte[66], mais cette prise en considération est vérifiée de manière particulière. La Cour procéduralise son contrôle : tout ce qu’il lui revient de faire à ce titre est de vérifier si les juridictions nationales ont bien appliqué le test Maslov[67].
Partie IV – La procéduralisation accentuée
Une tendance lourde dans la jurisprudence récente de la Cour est ce que l’on a appelé le « procedural turn »[68]. L’ancien président Spano y avait vu un moment fondamental de l’évolution de la jurisprudence de la Cour, qui serait en train de procéder à une « reformulation or refinement of the principle of subsidiarity, and the margin of appreciation »[69], par la consécration croissante d’un contrôle du contrôle.
La doctrine est fondamentalement divisée à ce sujet. À une extrémité du spectre, Janneke Gerards soutient que le contrôle procédural peut se substituer dans un grand nombre de cas à un contrôle substantiel : s’appuyant sur les théories de la démocratie procédurale, elle défend que la Cour devrait procéder en deux temps. Dans la plupart des cas un contrôle procédural suffirait, mais lorsqu’il existe un défaut empêchant de croire en l’intégrité de la procédure législative ou judiciaire interne, la Cour pourrait revenir à un contrôle substantiel classique. Dans le premier cas toutefois, la Cour « has to accept the outcomes of such a [non-problematic] procedure, even if it reflects a different balance or a different choice than the Court’s judges would have preferred » [70]. À l’autre extrémité du spectre, Eva Brems souligne l’insuffisance d’un contrôle purement procédural dans une grande majorité de cas, celui-ci ne pouvant pas devenir un ersatz du contrôle approfondi de la Cour[71]. Entre ces deux positions, Patricia Popelier suggère que le contrôle procédural pourrait permettre à la Cour de s’exempter d’un contrôle davantage substantiel seulement dans les cas où la marge d’appréciation serait étendue de toute manière[72].
En procédant à une analyse fine des cas de procéduralisation, Oddný Mjöll Arnardóttir propose une taxonomie d’affaires où la Cour procéduralise son contrôle, étant confrontée à des facteurs importants de déférence. Tel est le cas de la jurisprudence portant sur la mise en balance entre intérêts privés, les situations de « quatrième instance » (application du droit national et interprétation des faits), l’évaluation des objectifs d’intérêt général ainsi que les cas de « mesures générales »[73]. On peut se demander si, en matière de migration et d’asile, la Cour ne procéderait pas à une procéduralisation ratione materiae bien plus qu’en raison de la typologie structurelle du cas, en écoutant ainsi les réclamations de certains États, tendant à davantage de marge d’appréciation dans le domaine.
Dans Savran la Cour pousse la procéduralisation jusqu’au bout, en considérant que la mise en balance opérée par les juridictions internes n’était pas satisfaisante. Elle substitue son appréciation à la leur[74]. Trois sont les éléments forts dans l’application du test Maslov à l’espèce : (1) une période trop importante s’est écoulée entre les faits et l’expulsion (troisième critère Maslov)[75], (2) la « solidité des liens sociaux » n’est pas suffisamment prise en compte, puisque « la cour régionale a fait peu de cas de la durée du séjour du requérant dans son pays d’accueil, le Danemark, et des liens existant entre l’intéressé et ce pays » (deuxième et quatrième critères) ; (3) enfin une interdiction du territoire disproportionnée car « le refus des juridictions internes de lever la mesure dans le cadre de la procédure de révocation a eu pour effet de soumettre le requérant à une interdiction de retour définitive. La Cour constate que cette mesure est très intrusive pour le requérant »[76].
Mais la procéduralisation présente également d’importantes limites : « la Grande Chambre se borne en l’espèce à considérer que certains éléments de fait ont été insuffisamment appréciés par les juridictions internes dans l’examen de la proportionnalité de l’atteinte à la vie privée portée par la mesure d’expulsion du requérant. Autrement dit, elle ne constate pas l’existence d’une violation substantielle de l’article 8. Une fois de plus, cette tendance jurisprudentielle permet à la Cour d’éviter de se prononcer sur la question de la compatibilité entre les droits nationaux et le droit de la Convention, en se concentrant uniquement sur le respect des garanties procédurales offertes par les autorités nationales » [77]. Ce caractère distant de l’analyse se traduit par un relâchement des mesures de réparation : « en s’abstenant d’ordonner au Danemark de prendre des mesures pour rétablir la situation du requérant, la Cour neutralise ainsi sa propre décision, dès lors que Monsieur Savran vit à présent en Turquie depuis 2015 et qu’une potentielle demande de levée de sa mesure de renvoi ne lui permettra pas forcément de se rendre au Danemark, ce dernier faisant par ailleurs l’objet d’une interdiction de retour sur le territoire » [78].
Alors certes, le test Maslov intègre, parmi d’autres considérations, l’intensité des liens sociaux avec le pays. Mais la prise en compte de ce facteur temporel de création de liens importants avec l’État, central dans la philosophie libérale de la migration, reste mobilisé à géométrie variable dans la jurisprudence de la Cour.
Partie V – La vulnérabilité négligée
Un autre facteur qui est central dans la philosophie de la migration et que la CourEDH continue de mobiliser de manière timide est l’idée de vulnérabilité. Alors que celle-ci présente un fort potentiel iconoclaste (A), potentiel que d’autres juridictions internationales ont employé largement dans le domaine migratoire (B), la posture de la CourEDH demeure réservée à cet égard (C).
A. Un outil théorique iconoclaste
Lorsqu’on examine la généalogie de l’idée même de vulnérabilité, on est frappé par son potentiel iconoclaste. En effet, ce sont les philosophes féministes qui ont récupéré ce concept, qui semblait utile pour problématiser le patriarcat en tant que forme de domination et de contrôle sur le corps de la femme[79]. Les premières à utiliser ce nouvel outil ont été les féministes matérialistes qui, dans les années 1970, ont étudié les relations de travail et ont montré que des « relations patriarcales structuraient ou créaient la vulnérabilité humaine » et confinaient la « définition du travail à la seule sphère de la production »[80]. Plus tard, d’autres franges des psychologues et des philosophes féministes ont commencé à l’utiliser pour théoriser l’éthique du care[81]. Dans la pensée juridique féministe contemporaine, Martha Albertson Fineman a proposé une théorie de la vulnérabilité comme outil heuristique, permettant d’interroger les concepts essentiels de la subjectivité juridique et politique libérale ainsi que les arrangements structurels qu’ils soutiennent[82].
Contrairement au fonctionnement des droits de l’homme, la philosophie de la vulnérabilité encourage à remettre en question les déséquilibres matériels, culturels et sociaux existants entre humains, alors que les droits humains les acceptent tacitement[83]. La vulnérabilité encourage à interroger plus profondément les silences du droit et leur impact, à ne pas les accepter comme inéluctables, mais à les identifier comme le point de départ même qui doit être déconstruit. Dans cette optique, la théorie de la vulnérabilité fait appel à un État réactif et considère donc que « les institutions doivent fonctionner de manière à ne pas privilégier indûment certains, tout en désavantageant d’autres. La nature de la vulnérabilité humaine et le processus de renforcement de la résilience par le biais des institutions exigent de l’État qu’il soit actif, impliqué et réactif »[84].
Outre cette compréhension féministe classique, la vulnérabilité a été également mobilisée par différents penseurs d’inspiration marxiste, comme instrument pour rendre la voix au plus faible. A partir de là, les philosophes de l’école de Francfort notamment ont lié la conscience critique de la vulnérabilité à la « nécessité de donner une voix à la souffrance »[85] ou à l’importance d’écouter les sentiments d’injustice émanant des groupes opprimés[86].
B. Vulnérabilité et migration
Certaines juridictions internationales ont commencé à se saisir de cet outil iconoclaste pour faire évoluer leur conception des droits des migrants. Tel a été notamment le cas du Comité des droits de l’homme de l’ONU, surtout à compter de ses constatations dans l’affaire Warda Osmin Jasin c. Danemark, adoptées le 22 juillet 2015 [87]. La requérante, mère célibataire de trois enfants en bas âge en état de santé précaire, se trouve dans un état physique lui rendant impossible le transfert de Dublin vers l’Italie. Elle conteste donc la décision d’expulsion, en sachant que dans ce pays elle avait dû vivre à la rue et elle s’était vu refuser l’accès aux soins médicaux dont elle avait besoin. En prenant en considération sa vulnérabilité particulière, le Comité constate une violation du Pacte puisque, sans garanties spécifiques d’assistance sociale, l’Italie ne pouvait pas être considérée comme un « pays sûr » où renvoyer la requérante et ses enfants.
Ce type d’affaire devient très récurrente devant le Comité. Dans son opinion concordante dans l’affaire Araya c. Danekamrk de 2018[88], Olivier de Frouville rappelle que les affaires danoises ont explosé depuis Jasin et que le Comité a défini quatre éléments d’appréciation des limites au transfert Dublin : (1) la situation dans le pays de renvoi s’agissant de l’accueil et de la prise en charge ; (2) l’expérience passée des personnes concernées dans le pays de renvoi ; (3) leur vulnérabilité au moment de l’examen de la demande par le Comité ; (4) la question de savoir si l’État partie a ou non cherché à obtenir de la part de l’État de renvoi des assurances de prise en charge dans des conditions compatibles avec leur situation.
La vulnérabilité devient donc un élément essentiel d’analyse. Dans Y.A.A. et F.H.M. c. Danemark de 2017, le Comité rappelle que « pour apprécier s’il est ou non probable que les personnes expulsées subissent des conditions de vie équivalant à un traitement cruel, inhumain ou dégradant contraire à l’article 7 du Pacte, [les États] doivent s’appuyer non seulement sur une évaluation de la situation générale dans le pays d’accueil, mais aussi sur la situation personnelle des intéressés. Cela inclut des facteurs d’accroissement de la vulnérabilité propres à ces personnes, qui peuvent transformer une situation générale tolérable pour la plupart des personnes expulsées en une situation intolérable pour certaines d’entre elles. Cela devrait inclure également, dans les affaires relevant du Règlement Dublin II, des informations relatives à l’expérience qu’ont déjà vécue les personnes expulsées dans le premier pays d’asile »[89].
Cette logique de vulnérabilité commence à s’introduire davantage également dans le discours des deux juges supranationaux européens. Dans Jawo, la CJUE rappelle le raisonnement à suivre pour prendre en compte la vulnérabilité du DPI[90]. Le point de départ est la présomption de respect des droits fondamentaux découlant de la confiance mutuelle, présomption qui est depuis NS devenue réfragable en cas de défaillances systémiques[91]. Toutefois, le standard à atteindre est très élevé : « pour relever de l’article 4 de la Charte, qui correspond à l’article 3 de la CEDH, et dont le sens et la portée sont donc, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les mêmes que ceux que leur confère ladite convention, les défaillances mentionnées au point précédent du présent arrêt doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause (Cour EDH, 21 janvier 2011, M.S. S. c. Belgique et Grèce, CE:ECHR:2011:0121JUD003069609, § 254) »[92]. La vulnérabilité est presque dissoute dans cette exigence de seuil : « il ne saurait être entièrement exclu qu’un demandeur de protection internationale puisse démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles qui lui sont propres et qui impliqueraient que, en cas de transfert vers l’État membre normalement responsable du traitement de sa demande de protection internationale, il se trouverait, en raison de sa vulnérabilité particulière, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême répondant aux critères mentionnés aux points 91 à 93 du présent arrêt après s’être vu octroyer le bénéfice d’une protection internationale »[93]. L’affaire CK et les décisions similaires essaieront donc d’introduire de la souplesse dans ce raisonnement, mais la place de la vulnérabilité dans le droit européen de la migration demande encore à être précisée.
C. La vulnérabilité paralysée ?
Les relations entre CourEDH et vulnérabilité sont complexes[94]. On sait que la Cour a progressivement restreint sa conception de la vulnérabilité des migrants demandeurs de protection internationale. Si dans MSS c’était la catégorie dans son ensemble qui semble être à considérer comme vulnérable[95], à partir de Khlaifia progressivement la Cour semble revenir sur cette idée et indiquer qu’il existe davantage des catégories plus ou moins vulnérables au sein de celle générale de migrants[96]. Le discours de la Cour dans la jurisprudence de 2021 semble continuer à limiter la vulnérabilité générale du réfugié. Dans l’affaire D. c. Bulgarie, la Cour parle de vulnérabilité des demandeurs d’asile de manière assez large en se référant à la « la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile »[97].
Quand on regarde la décision Savran dans son ensemble, on peut avoir à première vue le sentiment d’une mobilisation intense du concept de vulnérabilité. En revanche, si l’on s’intéresse aux récurrences de l’idée qui reviennent à une prise de position de la Cour elle-même, on constate que le concept n’est employé qu’une fois. La Cour rappelle, dans le contexte de son analyse de la violation de l’article 8, que « du fait de son état de santé mentale, le requérant était plus vulnérable qu’un ‘immigré établi’ ordinaire visé par une mesure d’expulsion »[98]. Ce sont le requérant[99] et les opinions dissidentes qui mobilisent abondamment le concept. On peut être particulièrement sensibles aux arguments de la juge Jelić pour avoir une compréhension accrue de l’impact de la vulnérabilité dans le cas d’un étranger établi et atteint d’une maladie mentale grave : le concept large de vie familiale à retenir pouvait être plus large, au vu du lien fort avec sa mère, de l’absence de liens avec la Turquie (dont il ne parlait pas la langue et faisant partie de la minorité kurde).
Cette tendance à une mobilisation limitée du concept se retrouve dans la jurisprudence de la Cour en matière de migration, y compris dans les cas où la vulnérabilité est au cœur de l’affaire voire de la condamnation. L’affaireM.D. et A.D. c. France[100] concerne la rétention d’une mère malienne et de son enfant de 4 mois : victime de mutilation génitale et de mariage forcé, la femme arrive enceinte en France en transitant par l’Italie et sa rétention administrative est l’énième résultat du fonctionnement du règlement Dublin III. Répondant négativement à une question de la police qui lui demande si elle embarquerait dans un avion pour retourner en Italie, les autorités transforment son assignation à domicile en une rétention de la femme et de son enfant (pour risque de fuite) qui va durer 11 jours.
La Cour constate trois violations de la Convention. D’une part, la rétention de l’enfant est contraire à l’article 3 : « Compte tenu du très jeune âge de la seconde requérante, des conditions d’accueil dans le centre de rétention n°2 du Mesnil-Amelot et de la durée du placement en rétention » et « eu égard aux liens inséparables qui unissent une mère et son bébé de quatre mois, aux interactions qui résultent de l’allaitement ainsi qu’aux émotions qu’ils partagent »[101]. D’autre part, la Cour constate qu’il existait des solution alternatives à la rétention en l’espèce et constate donc une violation de l’article 5(1). Enfin, la Cour constate une violation de l’article 5 en raison de l’absence de prise en compte suffisante de la situation de l’enfant par les autorités judiciaires : « ni le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Meaux ni le magistrat délégué par le premier président de la cour d’appel de Paris n’ont suffisamment tenu compte de la présence de la seconde requérante et de son statut d’enfant mineur, avant d’apprécier la légalité du placement initial et d’ordonner la prolongation de la rétention administrative pour une durée de vingt-huit jours dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il leur incombait d’exercer »[102].
La solution fait l’objet de critiques diamétralement opposées : d’une part la doctrine conteste[103] que la Cour n’accède pas à la prohibition de principe, préconisée par la pratique des Nations Unies qu’elle cite pourtant[104] ; d’autre part, l’opinion dissidente de la juge Mourou-Vikström considérait que l’application des critères devait mener la Cour à refuser le constat de violation et s’inquiète de ce que deviendra le système Dublin si la Cour continue dans cette direction. Contrairement à l’opinion dissidente, il faut peut-être considérer que la Cour permet de manière tout à fait salutaire de remettre en cause le fonctionnement problématique du système Dublin, en portant une attention croissante aux situations de vulnérabilité. Mais la Cour ne parle de vulnérabilité que de manière rapide : « Le placement d’enfants mineurs en rétention administrative soulève des questions spécifiques dans la mesure où, qu’ils soient ou non accompagnés, ils sont particulièrement vulnérables et appellent une prise en charge spécifique compte tenu de leur âge et de leur absence d’autonomie ». Toutefois, on voit bien que cette idée de vulnérabilité permet à la Cour de Strasbourg de jeter un regard critique sur le fonctionnement de la rétention administrative dans le cadre de Dublin, en prolongeant la réflexion en ce sens du Comité des droits de l’homme.
On peut donc déceler le début d’une mobilisation de l’idée de vulnérabilité pour donner une lecture critique des politiques européennes de contrôle des flux migratoires. Toutefois, cette mobilisation de la vulnérabilité reste balbutiante et demande à être précisée, comme le démontrent l’affaire Savran et certaines opinions dissidentes dans ce cadre.
L’affaire Savran fait converger toute une série de débats portant sur l’évolution de la jurisprudence en matière de migration. La Grande Chambre revient sur l’analyse souple que la section avait fait du rôle de l’article 3 en cas de maladie psychique du migrant, en rappelant une logique de seuil qui réduit le champ d’application de l’article dans ce type d’affaires. Elle va également se prononcer sur les droits d’un « immigré établi », question fortement débattue dans les philosophies de la migration. Le constat de violation reste toutefois ancré dans une certaine procéduralisation du contrôle, qui montre ici ses angles morts, et ne fait pas une place fondamentale aux théories de la vulnérabilité. Les effets philosophiques du Strasbourg reversal continuent d’avoir un impact paupérisant sur la protection que la Cour accorde en matière migratoire.