En hommage à Edmond S.
Selon les sensibilités mais aussi les nombreux auteurs qui se sont intéressés à cette question depuis l’Antiquité[1], le suicide constituerait un acte suprême de liberté et d’humanité… ou, à l’inverse, la négation absolue de ces valeurs. A Baruch Spinoza pour qui « un homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort »[2], on pourrait ainsi opposer David Hume qui affirma : « Que le suicide puisse être souvent conforme à l’intérêt et à notre devoir envers nous-même, nul ne peut le contester, qui reconnaît que l’âge, la maladie ou l’infortune peuvent faire de la vie un fardeau, et la rendre pire que l’annihilation. Je crois que jamais aucun homme ne se défit d’une vie qui valait la peine d’être conservée »[3]. Ou encore, face à Friedrich Nietzsche pour qui « il y a un droit en vertu duquel nous pouvons ôter la vie à un homme, mais aucun qui permette de lui ôter la mort »[4], on trouve, par exemple, Martin Heidegger qui ne comprend ni le suicide ni la mort qui ne sont pas « présents à l’homme tant qu’il est en vie »[5]. Reste qu’au-delà de ces riches débats philosophiques et éthiques, le fait de se donner la mort constitue avant tout une importante question sociétale à l’échelle mondiale puisque, chaque année, plus de 800.000 personnes se suicident, ce qui constitue selon l’OMS, la treizième cause de mortalité tous âges compris et la seconde cause de mortalité chez les jeunes. Les tentatives de suicide sont, quant à elles, estimées entre dix et vingt millions chaque année[6].
De prime abord, il ne semble donc guère surprenant que la Cour européenne des droits de l’homme (« CourEDH ou Cour ») ait également été appelée à se pencher sur la question du suicide. La prise en compte de ce dernier ne pouvait toutefois se faire que de façon indirecte car si la Convention garantit le droit à la vie en son article 2, elle ne prévoit pas, en tant que tel, un « droit à la mort » qui serait directement invocable par les requérants et opposable aux Etats parties[7]. Le fait pour un individu de se donner la mort demeure donc avant tout un choix personnel – de même qu’une liberté individuelle dans la plupart des Etats[8] – qui, en principe, ne relève pas de la garantie de la Convention et de la juridiction de la Cour de Strasbourg. Certes, dans quelques affaires, la thématique du suicide a pu apparaître de manière incidente ou factuelle, sans pour autant constituer l’objet principal du litige. Tel fut par exemple le cas dans l’arrêt Peck[9], dans l’arrêt A., B. et C.[10] ou encore, dans l’arrêt Morice[11]. Mais là n’est évidemment pas l’essentiel…
En réalité, depuis une vingtaine d’années, la question du suicide a pu être abordée par la Cour sous deux angles nettement différents. D’une part, les évolutions sociétales des dernières décennies – relayées par les revendications de certains requérants – ont logiquement poussé la juridiction strasbourgeoise à devoir se prononcer sur l’existence d’un « droit au suicide » qui serait garanti par la Convention et, plus précisément, sur celle d’un droit à l’euthanasie et/ou au suicide assisté. D’autre part, le « volet négatif » du droit à la vie (i. e. l’obligation pour les Etats de ne pas tuer) s’est vu complété, à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, d’un « volet positif » (i. e. l’obligation pour les Etats de protéger la vie des personnes placées sous leur juridiction). Ce qui a considérablement enrichi la portée du droit à la vie et a conduit la Cour à intégrer le suicide dans le champ de l’obligation de prévention imposée aux Etats parties sur le fondement de l’article 2 de la Convention. En vertu de ces évolutions, un double mouvement semble alors se dessiner, la Cour de Strasbourg étant tantôt appelée à « accompagner » le suicide, tantôt à le « prévenir ». Mais alors que le premier mouvement révèle toujours de fortes ambiguïtés (I), le second nous semble dans l’immédiat encore inabouti, la jurisprudence européenne concernant à titre principal les personnes privées de libertés et ne s’étant que très peu penchée sur les autres (II).
Partie I – Convention européenne et accompagnement du suicide: l’épineuse question de l’euthanasie, du suicide assisté et de l’arrêt des soins
Sans doute eût elle préféré ne pas avoir à s’engager sur ce terrain hautement glissant, qui tout en revoyant à la conscience de chacun, soulève des débats passionnés et des prises de position particulièrement tranchées, tant entre les Etats qu’au sein même de ceux-ci. Il était toutefois difficile, pour ne pas dire impossible, pour la Cour de laisser durablement dans l’ombre les questions relatives à la fin de vie. Ce qui l’a conduit à consacrer, de façon ambiguë, un droit de choisir sa mort (A) et à se prononcer, de façon tardive, sur le droit à laisser mourir (B).
A. La consécration ambiguë d’un droit de choisir sa mort
« Le suicide est-il un droit de l’Homme ? ». C’est la question en apparence iconoclaste que posait le philosophe Jacques Ricot dans un petit ouvrage paru en 2015[12]… avant de conclure, en substance, que si le suicide constituait bien une liberté individuelle, il serait risqué d’en faire un acte que la Société approuve, a fortiori un « droit-créance » ou un « droit opposable ». Répondant de la sorte à André Comte-Sponville[13] qui avait pris position un peu plus tôt en faveur d’un « droit à mourir », i. e. pour une légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie en France, Jacques Ricot estimait plus spécifiquement que la question soulevée n’était « pas celle du désir de suicide exprimé par des individus, désir qui demeure de l’ordre de la décision intime et souvent énigmatique où il est bien délicat de tracer une ligne de partage entre la détresse existentielle, le désarroi psychique et la volonté de toute-puissance. Le problème posé est alors celui du sens de la réponse sociale à une telle demande ». On le sait cependant, ce débat classique avait déjà eu lieu, près de quinze ans auparavant, devant le prétoire de la Cour de Strasbourg à l’occasion de la célèbre affaire Pretty de 2002[14].
A l’origine de cette affaire, une requérante était en train de mourir d’une maladie neurodégénérative incurable entraînant une paralysie de ses muscles. Étant donné que la phase terminale de la maladie entraînait souffrances et perte de dignité, elle souhaitait pouvoir choisir le moment et les modalités de sa mort. Sa maladie l’empêchant toutefois de se suicider sans aide, elle désirait pouvoir obtenir l’assistance de son époux. Or, si le droit anglais ne considère plus le suicide comme une infraction depuis 1963, il réprime le fait d’aider autrui à se suicider. Devant la Cour, la requérante se plaignait donc du refus des autorités britanniques de prendre l’engagement que son mari ne serait pas poursuivi s’il l’aidait à mettre fin à ses jours. Prudemment, quoique logiquement compte tenu de l’absence de consensus au sein des Etats parties sur la question du suicide assisté, la Cour va conclure à la non-violation de l’article 2 de la Convention, estimant que cette disposition ne saurait, « sans distorsion de langage, être interprétée comme conférant un droit diamétralement opposé, à savoir un droit à mourir ». Mais tout en refermant une porte sur le terrain de l’article 2, la Cour va en ouvrir une autre sur celui de l’article 8. L’arrêt Pretty est en effet célèbre pour avoir consacré, pour la première dans la jurisprudence européenne, la notion « d’autonomie personnelle » (§ 61) conçue comme un droit à l’autodétermination et, plus précisément ici, comme un droit à disposer librement de son corps[15]. Sans conclure en l’espèce à une violation de l’article 8, la Cour va donc néanmoins admettre l’applicabilité de cette disposition et l’existence d’une ingérence dans le droit à la vie privée de la requérante de la part des autorités britanniques.
Une telle position sera par la suite confirmée dans l’arrêt Haas de 2011[16], affaire qui soulevait la question de savoir si, en vertu du droit au respect de la vie privée, un Etat devait faire en sorte qu’une personne malade souhaitant se suicider puisse obtenir une substance létale sans ordonnance médicale, par dérogation à la législation interne, afin qu’elle puisse mourir sans douleur et sans risque d’échec. Le requérant, qui souffrait depuis vingt ans d’un grave trouble affectif bipolaire et considérait qu’il ne pouvait plus vivre de manière digne, soutenait que son droit de mettre fin à ses jours de manière sûre et digne n’était pas respecté en Suisse, en raison des conditions requises – qu’il ne remplissait pas – pour obtenir la substance en question. Confirmant l’applicabilité de l’article 8 reconnue dans l’arrêt Pretty, la Cour va énoncer de façon plus nette encore « que le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence, est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention » (§ 51). Pour autant, la Cour conclut une nouvelle fois à la non-violation de cette disposition, estimant que « même à supposer que les États aient une obligation positive d’adopter des mesures permettant de faciliter la commission d’un suicide dans la dignité, les autorités suisses n’avaient pas méconnu cette obligation en l’espèce », l’exigence d’une ordonnance médicale, délivrée sur le fondement d’une expertise psychiatrique complète, étant un moyen permettant de satisfaire à l’obligation pesant sur les États de mettre en place une procédure propre à assurer qu’une décision de mettre fin à sa vie corresponde bien à la libre volonté de l’intéressé.
Une troisième pierre va être ajoutée à l’édifice par l’arrêt Koch de 2012[17] qui présente l’intérêt non seulement de rappeler l’applicabilité de l’article 8 mais aussi de reconnaître pour la première fois sa violation. Pour autant, la prudence reste de mise : la violation en question est exclusivement procédurale et découle du refus des juridictions allemandes d’examiner au fond la demande de la requérante, qui souffrait d’une tétraplégie complète, d’obtenir l’autorisation de se procurer le médicament qui lui aurait permis de se suicider à son domicile. Quant au volet matériel du grief, la Cour européenne estime en revanche qu’il appartenait avant tout aux juridictions allemandes d’examiner le fond de la demande, compte tenu en particulier du fait qu’il n’y a aucun consensus parmi les États membres du Conseil de l’Europe sur la question de savoir s’il fallait ou non autoriser une forme quelconque de suicide assisté.
Enfin, l’arrêt Gross, dernière affaire en date dans laquelle la Cour a eu l’occasion de se prononcer sur la question du suicide assisté est doublement original. D’une part, parce que la requérante qui demandait à obtenir une aide pour mourir ne souffrait d’aucune pathologie particulière. Et, d’autre part, parce que l’affaire, on s’en souvient peut-être, a donné lieu à un spectaculaire rebondissement. En 2013, une chambre de sept juges avait en effet conclu, à la majorité, à une violation de l’article 8, jugeant que le droit suisse ne définissait pas avec suffisamment de clarté les conditions dans lesquelles le suicide assisté était autorisé. En 2014[18], la Grande chambre va cependant invalider ce jugement, déclarant même la requête irrecevable. Entre temps, la Cour avait en effet été informée par la Suisse que la requérante était décédée dès 2011 et qu’elle avait pris des précautions spécifiques pour éviter que la nouvelle de son décès ne fût révélée, afin d’empêcher que la Cour ne mette fin à la procédure. Estimant que Mme Gross avait entendu l’induire en erreur relativement à une question portant sur la substance même de son grief, la Grande chambre conclut donc à un abus du droit de recours individuel. Et elle s’empresse d’ajouter que les conclusions de la chambre dans son arrêt du 14 mai 2013, qui n’est jamais devenu définitif, ont perdu toute validité juridique.
L’invalidation de l’arrêt Gross ne pourra cependant faire oublier l’audacieuse affirmation figurant au § 58 de l’arrêt de chambre selon laquelle « dans l’ère de sophistication médicale croissante combinée à l’allongement de l’espérance de vie, beaucoup de personnes ont le souci de ne pas être forcées de s’attarder dans la vieillesse ou dans des états de décrépitude physique ou mentale qui contredisent des convictions bien ancrées sur l’identité personnelle ». La Cour n’ayant toutefois plus rendu d’arrêt au fond sur la question du suicide assisté depuis cette date[19], sa jurisprudence semble actuellement figée dans un « entre-deux », dont il n’est pas évident qu’elle sorte à court terme, compte tenu notamment de sa volonté actuelle de ménager la susceptibilité des Etats parties et d’asseoir l’acceptabilité de ses arrêts[20]. Autant dire que si le droit de choisir librement sa mort semble désormais solidement consacré par la jurisprudence européenne, sa portée effective – i. e. les garanties autres que procédurales qui en découleraient pour les requérants – demeure encore aléatoire et pour tout dire assez symbolique. En toute hypothèse, il semble très peu vraisemblable que, dans les temps à venir, la Cour de Strasbourg choisisse de s’appuyer sur le droit à l’autonomie personnelle en vue d’imposer à l’ensemble des Etats parties une obligation de légaliser (ou de dépénaliser) l’euthanasie et/ou le suicide assisté[21], chacun se trouvant finalement ramené, via la marge nationale d’appréciation, à ses propres choix sociétaux et éthiques.
B. La consécration tardive d’un droit à laisser mourir
En lien avec la question précédente, tout en s’éloignant un peu de la question du suicide[22], la Cour a également été appelée à se prononcer, assez récemment, sur le « droit à laisser mourir ». Dans le célèbre arrêt Lambert de 2015[23], les requérants étaient les parents d’un jeune homme, Vincent Lambert, rendu tétraplégique à la suite d’un accident de la circulation. Ils dénonçaient un arrêt rendu le 24 juin 2014 par le Conseil d’État français qui, au vu des résultats d’une expertise médicale confiée à un collège de trois médecins, avait jugé légale la décision prise, le 11 janvier 2014, par le médecin en charge de M. Lambert, de mettre fin à son alimentation et hydratation artificielles. Ce qui revenait, non pas à « l’aider à mourir » comme dans les précédentes affaires citées mais plutôt à « le laisser mourir ». A l’inverse de la femme de Vincent Lambert qui ne souhaitait plus qu’on maintienne son époux artificiellement en vie, les requérants estimaient que l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation artificielles serait contraire à l’article 2 de la Convention. Après avoir prononcé une mesure provisoire en 2014[24], la Cour conclut, au fond, à la non-violation de l’article 2 en cas de mise en œuvre de la décision du Conseil d’État par les autorités médicales.
A cette fin, elle commence par constater qu’il n’existe pas de consensus entre les États parties pour permettre l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie et qu’il convient donc de leur accorder une large marge d’appréciation. Plus spécifiquement, elle considère que les dispositions de la loi Léonetti du 22 avril 2005[25], telles qu’interprétées par le Conseil d’État, constituent un cadre législatif suffisamment clair pour encadrer de façon précise la décision des médecins. S’affirmant pleinement consciente de l’importance des problèmes soulevés par cette affaire « qui touche à des questions médicales, juridiques et éthiques de la plus grande complexité », elle prend par ailleurs soin de rappeler que, dans les circonstances de l’espèce, c’est en premier lieu aux autorités internes qu’il appartenait de vérifier la conformité de la décision d’arrêt des traitements au droit interne et à la Convention, ainsi que d’établir les souhaits du patient conformément à la loi nationale. Dès lors, le rôle de la Cour se borne à examiner le respect par l’État de ses obligations positives découlant de l’article 2. A cet égard, elle parvient donc à la conclusion que la présente affaire « avait fait l’objet d’un examen approfondi où tous les points de vue avaient pu s’exprimer et où tous les aspects avaient été mûrement pesés, tant au vu d’une expertise médicale détaillée que d’observations générales des plus hautes instances médicales et éthiques ».
On le comprend, ce « droit à laisser mourir » tel qu’indirectement consacré sur le fondement de l’article 2 repose avant tout sur un principe de subsidiarité largement revivifié par la Cour ces dernières années. Conditionné par la clarté du cadre législatif national relatif à la cessation des soins, par le caractère minutieux du processus médical et judiciaire, ainsi que par la possibilité pour les proches d’exprimer leur position, il ne saurait donc être « absolu » au risque de regrettables dérives. Depuis cet arrêt, il convient de noter que deux autres affaires ont largement confirmé la position strasbourgeoise. D’une part, la décision Gard de 2017[26] concernant l’arrêt de la mise sous respiration artificielle d’un bébé atteint d’une maladie génétique rare et mortelle et, d’autre part, la décision Afiri et Biddari de 2018[27] concernant l’arrêt des traitements maintenant en vie une jeune fille, âgée de quatorze ans, dans un état végétatif à la suite d’un arrêt cardio-respiratoire. Si ces affaires se soldent toutes deux par une irrecevabilité pour défaut manifeste de fondement, le cadre législatif comme le processus décisionnel interne ayant été jugés suffisamment convaincants par la Cour, la première espèce présentait tout de même l’intérêt de confirmer l’extrême prudence du juge de Strasbourg sur la question de l’accès aux soins expérimentaux pour les patients en phase terminale[28], tandis que la seconde lui a donné l’occasion de réfuter un quelconque « pouvoir de codécision » des parents dans le cadre de la procédure collégiale, lorsque ces derniers sont en désaccord avec l’aboutissement du processus décisionnel engagé par les médecins.
Enfin, à la frontière du « droit à mourir » et du « droit à laisser mourir », on surveillera avec attention l’affaire Mortier, actuellement communiquée au gouvernement belge[29], qui concerne l’euthanasie de la mère du requérant, atteinte de dépression chronique, effectuée par un docteur à l’insu de l’intéressé et de sa sœur. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant allègue que la Belgique a failli à ses obligations positives de protéger la vie de sa mère dans la mesure où la procédure prévue par la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie n’aurait pas été respectée en l’espèce, de sorte que les garanties qu’elle prévoit étaient tout à fait illusoires. Il invoque également en substance une violation du volet procédural de l’article 2 eu égard à l’absence d’enquête approfondie et effective sur les faits qu’il a dénoncés. Plus précisément, le requérant se plaint en effet du manque d’indépendance de la commission fédérale de contrôle et d’évaluation – chargée de vérifier le respect des conditions de la loi de 2002 – dans la mesure où le docteur D. qui avait procédé à l’euthanasie était également co-président de cette commission ; et que, quelques semaines avant son décès, la mère du requérant avait fait un don de 2.500 euros au profit de l’association dont D. était président. A défaut de « fixer » définitivement sa jurisprudence relative au suicide assisté, l’affaire Mortier pourrait donc potentiellement donner l’occasion à la Cour d’en prévenir certains abus.
Partie II – Convention européenne et prévention du suicide: une protection spécifique mais inaboutie pour les personnes vulnérables
Au titre de l’obligation positive qui pèse désormais sur les Etats parties de protéger la vie des personnes placées sous leur juridiction[30], la Cour de Strasbourg a consacré un devoir de protéger la personne « contre elle-même ». Un Etat n’ayant logiquement pas la capacité de prévenir l’ensemble des suicides commis sur son territoire, un tel devoir ne saurait cependant être absolu et intervient, selon la Cour, dans « certaines circonstances bien définies »[31]. Si l’accent a logiquement été mis sur les personnes jugées vulnérables, la jurisprudence européenne pertinente montre néanmoins que sont principalement concernées par cette garantie les personnes privées de liberté (A), les autres cas de suicide n’ayant pas (encore ?) donné lieu à des développements réellement significatifs (B).
A. La prévention du suicide concernant les personnes privées de liberté
Sur la base du « volet positif » de l’article 2 de la Convention, les Etats parties peuvent donc se voir assigner une obligation de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique visant à protéger l’individu « contre lui-même ». Depuis les arrêts Tanribilir de 2000[32] et Keenan de 2001[33], la Cour de Strasbourg accorde logiquement une attention particulière aux personnes privées de liberté, dans la mesure où elles se trouvent du fait de leur situation spécifique dans une position de particulière vulnérabilité, étant entièrement « soumises » aux autorités de l’Etat partie. Sont principalement visées par cette jurisprudence protectrice, outre les personnes qui se trouvent en détention (dans l’attente de leur procès ou en vue de purger leur peine), celles qui seraient privées de leur liberté dans le cadre d’une garde-à-vue[34], d’une hospitalisation psychiatrique[35] mais aussi, selon nous, les étrangers, migrants ou demandeurs d’asile, qui feraient l’objet d’une mesure de rétention administrative[36].
Déjà très développée, notamment en ce qui concerne le suicide en prison – ce qui témoigne d’ailleurs de l’acuité du problème – la jurisprudence européenne s’efforce tant bien que mal de préserver un double équilibre. Du point de vue des détenus tout d’abord, la Cour de Strasbourg a souvent eu l’occasion de préciser que les autorités pénitentiaires devaient s’acquitter de leurs tâches (i. e. la prévention du suicide) « de manière compatible avec les droits et libertés de l’individu concerné ». Autrement dit, si des mesures et précautions générales peuvent être prises afin de diminuer les risques d’automutilation, elles ne doivent en principe pas empiéter sur l’autonomie individuelle des détenus[37]. Du point de vue des Etats ensuite, la Cour rappelle tout aussi régulièrement qu’il convient d’« interpréter l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre lui-même de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation »[38]. Dès lors, tandis que le premier équilibre semble parfois être de nature à placer les Etats parties face à un dilemme des plus complexes, le second permet de relâcher l’étreinte strasbourgeoise en ne les rendant pas automatiquement responsables de tous les suicides survenus en prison.
Il en résulte une jurisprudence particulièrement casuistique, ce d’autant que la question de savoir s’il convient, au-delà des mesures générales de prévention, de prendre des mesures plus strictes à l’égard d’un détenu en particulier (et s’il est raisonnable de les appliquer), dépendra étroitement des circonstances de l’affaire[39]. En principe, toute la question est en effet de déterminer si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait pour la vie d’un individu donné un risque réel et immédiat[40], déclenchant l’obligation de prendre des mesures préventives adéquates. Pour essayer d’en juger, la Cour de Strasbourg tiendra compte d’un certain nombre de paramètres, notamment les antécédents de troubles mentaux[41], la gravité de la maladie mentale de la personne détenue[42], l’existence de tentatives de suicide ou d’actes d’auto-agression antérieurs[43], les pensées ou menaces suicidaires[44], les comportements instables ou alarmants[45] ou, plus largement, les signes de détresse physique ou mentale[46]. Si l’une ou plusieurs de ces hypothèses sont avérées, les autorités pénitentiaires devront alors prendre des mesures spécifiques, comme un suivi médico-psychiatrique régulier du détenu, une surveillance accrue par les gardiens ou par les codétenus, des mesures de fouille plus fréquentes permettant de confisquer les objets dangereux ou encore, la fourniture de draps et de vêtements indéchirables de façon à prévenir les risques de pendaisons.
Partant, il apparaît que la responsabilité d’un Etat pourra être mise en jeu dans deux hypothèses principales, qui correspondent en définitive aux deux éléments qu’examine traditionnellement la Cour : d’une part, lorsqu’il aura manqué d’emblée à identifier un risque suicidaire pourtant prévisible[47] et, d’autre part, lorsqu’il l’aura identifié mais n’en aura tiré aucune conséquence en matière de suivi spécifique du détenu[48]. Inversement, dans l’hypothèse d’un suicide réellement imprévisible ou si l’Etat semble avoir fait son maximum en vue de prévenir ce risque, il échappera en principe à une condamnation[49]. Ceci étant, il est délicat « d’anticiper » le niveau d’exigence de la Cour (ainsi que la suffisance des mesures mises en place par les Etats), lequel pourra logiquement varier d’une affaire à l’autre, en lien avec les circonstances particulières de la cause[50]. En l’état actuel de la jurisprudence, il apparaît toutefois que des tentatives de suicide qui n’ont pas débouché sur la mort du détenu ne pourront pas donner lieu à un constat de violation de l’article 2[51] mais engageront uniquement la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article 3, le manquement des autorités à fournir des soins médicaux adéquats et/ou à prendre les mesures propres à empêcher des tentatives de suicide pouvant en effet s’analyser en un traitement inhumain et dégradant[52]. Le plus souvent « alternatives »[53], les condamnations sur le fondement des articles 2 et 3 peuvent cependant être parfois « cumulatives », en particulier dans le cas d’un suicide survenu à la suite du placement d’un détenu « fragile » à l’isolement[54].
La jurisprudence relative aux suicides survenus durant une hospitalisation psychiatrique est très proche de celle sur le suicide en détention, l’Etat étant là encore tenu à une double obligation positive : d’une part, disposer d’un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux d’adopter des mesures générales appropriées pour protéger la vie des patients et, d’autre part, prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre lui‑même. L’originalité tient cependant au fait que les mesures spécifiques requises (et le niveau d’exigence de la Cour) pourront varier selon qu’il s’agit d’une hospitalisation avec ou sans consentement. Ainsi, dans l’affaire Fernandes de Oliveira[55], la Cour précise que « dans le cas de patients hospitalisés en exécution d’une ordonnance judiciaire, et donc sans leur consentement, la Cour peut, dans sa propre appréciation, appliquer un critère de contrôle plus strict » (§ 124). Ce qu’elle ne fait cependant pas en l’espèce, le patient hospitalisé l’ayant été avec son consentement. La pertinence d’une telle distinction est très critiquée par le juge Pinto de Albuquerque qui ne voit « pas la raison de nature à motiver cette différence de traitement » et estime « que la majorité ne fait pas même l’effort d’en fournir une », alors que l’arrêt de Grande chambre contredit la décision unanime de la chambre pour qui « que l’hospitalisation ait été consentie ou non, et dans la mesure où le patient admis avec son consentement est sous la responsabilité et la surveillance de l’hôpital, les obligations de l’État doivent être les mêmes. Affirmer le contraire reviendrait à priver les patients hospitalisés avec leur consentement de la protection de l’article 2 de la Convention »[56].
Enfin, et quelle que soit le motif de la privation de liberté, l’article 2 comporte aussi une importante obligation positive procédurale : celle de mener une enquête effective sur les circonstances du suicide et sur les éventuelles défaillances des pouvoirs publics. Selon les cas, un Etat pourra donc faire l’objet d’une double condamnation sur le fondement des volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention[57] ou uniquement sur le fondement de l’un ou de l’autre de ces volets[58]. Pour pouvoir être considérée comme effective, la Cour a d’ailleurs précisé qu’une enquête sur un suicide devait être suffisamment « ouverte au public » afin d’en garantir la transparence, ce qui implique que la famille du défunt soit suffisamment associée à l’enquête et soit régulièrement informée de ses résultats[59]. Tel n’est pas le cas s’agissant de requérants qui n’ont été informés de la mort de leur fils que treize jours après son décès, « ce qui les a empêchés de prendre part aux premiers moments de l’enquête, pourtant cruciaux », les investigations n’ayant au demeurant jamais tenté de déterminer les causes du suicide ou la part de responsabilité des autorités pénitentiaires[60].
Si elle peut être largement saluée, la jurisprudence européenne sur le suicide des personnes privées de liberté présente tout de même quelques limites en termes d’effectivité. La première tient selon nous au critère du « risque réel et immédiat » de suicide, seul à même de déclencher les obligations spécifiques de prévention à la charge des Etats. Si la première condition peut parfaitement se comprendre, les autorités nationales ne pouvant être tenue pour responsable de l’imprévisibilité du comportement humain, la seconde revient à se focaliser sur l’imminence du risque de passage à l’acte, y compris pour les détenus les plus fragiles et/ou souffrant de troubles mentaux[61]. Or, un détenu suicidaire ne laisse pas toujours transparaître les signes d’un prochain passage à l’acte, voire cherchera à les dissimuler de façon à obtenir un relâchement des mesures de surveillance. Autrement dit, le critère de l’imminence du risque, qui le plus souvent ne pourra d’ailleurs se juger « qu’après coup », présente certes l’intérêt de ne pas faire peser un fardeau excessif sur les Etats, mais peut apparaître largement contreproductif du point de vue de la vigilance attendue des autorités de l’Etat. A tel point qu’il conviendrait peut-être de ne conserver que le risque réel de passage à l’acte, de façon à encourager l’évolution d’une prévention « synchronique » (surtout fondée sur la surveillance du « geste suicidaire » afin de s’assurer de sa non-matérialisation), vers une prévention « diachronique », permettant une prise en charge plus globale du risque suicidaire[62].
La seconde limite tient à certains effets pervers de la jurisprudence européenne, les Etats ayant tendance « par facilité » à renforcer leurs dispositifs panoptiques de surveillance des détenus à risque (vidéosurveillance, surveillance visuelle des gardiens,…). Or, pour certains auteurs, « ces réponses destinées à empêcher de manière synchronique la réalisation du geste suicidaire constitueraient en quelque sorte le revers du droit à la vie dans le sens où, au nom du droit à la vie, des mesures d’identification et de surveillance extrême du risque suicidaire accroissant le degré d’enfermement sont utilisées pour les détenus les plus à risque. On ne peut dès lors manquer d’interroger au final le caractère punitif de ces mesures qui contraignent matériellement non seulement les détenus à risque à ne pas se donner la mort et à subir passivement leur peine, mais également à voir leurs moindres faits et gestes épiés, que ce soit par l’utilisation de l’évaluation actuarielle, de la vidéosurveillance, de la surveillance des gardiens ou encore de celle de codétenus de soutien »[63]. Bref, dans « l’équilibre » précédemment évoqué entre la préservation du droit à la vie et celle de l’autonomie des détenus, les Etats parties, avec la bienveillance de la Cour, semblent aujourd’hui faire nettement pencher la balance en faveur de la première, sans que l’effectivité réelle de cette démarche soit d’ailleurs forcément avérée. Il n’est toutefois pas certain que le choix inverse ne leur serait pas aussi reproché, preuve de l’extrême difficulté à protéger efficacement quelqu’un contre ses propres pulsions de mort, sans attenter inéluctablement à son autonomie.
B. La prévention du suicide pour les personnes non privées de liberté
En dehors de l’univers carcéral ou psychiatrique, la jurisprudence européenne relative à la prévention du suicide est, on va le voir, nettement moins développée. Un domaine fait pourtant exception à ce constat : celui de l’armée ou, plus exactement, du service militaire. En effet, la Cour de Strasbourg a largement transposé les garanties offertes aux personnes privées de liberté à celles qui accomplissent leur service militaire obligatoire, dans la mesure où « à l’instar des détenus, elles sont sous le contrôle des seules autorités, qui ont le devoir de les protéger »[64]. Ce qui implique, ici encore, une double obligation à la charge des Etats de prévoir un cadre réglementaire approprié, ainsi que des mesures spécifiques de prévention du suicide pour les appelés les plus fragiles[65]. Comme dans le cas précédent, de telles obligations matérielles sont en outre complétées par une obligation procédurale, la Cour imposant de mener une « enquête officielle et effective avec la rigueur nécessaire pour élucider un incident survenu dans une zone, sous le contrôle exclusif des autorités ou des agents de l’État, et où ces derniers sont réputés être les seuls susceptibles, d’une part, de connaître le déroulement exact des faits et, d’autre part, d’avoir accès aux informations propres à confirmer ou à réfuter les allégations formulées à leur endroit par les victimes »[66].
Il en résulte une jurisprudence déjà très dense, visant à titre principal la Turquie du fait de la particulière dureté de son service militaire[67] et, plus occasionnellement, d’autres Etats[68]. A cet égard, on notera tout de même une double particularité de ces affaires en comparaison de celles relatives au suicide en prison. Tout d’abord, le fait que, contrairement aux détenus, les militaires disposent le plus souvent d’une arme à feu dans l’accomplissement de leur service. Ce qui sera de nature à faciliter le passage à l’acte et impliquera, au titre des obligations de prévention, que les autorités militaires parviennent à identifier rapidement les appelés ayant des tendances suicidaires en vue non seulement de leurs offrir le suivi médical adéquat mais aussi d’éviter de leur confier une arme. Ensuite, le fait que les suicides à l’armée soient précisément très souvent accomplis avec l’arme de service apparaît de nature, à la lumière du contentieux examiné, à générer beaucoup d’incertitudes quant aux circonstances exactes du décès. S’agit-il réellement d’un suicide ? D’un accident lié à une mauvaise manipulation de l’arme ? Voire d’un « règlement de compte » entre appelés ou entre un appelé et son supérieur, qui aurait ensuite été déguisé en suicide ? Plus encore que dans le cas d’un suicide en détention où des doutes peuvent déjà se manifester[69], on comprend ici toute l’importance d’une enquête réellement effective, qui seule sera à même de faire la lumière sur les circonstances exactes du décès et d’apporter des explications convaincantes aux familles[70].
Reste que si l’on met à part l’hypothèse du service militaire, la jurisprudence européenne est actuellement inexistante s’agissant des autres cas de suicide de personnes qui ne seraient pas privées de liberté. Certes, on pourra tout de même citer une affaire où l’épouse du requérant s’était immolée par le feu en vue de protester contre son expulsion forcée. En l’espèce, la Cour a jugé que, « lorsqu’un individu menace de se suicider au vu et au su d’agents de l’État et, qui plus est, que cette menace est une réaction émotionnelle dont les actions ou exigences d’agents de l’État sont directement à l’origine, ces derniers doivent considérer cette menace avec le plus grand sérieux comme constituant un danger imminent pour la vie de cette personne, aussi inattendue cette menace pouvait-elle être. En pareil cas, si les agents de l’État ont connaissance de cette menace suffisamment à l’avance, l’article 2 fait peser sur eux l’obligation positive d’empêcher cette menace de se réaliser en employant tout moyen raisonnable et réaliste au vu des circonstances »[71].
Pour le reste et sans s’attendre à ce que la Cour de Strasbourg statue sur des questions qui ne relèveraient clairement pas de sa compétence, il peut apparaître surprenant qu’elle n’ait encore jamais eu l’occasion, à notre connaissance du moins, de se pencher sur les phénomènes préoccupants que sont le suicide au travail et le suicide des mineurs. Dans ces deux hypothèses, il est certain que les « victimes » ne se trouvent pas sous l’autorité exclusive de l’Etat, comme dans le cas des détenus ou des appelés du contingent. Cependant, l’imputabilité à l’Etat (et donc la compétence de la Cour) ne peut, selon nous, pas être exclue par principe. Concernant tout d’abord le suicide au travail[72], en particulier lorsqu’il est la conséquence de faits de harcèlement (sexuel, moral) ou d’une pression exagérée de la hiérarchie, la responsabilité de l’Etat nous semble pouvoir être recherchée. Ce qui semble évidemment être le cas si la personne qui se donne la mort est un agent de l’Etat[73], par exemple un policier ou un enseignant. Mais ce qui pourrait l’être également concernant les employés d’une entreprise privée, dans la mesure où serait établie une carence de l’Etat à prévenir le suicide au travail, du fait de l’absence d’un cadre législatif adapté, de l’inaction des services de contrôle compétents (du type inspection du travail) ou de l’absence d’enquête effective. On peut néanmoins penser que le suicide ayant souvent des causes multifactorielles, il sera parfois difficile pour les requérants d’apporter la preuve, au-delà de tout doute raisonnable, que le suicide était la conséquence directe et exclusive de faits qui se sont déroulés au travail, faits que l’Etat aurait dû pouvoir raisonnablement prévenir.
Concernant ensuite le suicide des mineurs, et nonobstant la prise de conscience par les organes du Conseil de l’Europe du caractère préoccupant du phénomène[74], il n’a jusqu’à présent été envisagé que de façon très indirecte par la Cour de Strasbourg, soit dans des cas de suicides en prison où le détenu était mineur[75], soit que le risque de suicide d’un enfant fasse partie des éléments factuels d’une affaire sans pour autant constituer l’élément déclencheur de la violation[76]. Pourtant, ici encore il nous apparaît que la responsabilité de l’Etat pourrait aussi être recherchée en cas de besoin, que le suicide d’un mineur soit la conséquence de faits survenus à l’école (persécution de la part d’un enseignant, harcèlement par les autres élèves,…) ou dans le cadre familiale (mauvais traitements, violences sexuelles,…). En particulier, la carence de l’éducation nationale ou des services sociaux d’aide à l’enfance à prévenir un suicide, alors même que ces autorités auraient été alertées de la fragilité de l’enfant et/ou d’agressions dont il faisait l’objet, pourrait être de nature à engendrer à une violation de l’article 2, voire de l’article 3 de la Convention Or, si la jurisprudence européenne sur la protection des mineurs s’avère particulièrement riche[77], aucune affaire recensée n’est relative à un cas de suicide. Devant l’ampleur du phénomène de suicide des mineurs, toute la question est alors de savoir pourquoi. Problème de recevabilité des requêtes et/ou de preuve suffisante de l’imputabilité à l’Etat ? Absence de volonté des parents de porter l’affaire à Strasbourg, soit qu’ils veuillent tourner la page du traumatisme qu’ils ont subi, soit qu’ils aient (ou pensent avoir) une part de responsabilité dans le suicide de leur enfant ?
Si aucune réponse probante ne peut être apportée à ce stade, on pourra tout de même se réjouir du fait que, de longue date, la Cour fasse son possible pour lutter « indirectement » contre le suicide des mineurs, i. e. en appréhendant à l’aune de la Convention certaines de ses principales causes, telles que la maltraitance morale, physique ou sexuelle dans un cadre familial ou scolaire[78] mais aussi la stigmatisation des personnes LGBT. A cet égard, deux affaires récentes nous apparaissent d’ailleurs porteuses d’espoir pour l’avenir. Tout d’abord, l’arrêt Association Innocence en danger[79] dans lequel la Cour a accepté, en application de la jurisprudence Valentin Campeanu relative au représentant de facto[80], qu’une association puisse agir « au nom » d’une fillette de huit ans décédée à la suite des mauvais traitements répétés qui lui avaient été infligés par ses parents. Et ensuite, l’arrêt Buturuga c. Roumanie[81], dans lequel la Cour reconnaît pour la première fois la notion de cyberviolence. Si cette espèce concernait un cas de violence conjugale, i. e. une femme victime du « harcèlement informatique » de son ex-conjoint, la Cour admet plus largement que « la cyberviolence est actuellement reconnue comme un aspect de la violence à l’encontre des femmes et des filles et qu’elle peut se présenter sous diverses formes, dont les violations informatiques de la vie privée, l’intrusion dans l’ordinateur de la victime et la prise, le partage et la manipulation des données et des images, y compris des données intimes ». A l’heure où une proportion non négligeable de suicides de mineurs trouve sa source dans le cyber-harcèlement, notamment sur les réseaux sociaux, une telle jurisprudence nous semble tout sauf anodine. L’avenir nous dira peut-être si elle a vocation à être prolongée sur le terrain de l’article 2[82], dans l’hypothèse où un Etat n’aurait pas lutté de façon assez active contre des faits de cyber-harcèlement.
En définitive, la jurisprudence européenne relative au suicide renseigne surtout sur l’extrême difficulté de concilier la préservation de la vie et le respect de l’autonomie individuelle. Alors qu’en matière d’euthanasie et de suicide assisté, la Cour de Strasbourg semble avoir fait le choix, assez théorique il est vrai, de privilégier l’autonomie des personnes qui souhaitent en finir avec la vie, sa position apparaît assez différente s’agissant du suicide des personnes privées de liberté, les Etats ayant donc une obligation de préserver ces dernières contre elles-mêmes. Au-delà du fait de se trouver ou non sous la responsabilité exclusive de l’Etat, l’altération du libre arbitre des personnes souffrant de troubles mentaux peut évidemment constituer une autre clef d’explication à cette relative contradiction. Avec comme résultat toutefois qu’en jetant un regard extérieur certes très schématique sur la jurisprudence européenne, d’aucun pourraient avoir l’impression que les Etats parties risquent désormais d’être condamnés à la fois s’ils n’autorisent pas le suicide… et s’ils ne l’interdisent pas. Il n’en reste pas moins que, malgré certaines ambiguïtés, absences ou effets pervers, cette jurisprudence européenne s’efforce d’atteindre subtilement ce difficile point d’équilibre, tout en évitant dans la mesure du possible d’émettre un jugement moral sur le suicide ou de donner l’impression de « hiérarchiser » la valeur des vies. En fin de compte, le suicide est aussi vieux que l’espèce humaine. Et s’il convient d’accompagner le plus possible les personnes en souffrance de façon à éviter leur passage à l’acte, mais aussi de lutter de manière vigoureuse contre les éléments déclencheurs objectifs du suicide, il serait illusoire d’espérer tendre vers une « société sans suicide ». Partant, si le droit en général – et le droit européen des droits de l’Homme en particulier – peut légitimement tenter d’appréhender ce mystère de la vie qu’est le fait de vouloir se donner la mort, il ne le fera jamais que de manière imparfaite et partiel.