Dans un colloque dont l’intitulé proclame avec un grand point d’exclamation que la Charte sociale européenne est un instrument d’avenir, on pouvait s’attendre à ce que la critique de la jurisprudence de la Cour liée aux droits économiques et sociaux soit confiée à un procureur qui aurait impitoyablement requis le bannissement de la Cour européenne des droits de l’homme d’un domaine ignoré par la Convention européenne des droits de l’homme et ses protocoles additionnels où elle n’a jamais su rien faire d’utile pour laisser la place au super héros des droits sociaux, le Comité européen des droits sociaux, équipé tel un nouvel Arthur, d’une arme irrésistible nommée Charte sociale européenne révisée en nouvelle Excalibur.
Les auteurs auront donc commis une erreur sur la personne : c’est à Carole Nivard, l’étoile montante du droit européen des droits sociaux, toujours prête à « miser de préférence sur la Charte sociale européenne »[1], qu’il fallait confier ce rôle, lequel, pour le soussigné ne peut même pas être un rôle de composition. Ce serait, en effet, trahir son coauteur Jean Mouly avec qui, depuis une vingtaine d’années, il commente la jurisprudence sociale de la Cour européenne des droits de l’homme pour qui ils sont allés jusqu’à envisager la qualification de « Cour européenne des droits sociaux »[2]. On risque donc d’avoir un plaidoyer là où l’on attendait un réquisitoire. Pour autant, la conclusion ne sera pas, et c’est l’essentiel, que la Charte sociale européenne et le Comité européen des droits sociaux n’ont aucun avenir : ils en ont un, qui pourrait être radieux, à condition de s’appuyer sur la Convention européenne des droits de l’homme telle qu’interprétée par la Cour dans une perspective de synergie des sources et d’articulation des rôles des organes de contrôle.
Ainsi faut-il proposer un bilan économique et social de la Cour européenne des droits de l’homme (I) qui autorisera des perspectives d’enrichissement des droits économiques et sociaux dans une dynamique européenne (II).
Partie I – Le bilan économique et social de la Cour européenne des droits de l’homme
Ce bilan ne peut pas être qualifié de positif, mais il est loin d’être catastrophique. Pour le dresser sans complaisance ni acharnement, on pourrait parler d’un élan social brisé (A) et d’un esprit social sauvegardé (B).
A. Un élan social brisé
Pendant longtemps, on s’en était tenu à une stricte répartition des rôles entre la Convention de 1950 consacrée aux droits civils et politiques et la Charte de 1961 réservée aux droits sociaux. La Cour européenne des droits de l’homme avait d’ailleurs pris prétexte de l’existence de la Charte sociale européenne pour refréner son audace sociale[3]. Pourtant, s’est peu à peu affirmé un phénomène de « perméabilité de la Convention européenne des droits de l’Homme aux droits sociaux » détecté par Frédéric Sudre[4] dans une formule célèbre. Il s’est, principalement réalisé grâce à la mobilisation de trois techniques d’interprétation que l’on peut rattacher à trois arrêts si essentiels que M. le juge Robert Spano les a lui aussi convoqués.
Il s’agit d’abord, à tout seigneur tout honneur, du mythique arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979[5], bien connu pour avoir affirmé que les droits garantis par la Convention doivent être interprétés de façon à être concrets et effectifs et non plus théoriques et illusoires, qui a aussi posé le principe d’indivisibilité des droits de l’homme en proclamant à la surprise générale qu’aucune cloison étanche ne sépare les droits économiques et sociaux du domaine de la Convention.
Il faut ensuite mettre en évidence l’arrêt Gaygusuz c. Autriche du 16 septembre 1996[6] qui est, pour ainsi dire, le premier à avoir ouvert à l’influence de la Convention des pans entiers du droit social par le jeu subtil de la combinaison de l’article 14 consacrant le principe de non-discrimination avec d’autres articles du texte de 1950 ou de ses protocoles additionnels et notamment l’article 1 du Protocole n° 1 qui embrasse les salaires et la plupart des prestations sociales.
Le troisième arrêt, qui est aussi le plus symptomatique de l’élan social que la Cour avait pris au début du XXIe siècle est l’arrêt de Grande chambre Demir et Baykara c. Turquie, rendu le 12 novembre 2008[7], jour de la soutenance de thèse de la présidente de séance Peggy Ducoulombier. Chacun sait, en effet, que cet arrêt révolutionnaire est parvenu à raccorder le droit à négociation collective à l’article 11 qui n’en dit mot grâce à la mise en œuvre de la synergie des sources permettant d’enrichir l’interprétation d’un article de la Convention à la lumière d’autres instruments internationaux que, parfois, l’État défendeur peut même ne pas avoir signés.
L’année 2008 est cependant une année paradoxale : c’est celle au cours de laquelle l’élan social de la Cour a été le plus puissant, mais c’est aussi celle où il a commencé à se briser sous le double choc de la crise économique et de la crise migratoire.
C’est en effet à l’automne 2008 que s’est cristallisée la crise bancaire et financière, enclenchée par la crise des subprimes, dont les ravages économiques ne sont plus à décrire. C’est aussi en 2008, le 27 mai, qu’a été rendu l’arrêt véritablement scélérat qu’est l’arrêt N. c. Royaume-Uni[8], coupable d’avoir brisé la dynamique enclenchée par l’arrêt Airey pour pouvoir justifier l’expulsion d’une jeune mère de famille atteinte du sida vers son pays africain d’origine où il n’était que trop facile à prévoir que, privée des médicaments qui la maintenaient en vie en Europe, elle allait mourir à bref délai sous les yeux de ses enfants en bas-âge. Ainsi, pour pouvoir justifier cette ignominie n’a -telle pas hésité à affirmer que « même si les droits qu’elle énonce ont des prolongements d’ordre économique et social, la Convention vise essentiellement des droits civils et politiques ».
Depuis 2008, l’aggravation ou la persistance des crises économique et migratoire dont la Cour n’est pas responsable, l’ont poussée, comme elle l’a fait, pour d’autres raisons dans d’autres domaines tels que celui de la privation de liberté au sens de l’article 5[9], à des régressions dont il n’y pas nécessairement lieu de l’excuser.
S’agissant de l’expulsion fatale des mères de famille étrangères malades du sida, mieux vaut se taire sur la terrible réplique de l’arrêt N. c. Royaume-Uni résultant de l’arrêt devenu S.J c. Belgique du 27 février 2014[10] qui a enfoncé un nouveau coup de poignard dans le principe de l’indivisibilité des droits de l’homme. Du point de vue de la crise économique, il faut malheureusement insister davantage sur la décision El Orabi c. Francedu 7 mai 2010[11] qui, en refusant d’aborder la question du refus d’un droit de réversion d’une pension à une algérienne veuve d’un soldat français, a effectivement amorcé un reflux de l’influence sociale de la combinaison de l’article 14 avec l’article 1 du Protocole n° 1. C’est ce qui a encore été récemment attesté, au regard de l’article 8, par un arrêt du 11 décembre 2018 Belli et Arquier-Martinez c. Suisse[12] suivant lequel il n’est pas contraire à la Convention d’exiger la résidence dans le pays où sont versées des prestations sociales non contributives.
C’est surtout le refus de faire prévaloir le principe de non régression sociale face aux contraintes liées à la crise économique qui distingue la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle en la matière, est effectivement beaucoup moins sociale que ne tente de le rester le Comité européen des droits sociaux[13]. C’est à partir de la décision d’irrecevabilité Poulain c. France du 8 février 2011[14], suivant laquelle des mesures tendant à assurer l’équilibre et la pérennité d’un système de retraite par répartition poursuivent un but d’intérêt général et répondent par conséquent à toutes les exigences de conventionnalité, que la Cour semble avoir accepté de baisser les bras. Elle n’est d’ailleurs toujours pas prête à les relever comme en témoigne à l’envi le récent arrêt Yavas c. Turquie du 5 mars 2019[15] qui n’a pas vu matière à un constat de violation de l’article 1 du Protocole n° 1 dans un cas de diminution de 50% des pensions de retraite.
Face à la crise économique et à la crise migratoire, auxquelles il faudrait ajouter la crise politique de contestation systématique de tout ce qui porte les couleurs de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme plie incontestablement dans le domaine des droits économiques et sociaux. Pourtant elle ne rompt pas, car elle s’attache à conserver l’esprit nécessaire pour empêcher une véritable imperméabilité de la Convention aux droits sociaux.
B. Un esprit social sauvegardé
Après 2008, il faut reconnaître à la Cour le mérite d’avoir surmonté, grâce à l’arrêt Enerji Yapi -Yol Sen c. Turquie du 21 avril 2009[16], ses hésitations à rattacher pleinement le droit de grève à l’article 11. Elle aura également su marquer les esprits en plaçant les autorités françaises face à la nécessité d’admettre de véritables syndicats autonomes dans la gendarmerie et dans l’armée par ses arrêts Matelly[17] et Adefdromil[18] du 2 octobre 2014.
Il faut lui être particulièrement reconnaissant de l’attention renforcée que, malgré la crise économique, elle a su porter à la santé et à la sécurité des salariés par l’arrêt Vilnes c. Norvège du 5 décembre 2013[19] instituant une obligation précontractuelle d’information des candidats à une activité salariée intrinsèquement dangereuse, l’arrêt Brincat c. Malte du 24 juillet 2014[20] qui a courageusement neutralisé les considérations relatives au coût des mesures protectrices des travailleurs exposés à l’amiante et l’arrêt Howald Moor c. Suisse du 11 mars 2014[21] qui, au regard des exigences du droit à un procès équitable garanti par l’article 6§1, a estimé que le point de départ du délai de prescription de l’action des salariés atteints de maladies liées à l’amiante devait être retardé pour tenir compte de leur longue période de latence.
Au chapitre du renforcement des droits sociaux malgré la crise économique, on peut citer un arrêt qui mériterait d’être mieux connu pour avoir appliqué, le premier selon toute vraisemblance, l’article 4§2 à une hypothèse classique de droit du travail, l’arrêt Chitos c. Grèce du 4 juin 2015[22] estimant que la clause de dédit-formation ne prévoyant pas la possibilité de rééchelonner le paiement de la somme due par le travailleur démissionnaire avant le terme, s’analysait en un travail forcé. Au regard de cet article 4, on lui saura gré d’avoir continué, par son arrêt Chowdury c. Grèce du 30 mars 2017[23], à l’utiliser, dans le prolongement de l’essentiel arrêt Rantsev c. Chypre et Russie du 7 janvier 2010[24] pour le faire servir à la lutte contre la traite des êtres humains.
Même si elle a été un peu ralentie par l’arrêt Libert c. France du 22 février 2018[25], il faut encore souligner la remarquable avancée réalisée par l’arrêt de Grande chambre Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017[26] pour offrir aux salariés une protection de leur vie privée contre la surveillance de leur ordinateur professionnel par leur employeur. Pour achever cet inventaire qui aurait dû être davantage raisonné, on choisira de mettre en lumière un arrêt qui semble particulièrement révélateur de la volonté de sauvegarder un esprit social. Il s’agit de l’arrêt Cakarevicc. Croatie du 26 avril 2018[27] constatant une violation de l’article 1 du Protocole n° 1 parce que l’on avait obligé un salarié en détresse à rembourser les indemnités de chômage qui lui avaient été versées à tort. Cet arrêt suffirait presque à lui seul à prouver que la Cour n’a pas renoncé à démentir la célèbre formule de Pierre-Henri Imbert « Droits des pauvres, pauvres droits »[28] qu’il m’a semblé indispensable de citer à Strasbourg dans un colloque consacré aux droits sociaux. Contre vents et marées, contre crises et soubresauts, la Cour européenne des droits de l’homme a donc su maintenir le minimum de perméabilité de la Convention aux droits sociaux nécessaire pour pouvoir encore envisager des perspectives.
Partie II – Les perspectives d’enrichissement des droits économiques et sociaux par la coopération entre la CourEDH et le Comité européen des droits sociaux
Même si la Cour faisait preuve d’un plus grand dynamisme social, on pourrait toujours lui reprocher, comme Carole Nivar[29], de s’en tenir à des incursions nécessairement parcellaires et contingentes inaptes à la réalisation d’une protection globale et cohérente des droits sociaux. Ce point de vue pourrait sans doute être nuancé en hasardant l’hypothèse suivant laquelle la Convention pourrait assez rapidement couvrir toute la matière sociale grâce au développement tentaculaire des notions de « vie privée » au sens de l’article 8[30] ou de « biens » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1 et à la gamme infinie des combinaisons de l’article 14 avec les autres articles de la Convention. Mieux vaut concéder cependant que grâce à la Charte sociale européenne et au Comité européen des droits sociaux, on parviendra à plus de globalité et à plus de cohérence. Le problème majeur qui restera alors, c’est que l’on ne sera pas arrivé à une véritable protection. Pour mieux faire saisir la réalité et l’importance de cette lacune, et détecter les moyens de la combler on peut partir du communiqué de presse diffusé sur le site de la Confédération général du travail (CGT) le 15 mars 2019[31](A) et s’inspirer de la fable de l’aveugle et du paralytique (B) qui composeront un attelage insolite.
A. Le communiqué de presse de la CGT du 15 mars 2019
Le 15 mars 2019 est le jour de la publication de la décision sur le bien-fondé du Comité européen des droits sociaux CGT c. France[32] concluant à l’unanimité que les dispositions de la loi dite « El Khomri »[33] du 8 août 2016 relatives à l’aménagement du temps de travail sur une période pouvant aller jusqu’à 3 ans violait l’article 4 §2 de la Charte sociale européenne révisée prescrivant la reconnaissance du droit à un taux de rémunération majoré pour les heures de travail supplémentaires. Cette décision a été accueillie par un communiqué de presse étonnant diffusé le jour même par la CGT, auteur de la réclamation collective triomphante. On y lit :
« Cette décision est une belle victoire pour la CGT et les travailleurs qui pourront, désormais, saisir le juge pour faire écarter l’application des mécanismes d’aménagement de leur temps de travail contraires à la Charte et demander le paiement d’heures supplémentaires. Il s’agit, également, d’un désaveu pour les gouvernements français successifs qui pensaient pouvoir s’affranchir en toute impunité des conventions internationales dont ils sont signataires. Le gouvernement n’a donc pas d’autres choix que d’abroger cette mesure de la loi “El Khomri” ».
Il s’agit incontestablement d’une belle victoire mais quelqu’un aura fait croire à la CGT ou la CGT aura voulu faire croire à tout le monde qu’en saisissant le Comité européen des droits sociaux, elle avait obtenu… un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme qui seul peut effectivement entraîner ces heureuses conséquences voluptueusement décrites. Pour le moment ce communiqué de presse est médiatiquement sympathique mais juridiquement surréaliste : les décisions sur le bien-fondé du Comité européen des droits sociaux sont dépourvues de la force et de l’autorité que la centrale syndicale victorieuse lui prête.
On peut ardemment souhaiter, toutefois que les rêves, en tout cas ces rêves, de la CGT deviennent réalité. Pour les exaucer, il y a schématiquement deux solutions : ou bien conférer aux décisions sur le bien-fondé une autorité comparable à celle dont ont été progressivement revêtus les arrêts de la Cour à partir de l’article 46§1 de la Convention qui n’a pas d’équivalent dans la Charte, ou bien faire reprendre par la Cour les solutions que le Comité, présenté comme un véritable « laboratoire d’idées sociales »[34], a déjà testées et validées. La première solution est tout à fait crédible. En dépit de l’existence de l’article 46§1 la portée des arrêts de la Cour n’était, après tout, guère plus étincelante dans les années 1960 que ne l’est celle des décisions sur le bien-fondé du Comité aujourd’hui. On peut donc envisager de conquérir pour celles-ci ce qui a été progressivement obtenu pour ceux-là suivant une évolution dont il convient de s’interdire ici de retracer les étapes. Il faudra cependant s’armer de patience et bien soupeser le poids de deux obstacles spécifiques. Le premier, c’est que, malgré les admirables efforts de Jean-François Akandji-Kombé, Diane Roman, Carole Nivard et une petite dizaine d’autres, l’activité du Comité et les potentialités de la Charte mobilisent infiniment moins la doctrine que ne l’avaient fait la Convention et la Cour aux temps de leurs premiers pas. Le second, c’est que, à la différence de ceux de la Cour qui sont des juges, les membres du Comité, jusqu’à plus ample informé, ne sont encore que des experts indépendants.
Dans ces conditions, il vaut mieux se tourner vers l’autre solution dont la pertinence peut se recommander d’une fable.
B. La fable de l’aveugle et du paralytique
« L’aveugle et le paralytique » est une célèbre fable de La Fontaine qui n’est pas de La Fontaine mais de Florian qui la glissa dans un recueil imprimé en 1792, heureusement réédité en 2005 par le Centre international d’étude du XVIIIème ; Elle se termine sur les vers suivants :
« J’ai des jambes et vous des yeux :
Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide :
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés,
Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi ».
En matière de droits sociaux, la Cour n’est peut-être pas tout à fait aveugle mais elle a la vue très basse et elle n’est pas équipée de lunettes pour la relever. Le Comité, lui, a une vue particulièrement renforcée par un puissant télescope nommé Charte sociale européenne révisée. Seulement, il est à peu près paralysé parce que ses décisions sur le bien-fondé sont privées de l’autorité dont les arrêts de la Cour sont en revanche pourvus. En faisant porter par la Cour ce que le Comité a pu déjà si bien voir, on pourrait faire véritablement avancer les droits sociaux dans la bonne direction sans que jamais l’amitié, inhérente à l’appartenance au même Conseil de l’Europe, décide lequel des deux organes remplit le plus utile emploi.
Cette coopération, mariant la synergie des sources et l’articulation des compétences, est d’ailleurs déjà à l’œuvre et elle n’est pas à sens unique. Ainsi Carole Nivard a-t-elle déjà eu l’occasion de remarquer[35] que le Comité, par sa décision du 27 janvier 2016 Conseil européen des Syndicats de police c. France[36] a fait évoluer sa jurisprudence relative à la question de la liberté syndicale des gendarmes afin de tenir compte des arrêts précités de la Cour Matelly et Adefdromil c. France du 2 octobre 2014.
Pour l’avenir des droits sociaux éclairé par la fable de Florian, c’est évidemment lorsque la prise en compte se réalise dans l’autre sens qu’elle est la plus intéressante. Plus d’une dizaine d’arrêts de la Cour en montrent d’encourageants exemples. Un des plus significatifs est apporté par l’arrêt (précité) Demir et Baykara c. Turquie du 12 novembre 2008, le grand arrêt qui a théorisé la synergie des sources dans ses paragraphes 85 et 86[37], et qui, pour justifier le raccordement à l’article 11 du droit de dénonciation collective s’est référé[38] à l’article 6§2 de la Charte sociale européenne et « au sens donné par le CEDS à [cet] article ». Plus récemment, dans l’arrêt Adyan c. Arménie du 12 octobre 2017[39] elle s’est référée tant au titre du rappel des « Textes internationaux pertinents » que dans le corps de son raisonnement « en droit » à des conclusions du Comité européen des droits sociaux pour décider qu’un service de remplacement de 42 mois dépassant de plus d’une fois et demi la durée du service militaire armé de 24 mois constituait une violation de l’article 9 de la Convention qui garantit le droit à la liberté de pensée et de conscience. Il faut surtout citer l’arrêt Sidabras et Dziautas c. Lituanie du 27 juillet 2004[40] relatif à la lustration dans lequel la Cour, pour amorcer la reconnaissance du droit à gagner sa vie par le travail, a dit attacher un poids particulier au texte de l’article 1§2 de la Charte sociale européenne et à l’interprétation qu’en donne le Comité européen des droits sociaux[41]. De tels exemples d’arrêts sur l’image de l’aveugle portant le paralytique sont cependant trop rares et trop aléatoires. Pour un meilleur avenir des droits sociaux, la coopération doit se renforcer.
Il faut ici en appeler à une rationalisation de la si prometteuse mise en synergie des sources. Elle est trop cruciale, en effet, pour être abandonnée à la pratique du doigt mouillé et à l’humeur ou à l’ambiance néolibérale du moment. On peut par exemple s’étonner que dans l’arrêt R.M.T. c. Royaume-Uni du 8 avril 2014[42], la Cour ait refusé la protection de l’article 11 aux grèves de solidarité par une neutralisation de la synergie des sources et plus particulièrement de celle qui pouvait résulter des multiples conclusions du Comité européen des droits sociaux qui avait déclaré incompatible avec l’article 6§4 de la Charte sociale européenne leur interdiction par les règles britanniques. Pour faire avancer l’Europe sociale, ce n’est pas de temps en temps que la Cour devrait accorder un poids particulier aux décisions du Comité : elle devrait le faire systématiquement, chaque fois que l’occasion s’en présente, au nom de l’amitié qui doit souder l’aveugle et le paralytique ayant l’une et l’autre vocation à promouvoir les valeurs du Conseil de l’Europe.
Encore faudrait-il que les occasions de faire jouer cette stimulante synergie ne soient pas rarissimes. Or, une particularité procédurale pourrait aider à les multiplier. On sait que la recevabilité, devant le Comité, des réclamations collectives n’est pas subordonnée à la condition d’épuisement des voies de recours internes qui étouffe et décourage tant de requérants individuels devant la Cour. On pourrait donc imaginer, question économique et sociale par question économique et sociale, que, parallèlement et simultanément, une réclamation collective soit portée par un syndicat devant le Comité et une demande introduite devant le juge national par un salarié. Il y aurait alors quelques chances pour qu’il n’y ait pas un trop grand décalage entre le moment où le Comité aurait rendu sa décision sur le bien-fondé et celui où les voies de recours internes auraient été épuisées. Alors, le requérant individuel pourrait presque aussitôt faire porter par la Cour ce que le Comité aurait déjà eu le temps de voir et, au lieu de se mesurer à elle, le lièvre passerait le relais à la tortue pour terminer sur une fable de La Fontaine qui est bien de La Fontaine…