La Charte sociale européenne révisée est, comme d’autres textes supranationaux, invoquée de plus en plus fréquemment devant les juges nationaux[1]. Cet appel à la Charte s’effectue dans un contexte particulier et est initié par des acteurs bien identifiés. Les organisations syndicales de salariés utilisent la Charte sociale dans une stratégie d’action globale contre des réformes socialement régressives dans les Etats parties[2]. Les juges nationaux sont dans ce cas appelés à se prononcer sur la conventionalité de réformes émanant des pouvoirs publics, parfois adoptées à l’invitation d’organisations internationales (FMI, Union européenne, Banque Mondiale…). Les institutions européennes et internationales se trouvent dans une position schizophrénique. Elles sont à la fois commanditaires de réformes portant atteinte aux droit sociaux et produisent des textes proclamant des droits sociaux ou imposant aux Etats un filet de protection minimale, comme c’est le cas de l’Union européenne. Les recours devant les juges nationaux deviennent alors l’un des moyens de contrer les réformes nationales, de façon concomitante avec d’autres modes d’action collective (grèves, manifestations, pétitions, coalitions, boycott…), ou de recours devant d’autres juges ou comités (Organisation Internationale du travail, Cour de Justice de l’Union européenne, Cour européenne des droits de l’Homme…)[3].
Le mouvement syndical tente de s’adapter à la globalisation de l’économie dans un jeu d’alliances et de coalitions de syndicats locaux, nationaux et internationaux dans un combat qui tous azimuts qui ne se limite plus aux Etats mais vise de plus en plus les firmes multinationales[4]. Il n’est alors pas surprenant que cette lutte prenne aussi la forme de l’action en justice qui est l’« un des principaux leviers d’action des syndicats »[5]. Ces actions ne visent pas seulement à avoir un effet massif de résistance face aux reculs des droits sociaux. Elles entendent également faire naître des convergences sur l’interprétation des droits sociaux entre les différents organes, ce que certains désignent comme un phénomène de « fertilisation croisée » entre les divers instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme »[6]. Les textes y incitent parfois[7]. L’exemple le plus significatif est le souhait que la Cour de Justice de l’Union européenne s’inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et des décisions du comité européen des droits sociaux pour rééquilibrer le poids de l’action collective face aux libertés économiques[8]. Outre cette articulation progressiste entre les textes, les syndicats recherchent une consolidation des droits sociaux pour que ceux-ci aient une signification de plus en plus précise et concrète.
Cet usage des textes internationaux perturbe l’ordonnancement habituel de ces normes. Il s’agit parfois de les éprouver dans des litiges nationaux opposant l’employeur et le salarié. Les normes internationales doivent alors être extraites des procédures qu’elles prévoient. Le débat en France porte surtout sur l’application de l’article 24 de la Charte sociale européenne. Cette dernière disposition serait le fondement, en combinaison avec d’autres normes, de l’inconventionnalité de la nouvelle fourchette d’indemnisation d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse introduite par les réformes de septembre 2017. S’agissant de la Charte sociale européenne, cela impose de ne pas la cloisonner dans ses mécanismes internes de contrôle (I). Une fois admise cette ouverture, les organisations syndicales mobilisent en justice de la Charte sociale devant les juridictions nationales et l’intègrent à leurs revendications (II).
Partie I – Décloisonner la Charte
Pour que les juges fondent leurs décisions sur la Charte sociale, il est nécessaire de ne pas l’enfermer dans ses mécanismes de contrôle. Cette interprétation de la Charte sociale devant les juridictions nationales ne va pas de soi. Pour certains, les engagements souscrits par les Etats parties sont uniquement de nature interétatique et les Etats ont prévu un périmètre précis à la Charte sociale au sein du Conseil de l’Europe[9]. Ils se réfèrent à l’Annexe de la Charte qui dispose que « la Charte contient des engagements juridiques de caractère international dont l’application est soumise au seul contrôle visé par la Partie IV »[10]. Cela signifie que la Charte est soumise au seul contrôle du Comité européen des droits sociaux (CEDS) dans le cadre de la procédure sur rapports et, pour les Etats qui l’ont accepté, du système de réclamations collectives. Ces mécanismes de contrôle se sont en effet considérablement développés depuis que le système des réclamations collectives a été instauré. Les syndicats ont là une voie d’accès devant le CEDS et il ne serait pas possible d’invoquer la Charte sociale par d’autres moyens.
Une autre critique est émise à l’encontre de cette mobilisation de la Charte sociale devant les juges nationaux. Une instrumentalisation de la Charte sociale risquerait de mettre à mal les équilibres fragiles au sein du Conseil de l’Europe. Tous les Etats parties ne seraient pas prêts politiquement et culturellement à accepter une invocabilité élargie des droits sociaux contenus dans la Charte. Mieux vaudrait une portée limitée de la Charte sociale qu’un emballement de l’ensemble. Les difficultés au sein de l’OIT montreraient l’exemple à ne pas suivre. Les Etats parties ont pris des engagements précis et freineraient tout développement de la Charte si celle-ci était conçue comme une arme contre des réformes nationales votées démocratiquement. Les mêmes critiques sont faites à l’égard de la Cour européenne des droits de l’Homme lorsqu’elle mobilise des articles de la Charte sociale à l’encontre d’Etats parties qui n’ont pas adhéré à ces dispositions[11].
Cependant, l’existence de systèmes internes de contrôle propres à chaque instrument international n’a jamais signifié l’interdiction pour les juges nationaux de mobiliser eux-mêmes ces normes[12]. S’agissant de la Charte sociale, comme l’estime le Professeur Olivier de Schutter, membre du Comité des Droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, « cela signifie simplement que les Etats s’engagent à se soumettre au contrôle du Comité européen des Droits sociaux, ne soumettent pas leurs différends à d’autres instances internationales de règlement de litiges et acceptent que la Charte sera surveillée à travers les mécanismes qu’elle définit pour son suivi. Ce n’est pas une interdiction au juge national de prendre appui sur la Charte, d’en tenir compte et d’en faire application dans les litiges qui sont portés devant les juridictions nationales ». Compte tenu de l’extension du contrôle des juges sur le fondement des textes internationaux, il n’est plus admissible d’affirmer qu’un texte qui reconnaît des droits sociaux fondamentaux est dépourvu de justiciabilité[13]. Dans le préambule de sa version révisée, la Charte sociale européenne rappelle en ce sens, « la nécessité de préserver le caractère indivisible de tous les droits de l’homme, qu’ils soient civils, politiques, économiques, sociaux ou culturels ».
La « valorisation » de la Charte sociale interroge d’emblée sur sa portée devant les juges nationaux. L’usage de la Charte sociale à ce niveau connaît des limites classiques tenant à la connaissance de ce texte et de la diffusion de la jurisprudence des décisions du Comité européen des droits sociaux. Cela nécessite également de dépasser une vision programmatique des droits sociaux, confortée par le caractère optionnel sur certains aspects de la Charte. Pour la partie II, la Charte permet en effet aux Etats parties de limiter leur engagement à un certain nombre d’articles[14]. Tout dépend alors de la sélection des Etats. Un Etat peut retenir un article de la Charte qui ne fait pas explicitement partie de cette liste de dispositions dans lesquelles il doit faire ce choix. Cet article de la Charte s’impose alors de la même façon que les autres dispositions, en application du principe de l’exécution de bonne foi des engagements internationaux[15]. Ceci vaut pour la France pour qui la Charte est un tout indivisible[16].
Les intitulés normatifs de la Charte sociale sont parfois équivalents à ceux d’autres textes internationaux. Cette proximité est délibérée et souvent explicitée dans les travaux préparatoires. C’est le cas de l’article 24 de la Charte sociale européenne, sur la protection en cas de licenciement, qui a fait son entrée au moment de la révision de la Charte, et qui trouve son inspiration dans l’article 10 de la Convention 158 de l’OIT. Il serait incohérent de donner des effets et des interprétations distincts à ces deux normes internationales contenant le même énoncé[17].
L’usage par les juges nationaux de la Charte sociale pourrait donner lieu à des interprétations régressives, si celles-ci se faisaient indépendamment du contexte institutionnel de la Charte. L’enjeu principal lié à l’effet direct de la Charte sociale est l’autorité donnée aux décisions du Comité européen des droits sociaux, qui n’est pas une juridiction[18]. Or, le juge national ne serait pas toujours enclin à reprendre les décisions du CEDS[19]. Mais la prise en considération de ces décisions ne suppose pas nécessairement que les juridictions nationales attribuent un effet direct aux articles de la Charte sociale[20]. En droit du travail français, l’exemple des conventions de forfaits jours sur l’année pour calculer la durée du travail des cadres montre toutes les ressources de la chambre sociale de la Cour de cassation pour s’inspirer partiellement des décisions du CEDS sans se prononcer clairement sur la valeur de la Charte[21].
La question technique de l’invocabilité de la Charte sociale européenne révisée devant les juridictions nationales est ravivée par l’usage syndical de cet instrument.
Partie 2 – La mobilisation syndicale de la Charte
Les syndicats incluent les réclamations devant le CEDS dans leur action. Une violation de la Charte sociale constatée par le CEDS est utilisée par les syndicats devant les juges nationaux et les pouvoirs publics pour réclamer un retrait des réformes qu’ils dénoncent. Une décision favorable du CEDS sera ensuite mise en avant par les syndicats nationaux dans les litiges portés devant les juridictions nationales. Le contexte général d’atteinte aux droits sociaux permet d’ailleurs à des syndicats d’utiliser des décisions du CEDS concernant d’autres droits nationaux que le leur[22].
En France, la lutte contre le « barème Macron » relatif à l’indemnisation des licenciements injustifiés est une bonne illustration de cette mobilisation. Depuis l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017[23], le Code du travail fixe des montants minimaux et maximaux d’indemnisation qui varient en fonction de l’ancienneté du salarié dans l’entreprise[24]. Un groupe de travail interne à la commission sociale du syndicat des avocats de France (SAF), en collaboration avec des avocats au Conseil et des professeurs d’Université, a élaboré un « argumentaire » contre le plafonnement des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse[25]. Cet argumentaire a été modifié à plusieurs reprises pour tenir compte des décisions de justice. Il entend mobiliser deux textes supranationaux, l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT et l’article 24 de la Charte sociale européenne. Les différentes versions de cet argumentaire ont été mises en lignes sur le site internet du SAF et publiées dans la revue Droit ouvrier, revue juridique de la Confédération générale du travail[26]. Le texte de la quatrième version du 15 novembre 2019 indique en introduction qu’il « précise et complète encore les moyens juridiques démontrant l’inconventionnalité du plafond d’indemnisation. Chacun est libre de s’inspirer de cet argumentaire, voire de le copier dans ses écritures afin de poursuivre le combat judiciaire contre cette disposition inique ». Les juridictions du fond ne s’en sont pas privées. Elles ont repris parfois en partie cet argumentaire, donnant dans certains jugements un effet différent selon les textes ou s’appropriant certaines notions comme celle de la « réparation adéquate ». Les Conseils de prud’hommes ont donné une diffusion sans doute inégalée dans son importance aux normes internationales, et spécialement à la Charte sociale européenne[27]. Elles se sont livrées à une interprétation vivante. Celle-ci a été dénoncée par le Ministère du travail qui a mis en cause la formation des conseillers prud’hommes[28]. Là est peut-être aussi la source de l’irritation de beaucoup. Les organisations syndicales ont-elles-mêmes conçu ou diffusé des argumentaires qui ont été repris par les conseillers prud’hommes. Or, les conseillers prud’hommes sont des juges non professionnels répartis dans deux collèges « salariés » et « employeurs ».
Depuis l’ordonnance n° 2016-388 du 31 mars 2016, les juges sont nommés par arrêté conjoint des ministres de la Justice et du Travail, sur proposition des organisations syndicales de salariés et professionnelle d’employeurs, après mesure de leur audience, recueillie dans le cadre de la mise en œuvre de la représentativité syndicale et patronale. Il convient de constater d’emblée que l’inconventionnalité du barème décidée par une juridiction prud’homale a nécessité un accord entre les conseillers employeurs et salariés[29]. Une convergence de vue s’est probablement installée sur un risque de dépossession du rôle du juge sur sa marge d’appréciation dans la réparation d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Derrière les critiques faites à l’égard du niveau de formation des conseillers, il se fait parfois une mise en cause de la partialité des juges et de leurs liens avec leurs organisations syndicales de rattachement[30]. Si la formation initiale des conseillers prud’hommes est désormais commune aux deux collèges et assurée par l’Ecole nationale de la magistrature, la formation continue est assurée par des organismes de formation internes aux syndicats et par d’autres organismes agréés, comme les instituts du travail[31]. Les organisations syndicales représentatives qui désignent des conseillers prud’hommes intègrent la formation de leurs conseillers dans un parcours de formation et la conçoivent comme une formation syndicale.
Les réformes nationales ayant des motivations communes, ces décisions judiciaires circulent ensuite parmi les réseaux juridiques nationaux et européens proches des syndicats. Il s’agit d’aider à créer des interprétations convergentes freinant les régressions sociales. Le juge national serait « instrumentalisé » par les syndicats via la Charte sociale. Ce serait pour certains entrer dans le jeu des acteurs sociaux, facteur d’instabilité. L’acteur syndical perturberait alors l’ordonnancement juridique. Il souhaiterait que l’Etat applique les décisions du CEDS sans que le comité des Ministres du Conseil de l’Europe ait adressé une recommandation à l’Etat partie. Il donnerait ainsi trop d’effets à une décision d’experts et déformerait un instrument destiné à rester de la soft law.
Le syndicat est pourtant dans son rôle. La Charte sociale et les décisions du CEDS s’intègrent aux revendications syndicales. L’arme du droit appartient de longue date à sa stratégie. Elle ne fait pas toujours l’unanimité au sein du mouvement syndical, face à d’autres moyens de lutte plus traditionnels. Par ailleurs, certains syndicats estiment qu’utiliser les normes juridiques est une façon de les accepter. L’usage des sources supranationales n’est d’ailleurs pas toujours couronné de succès et peut même aboutir à une interprétation régressive[32]. Les fondements et les instances retenus pour former les recours ont ainsi toute leur importance. Il serait surprenant de refuser ce moyen de contestation aux syndicats, si l’on tient compte de l’importance donnée à la liberté syndicale par la Cour européenne des droits de l’Homme sur le fondement de l’article 11 de la Convention[33]. Les syndicats prennent au sérieux les normes supranationales et s’en servent comme outil à l’action collective. Qui pourrait le leur reprocher ? Pour tenir compte du changement des lieux de décision publics et privés, ils ont dû s’organiser à un niveau européen et international, parfois même de façon souple, sous la forme d’alliances internationales ponctuelles. Devant le recul généralisé des droits sociaux dans les politiques publiques nationales, il est compréhensible que les syndicats se tournent vers la Charte sociale. Il est naturel que les organisations syndicales utilisent des interprétations issues d’organismes qui comme la Charte, ont pour objet exclusif de proclamer des droits sociaux. Dans certaines organisations, comme l’OIT, les syndicats participent à l’élaboration de la norme. S’agissant de la Charte sociale européenne, la procédure de réclamations collectives a attiré davantage l’attention des syndicats sur le CEDS et il est logique ensuite que les décisions de celui-ci prennent leur place dans un combat syndical et judiciaire. Certes, parfois, cela passe par des revendications allant au-delà des obligations juridiques des Etats. Ainsi, les organisations syndicales peuvent demander aux autorités publiques de se mettre en conformité avec une décision du CEDS. C’est ce qui correspond à une revendication ayant par nature pour finalité de faire évoluer l’état du droit positif.