L’interdiction d’un parti politique en vertu de l’article 21, alinéa 2 de la Loi fondamentale représente l’arme la plus sévère et également à double tranchant de l’État de droit démocratique contre ses ennemis organisés. Cette arme doit permettre d’éviter les risques, nés tant de l’existence d’un parti au fond anticonstitutionnel que des possibilités d’action typiques pour les associations et groupements.[1]
En France, des voix de la sphère politique et de la société civile ont récemment appelé à la dissolution du parti La France insoumise (LFI), en raison des positions prises à la suite du massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 en Israël[2].
Dans le système juridique français, les partis politiques ont la qualité d’association au sens de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association et sont nuls s’ils sont fondés « sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs », ou s’ils ont comme but de « porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement »[3]. La Constitution du 4 octobre 1958 énonce de manière laconique dans son article 4 « les partis et les groupements politiques concourent à l’expression du suffrage universel » et « se forment et exercent leur activité librement » en respectant « les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie »[4]. La littérature sur les partis politiques n’est pas vraiment abondante : on peut signaler l’opus de Maurice Duverger, qui présente un tableau général sans être focalisé sur la France, éloigné dans le temps, malgré ses rééditions successives[5], les Essais sur les partis politiques de Pierre Avril[6], l’opus de Marcel Waline Les Partis contre la République[7], ou encore la publication des communications et discussions d’une journée d’études consacrée aux rapports entre le Conseil constitutionnel et les partis politiques[8]. En langue française, il ne faut pas oublier les grands oubliés, les « pessimistes publics », qui mettent « en évidence l’écart qui sépare les discours sur la démocratie des pratiques de la démocratie » : Moisei Ostrogorski et La Démocratie et les Partis politiques, qui a été « le premier à procéder à une analyse systématique du fonctionnement des partis politiques et de leur rôle dans l’organisation de la démocratie », et Robert Michels et Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties[9]. Bien que ne portant pas sur le système politique français, ces ouvrages sont des lectures incontournables sur le chemin de la compréhension de la « difficulté démocratique »[10].
Contrairement au cas allemand, il n’est guère possible de parler d’une théorie générale des partis politiques en France[11]. Malgré l’entrée de la notion dans l’article 4 de la Constitution du 4 octobre 1958[12], il n’existe pas de définition ou de systématisation du champ d’action des partis politiques, ni de réflexions approfondies sur leur rôle dans le cadre de la démocratie représentative, ni de mécanismes spécifiques permettant d’interdire un parti dont l’activité viserait à saboter les bases de l’ordre constitutionnel français. La distinction sémantique, devenue courante, entre « parti » et « mouvement » politique[13] marque davantage un effet de mode qu’elle ne présente des différences matérielles fondamentales dans le rôle fonctionnel des partis et mouvements dans la formation de la volonté politique.
Il n’existe pas de procédure d’interdiction spécifique aux partis politiques. La loi du 10 janvier 1936, intégrée à l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure[14] n’est pas spécialement destinée aux partis politiques. Ses dispositions visent « toutes les associations ou groupement de fait […] dont l’objet ou l’action tend à porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou à attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement […] ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine »[15]. La dissolution est prononcée « par décret en conseil des ministres ». Le champ d’application initial de la loi de 1936, qui visait les groupes de combat armés et les milices privées, a été étendu aux mouvements collaborationnistes, aux événements algériens, aux groupuscules racistes ou terroristes[16]. Le pouvoir exécutif est maître de la procédure et peut décider de la vie ou de la mort politique d’un mouvement. Cette mainmise du Gouvernement peut paraître à certains égards problématique : la possibilité d’un recours formé contre le décret de dissolution devant le Conseil d’État n’exclut pas complètement l’éventualité de règlement de comptes politiques entre le pouvoir exécutif – qui pourrait avoir lieu entre le(s) parti(s) ayant accédé aux fonctions gouvernementales – et leurs opposants sur l’échiquier politique[17].
Comparé à l’ossature constitutionnelle de la procédure d’interdiction allemande, le procédé français paraît davantage politisé et moins juridictionnalisé. Le cas allemand ne présente guère les caractéristiques d’un système parfait qui devrait servir d’un exemple hypothétique et faire l’objet d’une entreprise d’exportation à l’étranger. Les différences profondes des cultures juridiques française et allemande, même atténuées par le socle européen commun, ne permettent pas de transplanter une procédure, de la calquer sur un autre ordre juridique. L’analyse de la jurisprudence allemande sur les demandes d’interdiction de partis politiques est plutôt une image à contempler. De cette contemplation pourrait naître une réflexion générale sur la place constitutionnelle des partis et mouvements politiques en France et leur spécificité – leur vocation à participer à la formation de la volonté politique du peuple– qui tend à les distinguer de toutes les autres associations et groupements.
Il n’existe pas, au sein de l’espace démocratique européen, de « standard commun » relatif à l’activité des partis politiques ou à leur interdiction. Dans certains États européens, la procédure de dissolution d’un parti politique est régie par la loi ordinaire, et la décision de la prononcer appartient, dans certains cas, à un tribunal constitutionnel[18]. Les motifs permettant l’interdiction d’un parti sont liés à des programmes idéologiques racistes ou nationalistes, visant à détruire les fondements de l’ordre constitutionnel, ou sont en lien avec leur affiliation à une organisation étrangère[19].
L’interdiction[20] d’un parti politique[21], déclaré inconstitutionnel, s’inscrit difficilement dans le paysage d’un régime démocratique et libéral caractérisé par la liberté d’action et la liberté d’exprimer ses opinions politiques[22]. Ainsi, le danger existe que cette option, ouverte par le pouvoir constituant en réaction au naufrage de la Constitution de Weimar, dans laquelle les « partis politiques apparaissent uniquement comme des éléments négatifs »[23], soit perçue comme un jugement de valeur déguisé sous les habits de la protection de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral de la Loi fondamentale du 23 mai 1949 (LF). La Constitution de Weimar de 1919 ne comporte qu’une mention des partis politiques, dans la disposition relative aux fonctionnaires : « Les fonctionnaires sont serviteurs de tous, et non pas d’un parti » (article 130)[24]. À côté de cette présence négative, la Constitution weimarienne présupposait l’existence de ces formations[25]. Les partis politiques, perçus comme une menace pour l’unité de l’État, qualifiés de « partie honteuse » du droit public[26], sont la condition sine qua non de la réalisation de la démocratie. L’opposition artificielle entre les partis politiques et le régime démocratique ne peut être qu’« auto-illusion » ou « hypocrisie », car la démocratie s’accomplit « nécessairement » et « immanquablement » dans un « État de partis » (Parteienstaat)[27].
Le spectre de Weimar ne suffit pas à justifier ce geste radical qu’est l’interdiction d’un parti politique et, par conséquent, la condamnation institutionnelle et morale tant de ses cadres dirigeants que de ses sympathisants. L’article 21, alinéa 2 LF représente une atteinte aux droits des partis politiques mentionnés à l’alinéa 1er de la même disposition[28], mais ne doit tout de même pas être entendu comme une interdiction visant l’opinion, il s’agit plutôt d’« une interdiction organisationnelle »[29].
La notion de parti politique « n’a jamais été entourée de l’enclos protecteur de la terminologie spécialisée »[30], elle appartient à ces notions à jamais partagées entre la science politique, l’histoire, le droit, ou encore la sociologie. Erich Kaufmann les définit comme « les inquiétants pouvoirs de la société […] qui, se donnant eux-mêmes les lignes de leur comportement, imposent leur loi à la vie constitutionnelle, et dont la force irrationnelle ne peut pas être contrôlée par les normes abstraites formulées par l’État »[31]. L’apparition de ces « inquiétants pouvoirs » [32], « ces nouvelles formations [qui] sont les enfants de la démocratie, du suffrage universel, de la nécessité de recruter et d’organiser les masses »[33], est liée à la formation progressive de la sphère de la société civile qui commence, déjà, sous la période de la monarchie, à partir de la fin du xviiie et du début du xixe siècle, à se constituer en tant que domaine distinct de celui de l’État.
La difficulté principale sur le chemin de la compréhension du rôle des partis politiques dans la formation de la volonté politique aujourd’hui est sans conteste leur place dans le champ de la vie réelle : ils ne peuvent pas complètement être commandés par des règles juridiques et des pans entiers de leur activité échappent au droit. Ils sont situés dans une zone délicate, à la lisière de la réalité politique et du droit constitutionnel.
La question de la place des partis politiques dans l’ensemble institutionnel de l’État appelle des réflexions sur la problématique globale de l’analyse constitutionnelle. Il est impossible de trouver un début de réponse si l’on se réfère de manière binaire à des « normes déconnectées de la réalité » ou à une « réalité dénuée de toute normativité »[34]. De forces émanant de la société agissant sur le pouvoir d’État les partis politiques se transforment en forces créatrices de ce même pouvoir. C’est ce moment de transformation occulte, situé en dehors du territoire du droit, qui représente un écueil difficilement surmontable pour la compréhension du parti politique devenu, par son accession au pouvoir, le « porte-parole du peuple organisé »[35]. La place des partis politiques est dans la zone floue située entre l’État et la société. Leur constitutionnalisation, le dernier stade de leur évolution, n’opère pas en même temps un changement de position. L’endroit, où se meuvent les partis politiques, est toujours un point de tension, une rencontre entre deux forces : les forces institutionnelles et les forces dynamiques de la société. Malgré l’incorporation constitutionnelle, le statut des partis reste soumis au droit privé, ils ne sont pas matériellement des « organes » de l’État, même si, d’un point de vue procédural, ils y sont assimilés par le juge constitutionnel. L’observateur naïf pourrait hâtivement arriver à la conclusion que tout ce qui touche aux partis est de manière évidente antagonique, que les forces institutionnelles (État) et les forces dynamiques (société) entretiennent des rapports conflictuels qui les opposent à jamais. Pourtant, une lecture plus attentive permet de voir que les partis occupent cette place où cristallise la jonction entre ces deux éléments d’apparence contradictoires rendant ainsi la transformation constante, par l’élection, des forces dynamiques en forces institutionnelles. L’État de partis ne signifie pas que l’appareil institutionnel soit englouti par ces « forces obscures », mais marque davantage l’apparition d’une formation ordonnée de la volonté politique, qui donne forme à l’informité des opinions divergentes. Il s’agit de l’expression ordonnée de différentes conceptions du monde présentes au sein de la société civile qui s’élèvent au niveau de l’État afin de devenir un programme politique mis en œuvre par les forces institutionnelles.
Dans le cadre du régime démocratique et libéral de la Loi fondamentale, les partis politiques ont une importance et des missions particulières[37]. La définition de l’article 21, alinéa 1er LF est concrétisée par la loi fédérale sur les partis politiques (Gesetz über die politischen Parteien, Parteiengesetz) entrée en vigueur le 1er janvier 1967 (§ 2, alinéa 1er) : « Les partis sont des associations de citoyens qui, sans limitation de temps ou pour une longue durée, influent sur la formation de la volonté politique au niveau de la Fédération ou d’un Land et entendent participer à la représentation du peuple au Bundestag ou à un Parlement de Land (Landtag), pourvu que l’ensemble des circonstances de fait qui leur sont propres, notamment l’ampleur et la consistance de leur organisation, leurs effectifs et leur activité sur la scène publique présentent une garantie suffisante du sérieux de ces objectifs ». Le législateur lie ainsi l’existence des partis à un objectif précis : la participation à la représentation au sein du Parlement fédéral et des assemblées des États fédérés. Ce statut n’est point acquis, puisque la loi prévoit également sa perte : si le parti « n’a présenté de candidats ni à une élection législative (Bundestag) ni à une élection régionale (Parlement de Land) ou si, depuis six ans « l’association n’a rendu aucun rapport comptable en vertu de l’obligation de rendre ses comptes publics »[38].
Le gouvernement et l’exercice du pouvoir d’État[39] supposent l’existence de formations politiques représentant la volonté du peuple se trouvant dans la capacité à l’exprimer de manière suffisamment fidèle et complète. Les partis politiques ont la fonction d’« intermédiaire », d’« élément de liaison » dans « la chaîne de légitimation » entre le peuple et les représentants politiques censés exprimer sa volonté[40]. Ils permettent la mise en œuvre de la volonté du peuple sans qu’il y ait une identité entre ces deux éléments constitutifs de la chaîne de légitimation démocratique. Les partis politiques sont le vecteur de réalisation de cette volonté en effectuant un travail de transformation qui permet ainsi aux idées nées dans « l’espace libre de formation de la volonté politique »[41]d’atteindre le stade de la participation au gouvernement. C’est avant tout la mission des partis majoritaires qui écrivent les lignes directrices de la politique de l’État. Toutefois, les partis politiques minoritaires sont indispensables, car ils rendent possible une contestation saine et nourrissent les débats politiques – lieu de confrontation des différentes idées dans une société libre et marquée par la diversité politique, sociale et culturelle. Ils jouent le « rôle de frein » en modérant la puissance des partis ayant accédé aux responsabilités gouvernementales[42]. La figure du parti politique est la pièce maîtresse de la démocratie représentative moderne[43]. Les voix des électeurs tranchent en décidant de l’importance que prendra un parti ou un mouvement sur la scène politique. De participants à la compétition politique[44], certains partis se transformeront, par l’onction de l’élection, en décideurs politiques, en gouvernants. Cette transformation ne peut s’accomplir que dans le cadre d’un système prévoyant une liberté d’action suffisante, protégée d’influence extérieure et garantissant un degré d’autonomie compatible avec les principes de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral.
Le parti politique « ennemi » de l’ordre constitutionnel fait partie intégrante de la réalité politique d’une démocratie libérale. Les courants politiques extrémistes, contestataires ou incompatibles avec les principes démocratiques traduisent souvent le refus de l’offre politique, qui ne satisfait pas les attentes des électeurs, et reflètent le dysfonctionnement du régime parlementaire en quête de représentativité suffisante[45]. Mais quelle est la manière dont il convient de combattre ces formations politiques et leurs actions ? Ce n’est qu’après avoir épuisé les possibilités de dialogue politique, que l’interdiction doit être envisagée comme solution afin de préserver les fondations de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral. Savoir si un parti politique doit être interdit relève du champ politique et mobilise la marge d’appréciation des organes politiques agissant conformément aux missions constitutionnelles qui leur sont attribuées. Ce sont les organes politiques qui décident de formuler une demande d’interdiction adressée à la Cour constitutionnelle fédérale. Cependant, il n’existe pas d’obligation constitutionnelle de demander l’interdiction d’un parti politique, même dans l’hypothèse où toutes les conditions énumérées dans l’article 21, alinéa 2 LF sont réunies. La décision d’agir dans ce cas de figure particulier reste déterminée par la latitude politique, dont disposent le Bundestag, le Bundesrat et le gouvernement fédéral, compétents pour saisir le juge en vertu du § 43, alinéa 1er de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale[46].
Dans ce jeu entre marge de manœuvre politique, formation de la volonté politique et coexistence de différentes mouvances politiques, la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne se voit confier un rôle central. La jurisprudence de la Cour, même si elle est rare en matière d’interdiction de partis politiques, présente quelques changements de direction. En passant par des solutions préventives, faisant montre d’une volonté d’exprimer « une inquiétude pour l’avenir »[47] sans constater des agissements concrets justifiant l’interdiction, la Cour a affiné son analyse en introduisant un élément d’intensité indiquant le danger du parti politique visé par la demande d’interdiction.
En vertu de l’article 21, alinéa 2 LF[48], les partis politiques « qui, d’après leurs buts ou d’après le comportement de leurs sympathisants, tendent à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne, sont inconstitutionnels ». La Cour constitutionnelle fédérale « statue sur la question de l’inconstitutionnalité »[49]. La Loi fondamentale rend également possible, aux termes de l’article 9, alinéa 2 LF[50], l’interdiction des associations dont les activités visent la destruction de l’ordre constitutionnel allemand. Ces deux dispositions sont étroitement liées en ce qu’elles expriment la volonté de défendre les bases démocratiques et libérales de la République fédérale en mettant en œuvre les principes de la « démocratie militante » (streitbare Demokratie)[51].
La dernière décision importante en la matière, rendue le 17 janvier 2017[52] au bout d’une phase procédurale ayant duré quelques années, éveille la curiosité du lecteur. Le juge constitutionnel se prononce contre l’interdiction du parti NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands, Parti national-démocrate d’Allemagne)[53]. Cette solution intervient à la suite de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 4 octobre 2016, qui déclare irrecevable la demande du NPD portant sur la violation de ses droits résultant de l’absence d’un recours interne effectif constant la constitutionnalité d’un parti politique ayant fait l’objet de procédures d’interdiction n’ayant pas abouti. Le parti considérait qu’il se trouvait dans une situation d’interdiction constitutionnelle factuelle et était la cible de comportements politiques discriminatoires[54].
En 1952, déjà, la Cour déclare le Parti socialiste du Reich (Sozialistische Reichspartei) inconstitutionnel[55], et, en 1956, le même sort est réservé au Parti communiste d’Allemagne (Kommunistische Partei Deutschlands)[56]. Enfin, le NPD a déjà fait l’objet d’une demande d’interdiction ayant échoué en 2003 à cause d’« insurmontables raisons procédurales »[57]. L’article 21, alinéa 2 LF est certes un instrument de protection de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral, mais cette arme de défense est utilisée avec une extrême parcimonie par la Cour de Karlsruhe, ce qui n’est pas sans soulever quelques critiques ou même des reproches fantaisistes liées à la prétendue inconscience des juges quant au danger que pourraient représenter, à long terme, les agissements des dirigeants du parti et ses sympathisants.
En suivant l’analyse de la décision de la Cour constitutionnelle, le 22 juin 2017, le Parlement allemand adopte la loi de révision constitutionnelle de l’article 21 LF et la loi sur l’exclusion du financement public des partis inconstitutionnels. Le 7 juillet 2017 le Bundesrat[58] adopte à son tour les deux lois[59]. Les partis qui, « d’après leurs buts ou d’après le comportement de leurs sympathisants, tendent à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne, sont exclus de financements publics » (article 21, alinéa 3 LF). Une demande conjointe du Bundestag, du Bundesrat et du gouvernement fédéral en vertu de l’article 21, alinéa 3 LF a été introduite devant la Cour en vue d’exclure Die Heimat (ex-NPD) de financements publics. La décision est attendue courant 2024.
Limiter la liberté d’action d’un parti en prononçant son inconstitutionnalité au nom de la démocratie, sans porter à celle-ci un coup liberticide, telle est la mission épineuse du juge constitutionnel. Il doit procéder à une opération de mise en balance entre les intérêts en présence : ceux du parti politique visé par la procédure et ceux défendus par les organes politiques auteurs de la saisine qui sont censés être les défenseurs de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral. La tension entre ces intérêts, qui paraissent, dans le cadre de la procédure d’interdiction, inconciliables, ne peut être résolue que par une interprétation stricte de l’article 21, alinéa 2 LF et une analyse précise des données factuelles, qui doivent prouver non seulement le caractère inconstitutionnel du parti, mais, avant tout, démontrer que ses agissements sont d’une ampleur suffisante afin de réellement menacer les biens protégés : l’existence de la République fédérale[60] ou l’ordre constitutionnel démocratique et libéral.
Partie I – La « démocratie militante » en expédition contre les « inquiétants pouvoirs » de la société ou les éléments constitutifs de la procédure d’interdiction des partis politiques.
La « démocratie militante » (streitbare Demokratie) est le cadre, qui permet la protection de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral (A), en faisant le pari de la conciliation problématique entre le principe de liberté qui commande la société démocratique et la nécessaire défense du régime contre ses « ennemis » (B).
A. La procédure d’interdiction des partis politiques comme élément de la « démocratie militante ».
La relation des Allemands à la démocratie est « idiosyncratique » : elle est basée sur « l’expérience et certaines réticences instinctives » propres au peuple allemand qui ne se prêtent pas à une explication complètement rationnelle et qui proviennent des « tréfonds de l’histoire personnelle, passent par des changements et peuvent aussi être surmontées »[61].
La jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande sur l’interdiction de partis politiques en vertu de l’article 21, alinéa 2 LF représente une pierre importante dans la construction conceptuelle et sémantique de la « démocratie militante » au sens de la Loi fondamentale[62]. Dans un premier temps, le choix terminologique que fait le juge constitutionnel est celui du terme « streitbare » (militante, combattante), mais, dans certaines décisions, l’expression « wehrhafte Demokratie » (démocratie capable de se défendre, ayant la capacité de se défendre) est également utilisée.
La notion apparaît pour la première fois dans les textes du juriste allemand, Karl Loewenstein[63], exilé aux États-Unis, pour être reprise d’abord dans les discussions de la Convention du Herrenchiemsee[64], puis par le Conseil parlementaire[65] chargé d’écrire et de proposer, après la fin de la Deuxième guerre mondiale, la nouvelle constitution allemande[66]. Elle ne figure pas dans le texte même de la Loi fondamentale. Pourtant, elle constitue une des vertèbres de l’épine dorsale constitutionnelle allemande.
Les techniques, ayant permis l’avènement des régimes totalitaires en Europe, ont été rendues possibles par les « conditions extraordinaires offertes par les institutions démocratiques » (under the extraordinary conditions offered by democratic institutions), car « la démocratie et la tolérance démocratique ont été utilisées en vue de leur propre destruction » ([d]emocracy and democratic tolerance have been used of their own destruction)[67]. Pour éviter cet effet pervers, il faut donner à la démocratie toutes ses chances en la dotant d’instruments suffisamment puissants pour qu’elle puisse détruire, ou, au moins, neutraliser ses « ennemis ». Cette conception de la démocratie, qui combat ses ennemis en se servant de la force, va à l’encontre de l’idée démocratique développée par Hans Kelsen. Pour le juriste autrichien, dès l’instant où la démocratie commence à combattre ses ennemis à l’aide de moyens antidémocratiques, elle cesse d’être une démocratie et revêt aussitôt le manteau de la dictature. Elle ne peut se défendre contre le peuple, qui constitue sa base, sa raison d’être[68]. C’est cette démocratie « neutre », qui est hâtivement désignée comme principale responsable de la débâcle nationale-socialiste, car restée (par manque d’action) sans défense face aux « ennemis », dont le but n’est que de la corrompre pour finalement établir un régime autoritaire. Il est vrai que, sous la République de Weimar, le régime démocratique n’est pas perçu comme un ensemble de valeurs devant être protégé, mais représente seulement une forme de gouvernement, un contenant, qui pouvait recevoir n’importe quel contenu. La démocratie weimarienne est ainsi marquée par un « relativisme des valeurs » (Wertrelativismus)[69]. Il n’existe pas de conception matérielle du régime démocratique[70]. L’idée d’un régime totalement démuni et inoffensif doit cependant être tempérée par l’existence de dispositions constitutionnelles et législatives[71] qui permettaient un certain contrôle des « ennemis » de la démocratie[72]. Mais l’application qui en était faite était soit défaillante, soit faussée. Il était déjà trop tard[73].
En 1949, la décision du pouvoir constituant d’ouvrir la possibilité prononcer la déchéance des droits fondamentaux (article 18 LF[74].), d’interdire une association (article 9, alinéa 2 LF[75].) ou d’interdire les partis politiques présentant, par les buts poursuivis, une menace imminente pour l’ordre démocratique et libéral ou l’existence de la République fédérale, composent l’instrumentarium de la « démocratie militante » allemande afin qu’elle ne reste pas uniquement un « vœux pieux »[76]. Contre le « relativisme des valeurs » de Weimar on construit un ordre de valeurs (Wertordnung)[77]. La Cour constitutionnelle définit cette décision comme une « décision constitutionnelle fondamentale de nature politique »[78] En tant que principe caractérisé d’un point de vue théorique par sa généralité basée sur sa structure ouverte et abstraite[79], la démocratie militante doit être concrétisée afin de déployer sa fonction de défense. Cependant, en garantissant l’existence du régime démocratique, elle ne doit pas aboutir à handicaper la liberté d’action qui lui est propre[80]. Le principe est mis en œuvre par les organes de l’État, chargés, dans l’exercice de leurs missions constitutionnelles, de protéger l’ordre démocratique et libéral tout en veillant à ce que les mesures prises soient proportionnées à l’objectif visé : « [l]a Loi fondamentale a choisi, de manière consciente, de tenter une synthèse entre le principe de tolérance à l’égard de toutes les opinions politiques et la reconnaissance de certaines valeurs fondamentales inhérentes à l’ordre constitutionnel allemand »[81].
Il s’agit d’une intrusion dans l’espace de liberté réservé aux partis politiques. Plus encore, il est question d’une mesure qui oriente le cours de la formation de la volonté politique et prive certains groupes de citoyens de la possibilité d’exprimer de manière libre et sans empêchement d’ordre étatique leurs opinions politiques. En activant la procédure d’interdiction des partis politiques au nom de la démocratie militante, les démocrates partent en croisade contre les courants politiques menaçant le régime qu’ils défendent.
Le risque de fausser la formation de la volonté politique du peuple commande la nécessité d’adopter une interprétation stricte des termes de l’article 21, alinéa 2 LF afin de ne pas céder aux sirènes démocrates sous prétexte qu’un parti politique pourrait se révéler trop dangereux. Ainsi, il n’est guère envisageable de prononcer l’inconstitutionnalité d’un parti uniquement en se basant sur l’éventualité de la réussite de son action liberticide et destructrice. Il faut davantage d’éléments concrets, d’agissements physiques, et non seulement virtuels, qui démontrent la volonté délibérée de sabrer les fondations du régime démocratique et libéral. Le juge constitutionnel exige la preuve « d’un comportement agressif, activement combatif » visant de manière planifiée et ciblée le fonctionnement des institutions[82].
B. L’ordre constitutionnel démocratique et libéral : objet indéterminé de protection ?
Pour la Cour constitutionnelle fédérale, l’article 21, alinéa 2 LF est
L’expression d’une volonté politique consciente de résoudre un problème de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral, démarche précipitée résultant de l’expérience du pouvoir constituant qui, se trouvant dans une situation historique particulière, ne croyait plus en la mise en œuvre du principe de neutralité de l’État vis-à-vis des partis politiques ; en ce sens, il est l’expression de la « démocratie militante »[83].
« Aucune liberté (inconditionnelle) pour les ennemis de la liberté »[84] : tel était le mot d’ordre du nouveau régime constitutionnel qui devait ainsi être assuré de pouvoir déployer les armes nécessaires dans l’hypothèse d’une attaque tendant à l’anéantir. En prônant la liberté conditionnée par la qualité d’« ami » ou d’ « ennemi »[85]du régime, le pouvoir constituant place le juge constitutionnel fédéral, seul compétent pour prononcer la qualité d’ennemi, dans une situation paradoxale, une « contradiction interne insupportable »[86], dont il ne peut s’extraire qu’au prix d’un travail d’équilibriste complexe. Le parti politique accusé d’être inconstitutionnel profite d’un « privilège ». À la différence des associations relevant de l’article 9, alinéa 2 LF, qui peuvent être interdites par les autorités exécutives, seule la Cour constitutionnelle peut être saisie d’une demande dirigée à l’encontre d’un parti dont l’activité et les buts sont présumés anticonstitutionnels. Ce monopole décisionnel au profit de Karlsruhe exclut la possibilité de saisir les cours constitutionnelles des États fédérés et abroge les dispositions constitutionnelles des Länder qui prévoyaient un autre type de procédure. Ainsi, l’article 21, alinéa 2 LF remplit un double rôle : il limite la liberté des partis politiques en faisant peser sur eux l’épée de Damoclès de l’inconstitutionnalité, mais il leur garantit en même temps une protection juridictionnelle en faisant de la Cour constitutionnelle fédérale l’organe exclusivement compétent en la matière[87].
Chargée de la protection de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral de la Loi fondamentale, la Cour doit préciser cette notion qui n’est pas définie par le pouvoir constituant[88]. C’est dans les deux premières décisions relatives au SRP et au KPD que le juge procède à la construction et à l’analyse de ce bien protégé par l’article 21, alinéa 2 LF.
La définition de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral livrée par la Cour se construit d’abord de manière négative, par opposition au modèle de l’État totalitaire[89]. Vient ensuite une définition positive. Il s’agit d’un « régime qui, en excluant toute domination prônant la violence ou l’arbitraire, représente un ordre étatique basé sur l’autodétermination du peuple conforme aux décisions de la majorité, à la liberté et à l’égalité »[90] tendant à réaliser l’idée d’une « démocratie sociale dans la forme d’un État de droit »[91]. L’ordre constitutionnel démocratique et libéral est composé « de valeurs suprêmes », qui sont « le contraire d’un État totalitaire » qui « renie, en tant que domination exclusive totale, la dignité humaine, la liberté et l’égalité »[92].
L’ordre constitutionnel démocratique et libéral n’est pas formel[93]. Il contient un système de valeurs qui marque sa teneur matérielle[94]. Cette « conception, qui comporte une nuance religieuse et une référence au droit naturel » est concrétisée par « le respect des droits de l’homme garantis par la Loi fondamentale, surtout, du droit à la vie et au libre épanouissement, la souveraineté populaire, la séparation des pouvoirs, la responsabilité politique du gouvernement, la légalité de l’administration, l’indépendance des tribunaux, le principe de pluralisme politique et l’égalité[95] de chances de tous les partis politiques comportant le droit à la formation et l’exercice d’une opposition »[96]. L’ordre constitutionnel démocratique et libéral au sens de l’article 21, alinéa 2 LF exige une « concentration sur des principes dont le nombre est limité et qui sont, pour l’État constitutionnel libéral, indispensables »[97]. Il n’y a pas d’identité entre les principes protégés par la « clause d’éternité » de l’article 79, alinéa 3 LF[98], qui soustrait au pouvoir de révision certains éléments du corpus constitutionnel allemand. Il est davantage question d’une sorte de concentré de principes fondamentaux sans lesquels un État libre et démocratique n’a aucune chance de survie. Cette réduction à certains principes essentiels est également un moyen de limiter maximalement le champ d’application de l’article 21, alinéa 2 LF en démontrant le caractère exceptionnel de cette disposition constitutionnelle. Ainsi, les partis politiques « ennemis » ont une marge de manœuvre plus importante et ne sont déclarés inconstitutionnels que dans l’hypothèse d’une « remise en question » et d’un « rejet » de ce qui compose le cœur du « vivre-ensemble démocratique et libéral »[99].
Selon la jurisprudence constante de la Cour, au centre de l’ordre démocratique et libéral est placée la dignité humaine[100] qui constitue « la valeur suprême de la Loi fondamentale »[101]. Les buts poursuivis par un parti politique tendant à renverser l’ordre constitutionnel démocratique et libéral doivent, finalement, aboutir à la négation de la dignité de l’être humain. Ce résultat pourrait être enregistré si l’attitude du parti politique et de ses sympathisants visait à construire une société privilégiant un groupe d’hommes bien défini. La position de supériorité, basée sur des critères précis, ne serait aucunement compatible avec la conception de la dignité humaine conçue par la Loi fondamentale, constituant également la base de tout ordre libéral et démocratique au sein duquel tous les êtres humains sont égaux et jouissent des mêmes droits.
En introduisant d’autres critères discriminants relatifs à l’origine ethnique, à la confession, au sexe et à l’âge, un programme politique ne peut être compatible avec l’égalité ou la liberté découlant du principe de dignité humaine. Son rejet conduit en effet à saboter les autres principes structurant le régime de la République fédérale. Ainsi, le principe démocratique ne peut être mis en œuvre si les citoyens se trouvent divisés en catégories et leurs voix d’électeurs – modulées en fonction de leur appartenance à un group déterminé[102]. Une telle division ne pourrait pas permettre la libre formation de la volonté politique et aurait comme résultat la création d’un système mono-partisan.
Les buts poursuivis « tendent » à « porter atteinte » (Beeinträchtigung) à l’ordre constitutionnel démocratique et libéral ou à le renverser (Beseitigung). Le verbe « tendre à » (davon ausgehen) paraît, au premier abord, comporter une affirmation légèrement vacillante quant à la décision du parti politique de détruire l’ordre libéral et démocratique. Selon le raisonnement du juge constitutionnel, le parti politique tend à porter atteinte aux bases de cet ordre ou à le renverser s’il fait montre d’une attitude d’« une intensité suffisante marquée par un danger perceptible »[103]. Une critique de l’ordre constitutionnel démocratique et libéral ou le souhait exprimé dans les lignes directrices du programme politique du parti, ne sont pas de nature à constituer une « atteinte » ou à laisser penser que les buts poursuivis tendent au renversement du régime de la Loi fondamentale. Le seuil de tolérance constitutionnelle est en revanche atteint lorsque le parti politique rejette les éléments inhérents à l’existence de ce régime (la dignité humaine, la démocratie et les principes de l’État de droit).
L’interdiction d’un parti politique ne doit pas être utilisée afin d’« exclure toute concurrence politique de l’espace public »[104]. Cependant, afin de constater le comportement pernicieux du parti, il ne faut guère se fier aux apparences idéologiques affichées. Il convient d’analyser les idées et les objectifs politiques en profondeur, car il se peut qu’ils ne correspondent pas à la nature de ses actes[105]. Excepté l’activité des organes du parti, le comportement de ses sympathisants peut également jouer un rôle dans l’identification des buts poursuivis pas celui-ci[106]. Pour que l’attitude et les propos de sympathisants puissent être imputables au parti politique visé par la procédure, il est nécessaire que le comportement exprime de manière suffisamment claire la « volonté politique » du parti. Dans ce cas, les gestes de sympathisants peuvent être repris par les instances du parti ou faire l’objet d’une approbation publique de la part de membres ou de cadres dirigeants. Des propos isolés, qui n’interviennent pas dans un cadre politique concret, sont privés de la caution politique de membres ou instances dirigeantes, mais représentent l’expression d’opinions de personnes privées, sans un lien établi avec le parti politique, même s’ils sont calqués sur le programme politique, ne peuvent être imputés au parti politique soupçonné d’agissements inconstitutionnels[107].
Partie II – Le degré d’intensité suffisant comme symptôme de l’inconstitutionnalité d’un parti politique justifiant son interdiction ?
La déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par la Cour constitutionnelle fédérale est le résultat de l’interprétation stricte de la lettre de l’article 21, alinéa 2 LF. La jurisprudence allemande relative à l’interdiction des partis politiques obéit ainsi aux exigences imposées par la Cour européenne des droits de l’homme.
A. L’interprétation stricte de l’article 21, alinéa 2 LF : le succès hypothétique d’un parti hostile à la Constitution ne justifie pas son interdiction.
La simple expression d’idées ou la déclaration de membres du parti ou, a fortiori, des cadres dirigeant la formation politique, comportant des propos hostiles à l’encontre du régime de la Loi fédérale ne suffit pas à constater la réalité de la volonté de renverser ou d’anéantir l’ordre constitutionnel démocratique et libéral.
Les actes doivent constituer une « action préparatoire bien caractérisée » afin de commencer à composer le faisceau d’indices qui conduira le juge constitutionnel à constater l’inconstitutionnalité du parti. L’opération intellectuelle consistant à démêler des actes ou propos représentant une menace immanente, réelle, immédiate des manœuvres fantaisistes qui n’ont aucune chance d’aboutir soulève plusieurs questions. Le jugement prononçant l’inconstitutionnalité du parti politique n’est pas constitutif, mais déclaratif : il ne fait qu’acter l’existence inconstitutionnelle de celui-ci. Mais, avant que ce jugement n’intervienne, la manière dont sont traités les membres du parti ainsi que sa position au sein de la constellation politique doit être marquée par « une tolérance constitutionnelle minimale »[108].
Ce n’est qu’après la déclaration d’inconstitutionnalité que les organes compétents peuvent agir en vue de bloquer tout agissement ultérieur du parti politique. En vertu du § 46, alinéa 3 de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale, l’interdiction du parti ne peut intervenir qu’à la suite d’une déclaration d’inconstitutionnalité, et les membres du parti, bénéficiant de mandats parlementaires, perdent leur qualité de député (au niveau fédéral, en tant que député du Bundestag, ou au niveau des États fédérés, dans les parlements des Länder) en vertu du § 46, alinéa 1er de la loi fédérale électorale. En effet, la Constitution ne prévoit pas, dans son texte, la sanction prenant la forme de la dissolution tant du parti tombé sous les coups de l’inconstitutionnalité que de toute autre association ou toute autre organisation le remplaçant (Ersatzorganisation).
La dissolution du parti n’est que « la suite normale, typique et adéquate »[109] du jugement déclaratif de la Cour constitutionnelle : la formation politique dont l’existence est contraire à la Loi fondamentale ne peut plus profiter de la protection accordée aux partis politiques en tant que vecteurs de la formation de la volonté politique du peuple. La dissolution représente ainsi l’exécution du jugement déclarant l’inconstitutionnalité[110]. Il n’est toutefois pas sans intérêt de se demander si le choix de sanction ne devrait pas être laissé à la discrétionnarité politique des autorités de l’État[111]. Mais une telle solution, certes, moins attentatoire et respectant davantage la liberté des partis politiques, serait trop hasardeuse et ne ferait que rajouter de l’insécurité juridique dans ce processus de contrôle des idéologies « ennemies ». Reste que l’interdiction est sans doute la conséquence logique, mais n’est certes pas la conséquence automatique de la déclaration d’inconstitutionnalité[112].
La perte du mandat parlementaire résultant de l’inconstitutionnalité du parti politique est problématique au regard de l’article 38, alinéa 1er LF[113]. L’intrusion dans la formation de la volonté politique du peuple opère à deux niveaux : par la déclaration d’inconstitutionnalité, un parti politique est voué à la disparition ; l’interdiction entraîne ensuite la privation de mandat pour les membres du parti déjà élus et participant à des formations parlementaires fédérales ou dans les États fédérés. Le principe démocratique semble se retourner contre lui-même afin de se protéger.
Un parti n’est pas inconstitutionnel uniquement parce qu’il entend s’opposer à des dispositions isolées ou même à l’ensemble tout entier de la Loi fondamentale. Il doit plutôt renier les valeurs fondamentales de l’ordre constitutionnel, ces principes constitutionnels élémentaires qui structurent l’ordre démocratique et libéral ; principes qui doivent réunir l’accord de tous les partis politiques afin que ce type de démocratie puisse véritablement fonctionner[114].
Renier les principes de l’ordre démocratique et libéral dans un programme politique n’est pas encore constitutif d’un comportement hostile au régime de la Loi fondamentale. La ligne programmatique tracée par le parti politique doit être corroborée par des éléments probants faisant état d’une attitude, marquée par un certain degré d’agressivité, militante qui place le parti dans la position d’un potentiel mais réel « ennemi de la constitution »[115]. Ici apparaît une tension entre la nécessaire condamnation d’un programme politique tendant à combattre l’ordre constitutionnel allemand et la fonction préventive de la déclaration d’inconstitutionnalité. Il est clair qu’au moment où la Cour de Karlsruhe décide de statuer favorablement à la demande formée par le Bundestag, le Bundesrat ou le gouvernement fédéral, le parti politique catalogué comme « ennemi » n’est pas arrivé au stade d’une réalisation concrète de son idéologie, il ne s’agit pas encore d’un « ennemi » en acte, mais d’un acteur politique hostile en puissance. En ce sens, le jugement trahit son caractère préventif : il faut évacuer de la scène politique « légale » l’ennemi intime afin que ce dernier ne devienne pas suffisamment puissant pour durablement nuire au régime démocratique et libéral et, probablement, définitivement l’anéantir.
Il n’est guère question de sanctionner pénalement un comportement, mais d’éradiquer préventivement une menace politique réelle. Ne serait-il pas pensable de soumettre les formations politiques et leurs programmes politiques à un contrôle préalable ? En quoi ce contrôle liberticide diffère-t-il de la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée au cours de l’existence effective d’un parti politique dont les membres peuvent même être des élus du peuple œuvrant dans les parlements ? C’est à cet endroit que pèse l’appréciation du juge constitutionnel qui doit procéder à un examen complet des données factuelles, en les situant dans le contexte politique de la demande qui lui est adressée. Il doit s’adonner à un décryptage pointilleux du comportement du parti. C’est tout le paradoxe de cette arme de la démocratie militante : le parti doit être déclaré inconstitutionnel avant qu’il n’ait pu réaliser ses objectifs, car, une fois son programme mis en œuvre, il serait trop tard.
Le caractère préventif de la mesure (comportant une menace pour la liberté d’expression et le pluralisme politique) est compensé par l’analyse minutieuse à laquelle se livre le juge afin de vérifier s’il existe une réelle possibilité de réussite du comportement militant et agressif du parti. Ainsi, concernant l’activité du NPD, la Cour conclut qu’« il manque des éléments suffisants afin de créer une atmosphère de la peur qui pourrait conduire à une atteinte caractérisée au processus de libre formation de la volonté politique » et que « le comportement criminel de membres ou de sympathisants » est certes une réalité, « mais n’arrive pas à dépasser le seuil fixé par l’article 21, alinéa 2 LF »[116].
Mais le caractère préventif[117] de cette déclaration ne doit pas induire en erreur : le risque qu’encourrait le régime démocratique serait trop important, et les dommages irréversibles, si le parti politique accomplissait ses buts. En 1956, la Cour conclut pourtant que le KPD doit être interdit alors qu’« il n’existe aucune perspective de réalisation de ses intentions anticonstitutionnelles dans un délai prévisible »[118]. L’éventuel succès du parti n’est pas pris en compte. En 2017, le juge rompt avec ce raisonnement. Malgré la preuve de l’attitude agressive et militante du NPD, « il manque des éléments suffisants qui laissent penser que ce comportement soit couronné de succès »[119]. Ainsi, le succès final devient le critère distinctif qui permet de prononcer l’interdiction du parti visé par la demande formée devant la Cour.
Le constat d’une attitude agressive propre au parti sans être influencée par les organes de l’État, même si, dans le cadre de la procédure, la partie demanderesse peut recourir aux résultats d’enquêtes des services secrets déployant différents éléments prouvant les buts poursuivis par le parti et ses sympathisants. L’utilisation de ces données est à prendre avec précaution, car elle peut être à l’origine d’un vice procédural faussant le cours normal de l’instruction. C’était le cas de la première procédure d’interdiction visant le NPD : la présence d’agents de l’Office fédéral de protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz), dont la mission est de surveiller les activités anticonstitutionnelles, infiltrés dans les rangs du parti n’avaient pas permis l’examen au fond de la demande formée conjointement par le Bundestag, le Bundesrat et le gouvernement fédéral. Dans ce cas de figure, il ne s’agissait pas seulement de surveiller l’activité (potentiellement dangereuse) du parti, mais d’incorporer, jusqu’aux rangs dirigeants, des agents, dont la présence n’était pas neutre, et, était, au contraire, susceptible d’influencer certaines actions politiques afin d’accentuer le comportement anticonstitutionnel présumé du parti. Pour éviter le risque d’une procédure viciée, il faut, désormais, avant de demander l’interdiction d’un parti, que les autorités de l’État aient exfiltrés leurs agents ou aient arrêté d’utiliser leurs sources internes. L’infiltration d’agents de l’État n’est pas anodine.
Un des problèmes les plus importants, qui se pose dans le cadre de la procédure d’interdiction, est celui de l’imputabilité de certains actes au parti politique qui doit être passé au crible par le juge constitutionnel. Il faut que le comportement examiné soit véritablement celui exprimant les positions idéologiques du parti tout en bénéficiant d’un espace complètement libéré de la présence de l’État (Staatsfreiheit)[120]. Cette condition préalable est respectée en 2013, lors du dépôt de la deuxième demande d’interdiction du NPD portée par le Bundesrat, ce qui a rendu possible l’examen au fond par le juge constitutionnel.
Le raisonnement de la Cour obéit aux exigences du principe de proportionnalité. La déclaration d’inconstitutionnalité doit être l’ultima ratio du juge, prononcée si aucune autre solution n’est envisageable. Dans l’hypothèse, dans laquelle un parti manifeste une attitude hostile, dont l’intensité n’est pas suffisante afin que soit prononcée l’inconstitutionnalité, le juge préfère ne pas utiliser cette arme de l’arsenal de la démocratie militante, car il est possible de neutraliser l’idéologie du parti par des moyens plus appropriés et moins lourds de conséquences[121]. La preuve du caractère anticonstitutionnel du parti n’est pas sans difficulté. Il est certain qu’une formation politique tendant à renverser l’ordre constitutionnel démocratique et libéral essaiera plutôt de dissimuler ses buts en agissant dans le cadre de la légalité. Là réside toute l’importance de l’article 21, alinéa 2 LF : démasquer cette « légalité de façade »[122].
L’autre faille de la procédure de l’article 21, alinéa 2 LF est l’impossibilité, pour le juge, de se saisir d’office des agissements d’un parti politique. Ce serait une chose difficilement réalisable, car le juge s’érigerait ainsi, proprio motu, en censeur global de la vie politique et des opinions exprimées par les différentes formations sur la place publique.
La procédure allemande et l’impossibilité de former un recours contre la décision du juge constitutionnel allemand paraissent problématiques au regard des standards de la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
B. En guise de conclusion : le mécanisme allemand d’interdiction des partis politiques et la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : approbation silencieuse ou conformité assumée ?
La Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) ne prévoit pas de statut particulier pour les partis politiques. Il n’y a pas, dans le texte européen, une disposition comparable à l’article 21 LF. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg peut être employée en tant qu’aide utile à l’interprétation de la teneur des principes structurants de la Loi fondamentale[123].
La Cour européenne des droits de l’homme entend les partis politiques en tant que groupements sociaux qui bénéficient des droits garantis par la Convention et qui peuvent, conformément à l’article 34[124], former un recours individuel devant le juge de Strasbourg. La dissolution d’un parti en droit national ne lui fait pas perdre la possibilité de former un tel recours au niveau européen. La formation des partis politiques ainsi que leurs activités sont protégées par la liberté de réunion de l’article 11 de la Convention[125]. La liberté d’exprimer des opinions politiques est également garantie par l’article 10 de la Convention[126], car, selon la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, la Convention protège le processus de formation de la volonté politique dans un cadre démocratique[127]. En droit interne, aucun recours n’est prévu contre la décision de dissoudre ou d’interdire un parti politique en vertu du § 46, alinéa 3 de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale, car la compétence exclusive du juge constitutionnel est entendue comme une garantie suffisante de la prise en compte des intérêts du parti faisant objet de la procédure de l’article 21, alinéa 2 LF. La possibilité de saisir la Cour EDH fut utilisée très tôt par le KPD, mais la Commission européenne des droits de l’homme[128] déclara la requête irrecevable tout en jugeant la procédure allemande conforme à la Convention[129].
L’interdiction d’un parti politique au nom de la défense des valeurs du système démocratique est jugée compatible avec la Convention à condition que la procédure réponde aux conditions posées par l’article 11, alinéa 2 CEDH[130] : elle doit être prévue par la loi et sa mise en œuvre doit être nécessaire dans le cadre d’une société démocratique. L’interdiction d’un parti répond par conséquent à un « besoin social impérieux », exprimé par le risque d’atteinte à la démocratie, à la lumière des expériences historiques et du contexte politique de l’État, et doit être jugé « suffisamment et raisonnablement proche » [131].
Pour la Cour constitutionnelle fédérale, si les conditions de l’article 21, alinéa 2 LF sont remplies, il existe un « besoin social impérieux » de déclarer le parti inconstitutionnel. Le risque de destruction de l’ordre démocratique peut être uniquement hypothétique, car, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’État dispose d’une marge d’appréciation concernant le seuil de tolérance qui ne doit pas être franchi par les partis afin qu’ils ne soient pas visés par une procédure d’interdiction.
Les jurisprudences allemande et européenne montrent un grand nombre de points communs : elles rejettent les positions neutres et entendent défendre les mécanismes de la démocratie « militante ». Le caractère préventif du mécanisme d’interdiction des partis politiques semble, de prime abord, entrer en collision avec l’analyse de la Cour constitutionnelle fédérale, qui est à la recherche d’actions concrètes susceptibles de produire des effets réels, et pas seulement hypothétiques. Il s’agit d’une sorte d’engagement de la responsabilité du parti politique pour risque certain. Les juges s’accordent afin de rejeter l’idée d’un seuil de danger abstrait qui ne serait pas corroboré par des actes suffisamment concrets de la part du parti politique visé par la procédure d’interdiction. Il est par conséquent possible de distinguer les buts des moyens : les buts et les actes inconstitutionnels doivent être simultanément présents pour qu’il soit possible de constater l’existence d’une chance réelle de réalisation[132].
L’absence d’un éventail de sanctions nuancées ne semble pas entrer en contradiction avec les solutions du juge européen. Les modifications constitutionnelles de 2017 ouvrent un nouvel acte dans « la pièce de théâtre »[133] ayant comme sujet l’interdiction des partis politiques. La révision constitutionnelle de 2017 a créé une case intermédiaire : priver un parti inconstitutionnel de financements publics ne va sans doute pas réellement entraver son activité politique – il peut toujours compter sur la générosité de ses membres et sympathisants, même si ce type de financement est strictement encadré en Allemagne et fait l’objet de commentaires et réflexions pléthoriques[134].
Depuis 2017, décider de ne pas octroyer le soutien financier de l’État prend alors les allures d’une sanction morale déguisée visant à tirer la sonnette d’alarme sur la nature de certains partis qui avancent déguisés d’acte en acte dans la pièce de théâtre des démocraties modernes. La tentative allemande de saisir la vie et la mort des partis politiques par le droit peut constituer un élément important dans la chaîne de réflexion française.