Puisque tous « les êtres humains naissent […] égaux », selon l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et, on l’imagine, ils devraient le rester durant toute leur vie, une discrimination ne peut qu’être « illégale » dans la mesure où elle rompt l’égalité innée auxdits êtres. Aussi une disposition comme celle de l’article 7 de la même Déclaration suivant laquelle « tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi » fait-elle, en droit strict, double jeu avec l’article 1er sauf à imaginer que, postérieurement à la naissance, l’égalité qui caractérisaient les humains au début de leur existence devait disparaître ou du moins être altérée. La situation ne change pas si l’on substitue au terme de « distinction » celui de « discrimination » comme le fait le même article 7 dans sa seconde phrase[1]. On n’arrivera pas vraiment à distinguer entre ces deux termes, « distinction » et « discrimination », même si le second semble, dans l’histoire des Nations Unies, être d’extraction plus récente puisque la Charte de San Francisco l’ignore alors qu’elle ne se sert pas moins de quatre fois du terme « distinction »[2]. Elle s’en sert d’ailleurs de manière stéréotypée, chaque fois dans la même expression « droits de l’homme et […] libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion »[3].
Pourtant, du moins dans la version française de différents textes sur les droits de l’homme, la fortune de la « discrimination » sera autrement mieux faite que celle de la « distinction ». Pour nous limiter au Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques, la « discrimination » fait son apparition sept fois alors que la « distinction » ne bénéficie que d’une seule mention[4]. Possiblement, une sorte de Sprachgefühl s’est développé suivant lequel la « discrimination » va plus droit au but que la « distinction », notion, cette dernière, plus abstraite et donc moins apte à stigmatiser certaines situations intolérables[5]. Nul étonnement par conséquent que les deux grandes conventions onusiennes luttant contre de telles situations se servent de cet adjectif dans leur intitulé même. Si, dans cette étude, nombre de remarques sont faites au sujet de la Convention de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[6] ainsi qu’au sujet de certains autres traités, tant universels que régionaux[7], l’étude de certaines dispositions assez originales qui caractérisent par-dessus tout la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1965[8] occuperont une place de choix.
Autant, toutefois, le dire tout de suite. La Convention sur la discrimination raciale n’attire plus, et depuis longtemps, l’attention autant que d’autres conventions des Nations Unies le font[9]. Ce n’est pas tant parce que son objet est relativement limité comparé à l’objet d’autres conventions. C’est, curieusement, le fait qu’elle fait, du moins sur un plan théorique et en ce qui concerne la plupart de ses dispositions, l’unanimité, cette Convention étant au demeurant l’une des plus largement ratifiées en droit international[10]. Un « handicap » de cette Convention est que son objet même est largement couvert, en principe, par des dispositions phares des deux Pactes de 1966. En effet, quiconque bannit la discrimination en général bannit aussi (et surtout !) la discrimination contre des groupes raciaux ; sans oublier que, le plus souvent, la prohibition des discriminations vise expressis verbis des discriminations pour des motifs de race[11]. L’un dans l’autre, ce qui sauve la Convention de 1965 de l’oubli, voire d’une suppression pure et simple dans une éventuelle tentative de « simplification » du système onusien de protection des droits de l’homme, est, tout d’abord, sa date d’adoption. Adoptée un an avant l’adoption de ce Bill of Rights universel que constituent les deux Pactes de 1966, la Convention sur la discrimination raciale fut tout simplement la première convention sur les droits de l’homme de l’ONU[12] et sa valeur symbolique, politique, sentimentale n’est plus à prouver. On ne supprime pas impunément une sœur ainée.
Plus pertinemment, néanmoins, la Convention sur la discrimination raciale comporte deux dispositions, originales, comme on l’a dit, et dont la substance n’aurait pas été facile[13] à extraire d’une interprétation ordinaire des dispositions des deux Pactes[14] ou d’autres conventions onusiennes ou régionales prohibant les discriminations sur la base de la race. La raison en est simple. Au lieu de se limiter à la condamnation de ces discriminations, les dispositions pertinentes de la Convention de 1965 peuvent être vues, selon une première et superficielle analyse, comme faisant exactement le contraire. À vrai dire pourtant, c’est cela le principe de toute discrimination dite positive : discriminer.
Les deux dispositions dont il sera largement question ici portent sur ce type particulier de discrimination, souvent appelée, dans des contextes aussi bien nationaux qu’internationaux, discrimination positive[15], un concept qui a eu un impact durable sur la vie politique et juridique des États-Unis d’Amérique, surtout depuis la présidence de Lyndon Johnson (1963-1969)[16], le président le plus imprégné d’affirmative action. On peut facilement entrevoir l’influence que l’administration américaine de l’époque a exercée sur les dispositions de la Convention qui portent sur la discrimination positive[17].
Première à porter son regard sur cette sorte de discrimination à rebours, la Convention de 1965 ne l’en conçoit pas moins de deux façons différentes dans deux dispositions différentes. La première, celle de son article 1 §4, fait preuve à l’égard des mesures de discrimination positive d’une indifférence bienveillante allant, néanmoins, jusqu’à les complètement excuser, voire justifier (Partie I)[18]. La seconde, celle de son article 2 §2, se montre bien plus audacieuse et, par là même, perturbatrice pour le précepte classique de l’égalité en ce que, loin de l’indifférence polie de sa sœur jumelle, elle impose une obligation de renversement de l’inégalité de fait grâce à une inégalité en droit (Partie II). Passer, dans le même instrument, de la justification d’une affirmative action à l’obligation d’une affirmative action n’est sûrement pas évident. D’autant plus qu’il n’est pas facile de voir où peut se situer la ligne en deçà de laquelle on excuse de faire et au-delà de laquelle on n’excuse pas de ne pas faire.
Naturellement, des dispositions analogues de certaines autres Conventions seront également étudiées. Elles sont souvent conçues sur l’un ou l’autre modèle de pensée qu’offre la CERD. Cela n’exclut pas une certaine envie d’autonomisation de leur part.
Partie I – Une discrimination positive excusée
La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale n’est pas le seul traité international à justifier la prise de mesures de discrimination positive. Une comparaison avec des instruments analogues peut s’avérer utile (B). Toutefois aussi bien elle-même que les instruments contenant des dispositions similaires partent du principe que la discrimination, « raciale » ou autre, est, en tant que telle, prohibée. Par conséquent, les conditions dans lesquelles elle accepte la discrimination positive (qui est une vraie discrimination…) ne peuvent être que fort limitatives (A).
A. Conditions susceptibles de justifier une discrimination positive dans la Convention sur l’élimination de la discrimination raciale
Première chronologiquement mais aussi – toujours – principale Convention à admettre des mesures d’action positive en faveur de certains « groupes raciaux », la CERD n’en pose pas moins certaines difficultés qui sont largement inconnues des autres Conventions tolérant, à leur tour, des mesures spéciales en faveur de groupes spéciaux. En effet, les groupes bénéficiaires des « mesures spéciales » dans la Convention de 1965 sont autrement plus difficiles à déterminer que dans les dispositions analogues d’autres Conventions. Le sujet est vaste, mais on ne peut passer sous silence les difficultés de définition de la « race », notion phare dans la CERD (a), avant de se pencher sur les particularités de l’affirmative action qu’elle se dispose à justifier (b).
a) La « discrimination raciale »: un concept difficile (ou impossible?) à cerner
Formellement, la définition de la discrimination est déjà donnée à l’article 1 §1 quoique non de manière abstraite, mais de manière adaptée à l’objet unique de cette Convention, la lutte contre la discrimination raciale. C’est donc, de manière entendue, que seule celle-ci est définie, essentiellement par les résultats qu’elle vise à atteindre :
« Dans la présente Convention, l’expression ‘‘discrimination raciale’’ vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique ».
On voit d’abord, dans cette définition, le subtil jeu entre « discrimination » et « distinction ». La seconde n’est plus que l’une des formes que peut revêtir la première à côté de l’« exclusion », de la « restriction » et de la « préférence ». Ce dernier trio semble aller décroissant en ce qui concerne l’intensité de la souffrance pour le discriminé même si « exclusion » et « restriction » visent directement ce dernier tandis que la « préférence » vise celui qui saura probablement profiter de la souffrance du discriminé. En effet, « exclusion » et « restriction » couvrent deux situations éminemment négatives alors que la « préférence » possède une valeur positive, du moins pour le préféré. Ce n’est qu’en creux, aux dépens des non-préférés, que cette dernière situation pourra, logiquement, créer de la discrimination. On peut, en tout cas, se demander dans quelle mesure une « distinction » n’est pas elle-même, soit une « exclusion », soit une « restriction », soit une « préférence ». Probablement, elle l’est, ce qui pose la question de la place que le mot « distinction » occupe dans la définition fournie par l’article 1 §1. Une explication raisonnable est que la « distinction » assure un rôle de situation-balai. Serait, en d’autres termes, « distinction » ce qui obéit aux autres critères de la définition (que l’on verra) mais qui ne peut être réduite à une « exclusion », à une « restriction » ou à une « préférence »[19].
Au-delà de ce premier élément définitionnel qui, il est vrai, ne mène pas très loin, la « discrimination raciale » de l’article 1 §1 est surtout caractérisée par le résultat, forcément négatif, qu’elle a pour les discriminés. À strictement parler, il ne s’agira pas seulement du résultat, de l’« effet » selon la terminologie de la Convention[20], mais aussi du « but ». Ces deux termes étant séparés par la conjonction « ou », il suffira que l’on prouve l’existence, soit de l’un, soit de l’autre pour que la « discrimination » soit consommée. Naturellement, l’hypothèse la plus facile sera lorsque aussi bien le « but » que l’« effet » seront présents. Cela dit, sauf dans des cas rares, qui correspondront peu ou prou à de véritables régimes institutionnalisés, voire officiels, de discrimination raciale[21], il sera presque impossible d’établir l’existence d’un « but »[22]. Chercher l’« effet » facilitera donc toujours les choses quoique constater un « effet » sans pouvoir le ramener à un « but » risque de créer un certain malaise, de faire croire, à tout le moins, que la discrimination produite est le fruit du hasard et, en tout cas, un résultat – presque – non voulu. De fil en aiguille, certains pourront se demander si telle constatation de discrimination est in fine sincère, honnête, objective. Bref, s’il y a eu discrimination.
Quoi qu’il en soit, l’effet ou bien le but des distinctions sont définis comme une destruction ou une compromission de « la reconnaissance, [de] la jouissance ou [de] l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique ». Les domaines envisagés se veulent vastes même si, pour l’essentiel, ce sont les droits dits de deuxième génération qui sont mentionnés (droits économiques, sociaux et culturels). Si l’on procède à une stricte classification des droits de l’homme, manquent à l’appel les droits que l’on appelle d’habitude (faute de mieux) « civils »[23]. On s’en doute que l’intention du rédacteur de cette définition n’était pas de les exclure et, en toute hypothèse, l’expression de « tout autre domaine de la vie publique » est là pour faire combler d’éventuelles lacunes ou pour corriger certaines maladresses. Toutefois, si l’on prend cette dernière expression au pied de la lettre, on est en droit de se demander ce qu’il en est de son antithèse, le « domaine de la vie privée ». Imposer l’interdiction de toute discrimination basée sur la « race » dans le domaine de l’intimité serait sans doute aller trop loin mais est-ce que le domaine « privé » doit se réduire au seul domaine de l’intimité personnelle ? Cela est fort peu probable. Une lecture stricte de la « vie publique » laisserait sans « couverture » certaines relations interpersonnelles qui, tout en ne relevant pas de l’institutionnel, n’en ont pas moins une extrême importance en matière de discriminations raciales. L’effet horizontal risquerait donc de manquer lors de la mise en œuvre de la Convention de 1965[24] alors qu’il est pris dûment en compte par certaines autres dispositions anti-discrimination dans le droit international des droits de l’homme[25], à commencer d’ailleurs par la Convention interaméricaine de 2013 contre le racisme, la discrimination raciale et les formes connexes d’intolérance qui, dans sa définition de la « discrimination raciale », se réfère à la distinction, exclusion, restriction ou préférence « dans tout domaine de la vie publique ou privée » (article 1 §1, al. 1).
Sinon, « détruire ou compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme » est encore une expression qui appelle nombre d’observations. Si l’on peut, en effet, se féliciter du trio « reconnaissance »/« jouissance »/« exercice », qui vise, à juste titre, large, faire précéder « compromettre » de « détruire »[26] n’obéit qu’à une logique politique ou bien à un simple souci de pédagogie, pas, en tout cas, juridique. Si juste (si l’on peut dire) « compromettre » suffit pour qu’il y ait discrimination, on ne voit pas bien pourquoi le plus (« détruire ») ne serait pas clairement entendu dans le moins (« compromettre »). Cela dit, en dehors du fait que « compromettre » implique quelque chose de négatif, la signification exacte de ce verbe n’est pas facile à établir. Ce terme semble montrer une tendance, une direction[27], alors même que le terme équivalent dans la version anglaise de la Convention (« to impair ») semble plutôt indiquer le résultat déjà atteint[28]. Avec « compromettre », on a une dynamique et donc aussi une incertitude quant au résultat final que « to impair » nous présente, en revanche, comme déjà atteint, en tuant ainsi toute incertitude.
On ajoutera que l’expression « détruire ou compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme » comporte quelque chose que l’on aurait pu qualifier d’amusant s’il ne s’agissait pas des droits de tout un groupe humain car il tombe sous le sens que, à partir du moment où il y a « exclusion » ou « restriction » pour d’aucuns ou « préférence » pour d’autres, il ne peut y avoir « jouissance », pour les premiers, « dans des conditions d’égalité » avec les seconds. Par ailleurs, « détruire […] des droits de l’homme […] dans des conditions d’égalité » constitue un rare moment de surréalisme juridique. Plus sérieusement, l’expression « dans des conditions d’égalité » ne peut, en bonne logique, se rapporter à la destruction ou compromission mais à « la reconnaissance, jouissance ou exercice ». Peut-être syntaxiquement mal placée, cette expression dévoile une problématique importante de toute discrimination, à savoir la comparaison des uns avec les autres[29]. Il est possible, toutefois, que la bataille de la comparaison soit une bataille perdue d’avance tout simplement parce que le groupe de référence, c’est-à-dire le groupe avantagé, peut parfaitement évoluer et ne point rester à la même place en matière de développement. Pour qu’il y ait traitement égal il faudrait que l’un progresse et l’autre stagne, voire régresse. On peut facilement imaginer que l’acceptabilité sociale d’un tel schéma a peu de chances d’être acquise[30].
Pour en venir, enfin, au cœur de la problématique « raciale », les distinctions et exclusions ou, au contraire, les préférences doivent impérativement obéir à un motif spécifique pour que l’on puisse quitter le domaine de la simple discrimination et atteindre celui de la « discrimination raciale », objet s’il en est de la Convention de 1965. Les actes condamnables mentionnés doivent, en effet, être fondés « sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique ». Gageons qu’il n’est guère facile de concevoir une liste de motifs de discrimination et que la relative[31] prolixité de la Convention en la matière obéit à une intention louable, à savoir ne point laisser de situations condamnables échapper au champ d’application conventionnel ratione materiae. Il n’en reste pas moins que le nombre des motifs est limité et que la liste est exhaustive. Si une discrimination quelconque est fondée sur un motif autre que les quatre ou six mentionnés[32], la CERD est condamnée à ne pas pouvoir jouer[33]. C’est ce que, par exemple, le Comité de la discrimination raciale a établi par rapport à des discriminations se rapportant à la religion[34].
On ne pourra, toutefois, s’abstenir de se poser des questions sur la pertinence des termes utilisés pour déterminer les motifs d’une possible « discrimination raciale » au sens de l’article 1er CERD tout comme sur la relation de ces motifs entre eux. Si l’on est sévère, on pourra dire qu’il s’agit de variations sur le même motif et que le seul terme de « race » aurait pu largement faire l’affaire. In vulgo, la « race » a, tout d’abord, presque toujours[35] affaire liée avec la « couleur »[36] cependant que « couleur » ne veut pas dire grand chose en tant que critère pouvant, à lui seul, autoriser ou exclure l’applicabilité de toute la Convention. Il y a une variété infinie de « couleurs » qui, ajoutée à une variété infinie d’autres caractéristiques extérieures des personnes, peut conduire à l’obtention d’un nombre de « races » infini[37].
Avec les motifs « ascendance ou origine nationale ou ethnique », on touche à une autre difficulté d’interprétation[38]. Ces deux substantifs accompagnés de deux adjectifs, séparés chaque fois de la conjonction disjonctive « ou », font que les quatre croisements possibles donnent, en théorie, quatre motifs supplémentaires de « discrimination raciale ». Il se peut, néanmoins, que le mot « ascendance » ne soit pas qualifié par « nationale » ou « ethnique », ces deux épithètes se rapportant à la seule « origine »[39]. Quelle que soit la syntaxe, la question qui se pose est, avant tout, de savoir si l’on peut vraiment distinguer entre « ascendance »[40] et « origine » et, de manière plus subtile, entre « national » et « ethnique », « ethnos » (« έθνος ») n’étant que le mot grec pour dire « nation »[41].
Quelles que soient les approximations dans telle ou telle version (ou dans toutes…), force est de convenir que le rapprochement entre « ascendance » ou « origine ethnique », etc. avec « race » ne peut être toujours établi et que, par voie de conséquence, des discriminations peuvent malheureusement exister entre, par exemple, groupes d’origine ethnique différente appartenant à la même « race ». Ainsi donc, contrairement à la « couleur », l’« origine ethnique » peut parfaitement constituer un motif de discrimination autonome par rapport à celui basé sur la « race ». Si c’est le cas, on peut, du moins formellement, se demander si avec une discrimination sur la base de l’origine ethnique on se trouve toujours dans le cadre d’une « discrimination raciale ». L’article 1 §1 de la Convention de 1965 ne laisse pourtant aucun doute sur ce point. Autrement dit, dans l’esprit de ses rédacteurs, la « discrimination raciale » n’a pas forcément quelque chose à voir avec la « race » proprement dite[42]. La « discrimination raciale » conventionnelle est bien plus large que la « discrimination raciale » réelle, ce qui en soi n’est bien entendu pas une mauvaise chose puisque cela permet à la Convention d’étendre son domaine d’application matérielle à des situations de discrimination connexe. Il n’empêche, on peut s’interroger sur la primauté que le motif discriminant « race » possède incontestablement dans la Convention.
Cette insistance sur la « race » qui va jusqu’à l’intitulé officiel de la Convention de 1965 finit, surtout avec le recul, par poser certains problèmes, à la fois juridiques, politiques et moraux[43]. En effet, même si définir la « nation » ou l’« ethnie » est, déjà, particulièrement difficile, définir la « race » est proprement impossible sans risquer de se livrer à une pratique raciale (susceptible, peut-être, de conduire à un racisme[44]) contestable politiquement, infondée scientifiquement et explosive socialement. Sans pouvoir approfondir ici le sujet, force est de se rendre compte que la révolte à l’encontre de l’utilisation du mot « race » augmente ; au point que les députés français ont, à l’unanimité, opté, le 12 juillet 2018, en faveur de la suppression de ce mot dans l’article 1er, al. 1, de la Constitution de 1958 dans le cadre d’une éventuelle future révision constitutionnelle[45]. Cette disposition énonce jusqu’à présent, dans sa deuxième phrase, que la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion »[46]. Le but de cette disposition est louable sauf que son promoteur en 1958, un tantinet paternaliste et condescendant, finit par faire accréditer l’idée que des races humaines distinctes existent réellement[47]. C’est le drame, d’une certaine manière, de tout combat antiraciste qui risque, à chaque instant, surtout s’il se montre maladroit ou naïf, de donner chair et os à l’idée même qu’il combat[48] car il est logiquement difficile d’interdire toute distinction entre « races » sans, au préalable, (faire) croire que des « races » existent. Ailleurs, il est vrai, le mot « race » (et, derrière le mot, inévitablement, le concept correspondant) ne fait pas peur et est, au contraire, ouvertement utilisé[49]. Ce n’est pas un hasard que les États-Unis d’Amérique, pays, par excellence, du racisme et de l’antiracisme, aient été, de plusieurs façons, à l’origine de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale[50].
La difficulté est de savoir si la Convention de 1965 pourrait survivre à une opération chirurgicale d’ablation de toute référence à la « race ». Probablement pas[51]. Une telle révision[52], à supposer que l’on puisse trouver à cet effet une majorité au sein de l’Assemblée générale des Nations Unies, ouvrirait sans doute une importante boîte de Pandore mettant en cause, à tout le moins, l’important et anarchique empilement de conventions thématiques sur les droits de l’homme ainsi que les relations entre l’impressionnant nombre de Comités onusiens qui s’occupent de la protection des droits de l’homme sur une base générale ou thématique[53]. La question risque aussi de se poser, comme on y a fait allusion précédemment, de savoir s’il y a un réel intérêt de conserver un instrument qui prohibe la « discrimination raciale » alors même qu’une multitube d’autres instruments, au niveau universel ou régional, la prohibent également. En exagérant un peu, on pourrait dire que seules les dispositions de la CERD relatives à la discrimination positive peuvent, en bon droit, justifier le maintien en vie de ce traité. Il est, toutefois, intéressant de noter que les premiers commentaires de la CERD ne se sont guère attardés sur ces dispositions innovantes de l’instrument[54]. Ce qui est original est parfois voué à être ignoré dans un premier temps.
b) La (trop?) complexe détermination des discriminations positives acceptables
Une des deux dispositions de la Convention de 1965 portant sur la question de la discrimination positive est celle de l’article 1 §4 qui a la teneur suivante :
« Les mesures spéciales prises à seule fin d’assurer comme il convient le progrès de certains groupes raciaux ou ethniques ou d’individus ayant besoin de la protection qui peut être nécessaire pour leur garantir la jouissance et l’exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans des conditions d’égalité ne sont pas considérées comme des mesures de discrimination raciale, à condition toutefois qu’elles n’aient pas pour effet le maintien de droits distincts pour des groupes raciaux différents et qu’elles ne soient pas maintenues en vigueur une fois atteints les objectifs auxquels elles répondaient ».
Contrairement à d’autres instruments, rarissimes à vrai dire, qui se servent explicitement de l’expression de « discrimination positive », la Convention de New York ne qualifie point de cette manière (ou d’une quelconque autre manière) les mesures prises par un État partie afin de compenser une situation d’inégalité factuelle dont souffriraient les groupes bénéficiaires de ces mesures. Ce n’est pas que l’on fait ici de la prose sans le savoir mais les rédacteurs de la Convention ont préféré ne pas nommer[55] ces mesures sinon en les qualifiant de « spéciales ». En soi, cette qualification ne dévoile rien de la nature des mesures mais elle est loin d’être innocente car elle implique que les mesures en question soient dérogatoires par rapport à ce que l’État partie fait, normalement, au profit de ses citoyens en général et, en même temps, qu’elles soient ponctuelles. En d’autres termes, l’ensemble de ces mesures ne doivent pas pouvoir composer une politique systématique d’octroi de privilèges à un groupe donné mais doivent, au contraire, être prises sur une base cas par cas. On peut ajouter qu’elles pourront être différentes d’un groupe à l’autre et, naturellement, d’un domaine à l’autre.
Toujours est-il que ces mesures doivent pouvoir ne bénéficier qu’à un petit nombre sinon, cela tombe sous le sens, elles ne seraient pas vraiment « spéciales »[56]. Pouvoir déterminer les « heureux » bénéficiaires devient ainsi inévitable. L’article 1 §4 de la Convention les identifie non pas de manière directe mais en exprimant son souci que les « mesures spéciales » puissent assurer « le progrès de certains groupes raciaux ou ethniques ou d’individus ». L’attention est d’abord attirée sur le fait qu’il s’agira principalement de « groupes ». Ce terme, qui, dans le texte conventionnel, se rencontre pour la première fois, justement, dans l’article 1 §4[57], est, certes, assez vague, mais sa qualité première et incontestable est de – pouvoir – s’opposer, le cas échéant, à l’individu. Les relations entre individu et groupe ont toujours été d’une grande complexité mais on peut considérer que, en général, le cœur de la philosophie des droits de l’homme tels du moins qu’on les conçoit en Occident depuis les révolutions américaine et française de la fin du XVIIIe siècle est individualiste, ce qui signifie que les droits de l’homme peuvent s’inscrire en faux par rapport à la protection des groupes. Pour certains même, la protection du groupe ne peut que porter préjudice à la protection de l’individu[58] tout simplement parce que la protection de la cohésion du groupe[59] passera, du moins à certaines occasions, par la mise au pas de[s] tendances centrifuges des (ou d’) individus le composant[60]. Confronté à cette problématique, l’article 1 §4 de la Convention sur la discrimination raciale prend essentiellement parti en faveur du groupe alors même que, en règle générale, les dispositions de la Convention contre la discrimination sont d’essence « droits-de-l’hommiste », en ce sens qu’elles confèrent un droit, celui de ne pas subir de discriminations, à l’individu. À titre d’exemple, l’article 1 §1 CERD, qui porte définition de la « discrimination raciale », ne se réfère point à un quelconque groupe.
Cette, prima facie, désindividualisation de la discrimination positive qu’opère l’article 1 §4 apparaît, néanmoins, nécessaire. Il faut, on l’a dit, que les avantages de la discrimination positive puissent concerner un nombre limité de personnes[61] et, immédiatement, se pose le problème de la détermination du cercle des bénéficiaires. Une détermination d’ensemble paraît inévitable et c’est évidemment ce que fait l’article 1 §4 en parlant du « progrès de certains groupes raciaux ou ethniques ». Cette désindividualisation des avantages doit cependant être comprise au plus juste. Si le groupe peut réellement tirer des avantages de telle ou telle « mesure spéciale », l’avantage ne concernera pas seulement le groupe en tant que tel mais aussi et, avant tout, ses membres. Derrière le groupe se trouvera toujours l’individu qui seul aura des besoins spécifiques en matière de santé, d’emploi, d’éducation[62], etc. sauf que, en envisageant le groupe et non pas l’individu, on prend le risque que nombre d’individus appartenant au groupe, notamment les moyens ou les derniers de la cordée, ne bénéficient in fine pas d’avantages du tout ou alors dans une proportion limitée[63]. C’est d’ailleurs la critique adressée fréquemment à plusieurs mesures d’affirmative action aux États-Unis. Elles auraient, tout au plus, contribué à faire émerger une classe noire moyenne et, surtout, moyenne supérieure en négligeant la majorité des membres de la communauté.
Les groupes sélectionnés comme bénéficiaires sont au nombre fort limité puisqu’il s’agit uniquement de « certains groupes raciaux ou ethniques ». L’épithète « certains » est chargée d’opérer une limitation importante à l’intérieur de deux ensembles, celui des « groupes raciaux » et celui des « groupes ethniques ». On voit ici que le nombre des groupes bénéficiaires n’a plus grand-chose à voir avec le nombre des motifs de discrimination négative de l’article 1 §1. Seuls sont choisis les critères de « race » et d’ « origine ethnique » pour que l’on construise une discrimination positive au sens de l’article 1 §4. Par exemple, l’ « ascendance » ou l’ « origine nationale », voire la « couleur » ne peuvent constituer, en elles-mêmes, une base suffisante en faveur d’une mise en place de « mesures spéciales ». Cela dit, on a eu l’occasion de dire qu’il ne sera pas évident de distinguer « race » et « couleur » ou « ascendance » et « origine », etc. tant et si bien que la volonté de limiter le nombre des groupes bénéficiaires de la discrimination positive s’avère, au fond, assez relative.
Pourtant, on se heurte ici à nouveau à la difficulté majeure de déterminer le « groupe racial » ou bien le « groupe ethnique » tout en considérant que, dans l’esprit du rédacteur de cette disposition, les deux groupes ne coïncident pas (en tout cas, pas toujours) de par leurs caractéristiques intrinsèques. On ne reviendra pas sur cette difficulté (ou impossibilité ?) mais il convient d’être conscient que c’est une chose de vouloir lutter contre des discriminations tout court et une autre, bien différente, par certains côtés, de vouloir instituer des « mesures spéciales » en guise de discrimination compensatrice. Dans la seconde hypothèse, qui est évidemment celle de l’article 1 §4 CERD, on pourra bien moins se contenter des approximations habituelles de définition de la « race » ou de l’« ethnie »[64]. Une protection négative peut se permettre de ratisser large, d’être dans un relatif flou, voire de se tromper. Une protection positive peut se le permettre bien moins, non seulement à cause de la charge budgétaire considérable qu’elle peut impliquer mais aussi parce que, en se trompant de « cible », elle risque de se décrédibiliser, elle qui risque de ne jamais être totalement admise ou comprise par la majorité non bénéficiaire de celle-ci. Identifier donc tel ou tel « groupe racial » qui sera avantagé devient capital ; avec tous les risques, toutefois, qu’une telle identification peut faire naître. En effet, on ne peut plus, ici, faire semblant que des « races » n’existent pas. Elles existent forcément et concrètement puisque seules certaines d’entre elles seront les gagnantes (supposées ou réelles) d’une discrimination positive. Et il faudra bien pouvoir les séparer des autres, les non-bénéficiaires des « mesures spéciales ». Les vraies difficultés arrivent lorsqu’il s’agit d’établir des lignes de séparation[65], forcément quelque peu arbitraires, surtout aux yeux de ceux qui n’auront pas accès à l’avantage matériel ou social compensateur. Il ne convient pas d’approfondir le débat sur ce point, débat, par certains côtés, plus politique et philosophique que juridique ni de tenter de déterminer des critères d’appartenance à tel ou tel « groupe racial » (ou bien « ethnique »)[66]. Une chose est à peu près sûre. Afin d’inaugurer une discrimination positive, fût-elle modérée et ponctuelle, il faut être prêt à affronter les difficultés juridiques, politiques, sociopsychologiques mentionnées. Des difficultés biologiques (au sens très large du terme) aussi ? On peut le craindre. Voir dans la « race » avant tout une construction sociale (une « altérité » …) ou encore la détacher de toute référence d’apparence extérieure, comme nombre d’experts tentent de le faire, peut bien convenir à une lutte contre les discriminations mais bien moins à une politique de discrimination positive. C’est la discrimination positive qui racialise (et radicalise) par excellence le débat. Une prohibition de la « discrimination raciale » ne fait, au fond, qu’effleurer les difficultés[67].
Avant, maintenant, d’examiner la réelle signification de l’épithète « certains » placée avant « groupes raciaux ou ethniques », force est de s’arrêter sur le troisième bénéficiaire potentiel d’une discrimination positive. En fait, celle-ci pourra viser le « progrès » non seulement de groupes (« raciaux » ou « ethniques ») mais aussi « d’individus ». Cet ajout surprend. Faut-il l’interpréter comme une tentative, incertaine et maladroite, de faire renouer le « groupe » et les « individus », qui nécessairement le composent[68], et, de cette façon, de tenter de se faire réinscrire dans l’orthodoxie du caractère individualiste de la philosophie « occidentale » des droits de l’homme ? Ou faut-il réellement envisager les « individus » en tant que bénéficiaires suis meritis ? Si cela est le cas, il faudra s’extraire de la logique racialiste qui caractérise, par définition, la CERD mais, ce faisant, on prend le risque de verser dans l’arbitraire en matière d’allocation des avantages même si ce risque pourra être limité au vu des conditions qui s’appliquent en la matière. De toute façon, la problématique de l’affirmative action ne se rapporte point à des individus mais à des groupes, ce qui, à la limite, signifie individus appartenant à un groupe. On pourrait plutôt conclure sur ce point que la rédaction de l’article 1 §4 est approximative. D’ailleurs, l’article 2 §2 CERD rectifie, comme on le verra plus loin, le tir.
« Certains » dans l’expression « certains groupes raciaux ou ethniques » affiche la volonté des négociateurs de la Convention de sélectionner les « groupes » bénéficiaires des « mesures spéciales » et, par là-même, ce qui est dans la logique des choses, limiter plus ou moins considérablement leur nombre[69]. Tout le problème consiste, toutefois, à élaborer des critères d’éligibilité, tâche difficile, fortement empreinte, on s’en doute, de considérations politiques, et à laquelle s’attache l’essentiel de la disposition examinée. Or, selon l’article 1 §4 de la Convention, le critère de sélection des groupes (ou des individus) se rapporte au « besoin de la protection qui peut être nécessaire pour leur garantir la jouissance et l’exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans des conditions d’égalité ». On ne peut que comparer ce critère avec la définition même de la « discrimination raciale » dans l’article 1 §1, laquelle, comme on le sait déjà, « a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Les termes sont largement identiques. Ce qui pose une question logique : si la « discrimination raciale », ainsi définie, est prohibée (et, après tout, le principal but de la Convention est de prohiber une telle « discrimination raciale »), pourquoi des groupes ou des individus auraient besoin d’une protection pour leur garantir la jouissance des droits de l’homme « dans des conditions d’égalité » ? La prohibition de la « discrimination raciale » n’est-elle pas elle-même la garantie de pouvoir jouir des droits « dans des conditions d’égalité » ? Visiblement, cela ne peut être le cas sinon la disposition de l’article 1 §4 n’aurait aucun sens véritable.
Formellement, certes, l’article 1 §4 se réfère à « la jouissance et l’exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales » quels que soient ces derniers, dans toute leur amplitude, tandis que l’article 1 §1 n’envisage que « la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice […] des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique ». Toutefois, comme on l’a vu, il est difficile de voir dans les catégories mentionnées de droits et de libertés une vraie limitation de l’amplitude de ceux-ci même si on a pu se poser une question par rapport aux droits dans la sphère non « publique », bref l’application horizontale des dispositions relatives aux droits de l’homme. On peut probablement partir de l’hypothèse que les listes des droits sont les mêmes dans les paragraphes 1er et 4 de l’article 1er. On pourra conclure que la rédaction, sur le point examiné, de l’article 1 §4 n’est pas des plus réussies. À tout le moins il convient de chercher, dans cette disposition, d’autres critères susceptibles de mieux cerner les groupes bénéficiaires d’une discrimination positive.
Le principal critère conçu n’est, curieusement, pas directement rattaché aux groupes (ou aux droits) mais aux « mesures spéciales » dont les groupes bénéficieront. Dit autrement, ce n’est pas la nature des groupes qui les distinguera des autres groupes, eux non bénéficiaires de ces « mesures », mais la nature des « mesures » elles-mêmes. En effet, celles-ci doivent pouvoir « assurer » à ces groupes « comme il convient » leur « progrès ». C’est surtout ce dernier mot qui est précieux puisque si quelqu’un a besoin de « progresser », cela signifie que, au moment critique (par hypothèse, au moment où les « mesures spéciales » seront prises en sa faveur), il se trouve derrière les autres, ceux qui ne seront pas bénéficiaires. Dans un certain sens, le terme utilisé dans la version anglaise (« advancement ») semble plus éloquent et plus clair que le terme « progrès »[70]. La même observation vaut pour l’expression qui semble qualifier le « progrès » (« comme il convient »), expression passablement obscure si on la compare avec « adequate » (« advancement ») ou avec « adecuado » (« progreso »)[71].
Ainsi, on obtient que la seule prohibition de la « discrimination raciale » ne suffirait pas pour que certains groupes puissent jouir des droits de l’homme à l’égal des autres groupes. Quels sont les groupes bénéficiaires ? Ce sont les groupes qui, sans « mesures spéciales » en leur faveur, n’auraient pas pu jouir des droits de l’homme à l’égal des autres groupes ; ce qui serait presque parfaitement tautologique s’il n’y avait pas la notion d’une certaine « arriération » les caractérisant, « arriération » (mot que l’on prendra comme antonyme du « progrès ») qui est la cause ultime de leur impossibilité de jouir « normalement » des droits de l’homme. On dira, en résumé, que la détermination des groupes bénéficiaires de la discrimination positive est assez laborieuse et éminemment vague. Vague, elle n’en est pas pour autant forcément défectueuse puisque (on suppose que ceci était l’objectif des négociateurs) elle accorde une marge d’appréciation aux autorités de chaque État partie[72]. Il se peut aussi que derrière le caractère laborieux de la détermination des groupes bénéficiaires se trouve, et cela devient intéressant, une certaine gêne de la part des rédacteurs d’être précis et de nommer les choses par leur nom. Il est, en effet, gênant d’expliquer les raisons pour lesquelles un groupe serait légitimé de jouir de certains avantages pour cause d’infériorité alors que, justement, toute la Convention tourne autour de l’idée suivant laquelle, selon les mots du préambule, « toute doctrine de supériorité fondée sur la différenciation entre les races est scientifiquement fausse, moralement condamnable et socialement injuste et dangereuse ». Seules des conditions historiques précises, des accidents, en quelque sorte, de l’histoire, auraient pu ainsi produire une infériorité momentanée. Vu sous cet angle, ce n’est peut-être pas surprenant que l’article 1 §4 consacre davantage d’énergie à la description des « mesures spéciales » qu’à celle des groupes bénéficiaires. Il y a deux sortes de conditions pour que les mesures en question « ne so[ie]nt pas considérées comme des mesures de discrimination raciale ». Les unes prescrivent que les mesures doivent faire quelque chose et l’on peut les qualifier de positives, les autres prescrivent, au contraire, ce que les mesures ne doivent pas être ; on peut les appeler conditions négatives.
S’agissant des premières conditions, on constate, tout d’abord, que les affirmative actions doivent viser à « assurer » le progrès des bénéficiaires. Le mot « assurer » place la barre très haut puisqu’il signifie « rendre ferme, solide »[73] ou « garantir »[74], voire faire en sorte qu’une chose « ne manque pas »[75]. On peut douter qu’un tel objectif puisse jamais être atteint ; cela d’autant moins que l’objectif est d’assurer « le » progrès des groupes raciaux désavantagés[76]. Cette extensivité des mesures spéciales, impressionnante in abstracto, est, toutefois, limitée par deux considérations. D’abord, celles-ci doivent être prises « à seule fin d’assurer » l’objectif mentionné ; puis, il leur faut venir en aide à des « groupes raciaux » ayant besoin d’une protection « nécessaire » pour garantir dans des conditions d’égalité la jouissance des droits de l’homme. Ainsi, les mesures en question ne peuvent évoluer que dans certaines limites contraintes. Dépasser ces limites les rendrait non conformes à la Convention[77].
Nonobstant, la chose la plus importante est non pas le statut inerte mais le statut dynamique dans le temps des mesures de discrimination positive, à savoir les conditions négatives de leur compatibilité avec la Convention. Certes, ces conditions ratione temporis sont déjà implicitement comprises dans celle qui veut que les mesures visent à atteindre « le » (ou, plutôt, un) « adequate advancement » des groupes bénéficiaires et que, au-delà de ce stade, bref lorsque cet « advancement » aura été atteint, les mesures deviennent invalides[78]. Vu cependant la sensibilité de la question, le paragraphe 4 de l’article 1er revient sur ce point avec une clarification supplémentaire ou, mieux dit peut-être, avec une explication de texte destinée à ceux pour qui les premières phrases de l’article ne seraient pas suffisamment claires. Ainsi, il ne faut pas que les mesures de discrimination positive « soient […] maintenues en vigueur une fois atteints les objectifs auxquels elles répondaient ». Logique et parfaitement compréhensible, cette phrase ne pose problème, si l’on peut dire, que lorsqu’on cherche à la voir s’appliquer dans la pratique. C’est ici que les difficultés affluent. Une première difficulté est celle de pouvoir identifier avec précision les « objectifs » que les mesures poursuiv(ai)ent mais, déjà, on pourra se demander s’il est permis, chemin faisant, de procéder à une modification ou à une adaptation des « objectifs » initiaux. La difficulté la plus grande sera, néanmoins, de pouvoir se prononcer sur le succès des mesures, succès qui, automatiquement, quoiqu’en théorie, les invalidera pour le moment d’après. Or, virtuellement, il s’avérera impossible de constater que les objectifs sont atteints et, surtout, déterminer le moment précis où ils l’auront été. Au-delà des difficultés pratiques, force est de noter qu’aucun critère n’est établi pour évaluer le succès ou l’insuccès des mesures à un moment donné. On n’oubliera pas qu’il s’agit, en principe, de procéder à une telle évaluation non pas par rapport à une personne mais par rapport à un ensemble, a priori numériquement important, de personnes. On y a fait allusion, rien ne garantit, c’est un euphémisme, que les personnes appartenant au « groupe racial » auront toutes évolué selon le même rythme ou que les mesures auront été également accessibles et profitables (ou même également connues) pour toutes ces personnes. Si l’on opte pour une différenciation au sein du groupe, quel devrait être le pourcentage de « réussite » ? Pourrait-on se contenter d’une dynamique vers le succès en lieu et place du succès, du moins pour un certain pourcentage de bénéficiaires ? Que faire pour les membres du groupe, même numériquement minoritaires, qui n’auront pas su profiter de l’affirmative action ? Pourrait-on diviser le groupe en sous-groupes dont certains, en fonction de leur (degré de) réussite, seraient déclarés insusceptibles de continuer d’en profiter ? Quid, enfin, si la réussite, soit du groupe, soit d’une portion de celui-ci, s’avère éphémère et, à la première difficulté, redevient « groupe racial […] ayant besoin de la protection qui peut être nécessaire pour l[ui] garantir la jouissance et l’exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans des conditions d’égalité » ? Devrait-il y avoir, dans ce dernier cas, automaticité dans la reconduction des « mesures spéciales » ?
Répondre à toutes ces questions est, à la fois, indispensable et impossible. Cela risque de conférer à l’affirmative action une nature toute d’approximation en ce qui concerne sa mise en œuvre dans la mesure où savoir (et pouvoir) lui assigner un terme semble être une condition de sa mise en œuvre, à moins bien étendu que l’on parte de l’hypothèse que ces mesures vont être pérennes. Peut-elle pourtant une mesure permanente être encore qualifiée de « spéciale » ? Un certain arbitraire ou, dans le meilleur des cas, une certaine approximation risque de devenir le lot de la plupart des « discriminations positives ». Certes, intervient sur ce point, à savoir la nécessité d’échapper à l’arbitraire, une seconde condition négative. Les « mesures spéciales » se doivent de ne point avoir « pour effet le maintien de droits distincts pour des groupes raciaux différents ». Ce membre de phrase n’est pas non plus exempt de difficultés majeures d’interprétation ou d’application. Il introduit l’idée, absolument logique par ailleurs, que, le cas échéant, il faudra faire bénéficier de « mesures spéciales » non pas un seul « groupe racial » mais plusieurs, on suppose en même temps. C’est afin d’éviter l’arbitraire que ce membre de phrase exige que des « groupes raciaux » a priori bénéficiaires de l’affirmative action ne soient pas traités différemment. Naturellement, une première difficulté est déjà de pouvoir établir précisément les limites de différenciation (mais sur la base de quels critères ?) entre « groupes raciaux » avec tout ce que cela pourra impliquer comme approximation, arbitraire et political incorrectness.
Cependant l’observation la plus intéressante (et la plus troublante) est que la condition négative examinée n’interdit pas les traitements différenciés en général mais uniquement le « maintien » de ceux-ci. L’interprétation de ce terme ne va pas de soi. Il semble vouloir dire que des traitements différenciés peuvent parfaitement être établis durant une certaine période, naturellement impossible à déterminer, et que seulement leur validité continue après l’écoulement de cette période serait incompatible avec la Convention. Toutefois, du moment que cette période n’est point déterminée, ce subtil édifice politique et juridique tombe à plat. Il serait possible de lier cette condition à l’autre condition négative que l’on a déjà examinée, à savoir le fait que les « mesures spéciales » ne doivent pas être « maintenues en vigueur une fois atteints les objectifs auxquels elles répondaient ». Cela donnerait que le traitement différencié prohibé ne puisse s’étendre au-delà du moment où les « objectifs » auront été atteints. Dans ce cas, on peut, néanmoins, se demander ce que la première condition négative (celle sur le non-maintien du traitement différencié) ajoute réellement à la seconde. La seule différence entre les deux conditions négatives de l’article 1 §4 pourrait être que la seconde s’applique à tous les bénéficiaires de cette disposition tandis que la première condition négative, le non-maintien de traitements différenciés pour des « groupes raciaux » différents, s’applique, justement, uniquement au cas de « groupes raciaux ». Les « groupes ethniques » ne seraient donc pas concernés par cette condition[79]. Toutefois, on a déjà vu que les « groupes raciaux » ne peuvent être facilement distingués des « groupes ethniques ». Ce distinguo a donc assez peu de signification et, encore une fois, on peut s’interroger sur la clarté des énoncés de la Convention sur la discrimination raciale[80]. D’autres conventions internationales qui admettent la discrimination positive sont, heureusement, mieux conçues.
B. l’autorisation de la discrimination positive dans d’autres conventions internationales
La principale autre Convention internationale à accepter la discrimination positive est la Convention des Nations Unies de 1979 sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes (a). Toutefois, les personnes handicapées semblent aussi bénéficier, dans la Convention des Nations Unies qui leur est consacrée, d’une acceptation de réglementations nationales cherchant à compenser la perte de chances qu’inéluctablement implique le handicap (b).
a) « Mesures spéciales » en faveur des femmes dans la Convention de 1979
D’une certaine manière, déjà l’intitulé de la Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes montre que, aux yeux de ses concepteurs, les femmes ne seraient pas actuellement à l’égal de l’autre sexe et que les différentes dispositions éparpillées dans un grand nombre de traités, tant régionaux qu’universels (à commencer par la Charte des Nations Unies et les deux Pactes de 1966), ne seraient pas suffisants pour éliminer toutes les discriminations dont les femmes pâtiraient. Toutefois, une affirmation suivant laquelle la lutte contre les discriminations est une affaire de nombre des dispositions la condamnant aurait quelque chose d’absolument pathétique. En fait, nombre de dispositions dans la Convention de 1979 se contentent de développer tel ou tel thème particulier mais leur substance aurait pu très facilement être extraite de dispositions plus générales interdisant la discrimination sur la base du sexe. Par rapport à ce grand principe, que l’on trouve, entre autres, dans l’article 2 §1 du Pacte sur les droits civils et politiques et même, ex abundantia (déjà !) dans l’article 3 du même Pacte, quel est en vérité, par exemple, l’apport supplémentaire de l’article 8 de la Convention de 1979 suivant lequel « les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour que les femmes, […] sans aucune discrimination, aient la possibilité de représenter leur gouvernement à l’échelon international […] » ? Nombre de dispositions de cette Convention ont, avant tout, une signification pédagogique en attirant, en d’autres termes, l’attention des gouvernements, voire celle des ONG, sur tel ou tel point où les discriminations seraient prétendument plus fréquentes ou plus insupportables. On peut, toutefois, se demander si des soucis – légitimes par ailleurs – de pédagogie peuvent être suffisants pour qu’une convention s’ajoute à un nombre déjà important de conventions onusiennes thématiques sur les droits humains même si la prolifération des conventions thématiques est postérieure à 1979. En cela, la Convention sur les femmes ressemble à la Convention sur la discrimination raciale parce que, dans cette dernière aussi, on ne voit pas quel supplément de droits apporte réellement au profit des discriminés nombre de dispositions particulières[81]. Nonobstant, il y a aussi une autre ressemblance entre ces deux conventions anti-discrimination. Elles se réfèrent à la discrimination positive en n’utilisant pas cette expression ou une autre expression analogue.
Le point de départ, dans la Convention de 1979 comme dans celle de 1965, est la définition de la discrimination. Elle se fait, dans les deux textes, dans des termes relativement proches puisque, selon l’article 1er CEDAW, la « discrimination à l’égard des femmes » est « toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine ». Ce n’est que dans un second temps, suivant aussi la logique de la Convention sur la discrimination raciale, que la Convention sur les femmes excuse certaines mesures que certains États voudraient bien adopter en faveur des femmes, mesures qui rompent, formellement, l’égalité entre les deux sexes et qui, par conséquent, seraient vues comme incompatibles avec la Convention en l’absence de leur autorisation explicite par cette dernière. L’article 4 §1 CEDAW a la teneur suivante :
« L’adoption par les États parties de mesures temporaires spéciales visant à accélérer l’instauration d’une égalité de fait entre les hommes et les femmes n’est pas considérée comme un acte de discrimination tel qu’il est défini dans la présente Convention, mais ne doit en aucune façon avoir pour conséquence le maintien de normes inégales ou distinctes ; ces mesures doivent être abrogées dès que les objectifs en matière d’égalité de chances et de traitement ont été atteints ».
L’article 1 §4 CERD est conceptuellement très proche de cette disposition pour que les rédacteurs de cette dernière n’en soient pas inspirés. On y trouve, en effet, également les deux ensembles de conditions, les unes positives, lesautres négatives, qui visent à asseoir la compatibilité des « mesures temporaires spéciales » avec la CEDAW. Toutes ces conditions doivent être réunies afin que de telles mesures ne soient ab initio ou ne finissent par devenir de la discrimination (prohibée) au sens de l’article 1er CEDAW. En ce qui concerne les conditions que l’on a qualifiées de positives, elles présentent de fortes ressemblances avec celles de l’article 1 §4 CERD mais l’on peut aussi noter quelques dissemblances. Ainsi, dans les deux textes, on parle de « mesures spéciales », mesures que l’on pourrait donc qualifier de ponctuelles, intervenant dans tel ou tel domaine et, sans doute, adaptées au domaine concerné. Cette adaptation implique aussi que ces mesures soient proportionnées à l’objectif à atteindre bien que l’on notera que le texte de la Convention sur les femmes est caractérisé par une certaine économie de moyens (et donc de mots) en comparaison de l’article correspondant de la Convention de 1965. Des expressions un peu lourdes comme « groupes […] ayant besoin de la protection qui peut être nécessaire pour […] », « progrès comme il convient » ont été éliminées. Plus direct, l’article 4 §1 CEDAW énonce immédiatement l’objectif que doivent pouvoir poursuivre les « mesures spéciales ». Il s’agit pour elles de « viser à accélérer l’instauration d’une égalité ». On évite ainsi les circonlocutions inutiles et stylistiquement peu élégantes que comporte la Convention de 1965.
Une autre différence entre les deux textes, un peu plus intéressante, est que la Convention sur la discrimination raciale semble partir de l’hypothèse qu’aucune égalité n’existerait entre le groupe privilégié et le « groupe racial » désavantagé sans pour autant que cela signifie que, si un degré d’égalité existe (à supposer que l’on puisse parler de pourcentages d’égalité), des mesures d’affirmative action ne puissent être adoptées. En revanche, la Convention sur les femmes adopte d’emblée une position moins sobre. Une dose d’égalité ou les prémices de celle-ci existeraient déjà et les « mesures spéciales » ne viseraient qu’« à accélérer l’instauration d’une égalité »[82]. Toutefois, ici encore, au niveau du maniement des concepts, il y a une difficulté : l’égalité existe ou n’existe pas. Et si la version française prend soin, avec les moyens du bord, – de tenter – d’esquiver cet écueil[83], d’autres versions semblent moins bien rédigées sur ce point (« measures aimed at accelerating […] equality », « medidas encaminadas a acelerar la igualdad »)[84].
Par ailleurs, l’article indéfini placé devant « égalité » peut, de prime bord, sembler singulier puisque, par définition, il implique qu’il peut y avoir plusieurs « égalités »[85]. Curieux ? C’est un fait pourtant. La Convention de 1979, en qualifiant l’égalité, que les « mesures spéciales » sont censées pouvoir instaurer, d’« égalité de fait » dévoile ouvertement la quintessence même de la philosophie de toute discrimination positive. Il y aurait, en d’autres termes, une égalité formelle, abstraite, purement juridique, et une autre que l’on pourrait qualifier de réelle, matérielle, substantielle. Les deux peuvent, certes, coïncider mais, visiblement, de l’avis des rédacteurs de la disposition examinée, cela ne sera pas toujours le cas. Il y a quelque chose d’indéniablement marxiste dans cette distinction entre le formel et le réel. Comparativement, la Convention sur les femmes dit les choses bien plus clairement que la Convention sur la discrimination raciale. À moins qu’objectif de cette dernière ne soit, dans son article 1 §4, l’acquisition, déjà, d’une égalité juridique ; sauf que, dans ce cas, on n’aurait pas besoin de passer par l’article 1 §4 car une prohibition des discriminations juridiques sur la base de la « race », objectif principal de la Convention de 1965, aurait été largement suffisante.
Enfin, une question importante est celle de savoir entre qui et qui l’« égalité de fait » doit pouvoir être atteinte. Cette question ne reçoit pas de réponse claire dans la Convention sur la discrimination raciale mais l’on peut supposer que l’égalité sera une égalité entre tel « groupe racial » ex hypothesi désavantagé et tel autre groupe, prétendument lui aussi « racial », avantagé par l’histoire, par les conditions économiques régissant la société, par des croyances même, etc. Quid, néanmoins, si l’on peut distinguer plusieurs « groupes raciaux » au développement et au statut, social, économique ou autre, inégal ? La lutte vers l’égalité doit-elle se poursuivre jusqu’à ce que tous les « groupes raciaux » atteignent le même niveau ou peut-on se permettre de considérer qu’atteindre un niveau moyen ou moyen supérieur ferait déjà largement l’affaire ? Les réponses de la Convention de 1965 ne sont pas claires alors même que, visiblement, ainsi qu’on l’a vu, elle part de l’hypothèse d’une pluralité de « groupes raciaux » dans un État donné nous privant, en quelque sorte, de point de référence car, lorsqu’il y a plusieurs points de référence, c’est qu’il n’y en a aucun. Comparée à la Convention sur la discrimination raciale, la Convention sur les femmes se présente, dans ce domaine, et par la force des choses, de manière bien plus simple. Le groupe femmes sera comparé au groupe hommes. On pourrait, certes, se demander si l’on ne pouvait pas distinguer entre plusieurs groupes de femmes au niveau de développement inégal mais tel ne semble pas être la perspective dans laquelle se situe globalement la Convention, les distinctions/discriminations ethniques, confessionnelles, raciales, sociales ou autres ne relevant pas de son ressort en dépit de la grande mode actuelle d’« intersectionnalité »[86]. La Convention sur les femmes envisage, peut-être naïvement, les femmes en tant que groupe homogène face à l’autre sexe[87]. Ponctuellement, elle distingue cependant des besoins spécifiques qu’auraient certaines catégories de femmes comme, par exemple, les « femmes dans les zones rurales » (article 14).
Toujours est-il que, contrairement à la Convention de 1965, celle de 1979 nomme clairement les groupes concernés, même si, à juste titre, elle évite d’utiliser le terme « groupe ». La question est de savoir, à partir du moment où les groupes au développement inégal sont identifiés, si un seul groupe est concerné par les éventuelles mesures de discrimination positive ; de savoir, en d’autres termes, si le groupe femmes peut en être l’unique bénéficiaire. Or, la disposition de l’article 4 §1 CEDAW ne semble pas dévoiler une telle intention même si toute la Convention tourne, bien évidemment, autour de l’idée que les femmes constituent le sexe désavantagé et qu’une discrimination positive ne peut, logiquement, bénéficier qu’à un groupe désavantagé. Comme le préambule l’énonce, « les femmes continuent de faire l’objet d’importantes discriminations ». La question se pose dans les conditions suivantes : doit-on privilégier la syntaxe, pourtant limpide, de l’article 4 §1 ou considérer que, de par cet énoncé du préambule et l’intitulé même de la Convention, cette dernière ne s’intéresse qu’aux femmes et n’entend contribuer qu’à l’égalité des femmes avec les hommes, jamais l’inverse. Or, il s’avère que, dans certains domaines, les hommes peuvent faire figure de groupe désavantagé. Pour faire bref, et à moins que l’on ne veuille voir dans la Convention de 1979 une convention « sexiste » ou « féministe », on peut considérer, en pleine conformité avec la syntaxe de l’article 4 §1, que l’affirmative action peut tout autant bénéficier aux hommes qu’aux femmes[88].
Un peu plus clairement, l’article 4 §2 CEDAW semble porter sur une discrimination positive en faveur uniquement des femmes lorsqu’il énonce que « l’adoption par les États parties de mesures spéciales, y compris de mesures prévues dans la présente Convention, qui visent à protéger la maternité n’est pas considérée comme un acte discriminatoire ». Toutefois, ici encore, il y a des marges pour une interprétation différente[89]. La maternité est, certes, un don attribué par la nature (et par l’étymologie) aux seules femmes mais l’on peut s’interroger sur le sort réservé par la Convention à la paternité. En réalité, la Convention sur les femmes risque de passer pour éminemment conservatrice en négligeant le rôle du père contemporain dans l’éducation des enfants et en donnant donc de lui une image éminemment stéréotypée[90]. Finalement, tout dépend de ce que l’on doit entendre par « maternité ». Si l’on doit y voir la « fonction génératrice propre à la femme »[91], il est manifeste que les « mesures spéciales » de l’article 4 §2 portent uniquement sur les femmes. Si, en revanche, on peut y voir (ou, plutôt, y voir aussi) les « rapports privilégiés d’amour et de tendresse entre une mère et […] ses enfants »[92], une possibilité pour que les pères tirent profit per analogiam de certaines « mesures spéciales » commence à s’entrevoir, sauf, à nouveau, si l’on conclut qu’aucune des dispositions de la Convention ne peut, par définition, jamais bénéficier aux hommes[93], celle-ci ne concernant pas l’égalité entre les deux sexes mais uniquement les droits de la femme[94].
Au-delà des conditions positives pouvant justifier une discrimination positive, on trouve dans l’article 4 §1 CEDAW deux conditions négatives aussi. Tout comme dans la Convention de 1965, ces conditions négatives portent sur la durée des « mesures spéciales »[95]. Tout d’abord, « ces mesures doivent être abrogées dès que les objectifs en matière d’égalité de chances et de traitement ont été atteints ». Cette durée limitée dans le temps s’accorde parfaitement avec le caractère dérogatoire (vis-à-vis du principe de l’égalité) des mesures que le texte qualifie, justement, de « spéciales »[96]. La limite temporelle de ces mesures est le moment auquel une « égalité de chances » sera atteinte. En faisant abstraction de l’optimisme dont l’auteur de cette disposition fait preuve[97], on peut se demander en quoi consiste une « égalité de chances » et quels sont les rapports de celle-ci avec l’égalité tout court. Il est tout de même particulier que, d’une part, les « mesures spéciales » peuvent entrer en vigueur en visant « l’instauration d’une égalité » mais, d’autre part, elles cessent lorsqu’elles atteignent une « égalité de chances ». Il se peut bien entendu qu’« égalité » et « égalité de chances » soient la même chose mais, dans ce cas, pourquoi se servir de deux terminologies différentes ? Toutefois, comme ce n’est pas seulement l’« égalité de chances » qui est l’objectif qui, une fois atteint, fait sortir de validité (ou, du moins, de compatibilité avec la Convention) les « mesures spéciales », mais également l’« égalité de traitement », on peut aussi se demander si, aux yeux du rédacteur de l’article 4 §1, l’« égalité » est, en réalité, une « égalité de traitement », qui peut correspondre à une prohibition de discriminations formelles, plus une « égalité de chances », qui peut correspondre à une « réelle » égalité, suivant d’ailleurs l’expression du préambule de la Convention[98]. Cela dit, il sera difficile d’estimer que toutes les femmes (ou, le cas échéant, dans une optique mois « sexiste », tous les êtres humains) finiront au terme de validité des « mesures spéciales » par bénéficier d’une « égalité de chances ». Dans ce cas, il nous faudra nous contenter de moyennes, forcément approximatives et, par conséquent, frustrantes.
Reste le problème de l’autre condition négative suivant laquelle l’adoption des « mesures […] ne doit en aucune façon avoir pour conséquence le maintien de normes inégales ou distinctes ». Tout comme dans la Convention de 1965, laquelle influence ici plus qu’ailleurs sa sœur de 1979, on s’interrogera sur la valeur ajoutée de cette clause. Peut-on, en effet, concevoir une obligation d’abrogation des « mesures » une fois les objectifs atteints et, en même temps, un maintien de « normes inégales ou distinctes » ?[99] Alors même que, assurément, les « mesures » consisteront en un certain nombre de « normes »[100] de cette nature ? Et si l’obligation de ne point maintenir vaut obligation d’« abroger », quel est le rôle que vient jouer l’obligation pour les « mesures spéciales » d’être « temporaires » ?[101] Est-ce que lire trois fois la même chose dans une même phrase renforce son impact dans les esprits ? À tout le moins, on voit dans cette triple répétition la peur des négociateurs de franchir le pas décisif et de briser le tabou de l’égalité alors que toute la Convention de 1979 est centrée sur l’impératif de l’égalité des sexes. Ce n’est, autrement dit, pas de gaieté de cœur qu’ils ont accepté une dérogation à l’égalité (fût-elle abstraite et formelle) que certains États parties pourraient avoir instauré, même pour la bonne cause, ou qu’ils seraient tentés d’instaurer à l’avenir. Et ils sont naturellement loin d’imposer aux parties des mesures de discrimination compensatrice. D’autres pourtant le font, comme on le verra.
Avant, il convient de porter l’attention sur le fait que, dans la Convention sur les femmes, les « mesures […] doivent être abrogées dès que les objectifs en matière d’égalité de chances et de traitement ont été atteints ». Le terme « abroger » sied bien à des mesures de nature juridique. Si l’on peut « abroger » une loi ou un règlement, on peut moins, d’un point de vue linguistique, « abroger » un « standard ». Or, « abroger » reste une particularité de la version française et le mélange qu’elle semble faire, dans l’article 4 §1 CEDAW, entre « normes » et « mesures spéciales » peut pleinement justifier l’abrogation de celles-ci. En revanche, la version anglaise, qui se sert du terme vague et indéterminé de « standards », énonce que « these measures shall be discontinued » (et non « abrogated »). Il y a aussi deux autres nuances entre « doivent être abrogées » et « shall be discontinued ». Premièrement, s’il est certain que, dans la langue anglaise, l’utilisation du futur simple implique une obligation, l’utilisation, dans la version française, du verbe « devoir » n’est peut-être pas tout à fait innocente. Elle sert, au contraire, à accentuer le caractère de cette obligation, laquelle devient, en quelque sorte, un impératif absolu[102]. Puis, dans la version française, il est sous-entendu que ce soit une autorité compétente qui procède formellement à l’« abrogation », ce terme ayant le sens qu’il a en droit constitutionnel et administratif. Par contre, la version anglaise est, visiblement, moins formaliste tandis que la version espagnole (« estas medidas cesarán ») n’implique point, elle non plus, que ce soit une autorité administrative ou bien le corps législatif qui fasse en sorte que ces mesures sortent de vigueur. Bien plus souples que la version française, les versions anglaise et espagnole peuvent par conséquent être interprétées comme autorisant un juge à se prononcer sur la cessation d’effets pour une mesure prise par le passé lorsque, à son avis, « les objectifs en matière d’égalité de chances et de traitement ont été atteints ». Cette nuance est, dans un système juridique national, tout sauf inintéressante et pave la voie à un intéressant quoique complexe contentieux judiciaire[103].
La dernière question relative à l’« abrogation » des « mesures spéciales temporaires » concernera le moment précis où cette abrogation devra avoir lieu. Il est vrai que, si l’on conçoit l’abrogation au sens habituel que ce terme revêt en droit constitutionnel ou en droit administratif, ce moment sera, forcément, précis tandis que, si l’on se penche plutôt en faveur du sens véhiculé par les versions anglaise et espagnole, une « discontinuation » ou bien une « cesación », l’on sera fixé plutôt par rapport à une période donnée que par un moment précis. C’est probablement la période qui est envisagée par la recommandation générale n° 25 du Comité. Premièrement, la recommandation envisage, assez logiquement par ailleurs, une période de validité des « mesures » en fonction « des résultats de la mesure en réponse à un problème concret » et non[104] « en fonction de délais prédéterminés », qui, atteints, sortiront automatiquement de vigueur les « mesures »[105]. Deuxièmement, de manière plus originale, mais au fond logique, la recommandation générale tient compte non point d’un moment historique donné auquel les objectifs d’une « mesure spéciale temporaire » auront été atteints et donc sa sortie de vigueur suivrait automatiquement ou, en tout cas, très vite, mais elle envisage, au contraire, le maintien provisoire en vigueur de la mesure « dès que le résultat escompté a[ura] été obtenu depuis un certain temps » (point 20). Ainsi, est sérieusement envisagé le maintien en vigueur d’une mesure d’affirmative action pendant une certaine période que l’on pourrait appeler probatoire. Et la recommandation de recommander : « Il faut continuellement suivre les lois, les programmes et les pratiques visant à instaurer l’égalité de fait ou réelle pour éviter la perpétuation d’un traitement différentiel de plus en plus difficile à justifier » (point 11)[106].
b) Une discrimination positive admise en faveur des personnes handicapées
La Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées signée en 2006, Convention très largement ratifiée[107], se réfère largement aux discriminations dont des personnes handicapées sont souvent les victimes mais également à d’éventuelles mesures de discrimination positive. Après avoir condamné toute discrimination à l’égard des personnes handicapées[108], elle énonce ceci dans son article 5 §4 :
« Les mesures spécifiques qui sont nécessaires pour accélérer ou assurer l’égalité de facto des personnes handicapées ne constituent pas une discrimination au sens de la présente Convention ».
La conception de la discrimination positive est ici à peu près la même que dans les Conventions de 1965 et de 1979 en ce qu’il s’agit, tout d’abord, de mesures dérogatoires au principe d’égalité de traitement des citoyens. L’expression « mesures spécifiques »[109] au lieu de « mesures spéciales » ne peut être vue comme une différence qui mériterait une analyse[110] de même que le fait que ces mesures doivent être « nécessaires » et donc, finalement, proportionnées[111]. Leur objectif, en revanche, qui détermine leur caractère de « nécessaires », comporte une certaine originalité puisque celui-ci combine l’objectif des « mesures spéciales » de la Convention sur la discrimination raciale (« assurer comme il convient le développement ou la protection ») et des « mesures spéciales » de la Convention sur les femmes (« accélérer l’instauration d’une égalité »). « Accélérer » renvoie à un processus tandis que « assurer » se réfère au résultat. Combiner les deux objectifs constitue une solution médiane, un compromis diplomatique qui cache probablement des dissensions internes à la conférence d’adoption de la Convention. Les « mesures spécifiques » peuvent, en d’autres termes, être « radicales » et tendre, par conséquent, à l’objectif idéal, à savoir « assurer l’égalité ». Elles peuvent aussi se montrer d’une moindre ambition et se limiter à rendre plus rapide la marche vers l’égalité sans pour autant forcément tendre à l’« assurer » in fine. Le choix dépend de chaque État partie. Que les mesures aillent jusqu’au bout ou qu’elles s’arrêtent à la moitié du chemin, l’égalité visée est toujours une égalité « de facto », caractéristique qui constitue la quintessence de toute affirmative action.
Ce qui attire l’attention à la lecture de l’article 5 §4 de la Convention sur les personnes handicapées est le fait qu’aucune « mesure spécifique » n’est envisagée sous un angle ratione temporis alors que toutes sortes de limite dans le temps caractérisent les « mesures spéciales » dans les deux autres Conventions examinées. Il est difficile de croire qu’il s’agit d’un oubli. Tout simplement, hélas, un handicap, en tout cas la plupart d’entre eux, crée une situation de désavantage non seulement profond mais aussi et, surtout, permanent[112]. C’est donc le maintien de telles « mesures spécifiques » qui seul peut faire qu’une certaine inégalité compensatrice puisse contribuer à effacer ou, pour être plus pragmatique, à atténuer le désavantage que crée automatiquement un handicap tel que défini dans l’article 1er, al. 2, de la Convention[113].
De manière fort intéressante, l’observation générale n° 6 du Comité des droits des personnes handicapées, un des textes onusiens les plus inspirés en matière d’égalité et de non-discrimination, pose deux limites aux mesures d’« action positive » en faveur des personnes handicapées, une limite ratione materiae et une autre relative à la procédure de leur adoption. Ces mesures « ne doivent pas conduire à la perpétuation de l’isolement, de la ségrégation, des stéréotypes, de la stigmatisation ou d’autres formes de discrimination à l’égard des personnes handicapées. Les États parties doivent donc consulter étroitement et faire activement participer les organisations qui représentent les personnes handicapées, lorsqu’ils adoptent des mesures spécifiques » (point 29). L’objectif de cette phrase est évident et assurément noble. S’il est aussi réaliste, cela est une autre question. Dès le moment qu’une mesure de discrimination positive bénéficie à un groupe, les membres de celui-ci peuvent être vus comme stigmatisés et ce n’est, hélas, pas une quelconque pédagogie imposée d’en haut qu’elle peut changer tel préjugé sociétal. La participation des organisations représentatives des personnes handicapées dans l’adoption des « mesures spécifiques », quoique manifestement utile, ne peut forcément changer grand-chose sur ce point. Elle sert, toutefois, à adouber les « mesures spécifiques » et, ce faisant, à atténuer la crainte ou les hésitations des autorités nationales qui les adoptent formellement. Si l’on en croit l’observation générale, il faut canaliser les États et, à la limite, faire en sorte que la discrimination positive décrétée n’aboutisse pas à des résultats inverses de ceux qu’ils souhaitent. L’idée est intéressante et pourrait être exportée au cas de nombreuses autres politiques d’affirmative action.
Enfin, on observera que la Convention des Nations Unies de 1989 sur les droits de l’enfant abonde, elle aussi, en références à des « mesures spéciales ». Toutefois, tant que celles-ci se réfèrent à l’ensemble des enfants, on ne peut raisonnablement parler de discrimination positive. Si tout le monde, même dans certaines limites d’âge, bénéficie de « mesures » compensatrices, personne, en réalité, n’en bénéficie. On notera une seule exception, seule de l’article 23 §2 qui reconnaît « le droit à des enfants handicapés de bénéficier de soins spéciaux », ce qui renvoie, à première vue, aux mesures de discrimination positive au profit des personnes handicapées et donc à la Convention spécifique des Nations Unies, adoptée, il est vrai, dix-sept ans plus tard. Toutefois, la discrimination positive au profit des enfants handicapés semble davantage limitée dans la Convention de 1989 que dans celle de 2006. Plus particulièrement, les « soins spéciaux » en faveur des enfants handicapés sont fonction des « ressources disponibles » dans chaque État partie. La Convention de 1989 cède, néanmoins, volontiers le pas devant une autre convention qui contiendrait des « dispositions plus propices à la réalisation des droits de l’enfant » (article 41), clause de « mieux disant » dont le modèle semble être l’article 53 de la Convention européenne des droits de l’homme[114]. On remarquera aussi que le terme de la version française « soins spéciaux » au profit des enfants handicapés n’est pas des plus réussis en ce qu’il renvoie plus ou moins étroitement au domaine de la santé. Ce terme noie une tentative de discrimination positive dans une problématique plus générale et assez neutre puisque, c’est une lapalissade, ce sont des personnes malades qui ont besoin de « soins spéciaux », pour celles en bonne santé des « soins » normaux, essentiellement préventifs, pouvant largement suffire. Le terme anglais de « special care » semble davantage approprié[115].
Partie II – Une discrimination positive imposée
Tout comme par rapport à la discrimination positive autorisée, de même par rapport à la discrimination positive imposée, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale a une signification toute particulière. Non seulement, elle constitue le premier instrument international à y faire référence mais, probablement, nulle part ailleurs une obligation de discrimination positive n’est-elle aussi clairement énoncée si l’on excepte la récente Convention interaméricaine contre le racisme, la discrimination raciale et les formes connexes d’intolérance. Toutefois, cette obligation s’accompagne d’un certain nombre d’incertitudes, voire de difficultés substantielles d’interprétation de la disposition pertinente, incertitudes et difficultés qui peuvent faire que son impact s’en trouve diminué ou relativisé (A). Les ambiguïtés en la matière, quoique non d’une nature identique, se rencontrent également dans certains autres instruments qui, à leur tour, envisagent plus ou moins clairement une affirmative action obligatoire (B).
A. Des obligations d’affirmative action face aux tolérances de l’affirmative action: un jeu risqué?
Concilier une permission avec une obligation n’a rien d’évident et la Convention de 1965 souffre de cette (apparente ?) contradiction (a)[116]. Ses homologues interaméricaines de 2013 semble se porter mieux de ce point de vue. Non seulement elle assume clairement une obligation de discriminer positivement mais, en plus, elle trouve un terrain d’entente entre autorisation et obligation même si tout n’est pas parfait en la matière (b).
a) L’obligation de discrimination positive dans la Convention sur l’élimination de la discrimination raciale: une clarté obscure?
La Convention de 1965 comporte incontestablement une obligation pour les États parties de faire valoir, dans certaines situations, des mesures compensatrices en faveur de certains groupes que l’on estimera comme désavantagés. Du coup, cette obligation devra être comparée à l’autorisation de telles mesures spéciales énoncée dans l’article 1 §4 de cette Convention, que l’on a déjà analysé. Les mesures obligatoires de discrimination positive sont énoncées dans son article 2 §2 qui a la teneur suivante :
« Les États parties prendront, si les circonstances l’exigent, dans les domaines social, économique, culturel et autres, des mesures spéciales et concrètes pour assurer comme il convient le développement ou la protection de certains groupes raciaux ou d’individus appartenant à ces groupes en vue de leur garantir, dans des conditions d’égalité, le plein exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ces mesures ne pourront en aucun cas avoir pour effet le maintien de droits inégaux ou distincts pour les divers groupes raciaux, une fois atteints les objectifs auxquels elles répondaient ».
Même une première et rapide lecture de cette disposition rend évident que ses termes se reflètent, du moins en partie, dans les termes de l’article 1 §4 de la Convention. Les deux dispositions sont deux sœurs jumelles possédant pourtant chacune son propre caractère et souhaitant mener sa vie chacune à sa guise. La différence de caractère est particulièrement tranchée lorsque l’on considère que la disposition de l’article 1 §4 est permissive tandis que celle de l’article 2 §2 est autoritaire, du moins à première vue. Le fait que la seconde impose une obligation se manifeste par l’emploi du futur simple (« Les États parties prendront »). Comme le signale Le Bon Usage, « le futur simple peut s’employer au lieu de l’impératif »[117]. Certes, il y a plusieurs manières dans la langue française pour noter l’obligation, opposée à la faculté ou la possibilité, et l’on peut se demander si toutes véhiculent le même degré de contrainte. Il se peut que l’utilisation du verbe « devoir » ou de l’expression « être tenu à » soient à même d’intensifier la contrainte cependant que la contrainte est déjà présente dans l’emploi du futur simple. Du reste, cette conclusion est facile à corroborer si l’on regarde les versions anglaise (« States Parties shall […] take ») et espagnole (« Los Estados partes tomarán ») de la même disposition. Toutes las deux se servent également du futur simple, mode verbal qui, dans les langues correspondantes, est par excellence la notation d’une obligation. Et si le moindre doute subsistait, la prise en considération de la version russe confirmera définitivement que l’article 2 §2 impose bel et bien une obligation juridique (« Государства-участники должны принимать »)[118].
Cela dit, l’obligation en question est, d’une certaine manière, atténuée par l’expression qui suit immédiatement le verbe « prendront ». « Si les circonstances l’exigent » est typiquement une expression qui module une obligation et cela d’une double manière. En premier lieu, il doit y avoir des « circonstances » particulières, ce qui signifie que, en temps normal, l’article 2 §2 ne peut jouer. Puis, les « circonstances » se doivent d’être d’un tel degré qu’elles imposent la prise de mesures de discrimination positive[119]. La difficulté majeure restera, néanmoins, de savoir qui peut juger que les « circonstances exigent » (ou n’« exigent » pas) la prise des mesures dont il sera question. Dans le silence du texte, on peut, de prime abord, penser à chaque État partie qui, de manière individuelle et autonome, se doterait du pouvoir d’évaluer les « circonstances ». Cela s’accorde parfaitement avec les caractéristiques du droit international général qui impose aux États contractants d’« exécuter » les traités eux-mêmes, mais « de bonne foi »[120]. Dans cette optique, seul donc le principe bona fide limiterait le pouvoir de l’État partie à la CERD d’évaluer la présence de « circonstances [qui] exigent ». Il ne faut pas cependant oublier le rôle que peut jouer en la matière le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale que la Convention crée.
Avant d’examiner l’éventuel rôle du Comité en la matière, il est essentiel de comprendre comment l’article 2 §2 CERD conçoit l’obligation de la discrimination positive alors même que, dans son article 1 §4, la Convention se contente, lorsque certaines conditions sont satisfaites, d’entériner une discrimination positive mise en œuvre par un État sur sa propre initiative. Si une discrimination positive est un devoir, voire même une obligation juridique, il devient a priori incompréhensible comment elle peut, en même temps, être soumise à une procédure d’autorisation. Ce qui est obligatoire n’a pas besoin d’être autorisé mais aussi, inversement, ce qui est autorisé n’(en) est pas (pour autant) obligatoire. La seule issue à ces contradictions logiques est de penser que la discrimination positive dont parlent les deux dispositions de la Convention n’est pas la même. Une comparaison entre la mise en œuvre des deux dispositions devient ainsi indispensable.
S’agissant, tout d’abord, des bénéficiaires des « mesures », ils semblent, à première vue, être les mêmes dans les deux cas. Malgré tout, si l’on cherche dans les détails, on découvre que bénéficiaires des « mesures » imposées sont les seuls « groupes raciaux », à l’exclusion donc des « groupes ethniques ». À supposer que l’on puisse établir une vraie distinction entre les deux « groupes », force est de considérer que les rédacteurs de la Convention imposent la discrimination compensatrice uniquement par rapport aux premiers, le « développement » desquels constitue, après tout, si les mots ont un sens, la raison d’être de la Convention. Il est donc possible qu’un État partie n’ait pas à se livrer à titre obligatoire à une affirmative action lorsque le groupe reste uniquement « ethnique » et n’est pas en même temps « racial ». Cela serait, par exemple, le cas d’un groupe dont l’« ethnicité » distinctive passerait par une langue particulière, par des coutumes (y compris de nature juridique) particulières, etc. C’est donc ici qu’il devient indispensable de distinguer entre les deux groupes bénéficiaires, en égalité, de ce que prévoit l’article 1 §4. C’est ici aussi que la Convention sur la discrimination raciale se souvient qu’elle porte vraiment sur la discrimination « raciale », se permettant, ailleurs que dans l’article 2 §2, d’abriter sous ses ailes bienveillantes plusieurs groupes dont certains seulement seraient « raciaux »[121].
Les « individus » sont également mentionnés parmi les bénéficiaires de l’article 2 §2, mais de manière bien plus rationnelle que dans le cadre de l’article 1 §4. Il ne s’agit plus d’« individus » de manière générale, expression qui, de par son caractère vague, porte préjudice à la crédibilité de la Convention, mais « d’individus appartenant à ces groupes [raciaux] »). La question est, néanmoins, comment et pourquoi on peut faire une distinction entre un ensemble et certains membres (lesquels par ailleurs ?) d’un ensemble. La seule solution à cette difficulté serait peut-être de considérer que la mention distincte des « individus » se réfère à des sous-groupes (mais, alors, de quelle importance numérique ?) dont certains ne pourraient in fine bénéficier des « mesures » au même rythme que la majorité du groupe[122]. La référence aux « individus » aurait ainsi quelque chose à voir avec le maintien en vigueur des « mesures » en faveur d’« individus » n’ayant pas su se « développer » à l’égal de la majorité du groupe. Certes, il n’est pas facile de distinguer entre sous-ensembles du même ensemble, ni juridiquement ni politiquement. Mais, justement, parce que ceci s’avère difficile pour plusieurs raisons, la référence à des « individus appartenant à ces groupes » « règle » la difficulté. Escamoter un problème est parfois considéré comme une manière pour le régler.
Quant aux conditions de sortie de validité des « mesures spéciales et concrètes », elles sont à peu près les mêmes que celles pour les « mesures spéciales » de l’article 1 §4. Les deux ensembles de « mesures » devraient, à un moment donné, être démantelées. De manière attendue, ce moment sera évalué de manière fonctionnelle (« une fois atteints les objectifs auxquels elles répondaient »[123]) et non pas de manière purement temporelle. On notera que, contrairement aux « mesures » de l’article 1 §4, dont la sortie de validité obéissait de manière illogique à deux critères séparés quoique fort proches (pas de « maintien de droit distincts » ; non « maintenues en vigueur une fois atteints les objectifs auxquels elles répondaient »), on revient, s’agissant des « mesures » de l’article 2 §2, à plus d’économie de mots tout en disant la même chose : les objectifs atteints, on se contente d’un non-maintien « de droits inégaux ou distincts pour les divers groupes raciaux »[124]. Il n’est pas certain qu’il y ait une différence entre « droits distincts » (article 1 §4) et « droits inégaux et distincts » (article 2 §2), les deux épithètes, eu égard au contexte, relevant probablement, dans cette dernière expression, de la redondance. On observera, enfin, que le « non-maintien » se rapporte chaque fois aux seuls groupes « raciaux », « individus » (article 2 §2) et « groupes ethniques » et « individus » (article 1 §4) disparaissant inexplicablement de toute considération de « non-maintien » de « droits ». Cela dit, et dans la stricte mesure où les objectifs des deux ensembles de « mesures » ne seraient pas les mêmes, on peut se demander si elles sont vouées à être révoquées simultanément. La question est de savoir si, par rapport à un même « groupe », une « mesure » de discrimination positive autorisée doit cesser au moment même où une « mesure » de discrimination positive identique (ou analogue) imposée cesse. Autrement dit, est-ce qu’il y aurait une marge pour un État partie de maintenir en vigueur une « mesure » à titre volontaire alors même que cette mesure ne lui serait plus imposée ? On pourrait répondre que cela devrait pouvoir être le cas mais, en étant plus attentif, on constate que les conditions de sortie de validité des « mesures » sont largement les mêmes dans les deux paragraphes examinés ici[125]. On peut, dans ce cas, se rapporter au domaine exact de leur application.
Or, regarder le domaine d’application ratione materiae de ces deux dispositions peut donner lieu à des surprises. On remarque ainsi que l’article 1 §4 se réfère aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales de manière générale alors même que les « mesures » de l’article 2 §2 se concentrent aux « domaines social, économique, culturel ». Certes, ces épithètes sont suivies des mots « et autres », mots qui peuvent être interprétés de manière large, mais il reste significatif que ce sont les droits dits de deuxième génération qui sont concrètement identifiés. De là, on pourrait conclure que l’obligatoriété d’une discrimination positive viserait essentiellement, peut-être même exclusivement, les droits sur lesquels portent le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels, qui, certes, n’était pas encore conclu en 1965 mais qui était déjà très largement rédigé et sur le point d’être formellement adopté. Signe indicatif de cette tendance est aussi le fait que, contrairement à l’article 1 §4, l’article 2 §2 prévoit l’adoption de mesures non seulement « spéciales » mais aussi « concrètes ». Le « concret » va au-delà du théorique, de l’abstrait, du juridique et sied particulièrement bien à ces catégories de droits humains. Il en va probablement de même de l’objectif qui consiste dans le « développement » des groupes bénéficiaires des « mesures » de l’article 2 §2, terme, lui aussi, plus concret que le « progrès » de certains groupes auquel se réfère l’article 1 §4[126]. Une distinctivité ratione materiae entre les dispositions sub examine commence ainsi à être entrevue. Cela dit, chaque fois l’objectif final est le même (ou presque) : « la jouissance et l’exercice des droits de l’homme » (article 1§4) ; « le plein exercice des droits de l’homme » (article 2 §2).
En ce qui concerne, maintenant, le rôle du Comité de la discrimination raciale, celui-ci est largement conçu sur le modèle de tous les Comités « gérant » les conventions onusiennes sur les droits de l’homme[127]. Il s’agit d’un rôle double. Pour – un petit – nombre d’États parties qui ont souscrit la déclaration de l’article 14 §1 de la Convention[128], le Comité peut jouer un rôle d’organe (quasi-)judiciaire en recevant des communications de personnes (ou de groupes) se plaignant d’être victimes d’une violation par l’État partie mis en cause « de l’un quelconque des droits énoncés dans la présente Convention ». La question est, déjà, de savoir si l’article 2 §2 de la Convention crée un « droit », surtout un droit individuel, alors même que les mesures spéciales de discrimination positive s’adressent, certes, à des individus mais dans la mesure où ceux-ci appartiennent à l’un des « groupes » concernés[129]. En vérité, il y a eu certaines communications individuelles portées devant le Comité qui ont allégué une violation de l’article 2 §2. Sauf erreur, toutes ces communications ont été déclarées irrecevables[130] ou, jugées recevables, elles n’ont pas révélé, de l’avis du Comité, de violation de la Convention sur le fond sur le terrain de l’article 2 §2[131]. Il y a ici un manque de maîtrise du subtil mécanisme de cette disposition de la part des plaignants et de leurs conseils[132].
Concernant, maintenant, le rôle, davantage traditionnel, que joue le Comité en tant qu’évaluateur des rapports périodiques que les parties se sont engagées à lui soumettre, il sera plus facile de constater des manquements par rapport à l’article 2 §2. Une question qui risque, néanmoins, de perturber son travail est sa connaissance même de situations susceptibles de relever d’une obligation de discriminer positivement. En principe, un tel manquement aurait dû être porté à la connaissance du Comité par ceux qui s’en prétendraient victimes (même à titre collectif) sauf que, dans ce cas, la voie de la communication leur serait ouverte. En quelque sorte, une soixantaine[133] de parties à la CERD échappent donc à la possibilité du Comité de prendre connaissance d’une éventuelle violation de l’article 2 §2 directement par les intéressés[134]. Restent les autres moyens que l’on peut imaginer, notamment la prise de connaissance d’une telle violation par le Comité par ses propres moyens au risque, toutefois, que cette connaissance soit floue, approximative, biaisée quelle que soit par ailleurs la qualité du dialogue du Comité avec les représentants de l’État partie auteur du rapport périodique. Parfois, le Comité demande au gouvernement de l’informer sur l’éventuelle existence de « groupes raciaux » qui, s’ils existent et s’ils sont défavorisés, auraient droit à des mesures de discrimination positive.
Malgré tout, si l’article 2 §2 CERD impose une obligation d’agir, l’inertie de l’État partie devrait inciter le Comité à recommander sur ce point une action des autorités nationales. Il est évidemment impossible dans le cadre de cette étude de se pencher un tant soit peu sur l’évaluation des rapports nationaux par le Comité CERD mais une impression générale est que l’article 2 §2 est largement discuté quoique non, le plus souvent, en des termes d’obligation juridique qui n’aurait pas été respectée. Il est vrai (et naturel) que le ton feutré des diplomates l’emporte le plus souvent. Le débat de fond, qui existe, est parfois obéré de considérations qui portent sur nombre de domaines connexes, peut-être même pas tous relevant du domaine d’application de la CERD (langues, religions, situation des étrangers, droits des réfugiés et des immigrants…) en dépit des miracles que produit l’intersectionnalité. Une chose semble, en tout cas, certaine. Le Comité s’intéresse bien plus à l’instauration de mesures de discrimination positive sans se soucier vraiment de la temporalité de celles-ci ou encore des conditions qui les rendent conformes à la Convention. Il est vrai que les États se montrent souvent hésitants, voire perplexes en la matière. Inversement, le Comité ne semble pas s’intéresser particulièrement au sujet des mesures affirmatives déjà en place ou leur éventuelle conformité à la Convention. Dans les évaluations du Comité, il est très souvent question de l’article 2 §2, beaucoup moins de l’article 1 §4 CERD[135].
Pour être plus complet en ce qui concerne l’action des organisations universelles dans le domaine de lutte contre la discrimination raciale, il faudra aussi envisager brièvement deux autres instruments. Aucun des deux n’a la nature d’un traité international. Pour commencer, la déclaration des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale adoptée en 1963[136] fait figure, d’emblée, de texte ayant préparé la CERD, adoptée, elle, sous le même intitulé, deux ans plus tard. Suivant l’article 2 §3 de la Déclaration,
« Des mesures spéciales et concrètes devront être prises dans des circonstances appropriées pour assurer le développement ou la protection adéquate des personnes appartenant à certains groupes raciaux en vue de garantir à ces personnes la pleine jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ces mesures ne devront en aucun cas avoir pour conséquence le maintien de droits inégaux ou distincts pour différents groupes raciaux ».
On constate, du premier coup d’œil, les ressemblances conceptuelles entre la Déclaration et la Convention. On constate, toutefois, aussi nombre de dissemblances qui, globalement, ne militent pas en faveur de la Convention. Sans entrer dans les détails, on voit immédiatement que le texte de 1963 est conçu de manière bien plus simple et stylistiquement plus élégante. Point ici de jeu compliqué entre « groupes raciaux » et « individus » appartenant à ceux-ci. En lieu et place de « pour assurer comme il convient le développement », on a tout simplement « pour assurer le développement […] adéquat ». De même, à la place de « si les circonstances l’exigent », on lit « dans des circonstances appropriées », expression probablement moins contraignante que celle de 1965 et imposant par conséquent plus largement une obligation d’adoption de « mesures spéciales et concrètes ». L’obligatoriété est d’ailleurs exprimée sans ambages (« Des mesures […] devront être prises »). Lesdites mesures concerneront, au demeurant, n’importe quel domaine et non pas certains domaines énumérés, quoique, on l’a vu, pas limitativement, dans l’article 2 §2 CERD. Ce qui constitue, en tout état de cause, la grande différence entre la Déclaration et la Convention est le fait que la première ne connaît que l’hypothèse d’une discrimination positive imposée, point celle d’une discrimination positive autorisée. Cela simplifie incontestablement les choses en même temps que cela rend la Déclaration bien plus radicale que la Convention. Il est possible que, deux ans après l’adoption de la Déclaration, ceux en charge de la négociation de la Convention se sont aperçus de cette radicalité qu’ils se sont proposé d’opposer/juxtaposer à la simple autorisation d’actions nationales positives par le bais de l’article 1 §4 dont l’équivalent dans la Déclaration n’existe tout simplement pas. Mais, d’une certaine manière, cela cadre bien avec les natures juridiques différentes des deux textes. Lorsqu’on assume des obligations politiques ou morales, on se permet souvent d’être généreux, radical, révolutionnaire. C’est lorsque l’on est sur le point d’assumer des obligations juridiques et concrètes, bref des obligations, que l’on devient timoré même si la prudence retrouvée ne peut totalement effacer la radicalité d’antan.
Le caractère politique et moral des obligations prévues est également apparent dans la Déclaration de l’UNESCO de 1978 sur la race et les préjugés raciaux sans toutefois atteindre la clarté qui caractérise la Déclaration de 1963. Les bons sentiments anti-discrimination sont nombreux, essentiellement dans l’article 9 de la Déclaration de l’UNESCO, mais, juridiquement, à supposer, déjà, que cette Déclaration possède une réelle valeur juridique, ce qui est fort douteux[137], il y a des généralités fort gênantes qui en diminuent autant l’« exploitabilité » du texte par les juristes. Il n’y a aucune définition de la « discrimination raciale », terme que l’on rencontre dans l’article 9 §1, et il n’est pas certain que la considération, correcte, dans la même disposition, suivant laquelle « le principe de l’égalité en dignité et en droits de tous les êtres humains […], quelles que soient leur race, leur couleur et leur origine, est un principe généralement accepté et reconnu en droit international » serve un tant soit peu à combler cette lacune.
En revanche sont intéressantes deux dispositions que l’on pourrait qualifier d’affirmative action. L’article 9 §1 la Déclaration de 1978 parle de « mesures spéciales » lesquelles « doivent être prises en vue d’assurer l’égalité en dignité et en droits des individus et des groupes humains partout où cela est nécessaire en évitant de leur donner un caractère qui pourrait paraître discriminatoire sur le plan racial ». On est indéniablement ici sur un terrain connu et, pourtant, nombre d’observations critiques devront être formulées. Au-delà du caractère obligatoire[138] de la prise de « mesures spéciales », ce qui sonne immédiatement bizarrement est le domaine d’application de cette affirmative action : « partout où cela est nécessaire » (« wherever necessary » ; « dondequiera que ello sea necesario »). Il est difficile de se montrer plus vague. À partir de là, la Déclaration aurait pu devenir juste un vœu pieux, à mille lieues de standards juridiques élémentaires, n’eût été la seconde phrase du même article 9 §2. Selon celle-ci, « une attention particulière doit être accordée aux groupes raciaux ou ethniques socialement ou économiquement défavorisés ». Est ici formulée, en toute franchise, la justification véritable de toute politique de discrimination positive, rare à trouver en droit international aussi clairement exprimée (par peur de stigmatisation des intéressés ?). Seuls des « groupes raciaux ou ethniques » sont éligibles pour obtenir une « attention particulière ». Celle-ci intrigue doublement. Par elle-même, c’est-à-dire par son manque singulier de substance mais aussi par rapport aux non-bénéficiaires de ladite « attention » alors même que tous les « individus » et tous les « groupes humains » sont bénéficiaires des « mesures spéciales »[139]. Le fait que cette « attention » est « particulière » ne signifie, du reste, pas que les autres (qui ne sont pas forcément des groupes mais peuvent aussi être des « individus », on suppose hors groupe) ne bénéficient d’aucune « attention ». La distinction entre une « attention » de droit commun et une « attention particulière » est vouée à demeurer le grand mystère de la disposition examinée.
Au-delà, alors que les « mesures spéciales » visent à « assurer l’égalité en dignité et en droits », programme vaste et vague, l’« attention particulière »[140] vise, en premier lieu, à « assurer [aux intéressés], en pleine égalité et sans discrimination ni restriction, la protection des lois et règlements ». En vérité, on est ici bien moins dans une perspective d’affirmative action que dans une perspective d’interdiction de discriminations juridiques. Le mélange des deux situations est, d’un point de vue juridique, sociologique et politique, préoccupant mais l’« attention particulière » visera aussi à « assurer [aux intéressés] le bénéfice des mesures sociales en vigueur, notamment en matière de logement, d’emploi et de santé »[141]. L’identification de ces domaines est assurément la bienvenue après l’effroyable généralité du « partout où cela est nécessaire ». Il reste que l’on ne voit pas comment une « attention particulière » ou même, plus généralement, des « mesures spéciales » sont aussi impliquées puisque le texte parle clairement de « mesures sociales en vigueur ». Le moins que l’on puisse dire est que des « mesures spéciales » ne peuvent juste être, dans le cadre d’une affirmative action, ce qui est déjà disponible[142]. Sans oublier que si, dans la version française, l’« attention particulière » dont il est question « doit être accordée », la même « attention », dans la version anglaise, « should be paid ». Le conditionnel change virtuellement tout[143].
b) Les Conventions interaméricaines de 2013: assumer sans ambages?
En 2013, l’Organisation des États américains a adopté deux conventions jumelles portant sur une problématique proche. La première, qui sera pour l’essentiel étudiée ici, est contre le racisme, la discrimination raciale et les formes connexes d’intolérance (Convention A-68) tandis que la seconde est contre toute forme de discrimination et d’intolérance (Convention A-69). Leur architecture les rapproche singulièrement ainsi que nombre de définitions portant sur la discrimination à tel point que l’on peut se demander pourquoi l’Organisation de Washington n’a pas adopté une seule convention à la place des deux[144]. Probablement, l’explication réside dans le fait qu’elle a souhaité souligner tout particulièrement l’importance de la lutte contre la discrimination raciale au lieu de banaliser celle-ci au sein d’un traité unique sur les discriminations. La définition de la « discrimination raciale » dans l’article 1 §1 de la Convention A-68 bénéficie du débat qui a pu se dérouler pendant plusieurs décennies au sujet de la définition de cette expression dans la CERD[145]. La définition de la « discrimination » dans l’article 1 §1 de la Convention A-69 est similaire sauf qu’elle ne se réfère pas aux motifs caractéristiques de la « discrimination raciale » que l’on trouve dans la définition de l’autre Convention de 2013. À la place de « la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique », on trouve, en revanche, une interminable liste de motifs (vingt-cinq !)[146] pouvant fonder une « discrimination » prohibée.
Un autre trait commun, que les deux Conventions empruntent à la CERD, est le jeu autorisation/imposition de la discrimination positive. Toutes les deux utilisent par ailleurs explicitement cette terminologie (« mesures spéciales ou de discrimination positive »)[147] dans leurs articles (respectivement, article 1 §5 et article 1 §4) portant sur l’autorisation ou bien la terminologie « politiques spéciales et mesures de discrimination positive » dans leurs articles portant sur l’obligation de discriminer positivement (chaque fois, article 5). Certes, ces deux ensembles terminologiques ne sont pas identiques. Ils restent, néanmoins, très proches même si la référence à des « politiques » peut signifier une plus grande systématisation et institutionnalisation s’inscrivant aussi dans le temps long. Passer d’une autorisation à une obligation[148] de discriminer positivement ne va pas de soi ainsi que l’on a eu l’occasion de le remarquer en étudiant la CERD. Malheureusement, les difficultés d’appréhender le binôme autorisation/obligation sont présentes dans les Conventions de 2013 aussi[149].
Une première difficulté, première mais essentielle, concerne l’identification des bénéficiaires d’une affirmative action autorisée. En sont bénéficiaires « des groupes qui requièrent une telle protection ». Le verbe « requérir » souligne le caractère de nécessité de la discrimination positive mais, à part cela, il est difficile de comprendre en quoi peut consister la « protection » en question. On peut juste imaginer, en creux, qu’il doit s’agir de « groupes » qui sans la « protection » que leur vaut la discrimination positive ne sauraient jouir de (ou exercer), « dans des conditions d’égalité, […] un ou […] plusieurs droits de la personne et libertés fondamentales ». Il est difficile d’être plus vague mais, justement, cela accorde une plus grande liberté aux États parties d’adopter des « mesures spéciales ». Ce qui est surprenant est, néanmoins, le fait que ces « mesures », dit le texte, « ne sont pas réputées constituer une discrimination raciale ». Cette surprise signifie, au fond, que les groupes bénéficiaires sont eux-mêmes des « groupes raciaux ». Probablement, le texte aurait gagné en le disant clairement.
L’article 5, qui porte sur la discrimination positive obligatoire, semble, à première vue, plus clair s’agissant des bénéficiaires de telles politiques. Il s’agit « des personnes ou groupes sujets au racisme, à la discrimination raciale et aux formes connexes d’intolérance ». Cet article définitif embrasse, à l’évidence, la totalité des personnes et groupes qui possèdent les caractéristiques décrites, ce qui veut dire qu’un État partie ne peut distinguer à l’intérieur de cette masse de personnes et groupes ceux qu’il fera accéder aux avantages de sa politique de discrimination positive. On doit distinguer entre avantagés et désavantagés, mais point entre désavantagés. L’intention semble louable et limitative d’éventuels arbitraires sauf lorsqu’on prend en considération les trois autres versions faisant foi. Chaque fois, l’article définitif cher à la version française est absent[150], ce qui signifie qu’un État partie, sur la base des autres versions, peut, implicitement, désavantager un désavantagé par rapport à ses compagnons d’infortune, tout simplement en lui accordant moins d’avantages qu’aux autres. Sinon, les personnes et les groupes concernés sont ceux sujets aux fléaux que la Convention A-68 cherche à combattre, à savoir la « discrimination raciale », le « racisme » et[151] les « formes connexes d’intolérance ». La « discrimination raciale » est définie avec un certain luxe de détails qui font inclure dans la notion des concepts comme la « discrimination raciale indirecte » ou encore la « discrimination multiple ou aggravée ». Si l’« intolérance » est – tant bien que mal – définie[152], on voit, en revanche, beaucoup moins bien en quoi peut consister une « forme connexe d’intolérance » les victimes de laquelle doivent avoir droit à une discrimination positive. Des interrogations analogues peuvent être soulevées s’agissant de la définition du « racisme », fléau défini comme « toute théorie, doctrine, idéologie ou ensemble d’idées qui affirment l’existence d’un lien de causalité entre les caractéristiques phénotypiques ou génotypiques d’individus ou de groupes et leurs caractéristiques intellectuelles et culturelles ainsi que leurs traits de personnalité, y compris le concept faux de supériorité raciale » (article 1 §4, al. 1). Il n’est sûrement pas facile de définir juridiquement le « racisme » et cette définition est loin de démériter. Le problème est, toutefois, que l’on voit mal, d’un pur point de vue juridique, comment on doit faire bénéficier d’avantages concrets quelqu’un, dans le cadre d’une politique de discrimination positive, si celui-ci est victime d’une « théorie » ou d’une « doctrine ». Le problème n’est pas la « doctrine », si détestable soit-elle, mais les éventuelles conséquences qui peuvent faire qu’une personne ou un groupe soient désavantagés. Ces conséquences seront communément qualifiées de « discrimination raciale » tant et si bien que la présence du « racisme » dans l’article 5 est largement inutile, voire même nuisible à la bonne appréhension des groupes à protéger. Par ailleurs, la distinction entre « groupes » et « personnes » est, tout comme dans la CERD, difficile à expliquer. Si une « personne » est victime d’une « discrimination raciale », c’est parce qu’elle appartient à un « groupe racial » discriminé. Extraire du groupe des personnes individuelles n’a, ici, pas beaucoup de sens.
La comparaison de la raison d’être des mesures de discrimination positive autorisée et de celles de discrimination positive imposée est par ailleurs indispensable pour mieux comprendre leurs différences. Les premières visent à « garantir la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, d’un ou de plusieurs droits de la personne et libertés fondamentales ». Les secondes sont conçues « pour garantir la jouissance ou l’exercice des droits et libertés fondamentales ». À première vue, il n’y a aucune différence. Toutefois, ajoute l’article 5, les mesures d’affirmative action imposée ont aussi un but, celui « de promouvoir des conditions équitables pour l’égalité des chances, l’inclusion et l’avancement de ces personnes ou groupes ». On ne s’attardera pas sur ces notions qui ont déjà été étudiées dans le cadre de l’analyse de la CERD. Ce qui est intéressant, en revanche, perspective qui est moins clairement exprimée dans la CERD, est que « la jouissance ou l’exercice des droits et libertés fondamentales » n’est, dans la logique de l’article 5, que – presque – un épiphénomène secondaire par rapport au vrai but, celui de faire en sorte que, grâce à l’égalité des chances » ou à l’ « avancement », ladite « jouissance » et ledit « exercice » des droits de l’homme deviendra automatique ne nécessitant plus les béquilles d’une quelconque affirmative action.
Quant aux conditions de terminaison de validité des politiques et mesures de discrimination positive, les solutions de la Convention A-68 sont assez classiques même si elles sont exprimées avec une plus grande clarté en comparaison d’autres instruments. Ainsi, les « mesures » autorisées par l’article 1 §4 le sont « à condition [qu’elles] n’aboutissent pas au maintien de droits distincts pour différents groupes et qu’elles ne soient pas prorogées une fois leurs objectifs atteints ». En revanche, l’article 5 comporte un trait d’originalité dans la mesure où une affirmative action imposée « ne saurai[t] aboutir au maintien de droits distincts pour différents groupes et ne saurai[t] être prorogée au-delà d’une période raisonnable ou après la réalisation de cet objectif ». Ce qui attire l’attention est bien sûr le fait que sa sortie de validité peut advenir à deux moments différents. En d’autres termes, elle peut cesser au moment où ses objectifs, à savoir la création d’une égalité des chances ou d’un avancement du groupe désavantagé, sont remplis. Toutefois, on a déjà vu, en étudiant d’autres instruments, que ces termes peuvent être interprétés de différentes manières tandis que le moment où un groupe bénéficiaire aura acquis un « avancement » (« progress », « progreso » et « progresso », dans les autres versions) ne saura jamais être déterminé de manière précise. Reste donc l’alternative, celle d’une validité pendant une « période raisonnable ». La raisonnabilité est à peine moins facile à déterminer que le progrès. En l’admettant, on signifie, néanmoins, qu’une politique de discrimination positive peut cesser de produire ses effets et répandre ses avantages même si elle n’a pas atteint ses objectifs. Au fond, on signifie aux désavantagés qu’ils n’ont pas su saisir leur chance. L’idée est assez paternaliste et condescendante. Toutefois, aider à « avancer » l’est-il moins ?[153]
B. Les ambiguïtés d’une discrimination positive obligatoire dans divers autres traités internationaux
On répétera que, si l’on excepte les conventions interaméricaines de 2013, le cas de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale est unique puisque, en elle-même, est contenue à la fois une autorisation de mesures d’affirmative action et une obligation d’en instaurer, avec, il est vrai, une possible différenciation entre ces deux branches de l’apparent paradoxe suivant leur domaine d’application matérielle ; sauf que la différence entre les deux domaines d’application matérielle n’est pas très claire. D’autres conventions échappent à ce déchirement logique de manière fort simple. Soit elles se bornent à justifier, sous certaines conditions, des « mesures spéciales », soit, inversement, elles obligent les États parties, dans des conditions, logiquement, davantage strictes, à en adopter. Toutefois, cette impeccable logique ne se rencontre pas toujours dans toute sa rigueur. De la Charte arabe des droits de l’homme (a) à des conventions sur les droits des femmes (c), en passant par la Convention sur les personnes handicapées (b), le droit international semble souvent hésiter.
a) À l’ombre des lois divines: discrimination positive et Charte arabe des droits de l’homme
Des dissensions internes au sein des conférences d’adoption des textes pertinents conduisent parfois à des compromis politiques dont la traduction juridique fait que des interprétations divergentes peuvent également trouver des appuis textuels. En complément, des maladresses (voulues, le cas échéant ?) ajouteront à l’incertitude de certaines solutions. Un exemple, à cet égard, constitue la Charte arabe des droits de l’homme de 2004. Dans son article 3, litt. a, elle impose une, à première vue, assez classique interdiction de discrimination par rapport à la jouissance des droits et libertés que la Charte consacre. Pour qu’elle puisse être interdite, une discrimination doit pouvoir s’appuyer sur une impressionnante série de motifs (quatorze !), entre autres la race, la couleur, la croyance religieuse, l’origine nationale, voire le handicap physique ou mental. En contrepartie, cette liste est une liste exhaustive[154], ce qui tranche sur le modèle de bien d’autres instruments, à commencer par la Déclaration universelle des droits de l’homme[155]. Ainsi, par exemple, si une discrimination fondée sur le sexe est prohibée, une discrimination fondée sur les préférences sexuelles risque de ne pas pouvoir l’être aussi. Ce qui retient l’attention est, néanmoins, le fait que la Charte arabe de 2004 semble imposer une dose de discrimination positive sans, au préalable, justifier des mesures de discrimination positive qu’un État partie prendrait de sa propre initiative.
Passer, ainsi, immédiatement à la vitesse supérieure est original en comparaison de la CERD, d’autant plus que la Charte arabe a été, jusqu’à l’adoption des deux conventions interaméricaines en 2013, le seul instrument à nommer « discrimination positive » l’ensemble de ces mesures compensatrices. La Charte se réfère à deux reprises à la discrimination positive en des termes à la fois proches et différents. Tout d’abord, on lit dans son article 3, litt. b, que:
« Les États parties à la présente Charte prennent les mesures requises pour garantir l’égalité effective dans l’exercice de tous les droits et de toutes les libertés consacrés par la présente Charte, de façon à assurer une protection contre toutes les formes de discrimination fondées sur l’un quelconque des motifs mentionnés au paragraphe précédent »[156].
Prendre, dans l’objectif de lutter contre des discriminations, « les mesures requises pour garantir l’égalité effective » est un signe caractéristique de toute affirmative action. On trouve le caractère de nécessité (« requises ») qui conditionne traditionnellement la « légalité » de ce type de mesures de même que l’on voit apparaître clairement la distinction, intrinsèque à la philosophie de l’affirmative action, entre « égalité effective » et égalité tout court, c’est-à-dire égalité abstraite, juridique, formelle. Dans ce dernier domaine, la Charte arabe va d’ailleurs très loin lorsqu’elle énonce que ce sont précisément ces « mesures » qui visent « à assurer une protection contre toutes les formes de discrimination fondées sur l’un quelconque des motifs mentionnés au paragraphe précédent ». Bref, une lutte anti-discrimination sans mesures de discrimination positive serait, pour la Charte, inconcevable. Le concept, surtout lorsqu’il est si clairement énoncé, est proprement révolutionnaire et fait que, a priori, la Charte arabe[157] puisse occuper d’emblée une place de choix parmi les instruments de protection des droits de l’homme, abstraction faite de nombre de points faibles dont l’absence réelle de tout mécanisme de surveillance internationale n’est, bien évidemment, pas le moindre[158]. Est-il si sûr, néanmoins, que la Charte va jusque là ?
Ce qui gêne est le fait que deux autres caractéristiques de la doctrine de la discrimination positive ne se retrouvent point dans l’article 3, litt. b. Il s’agit, d’abord, du fait qu’aucune condition ratione temporis n’est fixée, même de manière approximative. Or, prolonger éternellement un ensemble de mesures de discrimination compensatrice (une absence de délai est une possible définition de l’éternité) n’est, primo, pas très sérieux, secundo, fait douter de la volonté d’imposer une réelle politique de discrimination positive, et, tertio, fait apparaître, dans le meilleur des cas, un profond pessimisme, à savoir que des mesures compensatrices ne réussiront jamais à compenser, d’où la nécessité de les maintenir en vigueur pour toujours[159]. Or, un politicien adepte de l’affirmative action se doit d’être optimiste. L’affirmative action n’est pas (qu’) une philanthropie, laquelle, quelles qu’en soient les vertus et la nécessité, aboutit toujours à maintenir des inégalités criantes. La philanthropie pourra se perpétuer parce qu’elle n’entend pas éliminer les inégalités mais juste en atténuer les effets. Inversement, le rêve de toute affirmative action est de pouvoir disparaître, son objectif atteint.
L’autre doute que fait naître l’article 3, litt. b, de la Charte arabe de 2004 quant à la sincérité de ses rédacteurs au sujet d’une affirmative action rendue obligatoire a trait à l’absence de groupes bénéficiaires. Or, si tout le monde bénéficie d’une discrimination positive, c’est que personne n’en bénéficie. La discrimination positive est ce qu’elle est : discriminante. Et la disposition examinée de la Charte arabe s’avère totalement incapable, à supposer que tel fût l’objectif de ses promoteurs, de discriminer entre groupes de personnes. Sa fortune pourrait, néanmoins, être meilleure s’agissant du second cas où elle s’aventure dans le domaine délicat de la « discrimination positive » (« الإيجابي لتمييز » [altamyiz al’iijabiu]). C’est d’ailleurs ici que cette terminologie apparaît expressis verbis.
En effet, suivant l’article 3, litt. c, première phrase, de la Charte,
« l’homme et la femme sont égaux sur le plan de la dignité humaine, des droits et des devoirs dans le cadre de la discrimination positive instituée au profit de la femme par la charia islamique et les autres lois divines et par les législations et les instruments internationaux ».
On ne s’attardera guère sur les références de cette disposition au concept de la dignité ou à celui de l’égalité[160] ou même à celui, plus original des « devoirs », concept toujours perturbant dans un contexte de protection de droits humains[161]. L’attention sera, en revanche, retenue, à juste titre, par le concept de « discrimination positive » par rapport, spécifiquement, aux relations homme/femme. Les rédacteurs de la Charte situent d’emblée le débat de l’égalité entre les deux sexes dans le cadre de cette inégalité compensatrice. Ils n’ont sûrement pas tort et, ce faisant, ils suivent la ligne claire de la Convention des Nations Unies de 1979 mais, contrairement à cette dernière, ils ne s’abstiennent point d’énoncer explicitement que les compensations devront œuvrer en faveur des – seules – femmes. Ce qui est remarquable est, en tout cas, l’adoption, sur ce point, d’une position que l’on pourrait qualifier de passive. La Charte arabe ne ferait, en d’autres termes, que constater un fait, à savoir que, en dehors de mesures de discrimination positive, il ne peut y avoir égalité ni dignité pour les femmes.
Cette constatation obéit à un a priori politique et anthropologique enraciné dans des sociétés patriarcales et plus ou moins corroboré par la réalité mais, en même temps, il semble y avoir une seconde constatation, à savoir que le cadre de la discrimination positive existe d’ores et déjà et que, en principe, il s’avère suffisant. Au point de vue de la grammaire, cela résulte, en grande partie, du fait de l’utilisation du participe passé « instituée »[162]. « Instituée » par qui ? C’est le texte même qui donne la réponse : c’est la charia islamique qui est censée jouer le premier des rôles en la matière (ce n’est pas un hasard si elle est mentionnée la première). La charia, citée ici pour l’unique fois dans toute la Charte[163], est secondée, dans la disposition examinée, par « les autres lois divines », que l’on aurait du mal à identifier clairement même si l’on peut raisonnablement supposer qu’il s’agit d’autres lois religieuses, principalement celles auxquelles semble faire référence le deuxième considérant du préambule de la Charte (« Afin de concrétiser les principes éternels de fraternité, d’égalité et de tolérance entre les êtres humains consacrés par l’Islam et les autres religions révélées »)[164]. Tout aussi intéressante est la référence aux « législations et […] instruments internationaux » et c’est cette dernière référence qui doit être vue de plus près. Si ce sont les législations nationales qui assurent la discrimination positive, sans laquelle il ne peut exister de dignité ou d’égalité pour la femme, alors il n’est pas possible qu’un État revienne sur une telle législation. En quelque sorte, la situation est gelée par l’article 3, litt. c, première phrase, de la Charte au profit, plus particulièrement, du statu quo. À cela contribue aussi l’article 43 de la Charte aux termes duquel « aucune disposition de la présente Charte ne sera interprétée de façon à porter atteinte aux droits et aux libertés protégés par les lois internes des États parties ou énoncés dans les instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’Homme que les États parties ont adoptés ou ratifiés, y compris les droits de la femme, de l’enfant et des personnes appartenant à des minorités »[165]. Il va de soi que le premier instrument international qui vient à l’esprit est la Convention des Nations Unies de 1979. Sauf que, à première vue (mais l’on reviendra sur cette question), cette Convention ne semble pas imposer aux États parties une obligation d’adopter des mesures de discrimination positive tout en les autorisant à en prendre sous certaines conditions. En revanche, la Charte arabe, comme on l’a vu aussi précédemment, n’impose aucunement de conditions pouvant justifier des mesures de discrimination positive, surtout pas de conditions ratione temporis, à moins qu’elle ne le fasse implicitement par son renvoi tacite à la Convention de 1979.
On n’examinera pas l’affirmation de la disposition analysée suivant laquelle les lois divines accordent une discrimination positive en faveur de la femme. Un tel examen est virtuellement impossible[166]. On se bornera à rappeler que des réserves ou déclarations à nombre de dispositions de la Convention sur les femmes formulées par plusieurs États à majorité musulmane[167] ont suscité une controverse, notamment dans le monde occidental, comme il est attesté par un nombre élevé d’objections[168] à de telles réserves ou encore par une doctrine abondante et dubitative[169]. Et la question est de savoir si la référence aux « instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’Homme que les États parties ont adoptés ou ratifiés » vise réellement ces instruments ou bien ces instruments altérés par les réserves dont il est question.
Quoi qu’il en soit, une question demeure : si aucune dignité et égalité de la femme ne peuvent être assurées en dehors d’un cadre de discrimination positive assuré par les lois divines et humaines mentionnées, peut-on concevoir qu’un État accède à la Charte sans assurer une telle discrimination compensatrice ? La question doit être étudiée en tenant compte de la seconde phrase de l’article 3, litt. c, de la Charte qui énonce que, « en conséquence, chaque État partie à la présente Charte s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la parité des chances et l’égalité effective entre l’homme et la femme dans l’exercice de tous les droits énoncés dans la présente Charte ». L’expression « discrimination positive » n’est pas reconduite dans cette phrase mais il appert du contexte que c’est bien d’elle dont il est question. Des mots tels que « mesures nécessaires », « parité des chances », « égalité effective » ne trompent point. Toutefois, indépendamment de l’absence de toute condition régissant ces « mesures », notamment quant à la terminaison de leur validité[170], l’apport de la seconde phrase à la première est loin d’être clair. Tout d’abord, on observera que la relation entre les deux phrases est forte ainsi que le démontre l’expression « en conséquence »[171]. Grammaticalement, cette expression relie étroitement ce qui suit à ce qui précède et montre, plus particulièrement, la marche à suivre pour que les objectifs qui précèdent puissent être réalisés. Or, le problème est que ce qui précède, bref la première phrase, ne pose aucun objectif mais se contente, au contraire, d’affirmer un état des lieux. Puis, que pourrait-on faire de plus que les lois divines en la matière ? À supposer que la Charte arabe ne soit pas irrévérencieuse, ce dont on s’en doute sans difficulté, il n’y aurait plus que des questions de détail à régler au niveau des législations nationales puisque, de toute façon, l’essentiel est fait. À en croire l’article 3, litt. c, déjà depuis treize siècles. Même ainsi, à la marge, la Charte demeure pourtant un des rares textes internationaux à pousser, voire à obliger, les États parties à entamer une politique de discrimination positive du moins en ce qui concerne les rapports entre les sexes[172]. Cela malgré les quelques maladresses rédactionnelles signalées.
b) Une discrimination positive obligatoire en faveur des personnes handicapées?
Un autre traité international obligeant les États parties à adopter des mesures de discrimination positive semble être la Convention sur les personnes handicapées de 2006. Pourtant, on a déjà vu que cette Convention accepte, dans un premier temps, de ne point considérer comme relevant d’une discrimination interdite des mesures de discrimination positive éventuellement adoptées par les États parties. Si, en plus, elle oblige à adopter de telles mesures elle serait, à l’égal de la CERD, un traité jouant, non sans certaines contradictions, sur les deux tableaux, la tolérance et l’obligation. La réalité est plus complexe. Selon son article 5 §3, « afin de promouvoir l’égalité et d’éliminer la discrimination, les États Parties prennent toutes les mesures appropriées pour faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés ».
Il ne fait aucun doute que cette disposition impose une obligation ainsi que le présent indicatif (ils « prennent ») le montre. Toutefois, c’est le contenu même de cette obligation qui fait que la Convention de 2006 échappe à la cruelle contradiction « autorisation ou obligation » qui caractérise la Convention sur la discrimination raciale. En effet, l’obligation de discrimination positive que l’on évoque est matériellement limitée tout en étant cruciale pour ses bénéficiaires. Il s’agit pour les États parties de « faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés ». Cette dernière expression[173] est définie dans l’article 2, al. 4, de la Convention comme « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales ».
On observera que, tout comme dans l’article 5 §4 de cette Convention, il n’y, en la matière, aucune limite dans le temps. Ceci n’est pas gênant dans la mesure où, malheureusement, de telles mesures ne seront jamais à même de placer les personnes handicapées sur un absolu pied d’égalité matériel avec les personnes ne souffrant pas d’un handicap. Sauf miracle de la médecine, le handicap caractérisera toujours une personne handicapée et des « aménagements raisonnables » seront toujours nécessaires afin que les bénéficiaires puissent exercer parfois même des droits humains élémentaires. Malgré cette particularité, on peut, néanmoins, se demander s’il s’agit là d’une vraie mesure de discrimination positive. À partir du moment où le handicap contre lequel est censé lutter un « aménagement raisonnable » est à la fois permanent et intrinsèque, on s’éloigne de la philosophie générale de l’affirmative action suivant laquelle il y a toujours l’espoir que celle-ci puisse, à terme, éliminer une inégalité de fait[174].
C’est pourtant la Convention elle-même qui se charge de la réponse à cette difficulté puisque, après avoir fourni une définition plus ou moins classique de la discrimination, plus particulièrement, ici, de la « discrimination fondée sur le handicap », son article 2, al. 3, ajoute que « la discrimination fondée sur le handicap comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagement raisonnable ». Bref, ce n’est pas que l’adoption d’« aménagements raisonnables » constitue une mesure de discrimination positive ; c’est le refus d’en adopter qui est constitutif d’une discrimination tout court[175]. Le jeu, toujours subtil, entre discrimination positive et discrimination « ordinaire » prend ici des dimensions et une originalité que l’on ne rencontre pas ailleurs si, toutefois, l’on insiste à considérer que l’adoption des « aménagements raisonnables » est une forme de discrimination positive.
Il a été, toutefois, observé que, si le refus d’« aménagements raisonnables » forme une « discrimination fondée sur le handicap », comme l’article 2, al. 3, le dit, l’adoption de tels « aménagements » saurait difficilement être vue comme une discrimination positive tout simplement parce que l’interdiction des discriminations en général est un classique droit civil et politique. Comme la grande majorité des droits de cette « génération », elle n’a pas, en principe, besoin de mesures positives pour s’affirmer (et encore moins de mesures de discrimination positive). En d’autres termes, « the principle of progressive realization does not apply »[176] à une interdiction de discriminer. L’idée est séduisante mais elle se heurte malheureusement à la dure réalité. Alors que, en règle générale, les droits civils et politiques à effet immédiat imposent des obligations de ne pas faire, il est évident que l’adoption d’« aménagements raisonnables » au profit des personnes handicapées impose une obligation de faire. Et en cela elle se rapproche typiquement des droits sociaux.
Ce rapprochement prend, au demeurant, une forme assez explicite puisque lesdits « aménagements », outre qu’ils sont « nécessaires » et adaptés à chaque situation particulière, « n’impos[e]nt pas de charge disproportionnée ou indue ». Cette référence aux finances publiques[177] n’est pas sans rappeler une clause traditionnelle dans des instruments sur les droits économiques, sociaux et culturels. Ainsi, par exemple, selon l’article 2 §1 du Pacte des Nations Unies portant sur ces droits, un État partie « s’engage à agir […] en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le présent Pacte » « au maximum de ses ressources disponibles »[178]. Implicitement, il y a, dans le Pacte comme dans la Convention sur les personnes handicapées, une limitation de l’effort à accomplir puisque les « ressources disponibles » ne sont jamais illimitées[179]. Toutefois, il s’agit, dans le Pacte, d’utiliser, à cette fin, le « maximum » de ces ressources. C’est cet effort maximal qui fait défaut dans la Convention de 2006[180] puisque, se situant – forcément – dans le cadre des ressources disponibles, on introduit, au surplus, la notion de « charge disproportionnée ou indue »[181]. Et si l’on peut comprendre (ou admettre) la notion de « charge disproportionnée », celle de « charge indue » demeure mystérieuse à plus d’un titre. « Indue » par rapport à quoi ? On ne peut avoir un droit et, en même temps, entendre que ce droit est, dans nombre de circonstances, non dû[182]. Or, il paraît que cette « réserve » du rédacteur de la Convention est utilisée largement par un grand nombre d’États parties[183]. On ajoutera que c’est déjà l’épithète « raisonnable » qui peut paraître suspecte dans un hypothétique cadre de droits civils et politiques[184]. « Raisonnable » pourrait aussi être rapproché de la « charge disproportionnée ». Cette épithète pourrait même éclairer et justifier cette réserve dans la définition même des « aménagements »[185], le tout sans oublier la présence de l’article indéfini dans la phrase « les États Parties prennent toutes les mesures appropriées pour faire en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés » tout comme on se réfère dans la définition de la « discrimination fondée sur le handicap » au « refus d’aménagement raisonnable »[186], tout cela laissant une marge d’appréciation non négligeable aux États parties. Le fait qu’ils « prennent toutes les mesures appropriées » peut difficilement contrebalancer cette marge importante[187].
On peut conclure en disant que, à supposer que la Convention de 2006 impose une discrimination positive[188], en dépit de la lettre de l’article 5, al. 4, celle-ci est bien particulière et se réfère uniquement aux « aménagements raisonnables » alors que la discrimination positive autorisée de l’article 2, al. 3, peut couvrir n’importe quel autre domaine. Au fond donc, en dépit de certaines maladresses, ce traité ne comporte pas de contradiction interne criante entre autorisation et obligation comme cela pourrait, en revanche, être reproché à la Convention sur la discrimination raciale et, dans une moindre mesure, aux deux Conventions interaméricaines sur la discrimination de 2013, puisque les domaines couverts par l’obligation et l’autorisation sont assez clairement différenciés.
c) Une discrimination positive obligatoire en faveur des femmes? Entre incertitudes universelles et quasi-certitudes africaines
Il restera à parler, à nouveau, de la Convention sur les femmes de 1979. Si celle-ci se montre a priori adepte de la seule autorisation de mesures de discrimination positive, certaines prises de position du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes peuvent (légèrement ?) semer le doute.
La position de ce Comité est essentiellement exposée dans sa recommandation générale n° 25 portant sur l’article 4 §1 de la Convention de 1979. On y trouve une volonté affichée d’imposer aux États parties des obligations de discriminer positivement ou, selon la phraséologie à la fois de l’article 4 §1 et de la recommandation générale, d’adopter des « mesures temporaires spéciales visant à accélérer la réalisation d’un objectif concret ». La difficulté est que, très clairement, la Convention, notamment son article 4 §1, ne va pas jusque-là et se borne à accepter, tolérer ou excuser des mesures prises volontairement par les États en ce sens. Transformer une autorisation en obligation est ni plus ni moins une tentative de réécrire la Convention. Conscients de ce risque, les auteurs de la recommandation générale n° 25 cherchent à s’appuyer sur la Convention même quoique, pour des raisons évidentes, pas tellement sur son article 4 §1 dont le texte est assez clair[189]. L’interprétation à laquelle se livre le Comité se base sur l’idée que « la Convention est un instrument évolutif » (point 3) et qu’il faut pouvoir l’interpréter à la lumière de son objectif et de son but général (point 4) qui, manifestement, n’est autre que celui « d’éliminer toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes » (point 14). Ajouter, toutefois, immédiatement après ce dernier membre de phrase les mots « notamment les causes et les conséquences de leur inégalité de facto ou réelle » est, probablement, aller praeter legem. Ajouter ensuite que « les mesures temporaires spéciales envisagées dans la Convention sont un moyen d’instaurer l’égalité de facto ou réelle » est sans doute correct mais l’on retombe dans une interprétation « idéologique » avec l’affirmation que l’adoption de telles mesures ne constitue pas « une exception aux règles de la non-discrimination et de l’égalité » (point 14). Le fait que, selon le Comité lui-même, la prise de telles mesures ne peut être la règle (or, communément, ce qui n’est pas la règle est une exception à la règle…) résulte de l’affirmation de la recommandation générale que les mesures « temporaires » ne « doivent pas être considérées comme nécessaires à tout jamais » (point 20)[190]. Au-delà de cette tautologie, la recommandation générale s’attelle aussi à expliquer que les mesures sont qualifiées de « spéciales » non pas parce qu’elles sont dérogatoires au principe d’égalité mais parce qu’elles « sont prises aux fins de la réalisation d’un objectif particulier » (point 21)[191]. En vérité, on peut rarement voir des mesures dérogatoires qui ne viseraient pas un objectif particulier. En conclusion, la recommandation générale n° 25 indique que « les États parties devraient expliquer pourquoi, le cas échéant, ils n’ont pas adopté de mesures temporaires spéciales », notamment dans les rapports qu’ils soumettent périodiquement au Comité. Or, le seul fait que le conditionnel est utilisé ici signifie une certaine absence de conviction profonde du Comité quant à l’interprétation de l’article 4 §1 qu’il suggère. En même temps, sauf erreur, nulle part la recommandation générale n’envisage qu’une obligation de discrimination positive soit imposée tout court par la Convention. Tourner autour de cette idée est un aveu que l’idée n’est pas encore imposée en même temps que cela constitue une préparation psychologique pour d’évolutions futures.
Au-delà des ambiguïtés de la Convention de 1979 sur les femmes, (ré)interprétée par la recommandation générale analysée, force est de s’arrêter brièvement sur un traité régional concernant les droits du « deuxième sexe ». Le Protocole de Maputo de 2003 relatif aux droits des femmes, déjà mentionné[192], semble bien instituer une obligation de discrimination positive en ce que les États parties « s’engagent à […] prendre des mesures correctives et positives dans les domaines où des discriminations de droit et de fait à l’égard des femmes continuent d’exister » (article 2 §1, litt. d). Il est certain que, affectée d’une certaine généralité, cette phrase n’attire pas immédiatement l’attention mais, si l’on se penche de plus près sur ce texte, on découvre certains éléments bien connus des politiques de discrimination positive. Déjà l’épithète « positives » en dit long tout comme celui de « correctives » qui, manifestement, visent à modifier la situation des femmes là où celles-ci souffrent de désavantages[193]. Si ces derniers sont de nature purement juridique (« de droit », dit le texte), tenter de les éliminer ne relèvera sûrement pas d’une discrimination positive mais d’une lutte ordinaire contre des discriminations négatives. Lorsque, en revanche, le même texte fait mention de « discriminations […] de fait », on semble être plus proche d’une problématique d’affirmative action. Le fait que les deux sortes de discriminations, celles « de droit » (« in law », « na lei ») et celles « de fait » (« in fact », « de facto ») sont allégrement mélangées est sans doute gênant et contribue à diminuer l’impact du texte en ce qui concerne l’affirmative action. Il n’empêche, la prise en considération de l’élément ratione temporis est la bien venue puisque, on l’a déjà dit, on ne peut concevoir de mesures de discrimination positive ad vitam aeternam. Certes, cette prise en considération est timide mais elle existe puisque les « mesures correctives et positives » sont à prendre là où les « discriminations […] de fait à l’égard des femmes continuent d’exister ». Implicitement, ce membre de phrase signifie que, lorsque lesdites « discriminations […] de fait » cessent d’exister, leur ratio disparaît aussitôt et quelqu’un (on suppose les autorités nationales compétentes[194]) devra les sortir de vigueur.
Par ailleurs, l’article 2 §1, litt. d, du Protocole de Maputo prend sûrement fait et cause en faveur d’une obligation de discrimination positive dans les conditions que l’on vient de voir. L’indicatif du présent dans l’expression « les États […] s’engagent à prendre des mesures correctives et positives » milite en ce sens. Toutefois, à y regarder de plus près, cette obligation n’est pas aussi directe que si elle était formulée « les États […] prennent des mesures correctives et positives ». La médiatisation de l’obligation qu’implique le verbe « s’engager à » diminue quelque peu la force de l’obligation[195]. Cela mais aussi les autres remarques formulées auparavant peuvent mener à la conclusion suivante. Les États membres de l’Union africaine hésitent à imposer sans ambages une obligation d’affirmative action généralisée, ce qui dévoile probablement des dissensions internes sur ce point – éternellement – délicat. D’où aussi certaines dispositions spécifiques du Protocole de Maputo qui imposent une telle obligation dans des domaines déterminés comme, par exemple, dans le domaine de la parité dans les processus électoraux[196]. En fait, si une affirmative action est imposée de manière générale, comment apprécier le fait qu’une affirmative action est imposée dans des domaines spécifiques aussi ? En principe, on distingue le spécifique par rapport au général lorsque le premier cherche à contrarier le second. Pas lorsqu’il se conforme à lui.
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« Politique de rattrapage entre groupes inégaux »[197], la discrimination positive gagne du terrain en droit international alors que, pendant longtemps, elle fut cantonnée dans la seule CERD, une Convention dont le texte est parfois contradictoire, presque toujours ambigu, souvent maladroit. Il est vrai que nombre de conventions, universelles ou régionales, qui lui ont succédé, sans aucunement la remplacer, contiennent des formules revues et corrigées. C’est, en grande partie, le cas de conventions thématiques sur les droits de l’homme. L’observation est presque tautologique. Ce sont de telles conventions dont le nombre a pu monter prodigieusement durant les années 1990 et 2000 (les choses se sont calmées un peu depuis) qui se sentent plutôt à l’aise avec la discrimination positive à tel point que, assez souvent, ce sont leurs dispositions y portant qui constituent une des principales innovations de ces textes, innovations qui justifient, parfois, presque leur existence elle-même. En revanche, les conventions « généralistes » se gardent, à l’instar de la Convention européenne des droits de l’homme, à bonne distance de cette discrimination compensatrice[198]. Si elles pouvaient être interprétées comme contraires à l’idée de la discrimination positive, un nouveau champ de rivalité pourrait s’ouvrir entre textes s’en tenant à une idée convenue et quelque peu désincarnée de l’égalité et textes, certes un peu moins prestigieux (mais pas forcément moins ratifiés), qui, pour paraphraser un philosophe, ne se contenteraient plus d’interpréter le monde mais viseraient à le transformer[199].