La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne nait dans un contexte singulier, une période de transitions, entre un siècle finissant emporté par une globalisation économique frénétique et un optimisme relatif et l’aube d’un nouveau, incertain, mais résolument tourné du côté européen vers l’élargissement et, avec plus de difficultés, l’approfondissement[1]. Ni les attentats terroristes commis sur le territoire des Etats-Unis en 2001 ni même la deuxième intervention militaire en Irak au cours de l’année 2003 n’auront raison de l’unité européenne, dont une conférence intergouvernementale accouchera d’un traité établissement une Constitution pour l’Europe en 2005. La suite est toutefois moins réjouissante, depuis le rejet de ce projet de traité, somme toute sans conséquences immédiates pour la poursuite de la construction européenne, la crise économique et financière puis désormais la pandémie, sans oublier et concomitamment le retrait d’un Etat membre et non du moindre.
Il faisait peu de doute, dès sa proclamation le 7 décembre 2000 à Nice, que cette Charte aurait vocation à devenir le texte de référence pour la protection des droits et libertés fondamentaux. Outre sa nature constitutionnelle voire « constitutionnalisante »[2], l’Union européenne se dotait de son propre corpus de droits et de libertés, sans pour autant renier l’immense héritage dont elle était redevable à l’égard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après « la CEDH ») et de la Cour de Strasbourg[3]. Les « droits correspondants » de la Charte doivent dès lors se conformer à leur double conventionnel tels qu’interprétés par leur juge[4].
Son intérêt était aussi, cependant, de permettre une meilleure articulation entre une protection des droits fondamentaux devenue l’une des conditions existentielles de l’Union et les autres objectifs définis dans les traités, variés et parfois hermétiques à la dimension droits de l’homme[5]. C’est pourquoi la Charte s’adresse avant tout aux institutions de l’Union et aux Etats membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit européen[6], à travers un contrôle renforcé de la légalité, celui-ci devant prendre en considération leur marge d’appréciation et le « respect de la diversité des cultures et des traditions des peuples de l’Europe, ainsi que de l’identité nationale des États membres et de l’organisation de leurs pouvoirs publics au niveau national, régional et local »[7]. Ce n’est que dans un second temps, que la Charte produira pleinement ses effets à l’égard de la sphère individuelle des droits. Si une telle approche doit être nuancée, tant la Cour européenne des droits de l’homme est bien amenée de son côté à contrôler l’activité des Etats parties, tout comme la Cour de justice s’interroge à l’inverse sur la substance des droits fondamentaux, il n’en reste pas moins que les deux juges européens opèrent un contrôle distinct en raison du texte dont ils assurent le respect et de leur office respectif[8].
La Charte des droits fondamentaux a connu depuis lors un essor spectaculaire, sous le triple effet de son inclusion dans le droit primaire avec le traité de Lisbonne, de sa valeur acquise aux yeux des institutions et des organes de l’Union et de son usage juridictionnel. La Charte créé ainsi un habitus, à défaut d’accorder à l’Union une compétence authentique dans le domaine de la protection des droits de l’homme. Cet habitus n’est pas immuable et statique mais au contraire vivant et souple comme en témoignent des jurisprudences récentes.
C’est pourquoi la texture de la Charte est mouvante, évoluant au fil de la lecture qui en est faite par les institutions politiques (Partie II) comme par les juges (Partie III). Ces évolutions sont aussi le fruit des valeurs que porte en lui ce texte singulier (Partie I).
Partie I – Une Charte qui substantialise les valeurs de l’Union
Il n’est pas inutile de débuter par un rappel relatif à l’architecture de la Charte. Faisant suite à son Préambule, sur lequel nous reviendrons, le texte se compose de 7 Chapitres intitulés Dignité, Libertés, Egalité, Solidarité, Citoyenneté, Justice ainsi qu’un dernier plus spécifique relatif aux Dispositions générales, qui contiennent des valeurs partagées par l’Union et ses Etats membres. La Charte concrétise ces valeurs, ou plutôt elle les substantialise en précisant pour chacune d’entre elles quels sont les droits et les libertés qui s’y rattachent. Le juge peut aussi combler d’éventuelles lacunes ou préciser la portée de tel ou tel droit ou principe[9] voire leurs interactions[10].
Ces différents Chapitres ont des caractères propres. Ainsi, ceux intitulés Dignité, Libertés et Justice renferment des droits civils et politiques mais aussi procéduraux, la plupart d’entre eux étant déjà consacrés au sein de la CEDH. A l’inverse, les chapitres Egalité mais surtout Solidarité et Citoyenneté s’inscrivent, pour partie, dans une logique de modernisation des garanties résultant d’évolutions sociétales et, pour une autre, dans l’idée d’une meilleure articulation avec le cadre institutionnel et les objectifs spécifiques de l’Union. Si les premiers consacrent des « droits fondamentaux », les seconds forment un ensemble plus hétéroclite de droits côtoyant des libertés et des principes, qui n’ont pas tous la même valeur comme l’affirment les Explications du praesidium et la jurisprudence[11]. Néanmoins, ce serait une erreur de considérer que les uns auraient, par nature, une valeur supérieure aux autres. Le droit de négociation et d’actions collectives (art. 28) ou le droit à une bonne administration (art. 41) bénéficient, par exemple et en règle générale, d’une protection plus étendue que le droit de propriété ou la liberté professionnelle qui relèvent pourtant du chapitre Libertés[12].
Si ces éléments ne font, somme toute, que reprendre la suma divisio bien connue entre les droits dits « libertés » et ceux qualifiés de droits « créances », les premiers affectant le patrimoine des individus tandis que les seconds imposent d’abord des obligations aux autorités publiques, cette division est sans incidence sur les valeurs elles-mêmes[13].
Prenons l’exemple de l’arrêt Commission c/ Pologne du 24 juin 2019[14]. Une loi polonaise prévoyait d’abaisser l’âge de départ à la retraire des juges de la Cour suprême tout en accordant au président de la République le pouvoir discrétionnaire de prolonger leur activité au-delà de cette limite d’âge. La Commission avait introduit un recours en manquement au motif que ces dispositions contreviendraient aux articles 19, § 1, du TUE (rôle de la Cour de justice et voies de recours juridictionnelles effectives) et 47 de la Charte (droit à un recours effectif et accès à un tribunal impartial). Or, pour interpréter ces dispositions, la Cour de justice s’appuie tout au long de son raisonnement sur la valeur de l’Etat de droit inscrite à l’article 2 du TUE. Elle rappelle ainsi qu’en adhérant à l’Union européenne les Etats s’engagent à respecter ses valeurs dont celle de l’Etat de droit[15], avant d’en tirer la conclusion que « l’article 19 TUE, qui concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE, confie aux juridictions nationales et à la Cour la charge de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres ainsi que la protection juridictionnelle que les justiciables tirent de ce droit »[16]. La Cour réitère ce parallèle à la lumière de l’article 47 de la Charte, en précisant que l’exigence d’indépendance des juridictions « qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit »[17].
Un autre arrêt mérite aussi d’être mentionné, car s’il met en jeu les valeurs et les droits fondamentaux, c’est pour les concilier et non plus les faire converger. Dans une affaire Centraal Israëlitisch Consistorie van België et autres[18], la Cour de justice était saisie à propos d’une législation nationale qui interdisait tout abattage d’animaux sans étourdissement préalable, y compris au titre de certaines pratiques rituelles[19]. Les associations requérantes, des confessions juive et musulmane, faisait valoir qu’une interdiction aussi générale portait atteinte à l’exercice de la liberté de religion de leur communauté. La Cour, au terme de son raisonnement, fera prévaloir le bien-être animal en tant que valeur de l’Union consacrée à l’article 13 du TFUE sur la liberté religieuse, y compris dans l’hypothèse où tous les Etats membres décideraient d’adopter une telle interdiction générale. Cette solution montre, par conséquent, que non seulement un certain nombre de valeurs sont concrétisées par la Charte, mais qu’en retour elles définissent elles-mêmes la portée des droits fondamentaux voire encadrent leur exercice. Les valeurs ne représentent donc pas de lointains horizons symboliques et formels. Elles contribuent, au contraire, à faire de la Charte un « instrument vivant » comme l’affirme la Cour de justice en l’espèce[20].
Une dialectique s’instaure, dès lors, entre valeurs et droits fondamentaux. Ceux-ci concrétisent les valeurs de l’Union européenne tandis que celles-là forment le cadre de référence au sein duquel les Etats peuvent se mouvoir. Les valeurs contribuent à harmoniser l’interprétation des droits et libertés fondamentaux, cette harmonisation réduisant la marge d’appréciation des Etats[21]. Dans la mesure où, de surcroît, les valeurs font partie des critères d’adhésion à l’Union et agissent comme limites à l’action des Etats sous peine de sanctions politiques[22], elles renforcent la confiance mutuelle qui ne s’exprime pas seulement au moment de la mise œuvre des politiques européennes, mais aussi en tant que principe de représentation et de fonctionnement des autorités nationales[23]. Si la valeur de l’Etat de droit est sans conteste l’une des plus mobilisée car elle se rattache au contrôle opéré par les juges[24], dont on connaît le rôle majeur qu’ils jouent au titre de l’intégration européenne[25], d’autres valeurs occupent elles aussi une place de choix, telle la dignité[26] ou encore l’égalité, même si cette dernière est avant tout concrétisée dans des textes de droit dérivé davantage que par la Charte[27].
Par conséquent, la dialectique entre valeurs de l’article 2 TUE et dispositions de la Charte – du moins certaines d’entre elles – n’est pas loin de faire émerger une forme de tradition constitutionnelle européenne[28], laquelle repose sur les valeurs d’Etat de droit et d’égalité, conformément à l’esprit et à la logique de la construction européenne. Une telle tradition aurait le mérite de combler le déficit de protection au sein des Etats membres par un effet de balancier, ou de vases communicants, l’Union rappelant ses valeurs là où existerait une garantie défaillante ou insuffisante des droits, voire au nom des évolutions de la société.
Cependant, une telle démarche n’a de sens que si l’Union et ses institutions respectent effectivement en retour ces valeurs. Or tel ne semble pas être toujours le cas. Sans évoquer un double standard, l’action de l’Union interroge parfois quant au respect effectif des valeurs et des droits fondamentaux dont elle contrôle pourtant strictement le respect par les Etats membres. Il en va ainsi dans le domaine de l’action extérieure. Même si l’Union européenne (et avant elle la Communauté européenne) promeut la protection des droits de l’homme au plan international, que ce soit à travers la signature d’accords avec des Etats tiers ou au sein d’organisations internationales, cette promotion était jusqu’à une époque récente pour le moins parcellaire voire ambivalente[29]. Ceci peut expliquer que la Cour de justice ait jugé utile de rétablir un certain équilibre, en contrôlant au fond les accords conclus par l’Union[30] ou en s’assurant que les actes ayant une dimension internationale soient conformes aux exigences de la protection des droits fondamentaux, y compris dans des domaines dérogatoires du droit commun comme la Politique étrangère et de sécurité commune[31]. D’autres institutions prennent part à ce renforcement des garanties, le Conseil de l’Union a par exemple adopté en décembre 2020 un règlement et une décision relatifs aux sanctions internationales en matière de violations graves des droits de l’homme[32]. La politique d’asile pourrait aussi illustrer parfois les atteintes potentielles causées par l’Union à ses propres valeurs[33]. Dès lors une vigilance accrue et, pour tout dire, une plus grande cohérence paraît nécessaire afin que les valeurs acquièrent la même portée et le même sens qu’elles soient invoquées au plan national ou européen[34].
Si les valeurs irriguent la Charte des droits fondamentaux qui, en retour, les substantialise, cet ensemble normatif est désormais de plus en plus présent au sein de la législation européenne.
Partie II – Des institutions et des organes de l’Union sensibilisés à la Charte
Si la Charte est perçue le plus souvent à travers le prisme de l’intense travail d’interprétation et d’application des juges (voir infra), son objet premier consiste pourtant à éviter que ne surviennent des violations rendant nécessaires le recours au juge. A cet égard, les institutions et notamment le législateur de l’Union ont une responsabilité particulière.
Depuis son entrée en vigueur, un nombre croissant d’actes de droit dérivé comportent des renvois explicites à la Charte[35]. Ceux-ci peuvent être formels et se traduire par une simple référence dans les considérants liminaires à « la Charte des droits fondamentaux » sans autre précision. Ils sont les plus nombreux, eu égard notamment à l’objet des réglementations. Néanmoins, d’autres actes visent des droits spécifiques afin de bâtir une réglementation plus protectrice. L’exemple le plus emblématique de cette dernière hypothèse est aujourd’hui celui de la protection des données à caractère personnel, protection assurée au titre de l’article 8 de la Charte et de plusieurs actes de droit dérivé au premier rang desquels figure le Règlement (UE) 2016/679 du Parlement et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données[36].
De surcroît, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne impose une prise en compte renforcée de droits et principes fondamentaux spécifiques. Tel est le cas à propos du principe d’égalité (articles 8 et 10 du TFUE), de certains aspects de la protection sociale (articles 9, 12 et 14 du TFUE), de la protection des données à caractère personnel (article 16 du TFUE) ou encore de la transparence curieusement dénommée dans le traité « principe d’ouverture » (article 15 du TFUE). Ces dispositions font peser sur les institutions et singulièrement le législateur – Conseil de l’Union et Parlement européen – une responsabilité particulière. Néanmoins, la portée de ces dispositions est variable. Si la protection des données à caractère personnel, nous l’avons dit, suppose l’adoption d’une législation protectrice renforcée, il n’en va pas de même pour les exigences sociales, ce qui peut se comprendre à la lumière des compétences attribuées à l’Union. Ces dispositions du traité entretiennent en effet une proximité évidente avec la réalisation d’objectifs essentiels de l’Union, en premier lieu dans le domaine économique. Il serait donc erroné de penser que les droits ou principes inscrits dans les traités seraient mis en avant pour eux-mêmes, alors que d’autres se cantonneraient au seul texte de la Charte. C’est bien l’ensemble de ces dispositions que les institutions sont tenues de respecter, au risque dans le cas contraire de voir leurs actes annulés ou invalidés par le juge[37].
Néanmoins, il faut admettre que la présence des dispositions de la Charte dans les actes de droit dérivé demeure fluctuante et n’obéit pas toujours à une parfaite cohérence. Il est possible d’en proposer la classification suivante, autour de trois catégories d’actes renvoyant selon des modalités diverses à la Charte.
En premier lieu, certains actes contiennent des renvois de pure forme à la Charte. Il faut ici présumer que la ou les institutions autrices de l’acte ont au préalable effectué une forme d’audit n’ayant montré aucun risque potentiel de violation, cet audit pouvant être réalisé par les services de la Commission, le COREPER voire le COHOM pour le Conseil de l’Union ou encore par les commissions du Parlement européen. Si une telle pratique n’a rien d’exceptionnelle, ce pur formalisme interroge car il apparaît aléatoire voire hasardeux. Ainsi, la prise en compte des effets de la législation de l’Union sur la garantie des droits et principes fondamentaux devrait être soigneusement effectuée. Le premier arrêt dans lequel la Cour de justice se référa dans ses motifs à la Charte des droits fondamentaux est d’ailleurs emblématique d’une telle exigence. Elle avait été saisie par le Parlement d’une demande d’annulation de certaines dispositions de la directive 2003/86/CE du Conseil, du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial. Le Parlement s’interrogeait sur la marge d’appréciation conférée par la directive aux Etats membres de décider du regroupement des mineurs et considérait que celle-ci était susceptible de porter atteinte au droit au respect de la vie familiale et à l’intérêt supérieur de l’enfant au sens, notamment, des articles 8 et 24 de la Charte. Si la Cour de justice rejeta au final le recours, l’affaire est intéressante par sa logique préventive, le Parlement jugeant nécessaire de saisir le juge avant que l’acte ne produise ses effets. Or cette stratégie judiciaire est rare en pratique, puisque le Parlement n’a quasiment plus assumé par la suite ce rôle de garant objectif des droits, le contrôle judiciaire a posteriori (après la prétendue violation) semblant devoir l’emporter dans l’immense majorité des cas[38]. Pourtant, ce rôle de requérant objectif du Parlement au profit de la protection des droits est tout à fait conforme à l’esprit de la Charte. C’est pourquoi, aussi, le travail de l’Agence des droits fondamentaux ou celui du Contrôleur européen de la protection des données est tout à fait primordial[39].
Dans la seconde catégorie, les actes de droit dérivé comportent des références explicites et précises à une ou plusieurs dispositions de la Charte. Parfois même, comme dans le cas du règlement à la protection des données à caractère personnel, la directive ou le règlement vient enrichir les droits visés. Cette prise en compte renforcée des exigences de la Charte s’explique dans la plupart des cas par l’existence d’une obligation prévue par les traités. Elle dépendra, en outre, des compétences attribuées à l’Union. Plus elles sont étendues, comme dans le domaine du marché intérieur ou de la politique commune d’asile, plus le renvoi à la Charte pourra être substantiel. Certains domaines sont aussi, par nature pourrait-on dire, susceptibles de compromettre les droits fondamentaux. Néanmoins, là encore, rien ne garantit que l’acte au cours de sa mise en œuvre sera en tous points conforme aux exigences de la Charte telles qu’interprétées par la Cour de justice. Mais l’on peut au moins admettre qu’en l’espèce l’auteur de l’acte aura pris certaines garanties préalables[40].
Reste une dernière catégorie, celle des actes qui, adoptés postérieurement à son entrée en vigueur, ne comportent aucune référence au texte de la Charte. Si les actes relevant du domaine de l’action extérieure doivent être distingués en raison de leurs caractères spécifiques (voir supra), il n’en va pas de même de la politique monétaire[41] ou encore des politiques sectorielles comme l’agriculture ou les transports[42]. Dans le domaine monétaire, la place occupée par les droits fondamentaux est ainsi limitée pour ne pas dire quasi-inexistante. Quelques affaires ont bien été portées devant la Cour de justice mais, à chaque fois, la mise en balance de ces droits, au cours du contrôle de proportionnalité, avec l’objectif « consistant à assurer la stabilité du système bancaire dans la zone euro » laisse bien peu de place à une conception extensive de leur garantie[43].
Au-delà de cette classification nécessairement sommaire et perfectible, comment comprendre cette variabilité dans la prise en compte de la Charte par les institutions et singulièrement le législateur de l’Union ?
Le premier facteur d’explication réside dans l’interdiction faite à l’Union d’accroître ses compétences au nom de la protection des droits fondamentaux. Les traités et la Charte elle-même ne cessent de le marteler[44], comme si les Etats membres avaient craint un retour à l’âge d’or de l’expansionnisme prétorien du droit communautaire, qui avait pourtant bien peu de chance de renaître dans le contexte de l’abandon du traité établissant une Constitution pour l’Europe[45]. Si, par conséquent, les droits fondamentaux conditionnent l’action des institutions et des organes de l’Union, ils ne sauraient leur offrir en retour un champ de compétences subsidiaires ou implicites nouvelles. En outre, les traités n’imposent pas une prise en compte renforcée de tous les droits et principes contenus dans la Charte, alors que ces derniers ont une portée variable (voir supra). Le législateur européen n’a toutefois pas attendu l’entrée en vigueur de la Charte pour garantir de manière effective certains droits ou principes fondamentaux, que l’on songe notamment au principe de non-discrimination[46] ou à la protection de la vie familiale[47]. Enfin, certains domaines sont encore perçus, à tort ou à raison, comme échappant à la logique de la protection effective des droits, soit parce qu’ils soulèveraient des questions purement « techniques » sans incidence réelle sur ces derniers[48], soit parce que les domaines intergouvernementaux ne pourraient souffrir que de contraintes limitées, laissant en retour aux Etats membres et aux institutions une large marge d’appréciation. Mais ce dernier argument rejoint en grande partie le premier relatif au principe d’attribution.
Il apparaît donc, au terme de ce bref panorama, que la Charte oblige les institutions et les organes de l’Union à une vigilance accrue quant au respect des droits et principes fondamentaux. La variabilité de cette obligation n’entame en rien le contrôle de légalité rigoureux opéré par le juge.
Partie III – Un juge de l’Union attentif à rendre vivantes les dispositions de la Charte
La Cour de justice est, historiquement, le moteur de la protection des droits fondamentaux au sein de l’ordre juridique communautaire puis européen. En se reconnaissant compétente pour contrôler la légalité du droit dérivé malgré l’absence d’une compétence explicite, puis en enrichissant son contrôle grâce à l’élaboration d’un catalogue jurisprudentiel de droits, il était normal qu’elle poursuive ce travail à l’aune de la Charte[49]. Celui-ci est aussi le résultat des nombreux renvois préjudiciels émanant des juges nationaux et de l’initiative de certains conseils devant ces mêmes juges[50].
Mesurer avec précision l’incidence réelle de la Charte sur le contrôle et la portée de la protection offerte par le juge de l’Union demeure cependant un exercice plus délicat qu’il n’y paraît. Il ne fait plus de doute, certes, que des droits ont amplement bénéficié de leur consécration dans la Charte. Tel est le cas du droit à la protection des données à caractère personnel qui non seulement est devenu un authentique droit « fondamental », mais a donné lieu, en cette qualité, à une jurisprudence substantielle. Une simple lecture des arrêts rendus par la Cour depuis l’affaire Österreichschicher Rundfunk[51] jusqu’à celle La Quadrature du Net[52] montrent clairement que l’enrichissement de la protection est patent voire même exceptionnel. Encore faudrait-il ajouter que la saisine du juge en la matière est étroitement corrélée au développement exponentiel des technologies numériques. Moins commenté, mais donnant lieu à une jurisprudence non négligeable, le droit à une bonne administration consacré à l’article 41 de la Charte a lui aussi bénéficié d’une fondamentalisation et répond aux exigences d’équité et d’impartialité s’imposant à l’administration européenne, ce qui ressort notamment du contentieux relatif à la fonction publique[53].
Mais peut-on affirmer pour autant que l’ensemble des droits auraient connu depuis lors un destin identique ? En d’autres termes, que la Charte aurait mécaniquement relevé le niveau de protection de l’ensemble des droits qu’elle consacre. La réponse doit être nuancée. Un certain nombre de ses dispositions correspondent à des droits consacrés par la CEDH. Dès lors, la Cour de justice est tenue par l’exigence posée à l’article 52, point 3, de la Charte qui dispose que « [d]ans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. »[54] En outre, selon l’article 52, point 2, « [l]es droits reconnus par la présente Charte qui trouvent leur fondement dans les traités communautaires ou dans le traité sur l’Union européenne s’exercent dans les conditions et limites définies par ceux-ci. » Tel est le cas en particulier des droits attachés à la citoyenneté européenne, qui sont en outre définis dans un nombre élevé d’actes de droit dérivé. Enfin, si la Charte a consacré de nombreux principes et libertés, ceux-ci supposent une mise en œuvre préalable de la part des institutions mais surtout des Etats membres, voire apparaissent pour certains d’entre eux comme de simples normes programmatiques[55].
Il ressort surtout de la jurisprudence que quelques dispositions de la Charte sont beaucoup plus mobilisées que d’autres et constituent dans le cadre du contrôle de la légalité du droit de l’Union et au regard de la logique qui est celle de l’intégration, le noyau le plus fertile. Une incidence par mots-clés via le moteur de recherches « Curia » de la Cour de justice fait ainsi ressortir les éléments suivants[56] : outre le droit à la protection des données à caractère personnel (art. 8 – 103 décisions), le droit au respect de la vie privée (art. 7 – 98 décisions), la liberté d’entreprise (art. 16 – 118 décisions), le droit de propriété (art. 17 – 408 décisions), la non-discrimination (art. 21 – 483 décisions), le droit à une bonne administration ( art. 41 – 289 décisions), le droit d’accès aux documents (art. 42 – 131 décisions), le droit à un recours effectif (art. 47 – 408 décisions), la présomption d’innocence et droits de la défense (art. 48 – 280 décisions), le principe de légalité (art. 49 – 173 décisions) et dans une moindre mesure le principe ne bis in idem (art. 50 – 76 décisions) sont, de loin, les droits les plus fréquemment invoqués. Il faudrait ajouter que l’article 51 de la Charte relatif à son champ d’application a donné lieu à une jurisprudence abondante (52 décisions). D’autres dispositions trouvent certes leur place au sein du contentieux européen, mais à un niveau moindre.
Ces résultats ne sont évidemment qu’un reflet très imparfait du travail d’interprétation et d’application des dispositions de la Charte par le juge, et mériteraient d’être complétés par une analyse plus fine. Il arrive parfois, par exemple, que ces dispositions soient invoquées de manière surabondante voire abusive ou dilatoire[57]. Ces résultats s’expliquent aussi par le particularisme de certains contentieux. L’application du régime européen de la concurrence[58], la mise en œuvre de la législation européenne en matière sociale ou économique par les Etats membres[59] voire les mesures restrictives adoptées par l’Union dans le cadre de la politique étrangère à l’encontre de responsables ou d’organismes d’Etats tiers[60] génèrent un contentieux pléthorique voire « mécanique ». Enfin, le renvoi préjudiciel joue à la fois comme source de questionnement pour la Cour de justice à propos de l’étendue des garanties offertes par la Charte, en même temps que se produit une européanisation des jurisprudences nationales fondées sur ce texte[61]. La Charte étant devenue au fil des ans le texte de référence pour la garantie des droits fondamentaux au sein de l’Union, il est normal par conséquent que les juges de renvoi comme les parties prennent appui en priorité sur elle. Les références contenues dans les actes de droit dérivé peuvent aussi les y encourager. La mise en œuvre par l’Union et les Etats membres de politiques qui ont une incidence directe sur les droits fondamentaux (asile et immigration, politique étrangère et accords internationaux, coopération dans le domaine policier et pénal voire la politique de l’environnement, etc.) ne fait qu’accentuer ce phénomène.
Il s’agit là, au fond, de l’ambition initiale des rédacteurs de la Charte qui entendaient doter l’Union européenne de son propre texte de protection, au sein d’un ordre juridique autonome aux ambitions constitutionnelles ou quasi-constitutionnelles[62]. Il est à ce propos intéressant de constater que la CEDH conserve malgré tout une place éminente dans la jurisprudence de la Cour de justice, au-delà même de la dépendance qu’impose la Charte à son endroit au titre des droits correspondants (voir supra). La Cour continue en effet à s’y référer[63], soit en prenant appui sur les interprétations de la Cour européenne, soit même parfois en lui empruntant des notions ou des techniques qui lui sont propres[64]. C’est ainsi qu’elle a pu considérer récemment qu’ « à l’instar de la CEDH, la Charte est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir, par analogie, Cour EDH, 7 juillet 2011, Bayatyan c. Arménie […]), de sorte qu’il convient de tenir compte de l’évolution des valeurs et des conceptions, sur les plans tant sociétal que normatif, dans les États membres »[65]. Ce mimétisme n’est pas unilatéral, puisqu’en retour la Cour européenne n’hésite pas à se référer à la jurisprudence de la Cour de justice et à la Charte, en tant que texte de référence pour la protection des droits et libertés fondamentaux en Europe[66]. Ces emprunts réciproques ne doivent pas surprendre au regard des interactions normatives sur lesquelles s’édifie, depuis des décennies, l’espace juridique européen dans son acception la plus large.
La Charte des droits fondamentaux constitue, dans ces conditions, une pièce supplémentaire de cet édifice sans prétendre pour autant y disposer d’un monopole. Est-il même audacieux de prétendre que c’est moins le « dialogue » entre les juges qui est à l’origine de l’extraordinaire essor de la protection des droits et libertés en Europe, qu’une certaine compétition des sources et de leurs interprètes[67] ? L’avis rendu par la Cour de justice qui déclarait incompatible avec l’article 6, paragraphe 2, du traité UE le projet d’adhésion de l’Union à la CEDH, n’a en rien entravé depuis lors le travail de cette Cour ni de celle de Strasbourg, bien au contraire…[68]
A suivre…
Il est devenu banal de prétendre que les droits fondamentaux sont des normes singulières[69], présentes au sein d’ordres juridiques distincts, et qui contribuent à les consolider tout en assurant leur interconnexion[70]. La célèbre théorie des réseaux y trouva un bouillon de culture – juridique – très fertile[71]. Cette vision est confortée, si l’on ose s’exprimer de la sorte, par une forme de darwinisme un peu extravagant au terme duquel la protection des droits fondamentaux ne pourrait aller qu’en s’amplifiant, presque sans limites connues, au fur et à mesure de l’émergence de nouveaux textes, de nouvelles jurisprudences, sans même parler de la doctrine qui trouve là de quoi élaborer de nouveaux concepts, théories, suppositions, etc. En somme un univers en expansion permanente, qui s’accélère périodiquement sous l’effet des big bangs provoqués par la société elle-même.
Toutefois, comme nous l’indiquions en introduction, le contexte actuel comporte d’éminents dangers pour la protection des droits et libertés fondamentaux, face auxquels la Charte ne saurait être regardée comme un rempart inamovible.
L’Union européenne est confrontée à la remise en cause de ses valeurs par plusieurs Etats membres, comme la Hongrie et la Pologne même s’ils ne sont pas les seuls pays réfractaires. La Cour de justice, prenant appui sur la Charte, exerce à leur endroit un contrôle attentif et d’autant plus rigoureux que les mécanismes politiques s’avèrent inopérants ou infructueux[72]. Fidèle à la recommandation de Pierre-Henri Teitgen lors des travaux préparatoires de la CEDH, le juge de l’Union promeut toujours l’idée que la souveraineté des Etats peut toujours être limitée du côté du droit[73]. Il ne reste pas moins toujours dépendant de leur bonne volonté lors de l’exécution de ses propres arrêts.
Par ailleurs, les droits fondamentaux comme les autres normes du droit de l’Union, obéissent à la logique de la primauté[74]. Or le principe de primauté, sans être remis en cause, a vu sa portée amoindrie au cours des dernières années. Quelques cours suprêmes ont décidé d’opérer un contrôle qui minimise la portée de la Charte des droits fondamentaux voire le rôle de la Cour de justice dans son application. Cette dernière a ainsi du admettre, par exemple, que la Cour constitutionnelle italienne fasse prévaloir sa propre conception du principe de légalité des délits et des peines qui s’opposait en l’espèce à l’exécution d’un arrêt antérieur de la Cour de Luxembourg[75]. La Cour constitutionnelle allemande, de son côté, n’a pas hésité à considérer que dans un domaine ayant fait l’objet d’une harmonisation totale, elle était compétente pour apprécier seule la législation nationale ainsi harmonisée à l’aune de la Charte des droits fondamentaux[76]. Il est vrai, ici, que la transposition d’une directive, quel que soit le niveau d’harmonisation qu’elle vise, constitue bien une mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51 de la Charte[77]. Si ces postures constitutionnelles ne remettent a priori en cause, ni l’unité du droit de l’Union, nile niveau de protection des droits fondamentaux, elles trahissent néanmoins un souci évident de consolider l’office du juge national et son ordre interne. Last but not least, la Cour de justice n’a pas hésité de son côté à relire sa propre jurisprudence[78], en conditionnant la primauté du droit de l’Union sur le droit national à la reconnaissance d’un effet direct des normes invoquées[79]. Or certains droits ou libertés contenus dans la Charte sont ou seront concrétisés au sein de directives alors que la Cour maintient une jurisprudence constante selon laquelle leurs dispositions ne peuvent être invoquées dans un litige horizontal entre particuliers[80].
Ces évolutions, si elles n’entament pas la richesse de la protection offerte par la Charte, constituent pourtant des signaux nous rappelant que les droits fondamentaux demeurent, quelles que soient les circonstances, des acquis provisoires et fragiles qui ne sauraient prétendre se suffire à eux-mêmes.