Le droit à l’avortement un droit fragile. Même dans les États où il a été consacré, il fait l’objet de remises en cause régulières[1], notamment sous l’influence d’un illibéralisme croissant dans certaines parties du monde. Les limites pratiques du droit à l’avortement sont également nombreuses, et ont été particulièrement soulignées pendant la pandémie de coronavirus, lors de laquelle une réflexion sur les méthodes et les délais pour pratiquer un avortement dans un contexte d’urgence sanitaire et de confinement a pu être menée[2]. Le sujet est ainsi hautement sensible, lié à des considérations éthiques, morales, religieuses, historiques et politiques, souvent davantage qu’à des considérations médicales ou de santé publique, d’autant plus que certains régimes ou partis en font le symbole de leur idéologie politique. Le droit à l’avortement étant majoritairement consacré au niveau législatif dans le monde, voire aux niveaux réglementaire ou jurisprudentiel[3], il peut être amendé au rythme des nouvelles majorités parlementaires ou gouvernementales ou des changements de composition d’une juridiction. Rares sont les Constitutions qui protègent ce droit[4], qui n’est pas non plus proclamé dans des traités internationaux[5] en raison de la marge d’appréciation laissée aux États dans ce domaine. Certaines constitutions sont même modifiées afin de prohiber totalement l’avortement, comme celle du Honduras en janvier 2021[6].
Au Royaume-Uni, le droit à l’avortement[7] n’est pas non plus stabilisé, alors qu’il s’agit d’un État qui a disposé relativement tôt (1967) d’une législation libérale en la matière, s’appliquant en Angleterre et au Pays de Galles[8]. L’état du droit est toutefois différent en Écosse et surtout en Irlande du Nord, où deux textes entrés en vigueur récemment (Abortion (Northern Ireland) (No. 2) Regulations 2020 et The Abortion (Northern Ireland) Regulations 2021) suscitent de nombreuses oppositions politiques et questions juridiques (voir infra). Le droit à l’avortement n’est ainsi pas uniforme sur l’ensemble du territoire britannique, alors que le Royaume-Uni n’est pas un État fédéral mais un État unitaire. L’avortement est en effet considéré comme une matière pouvant être décentralisée et traitée de manière différenciée selon les régions, comme le permet le système de distribution des pouvoirs à géométrie variable en vigueur dans le pays, dénommé dévolution[9]. Aussi pour le secrétaire d’État à l’Écosse en 2015, « il n’y a pas d’argument constitutionnel convaincant s’opposant à la dévolution du droit à l’avortement »[10].
Il semble pourtant qu’il y ait de nombreux arguments juridiques en faveur d’une uniformisation du droit à l’avortement sur le territoire britannique (Partie I), mais que des raisons politiques prévalent dans ce pays où l’absence de constitution formelle garantit la liberté totale du Parlement de Westminster en la matière (Partie II).
Partie I – Un droit à l’avortement à géométrie variable sur le territoire britannique
Un état du droit libéral en Angleterre, au Pays de Galles et en Écosse (A) contraste avec un droit à l’avortement très restrictif en Irlande du Nord (B).
A. Un état du droit libéral en Angleterre, au Pays de Galles et en Écosse
L’avortement est d’abord prohibé en Angleterre et au Pays de Galles par une loi de 1803, qui l’assortit de la peine de mort (Malicious Shooting and Stabbing Act 1803[11] également dénommée Lord Ellensborough’s Act). Ensuite, en vertu du Offences Against the Person Act 1861, l’avortement est une infraction pénale assortie de l’emprisonnement à vie (la section 58 punit l’avortement commis par la mère ou par un tiers et la section 59 vise les tiers fournissant les moyens de l’infraction).
Une défense est néanmoins possible pour éviter la condamnation. Dans les affaires R v Collins[12] et R v H Windsor Bell[13], les juges acceptent la défense selon laquelle l’avortement était le seul moyen de préserver la vie de la mère. L’Infant Life Preservation Act 1929 inscrit par la suite ce moyen de défense dans la loi, lorsque l’avortement a été mené de bonne foi dans le but unique de préserver la vie de la mère (section 1 (1)). La fameuse affaire R v Bourne[14] de 1938 étend ce moyen de défense pour protéger la vie mais aussi la santé de la mère, car selon le juge MacNaghten, aucune frontière claire entre la santé et la vie ne peut être établie. Par ailleurs, lorsque l’enfant aurait pu naître viable (capable of being born alive), c’est-à-dire au-delà de 28 semaines de grossesse, l’infraction est celle de child destruction (infanticide) en vertu de la section 1 de l’Infant Life Preservation Act 1929 (la peine étant identique).
Toutefois, l’Abortion Act 1967 (section 1 (1)) entré en vigueur le 27 avril 1968 dépénalise l’avortement lorsque les conditions suivantes sont remplies. Tout d’abord, l’avortement doit être autorisé par deux médecins et également pratiqué par un médecin. En outre, la poursuite de la grossesse doit impliquer un risque pour la vie de la mère, ou pour sa santé physique ou mentale ou celle de ses enfants, plus grand que si la grossesse était menée à son terme (a), ou l’avortement peut être pratiqué s’il existe un risque de handicap physique ou mental sévère pour l’enfant (b). La loi de 1929 continue à s’appliquer, donc au-delà de 28 semaines, l’infraction portant sur les fœtus viables peut être constituée. La section 4 de la loi comprend une clause de conscience (conscientious objection to participation in treatment). Certains aspects du droit à l’avortement sont en outre développés par la jurisprudence, par exemple la High Court précise en 1979 que le conjoint n’a aucun droit d’empêcher une interruption de grossesse[15].
L’Abortion Act a ensuite été modifié par la section 37 du Human Fertilisation and Embryology Act 1990. Depuis cette date, l’avortement peut être pratiqué dans les 24 semaines de grossesse, lorsque la grossesse présente un risque pour l’intégrité physique ou mentale de la femme ou de l’un de ses enfants. L’avortement est possible après 24 semaines lorsqu’il existe un risque sérieux et permanent pesant sur l’intégrité physique ou mentale de la femme enceinte, sur sa vie, ou lorsque l’enfant risque d’être atteint d’un handicap sévère, physique ou mental.
En Écosse, le droit à l’avortement n’est pas soumis au même cadre juridique qu’en Angleterre et au Pays de Galles, alors même que le contexte religieux justifiant éventuellement une différenciation (tel qu’il peut exister en Irlande du Nord) ne peut pas être invoqué. Pour Kenneth Norrie, « un sujet tel que le droit à l’avortement, pour lequel les aspects éthiques ne sont pas différents en Écosse et en Angleterre, est pourtant fondamentalement différent dans les deux » régions[16]. Ainsi, en Écosse, les lois de 1861 et de 1929 ne s’appliquent pas[17]. Néanmoins, l’avortement est considéré comme un crime par la common law (common law crime of procuring an abortion)[18]. Le droit pénal écossais est cependant sensiblement différent du droit pénal anglais, car les juges écossais se fondent avant tout sur l’intention malveillante (wickedness) pour caractériser une infraction. Or, les médecins pratiquant un avortement agissent en règle générale dans l’intérêt de la santé de la patiente, et non par malveillance. Finalement, à la date de la décision Bourne, l’état des droits écossais, anglais et gallois était similaire en ce qui concerne les fœtus non viables, même si le fondement juridique était différent. En ce qui concerne les fœtus viables en revanche, la loi de 1929 ne s’appliquant pas en Écosse, il apparaissait de la même façon qu’en l’absence d’intention malveillante, l’avortement était possible, au contraire du droit anglais et gallois.
Avec l’entrée en vigueur de l’Abortion Act 1967 (étendu à l’Écosse), l’état du droit écossais ne change pas fondamentalement, car la loi dans sa version originelle n’encadre pas l’avortement dans le délai de 24 semaines (prévu ultérieurement par le Human Fertilisation and Embryology Act 1990). Ce n’est qu’en 1990 que les dispositions légales entraînent un changement en droit écossais en imposant un délai de 24 semaines pour avorter en cas de risque pesant sur l’intégrité physique ou mentale de la mère.
Toutefois, le droit écossais pourrait à nouveau évoluer dans le cadre de la dévolution, car le Scotland Act 2016(section 53) modifie le Scotland Act 1998 (annexe 5, partie II, J1) afin d’inclure explicitement l’avortement parmi les matières dévolues[19]. Certes, le gouvernement de la First Minister Nicola Sturgeon fait de l’accès à l’avortement une priorité en 2020[20]. Un changement de majorité dans la région pourrait cependant remettre en cause cet équilibre, à l’instar de l’Irlande du Nord, où des considérations politiques régionales expliquent les conditions strictes du droit à l’avortement.
B. Un droit à l’avortement très restrictif en Irlande du Nord
En Irlande du Nord, le cadre juridique est beaucoup plus restrictif, si bien qu’un grand nombre de femmes nord-irlandaises voyagent en Angleterre pour avorter (entre 1970 et 2015, 61 314 résidentes d’Irlande du Nord ont avorté en Angleterre, ce qui représente 16 % des avortements par an[21]). Ceci s’explique par le fait que l’Abortion Act 1967 ne s’applique pas sur ce territoire[22]. Le droit en la matière résulte donc de l’Offences Against the Person Act 1861. La loi de 1929 ainsi que la jurisprudence Bourne sont également applicables. Toutefois, la loi de 1861 est amendée par le Criminal Justice Act (NI) 1945 (section 25 (1)) qui dépénalise l’avortement en cas de danger pour la vie de la mère lorsque l’acte a été pratiqué « de bonne foi ». Dans la région, l’avortement n’est donc pas autorisé en cas de viol, d’inceste ou d’anomalie fœtale létale (fatal fetal abnormality) ou grave (serious fetal abnormality).
Les recours judiciaires sont cependant nombreux en faveur d’une libéralisation de l’avortement. Le 14 juin 2017, la Cour suprême rejette un appel relatif au refus de l’Angleterre d’étendre la couverture médicale aux femmes nord-irlandaises se déplaçant pour avorter[23]. Le 29 juin 2017, le ministre britannique aux droits des femmes et à l’égalité annonce toutefois que cette couverture sera étendue[24].
Puis, dans une décision rendue le 7 juin 2018, la Cour suprême estime que la législation en Irlande du Nord est incompatible avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (« CEDH »), car elle ne permet pas l’avortement dans des cas de viol, d’inceste et d’anomalie létale (Northern Ireland Human Rights Commission’s Application for Judicial Review)[25]. Elle rejette néanmoins l’appel car elle estime que la requête de la Commission des droits de l’homme d’Irlande du Nord n’est pas recevable en raison d’un défaut de qualité à agir. La High Court d’Irlande du Nord avait également jugé que le cadre légal était contraire à l’article 8 de la Convention européenne dans une décision du 30 novembre 2015[26], tout comme la Cour d’appel le 14 juin 2017[27]. Il s’agit donc d’une avancée juridique importante en dépit du rejet du recours.
Puis en février 2018, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes rend un rapport[28] sur l’application par le Royaume-Uni de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979. Le Royaume-Uni a signé la Convention en 1981 et l’a ratifiée en 1986. Le Royaume-Uni a également adhéré en 2004 au protocole additionnel permettant aux femmes seules ou en groupe de déposer une plainte directement au Comité[29]. En 2010, plusieurs associations (Alliance for Choice, the Family Planning Association et Northern Ireland Women’s European Platform) déposent donc une plainte auprès du Comité, invoquant une violation des droits des femmes en Irlande du Nord en raison des conditions restrictives du droit à l’avortement. L’enquête du Comité a donné lieu au rapport de février 2018.
Le Comité conclut que le droit en Irlande du Nord méconnaît plusieurs articles de la Convention, notamment l’article 12[30]. Il recommande ainsi l’abrogation des sections 58 et 59 du Offences against the Person Act 1861 et l’autorisation de l’avortement dans certains cas (crime sexuel et anomalie fœtale létale). Le Comité recommande également de mettre en place les services adéquats permettant aux femmes d’accéder à des conseils en matière de santé et de procréation ainsi qu’à des services médicaux dédiés à l’avortement.
Afin de se conformer aux recommandations du Comité, le Parlement de Westminster a adopté la section 9 du Northern Ireland (Executive Formation etc) Act 2019. Le projet initial avait pour objectif de modifier la section 1 du Northern Ireland (Executive Formation and Exercise of Functions) Act 2018 afin de proroger la période prévue par le Northern Ireland Act 1998 pour la nomination d’un exécutif nord-irlandais avant le 21 octobre 2019 (à la suite des élections de l’assemblée d’Irlande du Nord le 2 mars 2017, aucun gouvernement n’avait pu être formé). Lors du passage en commission de la chambre entière (committee of the whole house)[31], Stella Creasy, députée du parti travailliste, a déposé un amendement visant à ce que le droit de l’avortement en Irlande du Nord soit conforme aux recommandations du Comité. Cet amendement est voté par 432 voix contre 99 à la Chambre des communes[32], puis par les Lords[33].
Cette section était supposée entrer en vigueur le 22 octobre 2019 dans l’hypothèse où un gouvernement n’a pas pu être établi dans la région, ce qui fut le cas. En vertu de cette loi de Westminster, les sections 58 et 59 du Offences Against the Person Act 1861 sont abrogées en Irlande du Nord. En attendant de nouvelles dispositions relatives à l’avortement dans la région, un moratoire est appliqué aux poursuites des infractions en matière d’avortement. En outre, les femmes souhaitant pratiquer un avortement en Angleterre pourront bénéficier d’une assistance financière pendant la période transitoire[34]. Enfin, le gouvernement britannique a l’obligation d’adopter par la voie réglementaire un nouveau cadre du droit à l’avortement dans la région, respectueux des recommandations du Comité.
Après six semaines de consultations[35], le gouvernement britannique publie donc les Abortion (Northern Ireland) Regulations 2020 le 25 mars 2020. En vertu de ces dispositions, l’avortement est possible en Irlande du Nord dans un délai de douze semaines, sans aucune autre condition qu’une attestation médicale relative à la durée de la grossesse. Un avortement après douze semaines est également possible en cas d’anomalie du fœtus, grave ou létale (severe fetal impairment et fatal fetal abnormalities). Néanmoins, ce texte a dû être réécrit en raison de plusieurs erreurs matérielles découvertes par le Joint Committee on Statutory Instruments (Abortion (Northern Ireland) (No. 2) Regulations 2020 du 12 mai 2020). Le texte a ensuite été approuvé (comme l’exige la procédure prévue par la loi de 2019), par les Lords (le 15 juin 2020)[36] puis par les Communes (le 17 juin)[37].
L’assemblée d’Irlande du Nord a néanmoins organisé un débat sur le texte le 2 juin 2020[38], et une motion a été votée par 46 voix contre 40, rejetant le nouveau cadre de l’avortement qui étend ce droit en cas de handicap non létal, incluant la trisomie 21. Même si cette motion n’a qu’une valeur politique, elle révèle le désaccord profond de l’assemblée législative régionale avec ces nouvelles règles. En outre, en pratique, ces dispositions n’ont jamais été mises en place par le ministre nord-irlandais de la santé, et le 16 février 2021, une proposition de loi (Severe Fetal Impairment Abortion (Amendment) Bill) est introduite devant l’assemblée nord-irlandaise[39]. Elle vise à remettre en cause l’avortement en cas de handicap grave de l’enfant (severe fetal impairment) en modifiant les Abortion (Northern Ireland) (No. 2) Regulations 2020. La proposition est toujours en cours d’adoption en février 2022.
C’est pourquoi la Commission des droits de l’homme d’Irlande du Nord[40] (Northern Ireland Human Rights Commission) a formé un recours au début de l’année 2021 contre les carences du secrétaire d’État à l’Irlande du Nord ainsi que du ministre de la santé d’Irlande du Nord à concrétiser le droit à l’avortement dans la région. Dans un arrêt du 14 octobre 2021[41], la High Court d’Irlande du Nord estime certes que le ministre n’a pas respecté ses obligations, mais ceci est essentiellement dû à la crise sanitaire, et refuse d’émettre une injonction à son encontre. Entre-temps le gouvernement britannique a néanmoins adopté en mars 2021 les Abortion (Northern Ireland) Regulations 2021, approuvées par les deux chambres à de larges majorités en avril[42] afin de permettre au secrétaire d’État à l’Irlande du Nord d’ordonner aux autorités nord-irlandaises (notamment aux ministres régionaux) d’appliquer les recommandations du rapport du Comité sur l’élimination des discriminations, ce qu’il fait en juillet 2021[43]. La date limite du 31 mars 2022 est fixée aux autorités nord-irlandaises pour s’exécuter, mais l’acte réglementaire fait l’objet d’un recours en judicial review formé par une association pro-vie (Society for the Protection of Unborn Children)[44].
Notons enfin que les régions britanniques ont pris des mesures exceptionnelles pendant la pandémie s’agissant du droit à l’avortement, à l’exception de l’Irlande du Nord. En Angleterre, au Pays de Galles et en Écosse[45], des instructions des ministres de la santé permettent aux femmes de prendre deux pilules abortives à la maison dans le cadre d’une consultation médicale à distance, au lieu de se déplacer dans un centre de santé. En Irlande du Nord, seule la seconde pilule peut être prise à la maison[46]. Les régions, à l’exception de l’Irlande du Nord, ont également mené des consultations afin de déterminer si cette possibilité offerte par la pandémie pouvait devenir permanente[47].
Finalement, il existe des différences majeures dans la concrétisation du droit à l’avortement entre l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Écosse, d’une part, et l’Irlande du Nord, d’autre part. Même si le droit écossais n’est actuellement pas fondamentalement différent de celui de l’Angleterre et du Pays de Galles, il pourrait en être autrement en cas de changement de majorité politique dans la région. Or, cette rupture d’égalité fondée sur le lieu de résidence des femmes britanniques n’est pas justifiée par des raisons objectives.
Partie II – Une rupture d’égalité fondée sur des raisons politiques
Les variations géographiques du droit à l’avortement peuvent être expliquées par l’absence d’un principe général d’égalité encadrant la dévolution au Royaume-Uni (A). Les arguments juridiques en faveur d’une uniformisation de ce droit sur l’ensemble du territoire sont néanmoins nombreux (B).
A. L’absence d’un principe général d’égalité encadrant la dévolution au Royaume-Uni
La différenciation du droit à l’avortement est permise au Royaume-Uni en l’absence d’un principe général d’égalité en droit britannique, favorisant le traitement inégal des femmes dans le cadre de la dévolution.
D’une part, l’égalité a un statut plus qu’incertain en droit britannique. En 1994, Jeffrey Jowell[48] se demandait si l’égalité était un principe constitutionnel. Certes, il s’agit d’un principe démocratique comme l’indique la baronne Hale (« democracy is founded on the principle that each individual has equal value »[49]) et semble étroitement lié à la Rule of law. En outre, certaines décisions font état d’un principe d’égalité issu de la common law[50], mais le contenu de ce principe n’est pas explicité et sa consécration ne permet pas d’établir un contrôle plus poussé que celui de l’irrationalité (ou de l’erreur manifeste)[51]. Toutefois, le principe d’égalité est plutôt envisagé par la loi sous l’angle de la non-discrimination, qui offre une protection moins large que l’égalité à proprement parler.
Historiquement, le droit britannique à la non-discrimination est contenu dans plusieurs lois visant divers groupes de population (Sex Discrimination Act 1975, Race Relations Act 1976, Disability Discrimination Act 1995). Les trois lois sur la non-discrimination fondée sur le sexe, sur la race et sur le handicap sanctionnent les discriminations dans domaines de l’emploi, du logement, de l’éducation et de la fourniture de biens et services, formant une sorte de « hiérarchie de l’égalité »[52] aux sources très éparses. En 2002, la commission pour l’égalité raciale dénombre 30 lois, 38 règlements, 11 codes d’application et 12 directives et recommandations européennes sur le sujet[53]. Elle dénonce un état du droit confus et source d’injustice.
Deux lois sont donc adoptées en 2006 et 2010 sur l’égalité (Equality Act 2006 et Equality Act 2010), mais leur appellation est trompeuse. En 2006, l’Equality Act est le résultat d’une pression communautaire importante[54]. Les lois de 2006 et 2010 viennent abroger les strates existantes et compléter les dispositifs de non-discrimination s’agissant des motifs de rupture d’égalité suivants : le sexe, l’orientation sexuelle et le changement de sexe, le statut marital, de grossesse ou de maternité, la race, le handicap, l’âge, la religion ou les croyances. Notons toutefois que le lieu de résidence ne fait pas partie des motifs de discrimination visés par les textes. La loi identifie en outre plusieurs secteurs dans lesquels une discrimination est prohibée : la production de biens et services[55], le secteur public et l’éducation. Le « principe d’égalité » est donc protégé grâce à une énumération des différences de traitement prohibées, et non par un énoncé général.
Cette loi ne s’applique toutefois pas en Irlande du Nord. La loi de 2006 crée en outre une commission pour l’égalité et les droits de l’homme (Equality and Human Rights Commission), compétente pour l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Écosse, tandis qu’il existe en Irlande du Nord une commission pour les droits de l’homme (Northern Ireland Human Rights Commission) et une commission pour l’égalité (Equality commission for Northern Ireland).
Notons enfin que l’article 14 de la CEDH est invocable en droit interne depuis l’entrée en vigueur du Human Rights Act 1998 le 1er octobre 2000, mais que le Royaume-Uni n’a pas ratifié le protocole n° 12 à la Convention[56]. Dans son arrêt de 2018 précité, la Cour suprême écarte toutefois de façon lapidaire l’argument de la violation par la législation nord-irlandaise de l’article 8 ou de l’article 3 associés à l’article 14[57]. Curieusement, elle envisage d’ailleurs l’article 14 sous l’angle de l’égalité hommes/femmes alors qu’il s’agit avant tout d’une discrimination entre les femmes, fondée sur le lieu de résidence. En tout état de cause, en vertu du principe de la souveraineté parlementaire, le pouvoir législatif peut à tout moment adopter une loi qui établit certaines discriminations, sans qu’aucun mécanisme juridique ne puisse sanctionner la violation du principe d’égalité puisqu’il ne figure pas dans une constitution formelle. Le Human Rights Act autorise seulement les tribunaux à déclarer l’incompatibilité d’une loi avec la Convention européenne des droits de l’homme, incitant les pouvoirs publics à changer la loi. La loi reste toujours en vigueur, et seule une modification législative peut remédier à une violation des droits[58].
D’autre part, de l’absence d’un principe général et formellement constitutionnel d’égalité en droit britannique, résulte une distribution verticale des pouvoirs uniquement fondée sur des motifs politiques.
En Écosse, l’avortement ne fait pas partie des sujets explicitement dévolus par le Scotland Act 1998. Néanmoins, certains sujets soulevant des problématiques morales ou religieuses similaires sont déjà dévolus à l’Écosse, comme le suicide assisté, et les domaines de la santé et du droit pénal font également l’objet d’un consensus en faveur d’un transfert de compétences. Ce n’est qu’à l’occasion de la modification du Scotland Act 1998 visant à préciser la liste des compétences écossaises après le référendum de 2014[59] que le droit à l’avortement fait l’objet d’âpres négociations. Au sein de la commission instaurée pour faciliter le dialogue (Smith Commission), tous les partis (Scottish National Party, conservateurs, libéraux-démocrates et Les Verts) sauf le Labour acceptent de décentraliser la compétence relative à l’avortement[60]. Le Labour estime pourtant que l’avortement est une « ligne-blanche » à ne pas franchir, car le parti craint qu’un gouvernement moins libéral ne s’installe dans la région et remette en cause les droits des femmes[61]. Le droit à l’avortement ne figure donc pas dans la version initiale du projet (Scotland Bill), et ce n’est qu’en séance qu’un amendement en faveur du transfert est voté en 2015[62]. Il semble ainsi que le Parlement britannique ait souhaité favoriser le compromis avec la région en raison des velléités indépendantistes qui l’animent depuis plusieurs années.
En Irlande du Nord, la question de la répartition des compétences est également un sujet sensible en raison des affrontements religieux et des volontés de rattachement avec la République d’Irlande. Le cadre de la dévolution est fixé par le Belfast Agreement et le Northern Ireland Act 1998 qui établit une assemblée législative (Northern Ireland Assembly).
La pénalisation stricte de l’avortement n’est toutefois pas remise en cause après la dévolution[63] (Belfast Agreement)[64], et le Northern Ireland Act ne contient aucune disposition à ce sujet. Une motion votée le 20 juin 2000 par l’assemblée d’Irlande du Nord, confirme ce constat, car elle s’oppose à l’extension de l’Abortion Act à la région[65]. En outre, le 5 février 2010, un accord entre le gouvernement central et la région (Hillsborough Castle agreement) permet de transférer les compétences relatives à la police et à la justice à Stormont[66]. Le 11 février 2016, l’assemblée rejette également deux motions visant à modifier le Justice Bill dans le but de légaliser l’avortement dans le cas d’une anomalie fœtale létale ou d’un crime sexuel[67]. L’assemblée et l’exécutif nord-irlandais ont toutefois cessé de fonctionner en janvier 2017 jusqu’en 2020 pour des raisons politiques[68], et ce n’est qu’en janvier 2020 que l’exécutif et l’assemblée d’Irlande du Nord sont rétablis[69], le Parlement de Westminster ayant profité de la vacance du pouvoir pour adopter le Northern Ireland (Executive Formation etc) Act 2019 (voir supra). Il faut toutefois souligner les difficultés propres au système institutionnel de la région, qui favorise les blocages. Le gouvernement d’Irlande du Nord peut être qualifié de « consociatif », car il est fondé sur le principe de la représentation des deux communautés (nationalistes et unionistes, section 16A du Northern Ireland Act 1998). Certaines questions sont ainsi transversales (cross-community ou cross-cutting matters) nécessitant un accord au sein du Cabinet (Executive Office), et le ministre nord-irlandais de la Santé a estimé que c’était le cas de l’avortement. Or, en l’espèce, il n’y a pas de consensus sur ce sujet au sein du Cabinet[70], ce qui explique le refus de concrétiser le droit à l’avortement.
Les régions invoquent en outre une convention de la Constitution (la Sewel Convention), selon laquelle le Parlement britannique ne peut intervenir dans les matières dévolues ni modifier les pouvoirs des assemblées dévolues sans leur accord. Cette convention a été consacrée par la loi s’agissant de l’Écosse (Scotland Act 2016, partie 1, section 2) et du Pays de Galles (Wales Act 2017, section 2). Dans son fameux arrêt Miller du 24 janvier 2017 relatif au Brexit[71], la Cour suprême estime cependant que cette convention représente une simple contrainte politique, et non une règle constitutionnelle applicable par les juridictions. Cet état de fait n’est pas altéré par le Scotland Act 2016, qui consacre cette convention, car pour la Cour, en dépit de sa forme législative, cette obligation reste politique. Au-delà de la question du Brexit, la décision de la Cour suprême est donc marquante, car elle anéantit la portée juridique des conventions de la Constitution, même inscrites dans une loi formelle. Néanmoins, en ce qui concerne le droit à l’avortement, elle revient à affirmer que Westminster peut toujours légiférer dans ce domaine sans l’accord des régions. Par exemple, le European Union Withdrawal Agreement Act 2020 relatif au Brexit a été promulgué le 23 janvier 2020 alors même que quelques jours auparavant[72], les trois assemblées dévolues ont voté chacune une motion s’opposant au texte. Westminster est ainsi toujours souverain et peut récupérer sa compétence par voie législative à tout moment. Les concessions de Westminster semblent donc avant tout motivées par la volonté de ne pas compromettre le fragile équilibre territorial du Royaume et le processus de paix en Irlande du Nord, surtout après le Brexit qui a ressuscité les velléités d’indépendance de l’Écosse et les craintes d’un retour des affrontements à la frontière nord-irlandaise. Pourtant, l’application d’un cadre législatif du droit à l’avortement identique sur l’ensemble du territoire est justifiée par de nombreux arguments juridiques.
B. Les arguments juridiques en faveur de l’application uniforme du droit à l’avortement au Royaume-Uni
Les arguments juridiques en faveur d’une uniformisation du droit à l’avortement sur l’ensemble du territoire britannique sont nombreux. Tout d’abord, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes rappelle que la responsabilité internationale de l’État est en jeu lorsque ses régions ne respectent pas les dispositions d’un traité, comme le stipule l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités[73]. Ainsi, les recommandations du Comité du 16 décembre 2010[74] sur les obligations des États parties indiquent que la décentralisation ne fait pas disparaître la responsabilité directe du gouvernement central dans la mise en œuvre de « ses obligations envers toutes les femmes de sa juridiction ». Finalement, le Royaume-Uni ne peut invoquer le Belfast Agreement pour justifier la violation des droits des femmes en Irlande du Nord[75].
Parmi les obligations internationales du Royaume-Uni figure d’ailleurs également le respect de la Convention européenne des droits de l’homme, car si le Parlement n’est pas lié par une éventuelle déclaration d’incompatibilité émise par un juge britannique, le Royaume-Uni peut toutefois être mis en cause devant la Cour européenne. Il est en effet plus que douteux que le droit nord-irlandais en matière d’avortement respecte les droits de la Convention. Certes les États disposent d’une large marge d’appréciation dans le domaine de l’avortement, ce que la Cour européenne a rappelé à plusieurs reprises[76]. Comme la Cour suprême britannique précédemment[77], la Cour européenne pourrait toutefois estimer que le droit nord-irlandais méconnaît de l’article 8, comme elle l’a déjà fait à l’encontre de la Pologne et de la République d’Irlande[78]. De plus, il n’est pas certain que le traitement différencié des femmes nord-irlandaises soit jugé compatible avec l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention. La jurisprudence de la Cour européenne est néanmoins opportunément ambiguë sur ce point : sur un autre sujet proche, la Cour européenne a déjà déclaré que le Royaume-Uni avait méconnu l’article 8 s’agissant de la pénalisation des relations homosexuelles en Irlande du Nord[79], mais elle ne s’est pas prononcée sur la violation de l’article 8 combiné avec l’article 14. Toutefois, dans l’arrêt Magee c. Royaume-Uni du 6 juin 2000[80], la Cour européenne estime que des différences territoriales peuvent exister à la condition qu’elles soient justifiées de façon objective et rationnelle[81]. Certes, dans l’affaire Carson c. Royaume-Uni jugée le 16 mars 2010[82], la Cour estime que le lieu de résidence représente un critère pertinent de discrimination ; toutefois il s’agissait en l’espèce de différencier les résidents au Royaume-Uni et les expatriés[83], ce qui est un critère en lien avec l’objectif de la législation fiscale sanctionnant les exilés fiscaux. En revanche, s’agissant de la législation relative à l’avortement, le critère territorial n’est pas en lien avec l’objectif du législateur. Certains auteurs évoquent même une violation de l’article 3 de la Convention[84], ce que partagent deux juges de la Cour suprême britannique (Lord Kerr and Lord Wilson) dans leurs opinions dissidentes sous l’affaire précitée de 2018[85]. La Cour européenne pourrait donc estimer qu’il existe des obligations positives à la charge du Royaume-Uni de protéger la santé des femmes ou leur intégrité physique.
Ensuite, le droit à l’avortement est envisagé sous l’angle du droit pénal au Royaume-Uni, ce qui est susceptible d’être contesté[86]. Dans de nombreux pays, le droit à l’interruption de grossesse est rattaché au droit à la santé[87] ou est inscrit dans le code de la santé publique[88].
Toutefois, au-delà même d’un sujet relatif à la santé publique, l’avortement est avant tout relatif aux droits des femmes, à leur liberté individuelle, et donc aux droits fondamentaux[89]. Or, en l’absence de constitution formelle au Royaume-Uni, c’est au Parlement de Westminster qu’il revient de protéger ces droits. Dans un pays régi par le principe de la souveraineté parlementaire, il est toutefois curieux que le gouvernement britannique ait pu instaurer un cadre juridique de dépénalisation de l’avortement par voie réglementaire (Regulations précitées de 2020 et 2021), alors que le Parlement de Westminster peut à tout moment récupérer une compétence dévolue. Aucun débat n’a véritablement été mené sur la concrétisation régionale du droit à l’avortement au sein du Parlement, ce qui est plus que surprenant pour un tel sujet. Il en a d’ailleurs été de même s’agissant du mariage entre personnes de même sexe, car le Northern Ireland (Executive Formation etc) Act 2019 (section 8)[90] renvoie également au secrétaire d’État à l’Irlande du Nord le soin d’adopter des mesures réglementaires pour autoriser ces unions (Marriage (Same-sex Couples) and Civil Partnership (Opposite-sex Couples) (Northern Ireland) Regulations 2019 du 19 décembre 2019, entrées en vigueur le 13 janvier 2020).
L’absence de débat sur ce sujet au Parlement de Westminster semble problématique. On pourrait même se demander si ce ne serait pas aux citoyens britanniques ou nord-irlandais de décider de la question. C’est la voie choisie par la République d’Irlande[91], sous la forme originale de l’assemblée citoyenne. L’expérience des assemblées citoyennes se généralise dans ce pays, puisque quatre assemblées citoyennes ont été réunies au niveau national à ce jour, et plusieurs référendums ont été organisés sur des sujets de société[92]. Ainsi, une convention constitutionnelle est instaurée en 2012[93], composée de 66 citoyens tirés au sort et de 33 élus issus des différents partis politiques, plus un président. Cette convention délibère sur des sujets de révision de la Constitution, notamment celui du mariage entre personnes de même sexe, ce qui a conduit à l’organisation d’un référendum le 22 mai 2015, lors duquel 62.1 % des votants ont approuvé la révision envisagée.
Ensuite, le 13 juillet 2016[94], les deux chambres du Parlement votent une résolution créant une nouvelle assemblée citoyenne de 99 personnes censées représenter toutes les catégories de la population, supervisée par un président. L’assemblée réunie entre octobre 2016 et avril 2018 est chargée d’élaborer des recommandations relatives à cinq grands sujets de société et institutionnels : la légalisation de l’avortement, le changement climatique, le vieillissement de la population, l’organisation de referenda et le rôle du Parlement. Elle rend son rapport le 18 avril 2018[95]. S’agissant de l’avortement, un référendum est organisé le 5 mai 2018, et recueille 68 % de voix favorables. La modification de la Constitution entre en vigueur le 18 septembre 2018[96], et la loi légalisant l’interruption volontaire de grossesse[97] entre quant à elle en vigueur le 1er janvier 2019[98].
Cette expérience n’est pas inconnue au Royaume-Uni, puisqu’une assemblée citoyenne sur le climat a été missionnée en juin 2019 par six commissions parlementaires de la Chambre des communes[99] pour répondre à la question suivante : « comment le Royaume-Uni peut-il atteindre un objectif de neutralité carbone en 2050 ? ». Elle est composée de 108 membres tirés au sort. L’assemblée rend son rapport le 10 septembre 2020[100]. Des assemblées régionales ont également été mises en place, comme en Écosse, où la création d’une assemblée citoyenne sur le climat est prévue par le Scotland’s Climate Change Act 2019 (un rapport intermédiaire a été rendu le 24 mars 2021[101]). Une telle assemblée pourrait ainsi être réunie sur le thème de l’avortement, soit en Irlande du Nord, soit sur l’ensemble du territoire.
En toute hypothèse toutefois (référendum ou assemblée citoyenne), le Parlement de Westminster devra toujours concrétiser le résultat de la consultation dans une loi, ce qui ne semble pas insurmontable puisque les majorités à la Chambre des communes et à la Chambre des Lords sont largement favorables à une évolution dans cette matière comme l’ont montré les votes récents sur ce sujet (voir supra). En tout état de cause, le sujet de l’avortement ne peut pas être traité en catimini et varier en fonctions des majorités politiques nationales ou régionales.