Alors qu’en France, à l’appui d’un nouveau principe de fraternité à valeur constitutionnelle[1], le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnelle la répression de « toute aide apportée à la circulation de l’étranger en situation irrégulière, y compris si elle constitue l’accessoire de l’aide au séjour de l’étranger et si elle est motivée par un but humanitaire »[2], le dispositif britannique de lutte contre l’immigration illégale sur le marché du logement locatif privé a été déclaré incompatible avec l’article 14 combiné à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme[3](CEDH).
Au Royaume-Uni, les lois Immigration Act 2014 et 2016 ont mis en œuvre une politique de « dissuasion migratoire » consistant à instaurer un « environnement hostile » : chaque personne doit prouver la légalité de sa situation. L’une de leurs conséquences a été de constater, à tort, l’irrégularité de la situation de certaines personnes incapables d’apporter cette preuve. Il en fut ainsi de la génération « Windrush », venue des colonies britanniques à partir de 1948 pour participer à l’effort de reconstruction d’après-guerre. À l’époque, le ministère de l’Intérieur (Home Office) « ne s’est pas donné la peine de leur donner des papiers »[4] car le British Nationality Act 1948 avait conféré à toute personne née dans les colonies britanniques un droit automatique de résidence, en tant que « citoyenne du Royaume-Uni et de ses colonies ». L’Immigration Act 1971 a étendu ce droit illimité de résidence à toutes les personnes étrangères « habituellement résidentes » au Royaume-Uni au 1er janvier 1973. Néanmoins, les bénéficiaires de ces dispositions n’ont pas toujours reçu les documents nécessaires à l’établissement de la preuve de leur statut. Le Home Office ne détenait pas non plus de registre réunissant les noms des personnes concernées[5]. Enfin, le British Nationality Act 1981 actuellement en vigueur, venant remplacer la loi de 1948, dispose qu’une personne née au Royaume-Uni après le 1er janvier 1983 acquiert la citoyenneté britannique si l’un de ses parents est « installé » (settled) au Royaume-Uni au moment de sa naissance. Or, il est souvent très difficile pour les personnes issues de la « génération Windrush » de prouver la date d’arrivée de leurs parents ou leur statut migratoire. Étant maintenant astreintes à établir la preuve de leur statut, ces personnes se sont retrouvées dans une situation vulnérable et précaire, certaines perdant leur domicile et leur travail[6], d’autres étant détenues et expulsées à tort[7]. En avril 2018, le Home Office a réagi en adoptant un « Plan Windrush » permettant aux personnes arrivées au Royaume-Uni avant 1989 de demander gratuitement la délivrance des documents nécessaires pour le prouver[8]. Un dispositif d’indemnisation financière a également été mis en place en avril 2019, visant à compenser certains préjudices subis, tels que les frais de justice, la détention ou l’expulsion, ou le refus d’accès à certains services (bancaires, de santé ou d’éducation)[9]. Le projet de loi d’autorisation de la dépense de ces fonds vient d’être déposé à la Chambre des Communes : une première lecture en a été donnée le 8 janvier 2020[10].
Cette politique de « l’environnement hostile » conditionne ainsi l’accès à certains services (publics ou privés) à la démonstration de la légalité de la situation des personnes. Une obligation de vérification des documents fournis par celles-ci repose alors notamment sur les banques[11] et les propriétaires-bailleurs privés. La détermination du statut migratoire de la personne ne dépend donc plus seulement de sa situation juridique objective, mais aussi de « la relation contingente entre la personne et l’organe public ou privé auquel elle fait face pour obtenir un service ou un droit »[12]. L’Immigration Act 2014 réglemente en ce sens l’accès à la location d’un logement privé[13]. Cette loi, d’abord mise en œuvre comme programme pilote dans la région des West Midlands, est entrée en vigueur le 1er février 2016, uniquement en Angleterre.
Le jugement du 1er mars 2019 de la High Court of Justice, juridiction de première instance d’Angleterre et du Pays de Galles,est rendu par Mr Justice Martin Spencer, juge unique[14] statuant sur une requête de l’association caritative nationale Joint Council for the Welfare of Immigrants (JCWI)[15]. Celle-ci conteste les dispositions législatives interdisant à un propriétaire de louer un logement à une personne qui n’a pas la nationalité britannique, suisse ou d’un pays de l’Espace Économique Européen (EEE) et qui ne possède pas de droit d’entrer ou de séjourner au Royaume-Uni[16]. Le propriétaire doit exiger et vérifier les documents d’identité pertinents du locataire. Si le locataire potentiel ne possède pas de passeport ou de permis de résidence, il doit fournir au moins deux documents figurant dans une liste alternative, tels que son permis de conduire et une lettre de son employeur. Le propriétaire qui accepte de louer son logement à une personne en situation irrégulière s’expose à une amende ou une peine d’emprisonnement[17].
Lors de la consultation organisée, et pendant le débat parlementaire[18], de nombreux acteurs[19] ont alerté le Home Office à propos du risque que la sévérité des sanctions encourues engendre un comportement discriminatoire de la part des propriétaires, à l’encontre des personnes indûment considérées comme présentant un risque plus élevé d’être en situation irrégulière. Cette vulnérabilité des étrangers face aux comportements discriminatoires dans la recherche d’un logement locatif n’est pas inconnue à la France, comme l’a récemment montré le Défenseur des droits[20]. Au Royaume-Uni, un sondage de propriétaires[21] organisé par le JCWI a révélé que les personnes ayant un statut migratoire complexe, ou ayant besoin d’un délai pour présenter les documents requis, sont désavantagées alors même qu’elles bénéficient du droit de louer. 42 % des propriétaires sondés ont reconnu qu’à cause du dispositif, ils étaient moins enclins à louer leur logement à des personnes n’ayant pas de passeport britannique. 27 % d’entre eux ont déclaré être réticents à l’idée de louer à des personnes « d’apparence étrangère ». Le Home Office a toutefois estimé qu’un tel risque pouvait être évité grâce à un « code des bonnes pratiques »[22] et une assistance en ligne à l’attention des propriétaires[23]. Après avoir publié un nouveau rapport s’appuyant notamment sur l’expérience du « client mystère »[24] pour démontrer l’existence d’une discrimination sur le fondement de la nationalité et de l’ethnicité, l’association a déposé un recours en judicial review, sollicitant du juge l’émission de deux déclarations.
D’abord, elle demande au juge de déclarer les sections 20 à 37 de l’Immigration Act 2014 incompatibles avec l’article 14 combiné à l’article 8 de la CEDH. Une telle déclaration peut être émise sur le fondement du Human Rights Act 1998 (HRA), qui assure l’incorporation des droits de la CEDH dans l’ordre juridique interne[25]. Celui-ci exige, d’abord, que les lois soient interprétées conformément aux droits protégés par la CEDH[26], désormais invocables devant les juridictions britanniques[27]. Si une telle interprétation est impossible, les juges peuvent décider d’émettre une déclaration d’incompatibilité[28] « signalant au Parlement que la disposition législative est incompatible avec les droits conventionnels »[29]. Le droit constitutionnel britannique étant fondé sur le principe de suprématie du Parlement[30], une telle déclaration d’incompatibilité n’affecte pas la validité de la loi. Elle invite le Parlement à la changer[31].
Ensuite, l’association demande au juge de déclarer qu’une extension géographique du dispositif sans évaluation de ses conséquences discriminatoires serait irrationnelle, et contreviendrait au Public Sector Equality Duty (PSED). Ce principe requiert des autorités publiques la prise en compte, dans le cadre de leurs fonctions, de l’élimination de la discrimination, la progression de l’égalité d’opportunité et l’encouragement des bonnes relations entre les personnes[32]. Une telle déclaration peut être sollicitée, en judicial review[33], pour que le juge se prononce de manière non-coercitive sur une situation juridique particulière. Il peut notamment se prononcer sur une situation hypothétique qui nécessite une réponse dans « un objectif pratique véritable »[34]. Les juges refusent, au contraire, de se prononcer sur une question « purement académique » n’ayant ni un intérêt public, ni un enjeu pour les parties en présence, et dont « aucun objectif pratique ne rend une réponse nécessaire »[35]. En l’espèce, l’intérêt public d’anticiper une potentielle illégalité pourrait justifier l’émission d’une déclaration. Celle-ci constituerait une ligne directrice pour la légalité de l’action future du Gouvernement dans le cas où il déciderait d’étendre géographiquement le dispositif. La déclaration serait ainsi « adaptée, pour s’assurer que les autorités publiques respectent le droit sans interférer excessivement dans leurs activités »[36].
La gravité de la discrimination alléguée, fondée sur la nationalité et l’ethnicité, a justifié une extension innovante de l’applicabilité de l’article 14 combiné à l’article 8 de la CEDH alors que ce dernier n’inclut pas expressément un droit au logement (I). L’appréciation d’ensemble de statistiques significatives a ensuite permis l’établissement d’un lien de causalité entre le dispositif législatif en vigueur et le comportement indirectement discriminatoire des propriétaires (II), rendant le Gouvernement responsable de cette discrimination injustifiée, commise par des personnes privées (III). Le juge décide alors, d’une part, d’émettre une déclaration d’incompatibilité du dispositif avec l’article 14 combiné à l’article 8 de la CEDH. Il déclare, d’autre part, qu’une décision étendant la mise en œuvre du dispositif au reste du Royaume-Uni serait irrationnelle et contreviendrait au PSED (IV).
Partie I – L’extension de l’applicabilité des articles 14 et 8 de la CEDH motivée par la gravité de la discrimination alléguée
La section 2 du Human Rights Act 1998, qui impose aux juges britanniques de « prendre en compte » la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, a donné lieu à des désaccords d’interprétation[37]. Si les juges suivent en principe la jurisprudence « claire et constante »[38] de la Cour, ils s’accordent une certaine liberté d’interprétation dans les cas où elle ne s’est pas prononcée sur un point particulier[39], si elle n’est pas claire[40] ou s’ils considèrent qu’elle n’a pas « suffisamment compris ou pris en compte des spécificités nationales particulières »[41]. Ces hypothèses dans lesquelles les juridictions nationales s’autorisent à s’écarter de l’interprétation strasbourgeoise ouvrent ainsi des perspectives de dialogue des juges[42] à propos du standard minimum de protection des droits de l’homme fixé par la Cour, que les juges britanniques s’autorisent également à dépasser. En l’espèce, la particularité des faits appréhendés motive une extension innovante de l’applicabilité de la combinaison des articles 14 et 8, justifiée par la gravité de la discrimination alléguée.
Si l’article 14 de la CEDH doit être appliqué en combinaison avec l’un des autres droits protégés par la Convention, une violation n’est pas nécessaire[43] : les faits doivent tomber « sous l’empire » de l’un de ces droits[44]. Or, l’article 8 protège notamment le respect du domicile, impliquant son inviolabilité et le pouvoir d’y accéder. La Cour de Strasbourg confère en outre aux États l’obligation positive d’assurer le respect de ce droit dans le cadre des relations interindividuelles[45]. Néanmoins, lanotion de « domicile », au sens de l’article 8, désigne soit le lieu d’habitation légalement occupé ou acquis[46], soit le lieu d’habitation avec lequel la personne entretient des liens suffisants et continus[47]. De plus (et surtout), l’article 8 ne « confère aucun droit au logement »[48]. Il ne reconnaît « pas comme tel le droit de se voir fournir un domicile, pas plus que la jurisprudence de la Cour »[49]. En l’espèce, le domicile en question n’est qu’une location potentielle, qui n’entre pas dans la définition du domicile protégé. Le cas d’espèce n’entre pas non plus dans le cas de figure où l’État agit positivement pour promouvoir des intérêts relevant de l’article 8. Lorsque l’État a « volontairement décidé de protéger [un droit] dans son droit interne de manière plus ample que ce que prévoit la Convention »[50], il doit le faire de manière non-discriminatoire[51]. Selon l’association requérante, le principe devrait être le même lorsque l’État intervient négativement, c’est-à-dire d’une manière qui, sans être une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale, rend plus difficile l’obtention d’un logement pour une personne disposant du droit de louer. Une telle interprétation n’existe pas dans la jurisprudence strasbourgeoise, et en serait une extension.
Le juge décide néanmoins d’étendre l’applicabilité de l’article 14 combiné à l’article 8 pour deux raisons exceptionnelles. D’une part, la discrimination alléguée, fondée sur la nationalité et l’ethnicité, est une « forme de discrimination particulièrement odieuse »[52], considérée par la jurisprudence strasbourgeoise avec une particulière réprobation. L’existence d’un lien de causalité entre la législation contestée et le comportement discriminatoire des propriétaires justifierait alors l’abaissement du niveau d’exigence du champ d’applicabilité de l’article 8. Dans le cas contraire, un État qui causerait des actes racistes ne serait pas soumis à la Convention : « That cannot be right »[53]. D’autre part, reconnaître que la législation entre dans le champ de l’article 8 ne revient pas à reconnaître la protection d’un droit à l’obtention d’un domicile. Cela revient tout au plus à reconnaître un droit de chercher un logement pour soi-même et pour sa famille[54], tout en acceptant que cette quête puisse se révéler insatisfaisante. Selon le juge, « le terrain de jeu doit être le même pour tous sur le marché du logement, indépendamment de la race et de la nationalité »[55].
Partie II – Le comportement discriminatoire des propriétaires privés causépar la loi
En se fondant sur des « statistiques fiables et significatives », le juge unique de la High Courtconstate l’existence d’une discrimination indirecte sur le fondement de la nationalité et de l’ethnicité, causée par l’agencement de la loi. Le critère statistique est, en effet, utilisé par la Cour de Strasbourg pour établir le commencement de preuve à apporter par le requérant lorsqu’il allègue une discrimination indirecte, permettant le renversement de la charge de la preuve[56]. En France, le Conseil d’État accepte aussi d’examiner desdonnées statistiques pour vérifier la présomption de discrimination[57]. Le Conseil constitutionnel a néanmoins estimé que « les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration […] ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1erde la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race »[58].
Sur le marché du logement locatif britannique, la demande est si élevée que le propriétaire a le choix entre plusieurs locataires potentiels. L’intérêt de la plupart des propriétaires privés est de louer le plus rapidement possible pour maximiser leur revenu locatif. Or, selon l’association requérante, le fardeau administratif imposé aux propriétaires sous la menace d’une sanction civile ou pénale est à la fois coûteux et risqué. La loi encourage donc les propriétaires à louer aux personnes dont le statut est démontré rapidement et incontestablement, grâce à un passeport. De plus, en l’absence d’un tel document, les propriétaires sont amenés à utiliser des critères tels que le nom, l’accent ou la couleur de peau, sans qu’il existe un mécanisme effectif pour détecter et dissuader un tel comportement. Les conclusions de l’expérience du « client mystère » viennent à l’appui de ces allégations. L’association a créé six profils différents de locataires potentiels, en fonction des critères suivants : la nationalité (britannique ou non), le nom (« à consonance britannique » ou non), et les documents fournis (un passeport, un titre de séjour, ou la démonstration du droit de louer par plusieurs autres documents). L’étude fournit des statistiques significatives au soutien de l’hypothèse selon laquelle la loi cause un comportement discriminatoire sur le fondement de la nationalité (les propriétaires privilégiant d’abord la possession d’un passeport britannique), et de l’ethnicité (lorsqu’aucun candidat n’a de passeport).
Ces arguments sont partagés par l’association des propriétaires résidentiels (Residential Landlords Association)[59], selon laquelle pour les petits propriétaires, composant pour l’essentiel le marché locatif privé, toute période durant laquelle le bien n’est pas loué est une période sans revenu locatif. Or, la loi complexifie le processus de location et allonge ces délais. Le propriétaire économiquement rationnel privilégie donc les personnes en possession d’un passeport. N’étant, de plus, pas familiers avec la variété de passeports valides, les propriétaires sont moins enclins à louer à une personne qui ne possède pas de passeport britannique ou qui est d’une nationalité extérieure à l’Union européenne[60].
Le juge conclut que les preuves apportées par les intervenants, prises dans leur ensemble, démontrent que les propriétaires discriminent les locataires potentiels sur le fondement de la nationalité et de l’ethnicité, à cause du plan législatif.
Partie III – Le Gouvernement responsable d’une mesure discriminatoire injustifiée
L’imputation au Gouvernement de la responsabilité de ces comportements discriminatoires individuels résulte de « l’effet horizontal indirect »[61] de la CEDH. Fondé sur son article premier[62], il confère à chaque État contractant l’obligation positive générale de « prendre les mesures appropriées pour assurer le respect de ces droits et libertés sur son territoire »[63]. L’effet horizontal indirect peut également dériver des obligations positives que chaque droit ou liberté protégé(e) par la Convention impose aux États parties[64]. À l’aide de ces deux fondements, la Cour a ainsi considéré que la responsabilité de l’État du fait d’un acte commis par un individu pouvait être engagée devant elle « à un double niveau »[65] : à raison de son action[66] ou de son abstention[67]. Le cas d’espèce se situe dans la première branche : la responsabilité de l’État est mise en jeu car « la législation de ce dernier rend possible la violation d’un droit garanti par [une] personne privée »[68]. Le comportement des personnes privées agit « du dehors comme un élément catalyseur de l’illicéité de la conduite des organes étatiques dans le cas d’espèce »[69].
Mr Justice Martin Spencer, statuant en juge unique sur cette requête, identifie en l’espèce un lien de causalité directe entre la loi et le comportement discriminatoire des propriétaires. Ainsi, le plan législatif ne fournit pas seulement l’occasion, ou l’opportunité, aux propriétaires privés de discriminer : il est la source dela discrimination. La loi prévoit des sanctions et des pénalités, et les propriétaires réagissent de manière à la fois économiquement rationnelle et prévisible. Sans le dispositif, les propriétaires ne discrimineraient pas. De plus, les garde-fous choisis par le Gouvernement pour éviter la discrimination se sont révélés ineffectifs. En se fondant sur la jurisprudence strasbourgeoise, qui définit la discrimination indirecte comme « une politique générale ou une mesure qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe en particulier »[70], le juge estime que même si le dispositif n’est pas dirigé contre des personnes d’ethnicité spécifique, ou de nationalités spécifiques, l’ensemble de preuves montre que la loi confère à ces groupes un risque systématique plus élevé[71] de se voir refuser la location par les propriétaires.
Dans la jurisprudence strasbourgeoise, une telle différence de traitement peut être justifiée si la mesure poursuit un « but légitime » dans une société démocratique tout en respectant « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé »[72]. Les juges britanniques ont transposé et précisé, dans le cadre du Human Rights Act, ce contrôle de la justification et de la proportionnalité d’une mesure[73] à travers la réunion de quatre critères cumulatifs[74] : l’exigence d’un but légitime justifiant la restriction au droit protégé, d’un rapport rationnel de la mesure adoptée à ce but légitime, du choix de la mesure la moins intrusive pour atteindre le but légitime et, enfin, d’un bilan coûts-avantages positif entre le but légitime atteint et de la restriction au droit protégé. Ces critères ne reflètent pas exactement la formulation de la Cour de Strasbourg. En effet, selon les explications de Lord Reed, « [le] concept de la marge d’appréciation […] ne s’applique pas de la même façon au niveau national, où le degré de retenue pratiqué par les juridictions […] et la mesure dans laquelle elles respecteront le jugement du décideur, dépendront du contexte et reflèteront les traditions nationales et la culture institutionnelle »[75].
Mr Justice Martin Spencer reconnaît qu’une large marge d’appréciation doit certes être laissée à l’État : le dispositif a été adopté par une loi dont le sujet ne fait pas l’objet d’un consensus européen et relève de la politique socio-économique, domaine archétypal de la compétence du Gouvernement en vertu du principe de subsidiarité. En effet, le domaine des politiques socio-économiques illustre traditionnellement la consécration du principe de subsidiarité, et donc de la restriction du contrôle de la Cour de Strasbourg, lorsque « la complexité et sensibilité des choix traités » le justifient[76]. En outre, intervenir dans une seule branche du système de contrôle de l’immigration peut potentiellement mettre en danger la stratégie globale du Gouvernement. Néanmoins, cette marge d’appréciation est nuancée par l’existence d’un consensus européen autour de la condamnation de la discrimination raciale[77]. Une discrimination fondée sur la nationalité et l’ethnicité ne peut ainsi être justifiée que par des raisons très lourdes[78]. Or, une déclaration d’incompatibilité permettrait au Gouvernement de repenser sa stratégie et d’éviter l’effet discriminatoire « indésirable et malvenu »[79]. Le dispositif législatif, « manifestement dépourvu de base raisonnable », n’est ainsi pas justifié. Même si la mesure était justifiée, son effet discriminatoire sur le fondement de la nationalité et de l’ethnicité l’emporterait sur l’objectif du contrôle de l’immigration. Elle serait, en tout état de cause, disproportionnée.
Partie IV – L’octroi d’une déclaration d’incompatibilité du dispositif législatif et d’une déclaration d’illégalité d’une potentielle extension géographique
Le juge doit, enfin, décider de la solution juridique (remedy) à donner au litige. L’association requérante a sollicité l’émission de deux déclarations[80] : une déclaration d’incompatibilité du dispositif législatif avec l’article 14 combiné à l’article 8 de la CEDH, et une déclaration d’illégalité d’une hypothétique extension géographique du dispositif.
En vertu du Human Rights Act 1998,il n’est pas nécessaire de déclarer une disposition législative incompatible avec les droits conventionnels lorsque la disposition en cause peut être interprétée et appliquée d’une manière compatible[81]. Néanmoins, selon le juge, la loi a été conçue pour contraindre fortement les propriétaires. Elle n’a pas fait preuve d’effectivité et toute modification dans le sens d’une réduction des sanctions la priverait de sa « raison d’être ». Ainsi, toute loi de ce typemène inexorablement les propriétaires à discriminer et fonctionne d’une manière incompatible avec l’article 14 de la CEDH. Il émet donc une déclaration d’incompatibilité des dispositions législatives contestées.
Ce n’est pas la première fois que des dispositions législatives relevant de la politique migratoire britannique sont déclarées incompatibles avec l’article 14 de la CEDH. Une déclaration d’incompatibilité a par exemple été émise à propos de dispositions du Asylum and Immigration Act 2004 : pour lutter contre les mariages « blancs », elles imposaient aux étrangers de demander au Home Office la permission de se marier, tout en excluant de cette obligation les mariages conclus selon les rites de l’Église d’Angleterre (Church of England). Une telle exclusion constituait une discrimination injustifiée sur le fondement de la religion et de la nationalité[82].
Le dispositif étant incompatible avec les dispositions de la CEDH, aucun « ministre de l’Intérieur raisonnable ne pourrait décider d’étendre ce plan sans d’abord réunir des preuves de l’absence d’effet discriminatoire »[83]. En effet, les propriétaires des autres parties du Royaume-Uni auront les mêmes intérêts à défendre. Par conséquent, le juge décide également d’octroyer la seconde déclaration sollicitée : dans la situation hypothétique où le Ministre déciderait d’étendre géographiquement le dispositif, sans évaluation complémentaire, une telle décision serait irrationnelle et contreviendrait à la section 149 de l’Equality Act 2010.
Dans le cas d’espèce, la discrimination constatée est d’ordre systémique. Elle est commise par les propriétaires privés, mais directement causée par les dispositions législatives. Aussi, ce jugement « démontre d’une part les difficultés rencontrées par les individus et les ONG lorsqu’ils contestent des politiques causant une discrimination systémique dans des circonstances telles que le Gouvernement est volontairement aveugle à ces enjeux, et refuse de mettre en œuvre sa propre évaluation, et d’autre part de quelle manière ces difficultés peuvent être surmontées grâce à une recherche ciblée »[84]. Le Gouvernement a fait appel[85] de ce jugement de première instance devant la Court of Appeal : l’audience s’est tenue du 15 au 17 janvier 2020[86].