« L’élection du président est une cause d’agitation, non de ruine. »
Alexis de Tocqueville[1]
Comme tous les deux ans, les élections aux États-Unis sont l’occasion d’une intense production académique et médiatique en France[2]. Après un dernier mandat présidentiel préoccupant sur le plan des droits et libertés[3], l’état de santé de la démocratie américaine a été particulièrement scruté, au cours des derniers mois, car les signaux envoyés jusqu’à nous apparaissent contradictoires.
Déjà observée par Tocqueville, la centralité des choix démocratiques dans la société américaine ne fait pas de doute[4]. Sans même nous arrêter sur la régularité des opérations électorales et sur le fait qu’elles portent sur un nombre conséquent de questions et mandats[5], les élections de 2020 témoignent à première vue d’une situation démocratique satisfaisante en lien avec l’alternance politique et la hausse de la participation, deux phénomènes généralement considérés comme positifs en la matière. Le taux de participation, particulièrement élevé et renforcé par le vote par correspondance adapté à la pandémie, a ainsi été mis en avant[6], ainsi que l’alternance entre le parti républicain et le parti démocrate au Sénat fédéral et à la présidence de l’Union.
Pourtant, dans le même temps, des signaux plus inquiétants ont également été émis. Le chaos insurrectionnel de Washington, le 6 janvier 2021, mériterait à lui seul, et ne manquera pas de provoquer, de nombreuses études. Au-delà de cet événement et des efforts de la précédente administration présidentielle visant à semer le doute sur l’intégrité du scrutin, la question du droit de vote s’est elle-aussi posée. S’il est bien connu, depuis les circonstances de l’élection de George W. Bush en 2000, que les mécanismes de l’élection présidentielle rendent possible la défaite du candidat ayant obtenu le plus de voix[7], les réformes récentes prises dans certains États fédérés et ayant pour effet de compliquer l’exercice du vote demeurent assez discrètes dans la littérature académique francophone. La présente étude entend y remédier en adoptant une approche mêlant le droit des libertés fondamentales[8] et le droit électoral.
L’universalité du droit de vote est un enjeu récurrent dans l’histoire des États-Unis et, comme dans la plupart des régimes démocratiques, il prend la forme d’une conquête par paliers successifs. Au sortir de la guerre de Sécession, l’adoption du XVe amendement en 1870 rend illégale la limitation du droit de vote « pour raison de race, couleur, ou condition antérieure de servitude ». En 1920, le XIXe amendement interdit de « dénier ou restreindre » le droit de vote en raison du genre[9]. Le XXIVe amendement est adopté en plein mouvement des droits civiques, en 1964, et déclare illégale toute restriction d’accès au vote liée au non-paiement de la taxe électorale ou « de tout autre impôt ». Enfin, en 1971, le XXVIe amendement permet aux citoyens et citoyennes de voter dès dix-huit ans. Ces dispositions constitutionnelles mises bout à bout, en empêchant en principe les discriminations dans l’octroi du droit de vote, entendent garantir à toutes les citoyennes majeures et à tous les citoyens majeurs et de nationalité américaine un suffrage universel.
Mais les discriminations dans l’exercice du vote ne se limitent pas aux interdictions formelles, aux règles de droit grossièrement injustes, elles apparaissent aujourd’hui, de façon indirecte, dans les difficultés que peuvent rencontrer certaines parties de la population à avoir matériellement accès aux urnes, notamment par manque de temps ou en raison de complications administratives. Les contraintes juridiques nouvelles visant à encadrer davantage le vote sont désignées, par celles et ceux qui les combattent, par une expression puissante et terrible : « voter suppression »[10]. Ces règles, parfois adoptées en dernières minutes[11], touchent à toutes les étapes du processus électoral : ajout de modalités supplémentaires pour l’inscription sur les listes, ajout de conditions pour voter par correspondance, fixation de règles plus strictes pour prouver son identité lors du vote, raccourcissement de la période d’envoi des bulletins de vote par correspondance, suppression de bureaux de vote, etc[12]. Prises pour la plupart au nom de la lutte contre la fraude, ces mesures sont dénoncées par les défenseurs des droits civiques, car elles risquent de détourner des urnes certaines catégories d’électeurs. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
Alors que ces entraves techniques dans l’exercice du droit de vote se multiplient ces dernières années, surtout dans les États fédérés du « Sud profond », en faisant vaciller du même coup l’idéal démocratique[13], l’objectif de la présente contribution n’est pas d’entrer dans le détail de ces politiques publiques. Il ne s’agit pas non plus d’aborder directement l’impact de la crise sanitaire sur les modalités du scrutin[14]. Cette étude consiste plutôt à prendre en considération les alertes émises par les défenseurs des droits civiques et à envisager les mesures nouvelles et les projets de réforme contemporains à l’aide des clefs de lecture traditionnelles du vote aux États-Unis. Les modifications récentes du droit électoral et les altérations du droit de vote qu’elles entraînent trouvent en effet à s’expliquer par des facteurs de long terme. Elles traduisent autant un malaise actuel que les caractéristiques profondes, structurelles, de l’encadrement juridique du droit de vote aux États-Unis. La première de ces caractéristiques relève de la structure constitutionnelle fédérale (Partie I) et la seconde de l’impossibilité de séparer les modalités de l’exercice du vote et la lutte politique, dans le contexte américain (Partie II).
Partie I – Le fédéralisme comme clef de lecture principale du droit de vote aux États-Unis
La « structure fédérale » des États-Unis influence depuis le XVIIIe siècle toutes les branches de son droit[15]. Le régime des droits fondamentaux[16], et du vote en particulier, ne fait pas exception. La Constitution fédérale se contente d’interdire certaines restrictions discriminatoires au droit de vote, ne fixant que très peu de règles techniques quant à son exercice. L’encadrement véritable de la pratique du vote – sans laquelle le droit de vote lui-même perd toute signification – relève des États fédérés et parfois même des comtés[17]. C’est à ce niveau local que les changements récents du droit électoral se sont développés (B). Le modèle fédéral, et cela constituera sans doute un rappel tant ces éléments sont bien établis, implique également quelques compromis en lien avec l’égalité entre les électeurs. Certaines actualités en la matière requièrent que l’on s’y arrête (A).
A. La structure fédérale et les enjeux de l’égalité de représentation
Le principe d’égalité du vote, parfois appelé « égalité devant le suffrage », correspond à un idéal où chaque voix a exactement le même poids dans la détermination du résultat des élections[18]. Il s’agit d’un idéal en particulier pour les élections indirectes ou lorsque le mode de scrutin vise dans le même temps d’autres objectifs, comme l’égale représentation des entités fédérées. La problématique de l’égalité devant le suffrage se pose dans tous les systèmes démocratiques, y compris en Europe. Ainsi, la Cour de Strasbourg ne déduit pas de « l’égalité de traitement de tous les citoyens dans l’exercice de leur droit de vote » le fait que « tous les bulletins doivent avoir un poids égal quant au résultat »[19].
Aux États-Unis, les élections fédérales des membres de la Chambre des représentants, du Sénat et du « ticket » présidentiel obéissent chacune à des règles spécifiques. Si l’on met de côté la désignation des représentants – non dénuée de limitations à l’égalité de représentation en lien avec les découpages des circonscriptions électorales – les élections présidentielles et sénatoriales fédérales ne permettent pas d’atteindre une parfaite égalité entre les électeurs. Mais cela n’est pas leur objectif : la version américaine du fédéralisme impose une égale représentation des États au Sénat quelle que soit leur population (Art. 1er Sect. 3 C.). Une voix dans le Wyoming ou le Vermont, États les moins peuplés, n’a donc pas le même poids qu’une voix en Californie ou au Texas, États les plus peuplés. On comprend dès lors l’enjeu, pour le parti démocrate, de doter la capitale fédérale – le District de Columbia – d’un statut étatique, lui permettant d’envoyer deux sénateurs au Capitole[20]. Le district étant très largement acquis aux démocrates, cela conforterait leur contrôle du Sénat[21].
Le cas de l’élection du « ticket » présidentiel – présidence et vice-présidence – est à part car il combine les modalités d’un scrutin indirect avec les spécificités du fédéralisme. Ce mode de scrutin repose sur l’élection d’un collège électoral composé de grands électeurs désignés au sein des États fédérés. Le nombre de grands électeurs attribué à l’avance à chacun des États ne dépend pas uniquement de sa population. Il correspond au nombre de sénateurs – toujours deux – et de représentants « auquel il a droit au Congrès » fédéral (Art. 2 Sect. 1ère C.). En outre, plutôt que de désigner un nombre de grands électeurs représentatif de la diversité des choix électoraux au sein de l’État, la grande majorité des États fédérés ont adopté la règle du « winner-take-all » qui permet au parti arrivé en tête, même d’une voix, de remporter l’ensemble des grands électeurs de cet État[22].
Au niveau agrégé, en raison de ces sources de distorsion, le « ticket » présidentiel victorieux n’est pas nécessairement celui qui a obtenu le plus de voix au total. Ce cas de figure, qui ne s’est produit que rarement au cours de l’histoire, est revenu au cœur de l’actualité depuis les deux occurrences récentes de 2000, lors de la très controversée élection de George W. Bush[23], et de 2016, marquant la défaite d’Hillary Clinton avec près de 3 millions de voix de plus que son adversaire conservateur. Même si, en 2020, Joseph Biden a bien obtenu la majorité des voix, cette atteinte à l’égalité de représentation demeure un enjeu politique d’importance. Les nombreuses tentatives visant à y remédier en témoignent[24].
La solution proposée la plus radicale consisterait à « abolir » le collège électoral et à faire élire le « ticket » présidentiel à la majorité des voix, ignorant ainsi la structure fédérale[25]. Cette idée est défendue par une partie du camp démocrate, et nous reviendrons sur ce clivage partisan, dont Hillary Clinton elle-même : « I believe we should abolish the Electoral College and select our president by the winner of the popular vote, same as every other office »[26]. En raison des difficultés techniques voire de l’impossibilité politique de réaliser une telle solution, qui nécessiterait le vote d’un amendement constitutionnel, le projet de suppression du collège électoral constitue avant tout une posture politique mettant en évidence la fragilité démocratique du système actuel. Cette solution, partagée par les anciens présidents Lyndon Johnson et James Carter, et ayant fait l’objet de plus d’une « centaine de propositions au Congrès »[27], a le mérite de réaffirmer l’importance de l’égalité dans le processus démocratique.
Une autre solution, moins radicale car ne nécessitant pas de révision de la Constitution fédérale, a rencontré un certain succès. Il s’agit d’un accord entre les États fédérés, le « National Popular Vote Interstate Compact ». Le principe est simple : les grands électeurs des États parties à l’accord devront toujours voter pour le « ticket » présidentiel ayant obtenu le plus de voix au niveau fédéral, quel que soit le choix des électeurs au sein de leur État de rattachement. En contournant ainsi la structure fédérale classique, l’objectif affiché est bien l’égalité de représentation : « the Compact ensures that every vote, in every state, will matter in every presidential election »[28]. Ce dispositif pourrait fonctionner si un nombre d’États suffisant pour atteindre 270 grands électeurs (soit le nombre minimal pour gagner les élections présidentielles) soutenait le projet. Après l’adoption par référendum, le 3 novembre 2020, de la Proposition 113 dans le Colorado, entérinant la participation de cet État au Compact, 16 États fédérés représentant 196 grands électeurs soutiennent actuellement le projet. Toutefois, même si le seuil de 270 grands électeurs était atteint, la tension entre fédéralisme et droit de vote continuerait à se poser sur le plan des modalités pratiques de son exercice.
B. La structure fédérale et les enjeux de l’exercice du droit de vote
Aux États-Unis, la structure fédérale entraîne une décentralisation des règles électorales qui s’avère déterminante pour comprendre les réformes récentes. La règle est la suivante : sauf disposition fédérale contraire, les États fédérés déterminent en principe les modalités techniques du processus électoral. Il existe donc autant de régimes électoraux que d’États fédérés – voire que de comtés dans certains cas – et leur harmonisation n’est pas à l’ordre du jour. Au contraire, une tendance à la différenciation des régimes électoraux caractérise les dernières décennies, en lien avec la volonté de certaines législatures d’encadrer autant que possible l’exercice du droit de vote.
Les travaux académiques portant sur ces questions ont identifié plus d’une vingtaine de critères que les États peuvent actionner pour rendre le vote plus ou moins « coûteux »[29] : augmenter ou diminuer le nombre de bureaux de vote ouverts, ouvrir ou non l’inscription le jour de l’élection, autoriser ou non l’inscription en ligne, etc. Les « voter ID laws » offrent un exemple topique[30] : en 2020, alors que 15 États ne requièrent pas de document spécifique pour voter (une simple signature suffit dans certains cas) et que 17 États acceptent un document sans photo (attestation bancaire, facture avec nom et adresse), 18 États imposent désormais un document d’identité officiel avec photo pour accèder aux urnes (passeport, permis de conduire, etc.)[31].
Par dérogation au principe d’autonomie des États fédérés en matière électorale, l’État fédéral est intervenu à plusieurs reprises au cours des dernières décennies[32] pour fixer certains seuils minimaux de qualité des systèmes électoraux. Le National Voter Registration Act de 1993 vient ainsi encadrer la question de l’inscription sur les listes électorales, et le Help America Vote Act de 2002, visant à réagir aux difficultés rencontrées lors des élections de 2000, fixe un certain nombre de règles communes en matière électorale et met en place une nouvelle agence fédérale spécialisée appelée Election Assistance Commission[33].
Mais c’est une législation fédérale plus ancienne qui a fait le plus parler d’elle dernièrement. Afin de contrer les règles électorales discriminatoires de la période ségrégationniste, dont il faudra que nous reparlions, le Voting Rights Act (VRA) de 1965 occupe une place centrale dans les débats contemporains. Certaines dispositions de cette loi permettait aux autorités fédérales d’intervenir, via une « coverage formula », dans les États et comtés connus pour avoir pratiqué des politiques discriminatoires par le passé. L’intervention fédérale, en amont de l’entrée en vigueur de nouvelles lois électorales, entendait bloquer les règles ayant un objectif ou un effet discriminatoire.
Ces dispositions du VRA ont connu un sérieux revers en 2013 à la suite de l’arrêt Shelby County v. Holder[34] : la Cour suprême, en se fondant sur le principe de souveraineté égale des États et en considérant que les « choses avaient changé » dans les États du Sud, a déclaré la « coverage formula » inconstitutionnelle[35]. Pour la Cour, la version américaine du fédéralisme s’oppose donc aujourd’hui à ce type de supervision. L’arrêt Shelby, dont l’argumentation fragile a été remarquée par la juge Ruth Bader Ginsburg dans son opinion dissidente[36], est considéré par la plupart des auteurs comme une des causes de l’accélération récente des modifications du droit électoral au niveau des États[37].
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Si la structure fédérale permet d’entrevoir les mécanismes sous-jacents aux enjeux électoraux contemporains, le fédéralisme n’explique pas, à lui seul, les dynamiques à l’œuvre. Nous avons déjà pu le constater à plusieurs reprises : en voulant aborder la question du vote uniquement sous l’angle du fédéralisme, on passe à côté de l’essentiel. Le droit de vote et son exercice, parce qu’il s’agit d’un droit fondamental, est avant tout l’objet de luttes sociales et politiques et les élections de 2020 l’ont sans conteste confirmé.
Partie II – L’exercice du droit de vote vu comme une lutte politique
Que les politiques publiques à mettre en œuvre fassent l’objet de désaccords politiques est une chose entendue en démocratie. Les luttes politiques et sociales relatives aux élections portent aujourd’hui sur une politique publique bien particulière : les modalités pratiques du vote elles-mêmes. Les récentes réformes électorales et les réactions qu’elles suscitent peuvent se lire comme une mise en lumière des schémas politiques structurels américains. Les atteintes contemporaines à l’accès matériel au vote ont ainsi été vécues comme une nouvelle étape de discrimination raciale (A) et reflètent, dans le même temps, l’affrontement de long terme entre les deux partis politiques qui alternent au pouvoir sur les modalités mêmes de leur duel (B).
A. Les réformes électorales contemporaines ou la renaissance du mouvement des droits civiques
La fixation des modalités électorales, y compris lorsqu’elles deviennent plus restrictives (suppression de bureaux de vote, limitation du vote par correspondance, etc.), n’entraîne pas, a priori, de discrimination raciale. D’ailleurs, les partisans de ces réformes considèrent qu’elles poursuivent un but légitime, la lutte contre la fraude, qu’elles redonnent confiance dans le processus électoral, et qu’elles n’ont dès lors qu’un impact très limité voire nul sur les citoyens et citoyennes en règle[38]. Deux arguments permettent pourtant d’émettre des doutes sur la soi-disant neutralité raciale des récentes législations électorales restrictives aux États-Unis.
Le premier argument provient d’études quantitatives portant sur l’influence des règles électorales sur la participation de certains groupes sociaux. Ces règles requièrent parfois des étapes supplémentaires pour pouvoir voter (une inscription préalable, la fourniture de papier d’identité, etc.) ou allongent la durée du processus de vote. Cela risque de dissuader les populations des groupes minoritaires et les populations les moins favorisées socialement de se rendre aux urnes[39]. Même si les travaux académiques ne sont pas tous concordants[40], plusieurs auteurs ont montré empiriquement que les Africains-Américains – qui, par ailleurs, votent massivement pour le parti démocrate – sont particulièrement impactés par de telles règles[41]. C’est pourquoi, dans le cadre d’une affaire sur une « voter ID law » au Texas, la juge Ruth Bader Ginsburg n’a pas hésité à considérer cette loi d’« intentionnellement discriminatoire »[42]. En outre, les législations ayant pour but de restreindre ou de priver du droit de vote les personnes condamnées pénalement, comme en Floride, touchent de manière disproportionnée les mêmes groupes minoritaires[43]. C’est en raison de ces discriminations raciales indirectes que ces nouvelles règles électorales sont systématiquement dénoncées par les associations de lutte pour les droits civiques[44].
La longue tradition de suppression et de restriction du droit de vote à l’égard de la population Afro-Américaine aux États-Unis constitue un second argument[45]. La fin de la guerre de Sécession et l’adoption du XVeamendement ne mirent pas fin à l’oppression. S’ouvrit une nouvelle phase de discrimination – via les lois dites « Jim Crow » – dans de nombreux États du Sud qui portèrent en particulier sur le vote (taxes électorales, clauses du grand-père, etc.). Le mouvement des droits civiques et le Voting Rights Act, dont nous avons déjà fait mention, mirent un terme à ces pratiques. Les nombreuses réformes électorales faisant suite à l’arrêt Shelby, qui désactive le contrôle fédéral, ne s’inscrivent pas, il est vrai, dans le même cadre ouvertement discriminatoire que les lois Jim Crow. Mais certains auteurs les décrivent comme autant de réminiscences de la période ségrégationniste[46]. Parce qu’elles sont prises dans les mêmes États et parce qu’elles ont pour effet de compliquer le vote des mêmes populations, ces lois électorales font écho aux injustices passées. Dès lors, les législations étatiques récentes ont entraîné une réaction politique qui n’est pas sans rappeler la lutte pour les droits civiques des années 1960. Par exemple, la femme politique et ancienne candidate démocrate à la fonction de gouverneur de l’État de Géorgie, Stacey Abrams, et son mouvement « Fair Fight » fondé en 2018, s’inscrivent ouvertement dans cette tradition[47]. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), fondée au début du siècle dernier, s’emploie également à dénoncer les effets discriminatoires des « post-Shelby County voting changes »[48].
Dans le cadre de cette version contemporaine du mouvement des droits civiques, le droit est dénoncé, pour ses effets discriminatoires, mais il sert surtout d’outil, pour ne pas dire d’« arme »[49], dans la lutte politique. Ainsi, par exemple, une nouvelle législation fédérale est proposée, un nouveau Voting Rights Act, qui pourrait porter le nom de John R. Lewis, une des figures du mouvement des droits civiques décédé en 2020, afin de contrer l’impact de l’arrêt Shelby[50]. D’ici l’adoption d’un tel texte, les réformes électorales des États du Sud font l’objet de nombreux recours devant les tribunaux[51]. Ces recours s’avèrent d’ailleurs symétriques à ceux de l’ancienne administration présidentielle visant à remettre en cause l’élection de Joseph Biden. Les différends politiques trouvent souvent à se résoudre devant les tribunaux aux États-Unis.
B. Les modalités pratiques du vote au cœur des luttes partisanes
Toutes les élections aux États-Unis demeurent dominées par un duel entre le parti démocrate et le parti conservateur. Parce qu’elles constituent les règles du jeu du processus démocratique lui-même, il n’est guère surprenant que les deux partis se soient saisis de la question des modalités pratiques du vote. En jouant sur l’organisation même des scrutins, ils espèrent maximiser leurs chances de victoire. Si cette politisation est particulièrement nette et bien établie en matière de découpage des circonscriptions électorales, elle apparaît également comme un des principaux facteurs d’explication des restrictions récentes dans l’exercice du vote.
La question du découpage des circonscriptions électorales se pose, au niveau fédéral, pour les élections des représentants. Si le nombre de circonscriptions dévolues à chaque État est réévalué tous les dix ans pour prendre en compte les variations de la population, la manière dont elles sont découpées peut avantager un parti plutôt qu’un autre[52]. On parle de « gerrymandering » dans les cas les plus extrêmes[53]. Le contrôle du redécoupage dépend des États. Traditionnellement géré directement par les législatures étatiques, certains États ont aujourd’hui recours à des commissions indépendantes à cet effet (Californie, Michigan, etc.)[54]. Alors que chacun des deux partis dispose d’une instance spécifique appelant à la « clarté » et à la « justice » des opérations de découpage[55], ces opérations ne sont pas toujours neutres. Dans une récente affaire, la Cour suprême a considéré, par 5 voix contre 4, que le découpage partisan des circonscriptions était une « question politique » qui ne relevait pas de sa compétence[56], laissant donc le champ libre aux États. Concernant les découpages à venir, certains chercheurs considèrent que le contrôle par le parti républicain de nombreuses législatures, et notamment dans plusieurs États clefs, pourrait en tant que tel lui permettre de l’emporter à la chambre des représentants fédérale en 2022[57].
Le clivage partisan apparaît tout aussi nettement dans les autres aspects de l’organisation décentralisée du processus électoral. Alors que les républicains défendent encore le principe du collège électoral pour l’élection présidentielle[58], les démocrates sont nombreux à vouloir le modifier comme nous l’avons indiqué. Alors que les républicains sont à l’origine des récentes réformes d’encadrement du vote au nom de la lutte contre la fraude[59], un grand nombre de démocrates les considèrent comme discriminatoires et inutiles. La modification des règles électorales devient une arme partisane. Cela entraîne une différenciation croissante des législations électorales des États en fonction du parti aux commandes[60] et cela accroît donc les inégalités dans les modalités d’exercice du vote entre les citoyens des États-Unis.
Les deux partis politiques semblent se rejoindre sur les objectifs : préserver la « démocratie » en garantissant le droit de vote. Mais le consensus n’est que sémantique. Quand les républicains se réfugient derrière leur défense de l’intégrité du scrutin, les démocrates revendiquent une universalité réelle du vote. Ces attitudes ne masquent pas totalement la visée électoraliste qui les accompagne[61].
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Pour conclure ce survol des enjeux contemporains du droit de vote aux États-Unis, la mise en évidence de ces multiples fronts de lutte simultanés illustre la fragilité, bien connue, et le caractère perfectible du processus démocratique, ainsi que la complexité technique du droit électoral dans un système fédéral. Les nombreuses actualités directement liées à ce droit politique donnent en tout cas autant de sujets d’analyses aux chercheurs en droit et sciences sociales[62]. Le droit électoral, également appelé « droit des élections »[63] et bénéficiant de plusieurs blogs universitaires spécialisés[64], s’est ainsi renforcé en tant que champ de recherche à part entière.