Douze ans avant la tenue du colloque du 20 septembre 2019 dont les travaux sont publiés dans ce premier numéro de l’Europe des droits et libertés (Eur DL), un autre colloque consacré à la Charte sociale européenne avait eu lieu, à Strasbourg. Son objet, portant exclusivement sur le langage et la typologie du droit (« Bilan de la pratique des réclamations collectives dans le cadre de la Charte »), semble se distancier du colloque de septembre dernier, dont le titre (« La Charte en tant qu’instrument d’avenir ») renvoie, implicitement, à l’espace politique.
Le collègue qui, au colloque de 2008, était chargé de la mission dont je fus investi pour celui de 2019 (tirer les conclusions des travaux ainsi que des contributions publiées), était le professeur Jean-François Akandji-Kombé. D’autre part, dans son introduction aux travaux du colloque de septembre 2019, Florence Benoît-Rohmer a rendu hommage à Régis Brillat, ex-secrétaire exécutif de la Charte, en reconnaissance de son dévouement à la Charte et à la promotion des droits sociaux dans toutes les sociétés européennes. À l’instar de ce geste honorifique de Florence Benoît-Rohmer envers Régis Brillat, je ne voudrais pas, en clôturant les contributions au colloque, omettre de rendre hommage au professeur Jean-François Akandji-Kombé. Le début de son engagement systématique et continu dans l’étude du système de la Charte avait coïncidé avec le lancement de la procédure des réclamations collectives (1998) et, depuis, ses innombrables études en la matière l’ont érigé en pionnier de la fonction que remplit la communauté académique des juristes de l’Europe eu égard à la Charte : fonction délibérément qualifiée par Jan Malinowski dans le présent volume de « moteur de progrès » mettant des idées et des solutions créatives au service du Conseil de l’Europe, en général, et du système de la Charte, en particulier.
En principe, je souscris à l’aveu que Jean-François Akandji-Kombé formula en 2008 : l’exercice consistant à tirer les conclusions d’un colloque est réputé pour sa difficulté[1]. Les difficultés que présenta l’élaboration des conclusions du récent colloque ne devraient pas être attribuées à l’articulation prétendument malaisée à établir entre les contributions des auteurs de ce volume. Loin de là. En effet, une source de difficultés résidait dans le « penchant politique » que l’intitulé du colloque, lui en premier, impliquait. En effet, ce « penchant » pourrait être illustré sur le plan formel par le fait que, comme annoncé par la direction scientifique du colloque (Florence Benoît-Rohmer, Agathe Rivière, Aline Venant), celui-ci devait s’inscrire dans la continuité d’un « séminaire d’experts » qui s’était déroulé à la veille du colloque. Organisé par la présidence française du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, à l’occasion de sa clôture, ce séminaire était intitulé « Renforcer la protection des droits sociaux en Europe pour plus d’unité et d’égalité ». Il est vrai que, tout au long de 2019 et, peut-être même déjà depuis l’année précédente, les organes directeurs du Conseil de l’Europe en matière de droits de l’homme (les Délégués des ministres, le Comité directeur des droits de l’homme) s’étaient transformés en véritables laboratoires où étaient formulées des propositions et des initiatives visant à améliorer la protection des droits sociaux en Europe. Cette amélioration devait résulter des ajustements à apporter à l’organisation et au fonctionnement du Comité européen des droits sociaux en sa qualité d’organe d’interprétation et de suivi de l’application de la Charte sociale européenne. Parrainées par la présidence française du Comité des ministres, au second semestre 2019, ces propositions et initiatives étaient – et le sont toujours – censées préparer un avenir radieuxpour le système institutionnel et normatif de la Charte[2]. Elles auraient été stimulées par les intérêts politiques des gouvernements nationaux, bien qu’elles concernaient une entité supranationale essentiellement apolitique. En effet, initialement dénommé « Comité d’experts indépendants »[3] (indépendants, par rapport aux gouvernements et à leurs politiques), le Comité européen des droits sociaux raisonne et œuvre, en application de la Charte et des droits sociaux qu’elle garantit, par des moyens de réflexion exclusivement juridiques.
La connaissance du modus operandi du Comité et, notamment, celle de la procédure des réclamations collectives est plus ou moins suffisamment accessible tant au public qu’aux juristes avertis. Il convient toutefois de rappeler que l’œuvre normative produite par le Comité et son interprétation de la Charte dans le cadre de cette procédure, se concrétise dans un ensemble complexe de dispositifs particuliers et de formulations générales que nous tous, en tant que juristes, appelons « jurisprudence ». Le procédé original menant à cette production consiste, essentiellement, dans des formules juridiques mises au service des concepts normatifs inventés par le Comité. Les formules juridiques développées par le Comité sont des structures argumentatives, qui reposent à la fois sur l’emprunt et le parasitage de formules existant dans les patrimoines juridiques nationaux ou dans les autres instruments juridiques européens de protection des droits de l’homme. Quant aux concepts normatifs, qui constituent le droit à proprement parler de la Charte et au moyen desquels le Comité la « réécrit », en quelque sorte, ils rendent possible, mais aussi ils limitent ce que les acteurs du système de la Charte (les requérants, les gouvernements, mais aussi les juges nationaux, qui sont, eux aussi, chargés de l’application de la Charte) peuvent dire ou faire en matière de protection des droits sociaux, et même ce qu’ils peuvent vouloir dire ou faire.
Pensées au sein des instances gouvernementales du Conseil de l’Europe « pour l’avenir » de la Charte, les propositions visant à améliorer l’efficacité de la mise en œuvre des droits sociaux qu’elle garantit sont loin de s’attaquer frontalement au véritable problème auquel celle-ci se heurte dans les États parties à la Charte. En effet, tant les décisions rendues par le Comité sur le bien-fondé des réclamations collectives que les conclusions qu’il adopte sur l’application de la Charte par les États parties dans le cadre de l’examen des rapports nationaux, sont dépourvues de force contraignante. Il en est ainsi, en dépit du fait que l’organe de régulation de la Charte se dote du « monopole » de l’interprétation de la Charte, en vertu du Protocole additionnel relatif aux réclamations collectives[4]. Ainsi, les décisions du Comité ne s’inscrivent que dans un corpus normatif qui, étant développé au moyen des instruments classiques du droit international que sont les deux versions de la Charte, lie les États parties en vertu des règles constitutives de tout ordre juridique international. Toutefois, les gouvernements peinent à s’accommoder même de cette contrainte « modérée » associée aux décisions du Comité. Cette difficulté apparaît tant au sein des ordres juridiques nationaux qu’au sein des politiques nationales de protection sociale et d’emploi.
Ainsi, certaines propositions avancées par les gouvernements en vue de l’amélioration de la protection des droits sociaux pourraient être qualifiées de banales et présentent un caractère communicationnel (il s’agit, p.ex., de l’invitation à tous les États parties d’adhérer à la Charte révisée de 1996 et au Protocole additionnel de 1995 sur les réclamations collectives). D’autres, cependant, visent à encadrer, voire, à nuancer l’efficacité des moyens d’action normative dont dispose le Comité dans le champ d’application tant matériel que personnel de la Charte : appel au Comité de « rassurer » les États [sic] quant à l’équité et à l’efficacité de la procédure des réclamations collectives ; appel au Comité à impliquer davantage l’État défendeur dès la phase de l’examen de la recevabilité de la réclamation (de manière à décroître le nombre de réclamations examinées sur le fond) ; appel au Comité de « renforcer le dialogue » avec les parties au litige (au lieu de lui permettre de camper derrière la pratique de délibération) ; appel aux États d’examiner la possibilité de désigner des « membres nationaux ad hoc » au sein du Comité pour toute réclamation collective où aucun ressortissant de l’État concerné ne siège au Comité à ce moment-là, etc., etc…
D’autre part, les propositions intergouvernementales sur l’ « avenir » de la Charte accordent une place « prioritaire » au besoin de rendre obsolète (à tout le moins, en partie) la jurisprudence audacieuse que le Comité a consacré dans son interprétation de la clause du §1 de l’Annexe à la Charte. Il s’agit d’une clause unique en son genre pour un instrument de protection des droits de l’homme que la Charte se veut être. Ainsi, conformément à celle-là, les dispositions de la Charte s’appliquent à toute personne indépendamment de sa nationalité. Toutefois, s’agissant des « étrangers », elles ne s’appliqueraient que dans la mesure où ils sont des ressortissants des autres parties résidant légalement ou travaillant régulièrement sur le territoire de la partie intéressée. Pour le Comité, la restriction du champ d’application personnel figurant à l’Annexe ne saurait se prêter à une interprétation dont l’effet serait de priver les étrangers en situation irrégulière – qu’ils soient ressortissants des États parties ou de pays tiers – de la protection des droits les plus élémentaires consacrés par la Charte. L’interprétation ne devrait pas non plus porter préjudice à leurs droits fondamentaux, tels que le droit à la vie ou à l’intégrité physique, ou encore le droit à la dignité humaine[5]. Or, dans leurs propositions, les gouvernements ont appelé chaque État partie à déterminer s’il étend, au moyen d’une déclaration unilatérale, le champ d’application personnel de la Charte au moins aux ressortissants des pays tiers qui résident légalement et travaillent régulièrement sur le territoire de l’État concerné, « et non pas aux migrants en situation irrégulière ».
Telle qu’elle s’est exprimée au colloque du 20 septembre et qu’elle le fait dans les contributions composant le présent volume, la doctrine du droit social et des droits de l’homme s’est penchée, avec la rigueur et la méthode qui lui sont propres, sur la tâche d’esquisser un avenir de la Charte sociale européenne meilleur en ce qui concerne la protection efficace des droits sociaux que celle-ci garantit. Elle mit le doigt « là où ça blesse », c’est-à-dire, sur le degré réduit de contrainte qu’exercent les décisions du Comité, voire, le système normatif global de la Charte. Elle a également proposé des voies concrètes pour y échapper. Dans ce sens, à mon avis, le colloque du 20 septembre 2019 s’inscrit moins dans la continuité du séminaire de la présidence française du Conseil de l’Europe que dans celle de la détermination constante du corps académique strasbourgeois en matière de droit social et des droits de l’homme de façonner, par la mise en place des colloques scientifiques, le droit social européen-conventionnel. C’est de cette catégorie d’évènements que relèvent non seulement le colloque susmentionné de 2002 sur les réclamations collectives, mais aussi celui de 2017 « Renverser la perspective : les droits sociaux comme remèdes aux crises européennes ! », où la Charte et son avenir avaient dominé une large partie des débats[6].
Tirant prétexte du communiqué – cité par Jean-Pierre Marguénaud- concernant une centrale syndicale française qui, à la suite d’une décision du Comité favorable à sa réclamation, préconisait comme suite à donner à la décision, à l’intérieur de l’ordre juridique français, aux fins de la rendre effective, le recours au juge national, Nicolas Moizard énonce, en guise de principe, que la violation de la Charte constatée par le Comité devra ensuite être utilisée par le réclamant devant les juges nationaux et les pouvoirs publics pour réclamer le retrait des mesures dénoncées. Depuis la première année de mon mandat au Comité, en 2009, j’ai à plusieurs reprises suggéré, à l’écoute de réclamants potentiels ou réels, qu’afin de pallier au peu de contrainte qui caractérise les décisions du Comité sur le bien-fondé des réclamations, il est indispensable que le réclamant ayant obtenu gain de cause devant le Comité mette en œuvre une stratégie post-litigieuse auprès du système juridictionnel interne. Aux propos tenus par Nicolas Moizard, j’ajouterais que je préconise comme stratégie post-litigieuse au niveau national à la suite d’une décision du Comité sur le bien-fondé d’une réclamation donnée, une démarche adoptée par le réclamant « vainqueur » visant à inciter les personnes physiques (membres, éventuellement, du syndicat ou de l’ONG ayant introduit la réclamation devant le Comité) lésées dans leur sphère personnelle et matérielle, à engager devant le tribunal interne compétent la responsabilité civile de l’État fautif pour violation d’une norme de droit international – une disposition de la Charte- dûment incorporée dans l’ordre juridique interne. Cette violation est susceptible générer de dommages et intérêts conformément au droit national de responsabilité civile extracontractuelle. La violation de la norme conventionnelle mériterait de figurer parmi les prémisses du raisonnement judiciaire, confortée par la décision du Comité sur le bien-fondé qui l’aurait constatée et circonscrite par le fait que cette décision émane d’un organe – le Comité- investi du monopoledu contrôle des engagements juridiques souscrits par les États parties à la Charte.
Comme le montre Carmen Salcedo Beltrán, bien que l’Espagne ne soit pas liée par le Protocole de 1995 portant sur les réclamations collectives, le juge espagnol assure une effectivité accrue des dispositions de la Charte. En effet, il les applique dans le domaine des mesures nationales inscrites dans le registre de la politique d’austérité, telles qu’elles sont interprétées par le Comité dans le cadre de la procédure des réclamations collectives. Pour Carmen Salcedo Beltrán, l’avenir de la Charte est envisagé dans l’horizon étroit de son propre pays, qui ambitionne d’adhérer à la Charte sociale européenne révisée et au Protocole additionnel sur les réclamations collectives. Il s’agit là, pour elle, d’un processus qui consolidera la démocratie en Espagne. De même, pour Sacha Garben, le Socle européen des droits sociaux de l’Union européenne de 2017 et, indirectement, la Charte sociale européenne (dans la mesure où le Socle affirme, timidement, s’inspirer de dispositions de la Charte), deviendront, une fois pleinement mis en œuvre, un levier pour la constitution d’une « démocratie robuste et bien fonctionnelle » au sein de l’Union européenne. Néanmoins, Sacha Garben s’abstient de donner la moindre explication au fait qu’au moment de son élaboration, les auteurs du Socle ont purement et simplement rejeté la proposition solennellement formulée par le Secrétaire général du Conseil de l’Europe selon laquelle la Charte sociale européenne devrait faire partie intégrante du Socle, en tant que droit commun de l’ensemble des États membres de l’Union qui sont, en même temps, parties contractantes à la Charte. Pourtant, Sacha Garben est très sensible aux tensions qui règnent entre l’ordre juridique de l’Union, tel qu’il est façonné par la Cour de Justice de l’UE, et le système normatif de la Charte, tel qu’il est interprété par le Comité. En effet, au titre des mesures nationales qu’ils adoptent en application du droit économique de l’Union, les États parties à la Charte et membres de l’Union emportent des violations des obligations qui pèsent sur eux en vertu de celle-là. Lors du colloque du 20 septembre 2019, je me suis posé la question de savoir comment Sacha Garben ne s’était pas aperçue que cette tension s’estomperait progressivement une fois que l’incorporation de la Charte dans le Socle placerait à l’avant de la scène (de l’application du Socle par la voie législative à l’intérieur de l’UE) la manière dont les dispositions de la Charte sont interprétées par le Comité[7]. En outre, pour Sacha Garben, l’Union européenne devrait encourager l’ensemble des États membres d’adhérer en particulier à la Charte révisée. Selon elle, si cette adhésion se réalisait un jour, « la porte serait ouverte » pour que la Cour de Justice de l’Union érige certaines dispositions de la Charte, telles qu’interprétées par le Comité dans ses décisions sur les réclamations collectives, en source de droit applicable au cas d’espèce. Au colloque du 20 septembre, j’ai révélé qu’une telle perspective n’était pas envisageable, du côté de la Cour. En effet, dans le cadre du dialogue que le Comité entretient avec la Cour (tout comme il en entretient avec la Cour européenne des droits de l’homme), deux de ses présidents (le président actuel, Koen Lenaerts, et son prédécesseur, Vassileios Skouris) ont déclaré en toute sérénité que la Cour de Justice ne saurait pas recourir à de sources de droit extérieures à l’Union si ces sources ne sont pas interprétées et appliquées par un organe juridictionnel !
Bien que sa contribution ne traite ni du présent ni de l’avenir de la Charte, Edoardo Stoppioni ne s’est pas éloigné des préoccupations exprimées tant par Carmen Salcedo Beltrán que par Sacha Garben quant au lien étroit qui doit unir la démocratie avec l’univers des droits sociaux. Ainsi, il déplore le « tout économique » qui domine l’action normative et matérielle des organisations financières et commerciales internationales notamment en période de récession et de crise. En conclusion de sa remarquable contribution, il envisage le décloisonnement de l’économique et du social au nom de l’obligation morale de contribuer à un développement économique salutaire pour les êtres humains.
Enfin, les analyses stimulantes de Carole Nivard, Jean-Pierre Marguénaud et Olivier de Schutter nous proposent des voies à suivre pour « guérir » ce qui « blesse », à savoir la contrainte réduite des décisions normatives du Comité rendues notamment dans le cadre de la procédure des réclamations collectives. Pour Carole Nivard, le standard de protection des droits sociaux tel qu’il est construit par la jurisprudence du Comité européen des droits sociaux peut être sauvegardé et rendu efficace s’il est pris en compte par la Cour européenne des droits de l’homme, par la Cour de Justice de l’UE, par la Charte des droits fondamentaux de l’UE ou le droit dérivé de celle-ci. En effet, les normes issues de ces jurisprudences sont « réceptionnées » par les juges internes. En conclusion de sa contribution, Jean-Pierre Marguénaud se met à la recherche d’une « synergie stimulante » entre le Comité et la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier, de sorte que le standard de protection de l’un ou l’autre des droits sociaux élaboré par le Comité se pérennise grâce à – et à travers de- un arrêt de la Cour, qui a force exécutoire à l’intérieur de l’État partie concerné.
Une fois de plus, avec sa riche contribution, Olivier de Schutter se montre combatif : la seule voie qui permettra, à terme, à la Charte sociale européenne de devenir un instrument efficace de régulation sociale entre les mains non seulement des gouvernements, mais aussi des partenaires sociaux, consiste dans l’adhésion de l’Union européenne à la Charte (révisée) et au Protocole additionnel portant sur la procédure des réclamations collectives. Olivier de Schutter est un « vieux routier » de l’adhésion de l’UE à la Charte. Sa première étude en la matière remonte à 2005[8]. À l’heure actuelle, il explore la possibilité de l’adhésion en prenant dûment en considération les indications juridiques fournies par l’avis 2/13 rendu par la Cour de Justice en décembre 2014 au sujet de l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’homme. En même temps, dans cette exploration, il est guidé par le souci de tempérer, au moyen de l’adhésion, la tension qui se fomente entre le droit de l’UE et la Charte chaque fois que le Comité déclare le bien-fondé de réclamations qui allèguent de violations de la Charte au motif des mesures nationales prises en exécution ou en application des obligations de l’État concerné découlant du droit de l’UE. Les décisions sur le bien-fondé des réclamations de 2011 et de 2012 portées contre la Grèce au motif de violations de la Charte par les mesures nationales de politique d’austérité « ordonnées » par l’Union européenne dans le contexte de la crise de la dette souveraine du pays, ainsi que la décision du Comité dans l’affaire dite « anti-Laval » de 2012 portée contre la Suède, ont constitué pour Olivier de Schutter, mais aussi pour Sacha Gaben dans sa contribution précitée, les sources de leur préoccupation et de leurs propositions pour sortir de la tension entre les deux ordres juridiques, avant que cette dernière se dégénère en « crise de confiance » entre eux. Il convient de se demander, enfin, dans l’attente (pour combien de temps ?) de l’adhésion de l’UE au système normatif de la Charte, si le Comité lui-même ne s’est pas déjà engagé dans la voie d’alléger la tension entre les deux systèmes juridiques (la Charte et le droit de l’UE).
En effet, dans des réclamations ultérieures portées contre la Grèce et l’Irlande, le Comité a exempté les États concernés des violations de la Charte au titre des mesures nationales qui, tout en ayant été prises dans un contexte de crise économique, n’entretenaient qu’un lien plus ou moins lâche avec les obligations consacrées par le droit de l’Union[9]. Néanmoins, il s’agit là d’une piste à explorer séparément, dans l’avenir, par les auteurs du présent volume ou bien par d’autres juristes aussi reconnus.
En guise de conclusion, force est de constater qu’une distance considérable sépare les ambitions des États parties en matière de réforme du système de la Charte et les réflexions des experts, indépendants des servitudes de la politique, visant à remédier aux carences du système de la Charte quant à l’effectivité des décisions prises par le Comité européen des droits sociaux notamment dans le cadre de la procédure des réclamations collectives. Il ne faut pas croire qu’un jour les gouvernements partageront avec la doctrine les réflexions et propositions que celle-ci élabore. Cela ne devra pas en décevoir les serviteurs. Comme Edoardo Stoppioni l’a écrit, le rôle de la doctrine est de pointer du doigt les limites des solutions envisagées. J’ajouterais qu’il est illusoire de croire que la doctrine ne dispose d’aucun pouvoir. Certaines, ne dispose-t-elle pas du jus decidendi. Mais, son pouvoir consiste à façonner et à structurer le droit. Compte tenu de cela, dans le cas de la Charte sociale européenne et de la procédure des réclamations collectives du Comité européen des droits sociaux, elle devra continuer de défendre la qualité primordiale du système normatif de la Charte, déjà mise en exergue par Jan Malinowski dans son rapport introductif, mais aussi par des auteurs externes au cercle des juristes ici présents[10] : être une entité qui assure la participation des acteurs nationaux et européens à l’élaboration des politiques nationales de protection sociale et de l’emploi, en privant les gouvernement de leur monopole en la matière, aux termes d’une procédure contentieuse, dont l’objet est avant tout normatif, en autodisciplinant les États autour des normes juridiques et en balisant le débat civique.