A lire le proverbe de Gandhi cité par l’Avocat général Wahl selon lequel « La grandeur d’une nation et ses progrès moraux peuvent être jugés par la manière dont ses animaux sont traités »[1], l’on peut se poser la question de savoir si l’arrêt Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a. de la Cour de justice de l’Union européenne (« Cour ») ne contribue pas à la réalisation de l’idéal de Gandhi. Celui-ci constitue sans conteste une victoire pour les associations qui luttent contre les maltraitances animales et montre qu’avec le temps la protection du bien-être des animaux devient une préoccupation majeure de l’Union européenne et de ses États membres. Les citoyens européens sont en effet de plus en plus attentifs à la promotion du bien-être animal et attendent de l’Union et des États membres que des règles minimales pour améliorer celui-ci soient respectées notamment lors de leur abattage[2].
C’est pour tenir compte de ces évolutions récentes que le traité d’Amsterdam a introduit en 1997 un protocole (no 33) « sur la protection et le bien-être des animaux » annexé au Traité instituant la Communauté européenne. Ce texte est devenu l’article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) actuellement en vigueur qui « consacre la nécessité pour l’Union comme pour les États membres de tenir compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles »[3]. Le règlement no 1099/2009 sur la protection des animaux lors de leur mise à mort s’inscrit dans le cadre de ces exigences. Il a pour objectif d’épargner aux animaux toute douleur, détresse ou souffrance lors de l’abattage et des opérations annexes et établit des règles applicables à la mise à mort des animaux élevés ou détenus pour la production de denrées alimentaires. Il impose que les animaux soient mis à mort uniquement après étourdissement et qu’ils soient maintenus dans un état d’inconscience et d’insensibilité jusqu’à leur mort (art. 4, paragraphe 1). La seule possibilité de dérogation à l’étourdissement préalable concerne « les animaux faisant l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, […] pour autant que l’abattage ait lieu dans un abattoir » (art. 4, paragraphe 4). Il prévoit toutefois la possibilité en son article 26 que les États membres puissent prendre des mesures visant à assurer une plus grande protection des animaux. Les règlementations nationales sont aujourd’hui disparates en la matière et certains États comme la Belgique, la Suède, la Slovénie, la Finlande ou le Danemark ont imposé des contraintes plus strictes, allant pour certains jusqu’à interdire l’abattage sans étourdissement préalable en prévoyant parfois la possibilité d’un étourdissement réversible ou d’un étourdissement post-jugulation.
Au cœur du litige justifiant la saisine de la Cour de justice figure un décret pris en 2017 par le gouvernement flamand qui, en application de l’article 26, paragraphe 2, du règlement no 1099/2009[4], impose l’étourdissement des animaux avant leur abattage, mais qui prévoit que le procédé́ d’étourdissement doit être réversible et qu’il n’entraine pas la mort de l’animal lorsque la mise à mort fait l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par un rite religieux. Le législateur flamand a en effet considéré́ que cette disposition répondait aux souhaits des communautés religieuses, les préceptes religieux imposant que l’animal ne soit pas mort au moment de son abattage et qu’il se vide complètement de son sang sont respectés tout en préservant le bien-être animal[5]. Ce n’est pas l’avis du Consistoire central israélite de Belgique, qui, avec d’autres organisations juives et musulmanes, ont saisi la Cour constitutionnelle belge de recours en annulation contre le décret. Pour eux, le décret flamand rend impossible à l’ensemble de leurs croyants de se procurer de la viande provenant d’animaux abattus conformément à leurs préceptes et porte atteinte à leur liberté religieuse. En effet, les rites alimentaires imposés par leur religion exigent que la viande consommée provienne d’animaux vivants et conscients au moment de l’abattage et qu’ils meurent par hémorragie. A leur demande, la Cour constitutionnelle belge a saisi la Cour de justice à titre préjudiciel afin que celle-ci détermine si d’une manière générale le droit de manifester sa religion garanti par l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux s’oppose à la réglementation d’un État membre qui impose, conformément à l’article 26 du règlement de l’Union, dans le cadre de l‘abattage rituel, un procédé d’étourdissement réversible et insusceptible d’entrainer la mort de l’animal. La question posée à la Cour est celle de la compatibilité d’une législation nationale supprimant ou atténuant la portée de la dérogation prévue par l’article 4, paragraphe 4, du règlement no 1099/2009 avec le droit d’exprimer ses convictions religieuses garanti par l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux[6].
Le dernier mot appartenant toujours à l’interprète, l’arrêt de la Cour de justice Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a. était très attendu car il porte pour la première fois sur l‘interprétation et la validité de l’article 26, paragraphe 2 du règlement. Le suspens était de mise car la préservation des rites religieux d’abattage des animaux est souvent difficilement conciliable avec les conceptions modernes du bien-être animal. En outre, l’ambiguïté des dispositions du règlement permettait des interprétations différentes, selon que le bien-être animal ou la liberté religieuse est privilégiée. La divergence radicale des solutions proposées par l’Avocat général Hogan et la Cour de justice montrent combien l’enjeu sociétal de l’affaire est brûlant. Alors que l’Avocat général considérait que les rites religieux devaient primer sur le bien-être animal, la Cour a finalement opté pour une solution protectrice du bien-être animal en concluant que l’adoption dans l’UE de législations nationales imposant un étourdissement réversible et non létal dans le cadre de l’abattage rituel constitue certes une restriction à l’exercice de la liberté religieuse garantie par l’article 10 de la Charte mais que cette restriction n’est pas disproportionnée car elle permet d’assurer un juste équilibre entre l’importance attachée au bien-être animal et la liberté des croyants juifs et musulmans de manifester leur religion (Partie I). Il s’agit là d’une solution audacieuse et progressiste qui devrait permettre d’adapter progressivement en Europe la pratique de l’abattage rituel aux exigences du bien-être animal et plus généralement d’ouvrir la voie à des évolutions favorables à la condition animale (Partie II).
Partie I – Le règlement no 1099/2009 n’interdit pas aux États membres de prendre des mesures prévoyant un étourdissement préalable non létal pour l’abattage des animaux
Pour la Cour le règlement ne procède pas lui-même à la conciliation nécessaire entre le bien-être des animaux et la liberté de manifester sa religion (A), il se borne à encadrer la conciliation qu’il revient aux États membres d’effectuer entre deux valeurs essentielles propres à l’Union européenne, d‘une part, la protection du bien-être des animaux prévue à l’article 13 TFUE consacrée par la jurisprudence de la Cour en tant qu’objectif légitime d’intérêt général[7], d’autre part, le droit fondamental à la liberté de religion garanti par l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux (B).
A. Le principe de l’étourdissement préalable et la dérogation prévue par l’article 4 § 4
Pour la Cour le règlement n° 1099/2009 a pour objectif premier, comme l’indique son intitulé et son article 3, de protéger les animaux et de leur épargner toute douleur, détresse ou souffrance lors de l’abattage et des opérations qui lui sont connexes. Aussi l’article 4, paragraphe 1, constitue-t-il la pierre angulaire du règlement en ce qu’il prévoit sans équivoque possible que les animaux doivent être mis à mort uniquement après étourdissement. La Cour confirme que l’article 4, paragraphe 1, concrétise l’obligation claire prévue par la première partie de l’article 13 TFUE faite à l’Union et aux États membres de tenir pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles. Elle se fonde sur le considérant 20 du règlement qui prévoit que les méthodes de mise à mort sont douloureuses pour les animaux et l’étourdissement est nécessaire pour « provoquer un état d’inconscience et une perte de sensibilité avant la mise à mort ou au moment de celle-ci » et sur le fait que des études scientifiques ont établi que l’étourdissement constitue la technique portant le moins atteinte au bien-être animal au moment de l’abattage[8].
Afin toutefois d’assurer un juste équilibre entre la liberté religieuse et la poursuite de la promotion du bien-être animal qualifié par la jurisprudence de la Cour de justice d’objectif légitime d’intérêt général, l’article 4, paragraphe 4, du règlement prévoit une dérogation au principe posé par le règlement, à savoir que la règle de l’étourdissement préalable n’est pas applicable à l’abattage rituel, pour autant que l’abattage ait lieu dans un abattoir[9]. Se référant au considérant 15 du règlement, la Cour justifie cette clause dérogatoire par la nécessité de garantir aux membres de certaines confessions religieuses la possibilité de préserver leurs rites religieux en consommant de la viande d’animaux abattus selon des méthodes prescrites par leur religion. Reprenant la formulation utilisée par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Cha’Are Shalom Ve Tsedek c. France[10], elle considère comme elle l’avait déjà fait dans l’arrêt Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen e.a., que cette dérogation marque l’engagement positif du législateur de l’Union « d’assurer le respect effectif de la liberté de religion et du droit de manifester sa religion ou ses convictions par les pratiques et l’accomplissement des rites, notamment en faveur des musulmans et des juifs pratiquants »[11]. La Cour précise toutefois que les méthodes d’abattage prescrites par des rites religieux assurent une garantie moindre de bien-être animal, laissant déjà présager de la solution qu’elle allait retenir. Pour elle cette forme d’abattage n’est « pas de nature à atténuer toute douleur, détresse ou souffrance de l’animal aussi efficacement qu’un abattage précédé d’un étourdissement, lequel […] est nécessaire pour provoquer chez l’animal un état d’inconscience et de perte de sensibilité de nature à réduire considérablement ses souffrances » (pt 48) et les méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, qui sont réalisées sans étourdissement préalable n’équivalent pas, en termes de garantie d’un niveau élevé de bien-être de l’animal au moment de sa mise à mort, à la méthode d’abattage avec étourdissement préalable […] » (pt 50).
La Cour n’a donc pas interprété le règlement comme instaurant une hiérarchie entre le respect de la liberté de religion et la nécessaire promotion du bien-être animal, mais comme reflétant un équilibre entre ces deux valeurs européennes. Comme le notait l’avocat général Wahl dans ses conclusions sous l’arrêt Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen, un tel arbitrage est « impossible » dans la mesure où il aurait abouti à instaurer une hiérarchie entre le respect de la liberté de religion et les objectifs de protection du bien-être animal, de la santé publique et de la sécurité alimentaire. Il estimait que la « prudence »[12] devait nécessairement être de mise en raison du risque élevé de stigmatisation qui caractériserait les débats relatifs à l’abattage rituel et de la nécessité d’éviter les reproches qui auraient pu leur être faits au cas où le bien-être animal aurait prévalu sur la liberté de manifester sa religion. Une telle mise en balance aurait très certainement été défavorable au bien-être animal compte tenu de l’importance et du poids que revêt aujourd’hui le droit à la liberté religieuse et du fait que la protection animale ne se rattache à aucun droit individuel.
Cette prudence avait guidé la Cour dans les deux arrêts déjà rendus en matière d’abattage rituel. Dans l’arrêt Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen[13], elle avait estimé que la règlementation belge qui impose l’obligation de procéder à des abattages rituels dans des abattoirs agréés n’est pas, en soi, de nature à porter atteinte au droit à la liberté de religion des musulmans pratiquants. Elle constitue un simple encadrement technique adopté par le législateur européen pour concilier à la fois son engagement positif d’assurer le respect effectif de la liberté religieuse et celles liées à la protection du bien-être animal et de la santé humaine. Dans l’arrêt ultérieur, Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA)[14], qui concernait la traçabilité des denrées alimentaires, elle avait considéré que le logo biologique européen ne pouvait être apposé sur les viandes issues de l’abattage rituel sans étourdissement préalable, bien qu’un tel abattage soit permis à titre dérogatoire par le règlement no 1099/2009, dans la mesure où de telles méthodes ne garantissent pas un niveau élevé́ de bien-être de l’animal au moment de sa mise à mort.
Dans ces arrêts, la Cour esquive habilement de confronter abattage rituel et bien-être animal, mais elle confirme que la protection du bien-être animal constitue un objectif légitime de l’Union dont les États doivent pleinement en tenir compte lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique de celle-ci et qu’ils disposent de la possibilité d’imposer l’étourdissement non létal dans le domaine de l’abattage rituel.
B. La faculté reconnue aux États membres de restreindre la portée la dérogation prévue à l’article 4 § 4
Tout en reconnaissant la dérogation au principe d’étourdissement préalable pour raisons religieuses, la Cour va reconnaitre aux États la possibilité de l’atténuer au nom d’une meilleure prise en compte du bien-être animal et de l’intérêt des consommateurs européens. Pour ce faire, elle prend appui sur l’article 26 du règlement et la « flexibilité » qu’il reconnait au législateur national pour assouplir le mécanisme de dérogation mis en place à l’article 4, paragraphe 4. Elle interprète en effet l’article 26 comme accordant aux États une marge de manœuvre importante, permettant à ceux qui le souhaitent de revenir sur les modalités traditionnelles de l’abattage rituel et d’imposer un étourdissement préalable réversible et non létal dans le but de protéger le bien-être animal. En effet, l’article 26 du règlement ouvre la possibilité aux États membres de maintenir ou d’adopter, dans l’intérêt du bien-être des animaux et pour autant que le marché intérieur n’en soit pas affecté, des mesures assurant aux animaux mis à mort une plus grande protection que celle prévue par le règlement, y compris dans le domaine de l’abattage rituel.
Elle justifie cette interprétation par la nécessité d’adopter une interprétation réaliste du règlement et acceptable par certains États afin de tenir compte de l’évolution des sensibilités de l’opinion publique en faveur du bien-être animal. En effet, les législations européennes sont disparates en matière d’abattage et certains États membres n’hésitent plus aujourd’hui à imposer la nécessité d’un étourdissement préalable même en matière d’abattage rituel. En outre, la protection du bien-être animal, y compris lors de leur transport ou au cours de leur mise à mort, constitue une préoccupation nouvelle et croissante des citoyens européens.
Les communautés religieuses requérantes faisaient également valoir que de plus en plus d’États membres interdisaient l’abattage sans étourdissement préalable, ce qui compromettrait l’approvisionnement de leurs membres en viande provenant d’animaux abattus conformément aux prescriptions de leur religion. La Cour oppose à cet argument le fait que ces interdictions n’auraient pas d’incidence sur la liberté religieuse dans la mesure où un État membre ne peut pas interdire ou entraver la mise en circulation sur le territoire d’un État membre de produits d’origine animale provenant d’animaux qui ont été abattus rituellement lorsque ces produits sont originaires d’un autre État membre ou d’un État tiers. En effet l’article 26, paragraphe 4, du règlement no 1099/2009 prévoit que des règles plus restrictives ne sauraient faire obstacle à la libre circulation des produits d’origine animale provenant d’animaux qui ont été mis à mort dans un autre État membre assurant une moins grande protection au moment de leur mise à mort.
L’interprétation du règlement telle qu’effectuée par la Cour n’allait toutefois pas de soi. En témoigne d’abord le fait qu’elle ait systématiquement pris à contrepied les arguments de de l’Avocat général Hogan qui privilégiaient les rites religieux au détriment de la protection du bien-être animal et qui remettait en cause les législations de certains États membres. Pour lui, la dérogation prévue à l’article 4, paragraphe 4 du règlement constitue certes « un choix de politique que le législateur de l’Union était habilité à faire », mais rend l’obligation d’étourdissement des animaux inapplicable aux abattages prescrits selon des rites religieux. Pour lui l’article 26 paragraphe 2 du règlement confèrerait simplement la faculté aux États membres d’introduire dans leur législation des exigences techniques plus strictes visant à minimiser les souffrances des animaux et à promouvoir leur bien-être lors de l’abattage rituel sans étourdissement préalable, comme par exemple l’exigence de la présence d’un vétérinaire qualifié à tout moment pendant l’abattage rituel ou/et celle de la formation appropriée de la personne procédant à cette forme particulière d’abattage. Mais en aucun cas, les États membres ne pouvaient revenir sur la dérogation à l’étourdissement préalable à l’abattage prévue à l’article 4, paragraphe 4, du règlement sous peine de remettre en cause la raison d’être de la liberté religieuse et de restreindre l’exercice de la liberté religieuse par les membres des confessions juive et musulmane pour lesquels l’abattage rituel d’animaux est un élément essentiel de leur identité religieuse[15].
L’interprétation du règlement développée par l’avocat général est d’ailleurs partagée par d’autres juridictions dont le Conseil d’État français pour qui le droit de l’Union rend « l’obligation d’étourdissement des animaux inapplicable aux abattages prescrits selon des rites religieux » et ne laisse « aux États membres qu’une faculté d’introduire des mesures visant à assurer une plus grande protection des animaux lors de leur abattage rituel sans étourdissement préalable »[16]. Elle est fondée sur l’idée qu’il faut donner une plus grande importance à la liberté́ religieuse dès lors que celle-ci constitue un droit fondamental qui est, de surcroît, considéré́ par la Cour européenne des droits de l’homme comme l’un des piliers fondamentaux d’une société́ démocratique.
Quant à l’argument tiré de la difficulté croissante de se procurer de la viande d’animaux abattus conformément aux rites religieux, il faut noter ici que la Cour reprend sur ce point le raisonnement suivi par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Cha’Are Shalom Ve Tsedek c. France[17]. La Cour de Strasbourg considérait en effet qu’il ne pourrait y avoir ingérence dans la liberté de manifester sa religion si les fidèles pouvaient par ailleurs se procurer de la viande en provenance d’animaux qui seraient abattus conformément aux prescrits religieux. On s’étonnera toutefois de ce raisonnement qui autorise un État membre à imposer l’étourdissement lors de l’abattage rituel dès lors que la libre circulation des produits provenant d’autres États membres n’est pas entravée et permet aux communautés religieuses en cause de se procurer de la viande issue d’abattages rituels réalisés sans étourdissement. Curieuse conception de la liberté religieuse qui considère qu’un État peut autoriser ou non l’abattage rituel et ainsi restreindre la liberté religieuse selon que les communautés religieuses concernées ont ou non la possibilité de se procurer de la viande conforme aux rites religieux à l’étranger…[18]
La solution de la Cour a toutefois un mérite essentiel, celui de mettre en exergue le bien-être animal et de faire évoluer les mentalités en matière de pratique d’abattage rituel et d’adapter les pratiques religieuses afin que celles-ci tiennent compte des souffrances et de la détresse des animaux.
Mais pour la Cour, le règlement ne procède pas lui-même à une conciliation entre l’objectif du bien-être animal et le respect de la liberté religieuse et n’a pas pour objet d’unifier le droit des États membres, lesquels peuvent imposer des contraintes plus strictes, voire interdire l’abattage sans étourdissement préalable. Il fixe simplement le cadre législatif dans lequel les États membres doivent effectuer cette conciliation, en leur imposant toutefois de veiller à ce que les mesures prises ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté religieuse consacrée par l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux. En effet, conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, les États membres sont tenus de respecter les droits fondamentaux consacrés par celle-ci lorsqu’ils mettent en œuvre cette possibilité.
Partie II – Les mesures nationales prévoyant un étourdissement préalable non létal doivent toutefois être conforme à la liberté religieuse
L’un des principaux arguments avancés par les associations requérantes pour soutenir que le décret flamand qui imposait un procédé d’étourdissement alternatif pour l’abattage effectué dans le cadre d’un rite religieux était qu’il restreignait excessivement leur liberté religieuse en ce qu’il remettait en cause les modalités d’abattage prescrites par les préceptes juifs et musulmans (A). La Cour de justice a cependant considéré qu’une règlementation nationale qui autorise l’abattage des animaux fondé sur un étourdissement réversible et non létal dans le domaine de l’abattage rituel, constitue une restriction proportionnée à la liberté religieuse justifiée par la protection du bien-être animal garantie par l’article 13 TFUE (B).
A. Une restriction de la liberté religieuse
La Cour de justice accorde aux communautés religieuses requérantes qu’en imposant, dans le cadre de l’abattage rituel, l’étourdissement préalable de l’animal en contradiction avec les prescrits religieux des croyants juifs et musulmans, le décret flamand adopté sur le fondement de l’article 26 du règlement 1099/2009 emporte une limitation du droit à la liberté de manifester leur religion, telle que garantie à l’article 10, paragraphe 1, de la Charte[19].
Pour justifier la solution retenue, la Cour relève d’abord que la mesure flamande relève du champ d’application de la liberté religieuse. En effet, comme elle avait eu l’occasion de l’indiquer par le passé à plusieurs reprises, elle rappelle que la Charte retient à l’instar de la Convention européenne des droits de l’homme une acception large de la notion de « religion », susceptible de couvrir tant le forum internum, à savoir le fait d’avoir une conviction, que le forum externum qui implique la liberté de toute personne de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public, ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement de différents rites qu’elle comporte[20].
Aussi en imposant, dans le cadre de l’abattage rituel, l’étourdissement préalable de l’animal contrairement aux prescrits religieux des croyants juifs et musulmans, le décret emporte bien une limitation du droit à la liberté de ces croyants de manifester leur religion. En effet, comme l’expliquent les requérants au principal, l’abattage rituel répond à des préceptes religieux spécifiques exigeant que les croyants ne consomment que de la viande d’animaux abattus sans étourdissement préalable, aux fins d’assurer qu’ils ne soient soumis à aucun procédé de nature à entraîner la mort avant l’abattage et qu’ils se vident de leur sang.
Si toutes les pratiques motivées par des prescrits religieux ne relèvent pas du forum externum[21], la Cour confirme que l’abattage rituel constitue bien une manifestation liée à celui-ci et qu’il peut, à la différence du forum internum faire l’objet de restrictions. Elle l’avait déjà reconnu dans l’arrêt du 29 mai 2018, Liga van Moskeeën en Islamistische Organisaties Provincie Antwerpen e. a[22] qui, s’agissant de l’obligation imposée par l’État flamand de procéder aux abattages rituels dans un abattoir agréé, indiquait que l’abattage rituel relève de la notion de rite religieux au sens où l’entend l’article 4, paragraphe 4, du règlement[23]. Elle soulignait que l’existence de divergences théologiques entre les différents courants religieux sur la nature absolue ou non de l’obligation de procéder à l’abattage sans étourdissement préalable des animaux[24] n’infirmait pas cette qualification en tant que « rite religieux » de la pratique relative à l’abattage rituel, estimant indispensable de se conformer au devoir de neutralité religieuse propre à toute juridiction.
Le décret flamand emportant une limitation du droit à la liberté de certains croyants juifs et musulmans de manifester leur religion, il est revenu à la Cour de déterminer si celle-ci est justifiée au regard des exigences posée non seulement par l’article 52, paragraphe 1, mais aussi par l’article 52, paragraphe 3, de la Charte des droits fondamentaux, lues en combinaison avec l’article 13 TFUE. En effet, l’article 52, paragraphe 3, de la Charte « vise à assurer la cohérence nécessaire entre les droits contenus dans cette dernière et les droits correspondants garantis par la CEDH, sans porter atteinte à l’autonomie du droit de l’Union et de la Cour de justice de l’Union européenne ». Il prévoit que dans la mesure où la Charte contient des droits correspondant à̀ des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère la Convention. La Cour tiendra compte de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui garantit la liberté religieuse en vue de l’interprétation de l’article 10 de la Charte[25].
B. Une restriction assurant un juste équilibre entre la liberté religieuse et l’importance attachée au bien-être animal
Pour constater que l’étourdissement réversible non létal lors de l’abattage rituel constitue une limitation à la liberté religieuse justifiée au regard de la Charte, la Cour vérifie si les conditions posées par l’article 52, paragraphe 1, de celle-ci sont remplies[26]. On sait que cet article prévoit que, pour qu’une limitation à l’exercice d’un droit garanti par la Charte soit reconnue, elle doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel de ce droit. Elle doit également, dans le respect du principe de proportionnalité, être nécessaire et répondre effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui.
La Cour constate d’abord que l’imposition de l’étourdissement préalable lors de l’abattage rituel est prévue par la loi, en l’occurrence le décret flamand, et qu’elle respecte le contenu essentiel du droit de la liberté religieuse car le procédé mis en cause se limite à restreindre un aspect de l’acte rituel spécifique, à savoir celui de l’abattage, et n’interdit pas ce dernier en tant que tel. L’avocat général avait pourtant exprimé un avis inverse. Elle considère ensuite que la réglementation litigeuse a eu pour objectif de garantir la protection du bien-être animal, objectif d’intérêt général de l’Union garanti par l‘article 13 du TFUE[27]. Visiblement, la Cour n’a pas souhaité mobiliser les motifs prévus par la Convention européenne des droits de l’homme permettant de justifier une restriction de la liberté religieuse. En effet, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, la Cour aurait pu se référer aux objectifs énoncés à l’article 9, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir la sécurité publique, la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Elle aurait ainsi pu se fonder comme l’a fait la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt Cha’Are Shalom Ve Tsedek c. France, le seul arrêt que la Cour de Strasbourg ait eu l’occasion de rendre en matière d’abattage rituel, sur la protection de la santé et de l’ordre publics, « dans la mesure où l’organisation par l’État de l’exercice d’un culte concourt à la paix religieuse et à la tolérance »[28]. La Cour de justice n’a pas souhaité reprendre cette motivation et a préféré se fonder sur l’article 13 TFUE et l’objectif du bien-être animal en considérant ce dernier comme un principe consacré par les traités, le plaçant sur un pied d’égalité juridique avec un droit reconnu par la Charte, celui de la liberté religieuse. Elle enrichit ainsi la liste des motifs permettant une ingérence dans le droit de manifester sa religion prévus par l’article 9, paragraphe 2, de la Convention et confirme l’autonomie du droit de l’Union en prenant en considération les objectifs spécifiques poursuivis par cette dernière.
Le cœur du raisonnement de la Cour a toutefois porté sur la question de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure imposant l’étourdissement préalable non létal lors de l’abattage rituel. Comme le rappelle la Cour, lorsque plusieurs droits fondamentaux et principes consacrés par les traités doivent être mis en balance tels que, en l’occurrence, le droit de manifester sa religion garanti à l’article 10 de la Charte et le bien-être des animaux consacré à l’article 13 TFUE, elle doit opérer le test de proportionnalité « dans le respect de la conciliation nécessaire des exigences liées à la protection des différents droits et principes en cause et d’un juste équilibre entre eux[29] ». Elle conclut de cet examen que la mesure litigieuse permet au législateur flamand, sans excéder la marge d’appréciation qui lui est reconnue d’assurer un juste équilibre entre l’importance attachée au bien-être animal et les exigences de la liberté des croyants juifs et musulmans de manifester leur religion.
Pour justifier cette conclusion, la Cour emprunte aux méthodes d’interprétation dégagées par la Cour européenne des droits de l’homme. D’abord à celle de la marge d’appréciation qui joue dans la jurisprudence strasbourgeoise un rôle important dans le domaine délicat des rapports entre les communautés religieuses et l’État et sur lesquelles « de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique »[30]. En effet, en l’absence de consensus entre les États, la Cour de Strasbourg juge nécessaire d’accorder une marge de latitude au décideur national qu’elle estime mieux placé qu’elle pour apprécier la manière dont il convient de répondre aux exigences de la Convention[31]. Reprenant à son compte cette technique d’interprétation, la Cour de Luxembourg souligne qu’n faisant référence à l’existence de « perceptions nationales » différentes vis-à-vis des animaux ainsi qu’à la nécessité de laisser « une certaine flexibilité » ou encore « un certain degré de subsidiarité » aux États membres, le règlement a entendu reconnaître à chaque État membre « une ample marge d’appréciation » dans le cadre de la conciliation nécessaire de l’article 13 TFUE et de l’article 10 de la Charte, « aux fins d’assurer un juste équilibre entre, d’un côté, la protection du bien-être des animaux lors de leur mise à mort et, de l’autre, le respect de la liberté de manifester sa religion ». L’originalité de la démarche est à souligner car l’utilisation de la marge d’appréciation est peu usuelle dans la jurisprudence de la Cour de justice qui raisonne plus volontiers par référence au principe de subsidiarité[32].
Mais marge d’appréciation ne signifie pas absence de tout contrôle et la Cour de Luxembourg le rappelle en précisant qu’elle doit être soumise à un contrôle qui doit porter tant sur la justification de la mesure nationale ainsi que sur sa proportionnalité. Dans le cadre du contrôle de la nécessité de la mesure en cause, la Cour considère qu’un consensus scientifique s’est formé sur le fait que l’étourdissement préalable constitue le « moyen optimal » pour réduire la souffrance de l’animal au moment de sa mise à mort et qu’en conséquence le législateur flamand a pu, sans excéder la marge d’appréciation qui lui est reconnue, considérer que l’ingérence apportée à la liberté de manifester sa religion, en imposant un étourdissement préalable réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal, satisfait à la condition de nécessité.
Quant au caractère proportionné de l’ingérence de la mesure litigieuse dans l’exercice de la liberté religieuse, la Cour de Luxembourg se fonde sur deux arguments. D’abord, elle écarte l’argument principal des communautés religieuses requérantes qui craignaient que la mort de l’animal soit causée par la technique de l’étourdissement préalable et non par la saignée. La Cour constate que le législateur flamand s’est fondé sur des recherches scientifiques démontrant que l’étourdissement n’affecte pas négativement la saignée. Selon ces études, la technique de l’électronarcose aboutit à un étourdissement réversible et non létal de sorte que si l’animal est égorgé immédiatement après avoir été étourdi, son décès sera purement dû à l’hémorragie. En outre pour la Cour, le législateur flamand s’est inspiré de l’objectif poursuivi par le règlement, à savoir « privilégier la méthode de mises à mort autorisée la plus moderne, lorsque des progrès scientifiques significatifs permettent de réduire leur souffrance lors de leur mise à mort ».
La Cour de justice se fonde ensuite sur la théorie de l’instrument vivant, chère à la Cour européenne des droits de l’Homme et largement utilisée par celle-ci En effet, pour la Cour strasbourgeoise, la Convention européenne des droits de l’homme doit être considérée comme un « instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelle », ce qui a permis d’ajuster les dispositions conventionnelles au changement social, à l’évolution de la science et des techniques mais aussi des mœurs et des mentalités. Par mimétisme et pour justifier la prise en compte des préoccupations liées à la protection du bien-être animal, la Cour de justice a considéré que la Charte est un instrument vivant « à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques »[33] de sorte qu’il convient de tenir compte de l’évolution des valeurs et des conceptions, sur les plans tant sociétal que normatif, dans les États membres. Or, du point de vue de la Cour, le bien-être animal est une valeur sociétale nouvelle « à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance accrue depuis un certain nombre d’années » et « peut, au regard de l’évolution de la société, être davantage pris en compte dans le cadre de l’abattage rituel et contribuer ainsi à justifier le caractère proportionné’ d’une réglementation » telle que celle prise par le législateur flamand. Il peut, au regard de l’évolution de la société, être davantage pris en compte dans le cadre de l’abattage rituel et contribuer ainsi à justifier le caractère proportionné d’une réglementation telle que celle en cause au principal.
Au-delà de la solution propre à l’espèce, l’arrêt témoigne d’un étroit rapprochement entre les démarches de la Cour de Luxembourg et de celle de Strasbourg. S’il n’est pas étonnant que les deux Cours se réfèrent à la théorie du droit vivant pour justifier une interprétation au regard de l’évolution sociale, il est intéressant de voir la Cour de justice faire appel à l’existence d’une marge d’appréciation. Il n’en demeure pas moins qu’en application de principe d’autonomie de l’Union, la Cour, en présence d’un droit garanti également par la Convention européenne des droits de l’homme, se refuse de faire référence aux motifs de limitation prévus par celle-ci, mais préfère recourir aux objectifs d’intérêt général de l’Union.
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Pour la Cour, les États membres peuvent au vu de règlement n° 1099/2009 imposer l’étourdissement préalable non létal lors de l’abattage rituel dans la mesure où il assure un juste équilibre entre l’importance attachée au bien-être animal et la liberté des croyants juifs et musulmans de manifester leur religion. La solution n’allait pas de soi comme en témoigne les conclusions contraires de l’Avocat général Hogan et l’interprétation donnée du règlement n° 1099/2009 a pu surprendre les croyants touchés par cette mesure. Elle traduit toutefois la volonté de valoriser le bien-être animal à une époque où les atteintes à celui-ci sont nombreuses et de remédier aux défauts d’une législation européenne en la matière dénoncée pour son absence d’effectivité. Le message envoyé par la Cour est clair puisque dorénavant le bien-être animal doit être considéré comme un principe du droit de l’Union équivalent à la liberté religieuse et qui peut désormais venir restreindre cette liberté. La majeure partie de l’opinion publique européenne n’a pu que se réjouir de cette jurisprudence. En effet, si la Cour avait conclu à une contrariété avec l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux, toute évolution du droit de l’Union en vue de protéger les animaux aurait été rendue plus difficile, voire impossible. En tout cas, les États membres n’auraient jamais pu revenir sur la clause dérogatoire de l’article 4, paragraphe 4, du règlement selon laquelle la règle de l’étourdissement préalable n’est pas applicable à l’abattage rituel et imposer le principe de l’étourdissement préalable réversible qui ne provoque pas la mort de l’animal lors de l’abattage rituel.