L’arrêt Khan c. France rendu, à l’unanimité, par la Cour européenne des droits de l’Homme en début d’année a suscité des réactions franchement positives. Du défenseur des droits – qui a pris acte d’un « arrêt majeur »[1]– à la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme[2], en passant par les commentateurs[3], y compris médiatiques[4], tous ont souligné les faits « particulièrement graves »[5] de l’affaire et l’issue « inéluctable »[6] par une « condamnation retentissante »[7]. Les voix s’accordent pour relever l’importance de l’intervention de la Cour pour protéger les mineurs étrangers isolés.
Il est vrai que les faits de l’affaire se prêtaient particulièrement à une réaction sévère de la juridiction européenne. Jamil Khan, ressortissant afghan, arriva seul en France à l’âge de 11 ans, suite à la disparition de son père. En attendant de pouvoir passer au Royaume-Uni, il s’installa à Calais dans une cabane dans la lande et entra en contact avec des associations. L’une d’entre elles saisit le juge des enfants d’une demande de placement provisoire et de désignation d’un administrateur ad hoc. Le juge des enfants accéda à ces demandes par deux ordonnances distinctes, exécutoires de plein droit. Or les services de l’aide sociale à l’enfance n’ont jamais exécuté ces décisions. Jamil Khan a ainsi subi le démantèlement de la lande et la destruction de sa cabane avant de devoir s’installer dans un abri de fortune dans des conditions de promiscuité et d’absence d’hygiène encore plus dramatiques que dans la lande de Calais. Dans ces circonstances, la Cour a constaté que l’État n’a pas protégé le mineur non accompagné des conditions de vie dégradantes dans la lande de Calais et elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention.
Une telle décision doit être saluée en raison de la prise de position claire de la Cour qui illustre parfaitement l’importance de l’article 1erde la Convention, fondement des obligations positives, à l’heure où se développe toujours plus la notion de marge d’appréciation des États[8]. Ainsi, en venant au secours d’un enfant livré à lui-même en territoire étranger, la juridiction européenne réaffirme clairement le rôle primordial que joue la Convention – « instrument de l’ordre public européen »[9] – dans la garantie effective des droits humains de tous et de chacun.
Aussi louable que soit cette position, elle ne doit cependant pas occulter quelques lacunes que l’on aurait aimé enfin comblées dans le raisonnement de la Cour. Un aspect en particulier mérite d’être étudié puisqu’il aurait pu faire de cet arrêt l’occasion idéale d’un pas de plus vers l’effectivité des droits : l’absence de toute utilisation de la notion de dignité humaine.
Pour ce faire, il convient de repartir des faits de l’affaire qui ne plaçaient pas la Cour dans un contexte classique lié à l’article 3 : le seuil de gravité n’a pas été atteint dans le cadre d’un traitement physique violent lié à une interpellation policière[10], à des conditions de détention[11] ou au comportement des forces de police[12]; il ne s’agissait pas non plus d’un traitement moral insoutenable découlant de la disparition d’un proche[13]. Le requérant mettait en cause une précarité extrême[14], des conditions de vie au quotidien d’une insalubrité marquée, avec des risques indéniables tant sur sa santé que sur sa sécurité. Or la lutte contre la pauvreté fait généralement partie – selon une dichotomie classique des plus critiquables[15] – des droits dits sociaux et économiques et non des droits dits civils et politiques garantis par la Convention.
C’est donc l’indivisibilité des droits qui se situe au cœur de l’arrêt Khan et qui nous rappelle que tous les droits humains sont interconnectés, qu’il n’est pas possible, au moins en pratique, de les séparer par catégories. La Déclaration de Vienne de 1993 nous l’indiquait déjà[16]. La Cour nous le démontre à nouveau dans cet arrêt : en se fondant sur les liens indissolubles entre les catégories de droit, la Chambre a poursuivi une certaine extension du champ matériel de l’article 3, dans le sillage de l’arrêt Rahimi c. Grèce[17].
L’arrêt Khan est cependant ambivalent. D’un côté, il prend appui sur le principe d’indivisibilité des droits pour étendre l’applicabilité de l’article 3 à la situation matérielle précaire de personnes extrêmement vulnérables. Ce faisant, les juges mobilisent tous les principes et concepts juridiques possibles pour entourer la situation du requérant de leur attention. De l’autre, la Chambre omet d’évoquer, et de prendre appui, sur des notions constitutives pour l’Europe et qui sont, en réalité, au cœur de l’affaire soumise à son examen : aucune référence directe à la notion de dignité humaine – ce qui pour être désormais un classique de Strasbourg ne doit pas pour autant cesser d’interpeler ; aucune référence non plus à une éventuelle discrimination alors même que nous sommes face à un État qui n’a pas pris en compte la vulnérabilité, pourtant reconnue comme extrême par la Cour, du requérant. Or la discrimination ne consiste pas uniquement à distinguer là où il n’y a pas lieu de le faire mais aussi à ne pas distinguer alors qu’il le faudrait.
Ainsi, même si cet arrêt confirme, entre les lignes, que l’indivisibilité des droits est la voie de leur majeure effectivité (I), la Cour manque néanmoins l’occasion de faire de la dignité humaine le véritable régulateur de l’égalité en intégrant l’absence de prise en compte de la vulnérabilité à la définition de discrimination. Ce silence aurait presque pu passer inaperçu tant il est assourdissant (II).
Partie I – L’indivisibilité des droits comme voie de leur majeure effectivité
En confirmant la vulnérabilité de l’enfant mineur étranger (A), l’arrêt Khan se situe au cœur de la mouvance européenne qui décline concrètement les enjeux de la vulnérabilité par l’utilisation du principe de l’indivisibilité des droits (B).
A. La confirmation de la vulnérabilité de l’enfant mineur étranger
Le requérant alléguait l’état « d’extrême vulnérabilité »[18] dans lequel il se trouvait en raison du démantèlement de la lande de Calais. Ce caractère vulnérable était, par ailleurs, reconnu et mis en avant par les juridictions françaises saisies de la situation du requérant[19]. Les tiers-intervenants ont également fait état de la vulnérabilité du requérant et des mineurs étrangers non-accompagnés en général[20]. La Cour a repris ces analyses, suivant la ligne de sa jurisprudence antérieure. Elle a ainsi rappelé que « dans les affaires relatives à l’accueil d’étrangers mineurs, accompagnés ou non accompagnés, il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal »[21]. En effet, dans sa jurisprudence antérieure, la Cour avait déjà reconnu qu’un mineur étranger non-accompagné en situation irrégulière fait partie de la « catégorie des personnes les plus vulnérables de la société »[22].
Combinée à l’article 1erde la Convention, cette affirmation fait naître une obligation positive particulière à la charge de l’État : celle de prendre en main et de prendre soin de cette catégorie de personnes[23]. L’État doit activement protéger les mineurs isolés. L’apport intéressant de l’arrêt Khan est de préciser le contenu de cette obligation. Dans la jurisprudence antérieure, l’État défendeur était resté totalement passif[24] face à la situation du requérant mineur étranger isolé alors que dans l’arrêt Khan, l’Etat a agi à travers le Juge des Enfants qui a adopté une ordonnance de placement et des démarches ont été effectuées pour exécuter cette ordonnance[25]. Cette reconnaissance d’une action de l’État ne suffit cependant pas à exonérer l’État de sa responsabilité[26] : l’obligation positive qui pèse sur lui dans le cadre d’une personne en extrême vulnérabilité est donc réelle et poussée. Il ne suffit pas que les autorités judiciaires prennent des décisions ; encore faut-il que l’État mette tout en œuvre pour les exécuter et effectivement protéger le mineur, et ce indépendamment du comportement de celui-ci.
De la vulnérabilité de la personne découle une analyse spécifique en matière de protection effective des droits qui prend en compte la situation de faiblesse et ses conséquences pratiques sur la capacité des personnes à effectivement exercer leurs droits ou à en revendiquer l’application effective par les autorités étatiques. La jurisprudence de la Cour avait parfois laissé un goût amer sur ce point. En particulier, les arrêts Valentin Câmpeanu c. Roumanie[27] et Lambert et autres c. France[28] avaient suscité des réactions parfois vives sur ce point[29]. Dans le sillage de l’opinion concordante du Juge Pinto de Albuquerque[30], il convient de rappeler que la Cour n’avait pas saisi l’occasion que représentait l’affaire roumaine pour tirer toutes les conséquences de la vulnérabilité du requérant[31]. Quant à l’arrêt Lambert, si la Cour rappelle qu’elle prend en compte l’état de vulnérabilité d’une personne liée, notamment, à son état de handicap[32], elle n’en a tiré par la suite aucune conséquence dans son raisonnement juridique. Au contraire, elle a totalement occulté cet aspect dans ses développements relatifs à la possibilité pour l’un ou l’autre des membres de la famille de Vincent Lambert d’introduire une requête en son nom, pour protéger ses droits. Que la conclusion du raisonnement plaise ou non, il aboutit à une situation paradoxale dans laquelle une personne hors d’état d’exprimer sa volonté ne peut faire valoir ses droits à travers un membre de sa famille là où une personne décédée aurait, devant la Cour, davantage de possibilités[33]. Les positions radicalement opposées des parents et de l’épouse de Vincent Lambert qui souhaitaient tous s’exprimer en son nom ont certainement pesé dans la décision de la Cour. Toutefois, du point de vue strictement juridique, le raisonnement (non) développé avait un goût d’inachevé.
La jurisprudence qui a suivi a approfondi la question de la vulnérabilité pour en faire un instrument d’interprétation de certains articles de la Convention. L’arrêt Khan en est l’exemple même. Son apport se situe dans la déclinaison qui est faite de la vulnérabilité du requérant qui prend alors des contours précis grâce au principe d’indivisibilité des droits.
B. Une vulnérabilité déclinée par le principe d’indivisibilité
D’emblée, la Cour rappelle que l’évaluation du seuil de gravité minimum qui doit être atteint pour que l’article 3 s’applique est « relative par essence : elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime »[34]. Pour être qualifié de dégradant, le traitement doit être « de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir »[35]. Ces principes sont issus de la jurisprudence classique de la Cour en matière d’article 3. C’est d’ailleurs sur ces aspects qu’elle s’est fondée pour constater une violation dans l’arrêtRahimi : elle avait indiqué que le requérant avait subi « une angoisse et une inquiétude profondes »[36] en raison de l’inaction des autorités, ce qui avait conduit le requérant à souffrir de troubles du sommeil et de la parole[37].
Dans l’arrêt Khan, la Cour se fonde davantage sur les conditions matérielles de vie du requérant pour affirmer que le seuil de gravité de l’article 3 a été atteint. Ainsi, elle constate que « le requérant a vécu durant de six mois dans un environnement manifestement inadapté à sa condition d’enfant, caractérisé notamment par l’insalubrité, la précarité et l’insécurité »[38]. Par ailleurs, « le fait qu’il ait fallu attendre que le juge des enfants ordonne le placement du requérant pour que son cas soit effectivement considéré par les autorités compétentes conduit en lui-même à s’interroger sur le respect à son égard, par l’État défendeur, de l’obligation de protection et de prise en charge des mineurs isolés étrangers qui résulte de l’article 3 de la Convention »[39]. La conclusion est franche : « ces circonstances particulièrement graves et l’inexécution de l’ordonnance du juge des enfants destinée à protéger le requérant, examinées ensemble, constituent une violation des obligations pesant sur l’État défendeur, et […] le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention est atteint »[40].
La vulnérabilité extrême du requérant – caractérisée par son jeune âge et l’absence d’adulte autour de lui – est donc déclinée par les conditions de logement précaires, un quotidien insalubre, l’absence d’accès aux soins et à l’éducation. Or ces droits relèvent des droits dits sociaux et économiques dont il est coutume de dire que la Convention n’assure pas la protection. Or c’est par l’application du principe de l’indivisibilité des droits et l’appel aux droits économiques et sociaux que la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 3 en l’espèce. Contrairement au raisonnement suivi dans l’affaire Rahimi, les aspects plus psychologiques du seuil de gravité n’apparaissent pas dans l’arrêt Khan lorsque le passage des principes aux faits de l’espèce est effectué.
Ainsi, dans le contexte d’un requérant vulnérable, la Cour interprète le seuil de gravité de l’article 3 en se fondant sur les droits sociaux et économiques. Cette utilisation de l’indivisibilité des droits est intéressante dans la mesure où l’organe jumeau de la Cour, le Comité européen des droits sociaux effectuait déjà un raisonnement similaire en sens inverse : c’est par l’appel aux droits civils et politiques qu’il a décliné la vulnérabilité. En effet, dans les décisions interprétant l’Annexe[41] à la Charte, le Comité s’est appuyé sur le droit à la vie pour étendre le champ d’application personnel de la Charte sociale[42]. « Attentif à l’interaction complexe entre les deux catégories de droits »[43], le Comité interprète l’Annexe dans le sens où la restriction qu’elle comporte ne peut « produire des conséquences préjudicielles déraisonnables lorsque la protection des groupes vulnérables est en jeu »[44]. Le droit à la vie est l’indicateur qui permet de déterminer si de telles conséquences existeraient. Cet aspect a conduit le Comité à juger que le droit à l’assistance médicale ne pouvait être nié aux ressortissants étrangers y compris en situation irrégulière[45], tout comme le droit d’un enfant à un abri, quelle que soit sa situation de résidence[46].
En somme, dans le contexte d’un groupe vulnérable, certains droits sociaux sont l’indicateur du seuil de gravité de l’article 3 et certains droits civils et politiques sont l’indicateurs de conséquences préjudicielles déraisonnables qui permettent d’étendre le champ d’application personnel de la Charte. L’apport du principe d’indivisibilité se confirme indéniable : celle d’une majeure effectivité des droits reconnus aux individus.
Une différence importante existe cependant entre l’approche du Comité et celle offerte par l’arrêt Khan. Elle est liée à l’absence de référence directe, par la Cour européenne, à deux autres notions européennes, pourtant constitutives, qui pourraient porter encore plus loin le raisonnement suivi.
Partie II – Le silence assourdissant sur deux notions européennes constitutives
Le silence de la Cour porte sur deux notions européennes constitutives. En effet, l’arrêt Khan ne fait ni mention de la dignité humaine (A) ni d’une éventuelle discrimination (B).
A. La dignité humaine, l’Absente des développements de la Cour
Contrairement au Comité qui, dans le cadre de groupes vulnérables[47], fait appel à la notion de dignité humaine, la Cour européenne ne fait, elle, aucune référence à cette notion qui constitue pourtant le socle des droits humains[48] et qui pourrait jouer un rôle porteur par rapport à l’article 3 de la Convention. Ce silence n’est pas surprenant pour les connaisseurs de la juridiction européenne qui ne fait pas place décente à la dignité humaine dans sa jurisprudence[49]. Le constat de violation atteint dans l’affaire Khan pourrait conduire à ne pas s’arrêter sur la grande Absente des arrêts de la Cour. Or ce silence est d’autant plus remarquable que dans une précédente décision concernent précisément le niveau de vie d’une requérante, la Cour avait clairement indiqué qu’elle ne pouvait exclure qu’une situation dans laquelle un requérant « totalement dépendant de l’aide publique serait confronté à l’indifférence des autorités alors qu’il se trouverait dans une situation de privation ou de manque à ce point grave qu’elle serait incompatible avec la dignité humaine » puisse entrer dans le champ d’application de l’article 3[50]. L’arrêt Khan confirme la pratique d’une utilisation sporadique de la notion de dignité humaine par la Cour, pourtant « au cœur de la Convention »[51].
Cette absence de systématisation de la notion de dignité humaine est fondamentale dans le système européen des droits de l’Homme puisqu’il indique que cette notion peut – au mieux – être appréhendée comme une valeur, mais pas comme un droit avec un caractère normatif[52]. Bien plus, même comme valeur et malgré le lien « lien particulièrement fort »[53] entre l’article 3 et cette valeur, l’arrêt Khan nous rappelle que la dignité humaine ne joue pas de rôle dans la mise en œuvre des garanties conventionnelles. En effet, si l’on reprend les trois rôles attribués à la dignité-valeur[54], l’arrêt Khan n’en retient qu’un, et, qui plus est, de manière implicite : celui d’unificateur de l’ensemble des droits humains, en combinaison avec le principe d’indivisibilité. Contrairement à la démarche du Comité[55], la Cour n’utilise pas la dignité humaine pour définir le sens des droits garantis par la Convention[56] et, en particulier dans cette affaire, pour définir le seuil de gravité dans le contexte d’un groupe vulnérable, bien que certaines affaires aient pu susciter un espoir en ce sens lors des dernières années[57]. Contrairement au Comité encore[58], la dignité humaine n’entre pas non plus en ligne de compte, pour la Cour, dans l’analyse de la restriction des droits[59].
Ce positionnement – ne pas choisir, c’est encore choisir[60] – explique que le raisonnement suivi par la Cour ne porte pas toujours plus loin sur le chemin pourtant emprunté, ou que l’analyse peine à sortir d’un schéma préétabli. L’arrêt Khan en est le révélateur dans une lecture renversée de son contenu : la solution claire et courageuse de la Cour, obtenue par l’indivisibilité des droits, doit être saluée, mais ce raisonnement élargi ne trouve, en réalité, que rarement d’application en dehors de la reconnaissance de toute vulnérabilité du requérant. Ainsi, par exemple, les décisions d’irrecevabilité adoptées par la Cour à propos des mesures d’austérité[61] n’ont pas reçu la même analyse en matière d’indivisibilité des droits, manquant ainsi de s’appuyer sur la notion de dignité humaine pour réguler l’application des droits garantis par la Convention. Les affaires contre la France en matière de conditions carcérales étaient aussi attendues sur ce point[62].
Une décision plus récente doit surtout interpeler. Le 25 juin 2019, la Cour a déclaré irrecevable une requête dirigée contre la Suisse[63] portée par un homme paraplégique qui se plaignait de ne pouvoir accéder à un cinéma. Il invoquait un grief tiré de la combinaison de l’article 14 avec les articles 8 et 10 de la Convention. La Chambre a jugé que la requête était incompatible ratione materiae avec la Convention[64], ce qui signifie, donc, que l’accès à un cinéma n’entre pas dans le champ d’application matériel des articles 8 et 10. La déclinaison du raisonnement met en lumière la difficulté d’une telle analyse : si un État décidait demain d’interdire l’accès à un cinéma aux femmes, aux personnes de couleur ou étrangères ? Plus de vingt ans après l’arrêt Botta[65], la Cour n’a pas bougé d’une virgule sur ces questions. Or c’est justement sur le terrain de l’égalité que la dignité humaine peut jouer son premier rôle ; c’est justement sur cet aspect que l’arrêt Khan déçoit car il présentait une formidable occasion de l’affirmer.
B. La discrimination oubliée
La notion de dignité humaine, même appréhendée comme valeur et non comme droit, pourrait permettre de réguler l’égalité pour lui donner une signification concrète en phase avec « l’instrument vivant »[66] qu’est la Convention. Cette approche permettrait, principalement, d’aboutir à un raisonnement plus complet en matière de discrimination, raisonnement qui prendrait pleinement en compte la différence. Concrètement, il s’agirait de faire de la dignité humaine le régulateur de l’obligation positive qui pèse sur l’État en matière de non-discrimination : quel traitement est-il acceptable ou non sur le territoire de la Convention ?
Par exemple, dans la décision précitée contre la Suisse, l’appel à la dignité humaine aurait conduit à considérer que l’accès à un cinéma fait partie de l’article 8 en tant qu’activité sociale normale dans nos sociétés permettant d’entretenir des relations interpersonnelles[67]. Juger l’inverse revient à envoyer le message selon lequel l’exclusion dans les faits d’une partie de la population d’une activité populaire commune ne pose aucune difficulté du point de vue de la construction d’une société démocratique : cette approche est contraire au principe de dignité humaine tel qu’entendu depuis 1945[68], dans la mesure où elle tolère le développement d’une classe de citoyens de seconde zone qui, en raison de leur différence, sont placés au ban de la famille humaine pour ce qui concerne une activité sociale des plus banales. Parce qu’elle porte en elle l’autorisation d’une telle situation, la décision de la Cour ne peut être comprise, d’autant plus que le raisonnement proposé dans ces lignes n’aurait pas nécessairement conduit à un constat de violation. En effet, la Cour aurait très bien pu poursuivre sur le terrain des accommodements raisonnables : dans la mesure où le requérant avait accès dans le même quartier à deux autres cinémas du même exploitant équipés pour les fauteuils roulants, l’État avait fait tout ce qui était raisonnablement attendu de lui en matière de prise en compte de la différence. Les afficionados des décisions d’irrecevabilité auraient même pu décliner un tel raisonnement jusqu’à aboutir au constat d’une requête manifestement mal fondée. Ainsi, la critique de la décision Glaisen se situe-t-elle davantage dans ses potentielles déclinaisons que dans le résultat atteint en l’espèce.
De la même façon, l’absence totale de référence à une quelconque discrimination dans l’arrêt Khan est problématique. La vulnérabilité n’est pas appréhendée par la Cour sous l’angle de la discrimination[69] alors même que ce constat indique un désavantage dans la situation du requérant, et qu’il pourrait ainsi conduire à conclure à l’existence d’une discrimination indirecte. En l’espèce, le raisonnement est simple : l’État s’est comporté comme avec n’importe quel autre enfant ; le juge a été saisi, il a émis une ordonnance, les autorités ont fait quelques pas pour essayer de la mettre en œuvre. A aucun moment, la situation particulière du requérant – mineur, mais mineur étranger non accompagné – n’a été prise en compte pour inciter l’État à adopter un comportement plus ciblé. La particulière vulnérabilité du requérant le plaçait dans une situation différente d’un enfant français sur son propre territoire avec des adultes. Cet aspect n’est pas évoqué par la Cour qui relève pourtant que les autorités auraient dû tenir compte des spécificités des mineurs étrangers non accompagnés pour garantir leur protection[70]. Ainsi, si les autorités ne sont pas restées passives, elles n’ont pas agi en tenant compte des particularités de la situation de vulnérabilité du requérant, manquant de donner à leur action le sens de l’efficacité : la prise en compte de la différence fait partie intégrante du principe d’égalité et constitue le cœur de son application matérielle.
Une telle utilisation de la notion de vulnérabilité – en lien avec l’égale dignité – permettrait de répondre aux critiques de protection catégorielle[71] souvent dirigées contre cette notion. En effet, prendre en compte la vulnérabilité comme indice d’une discrimination renforce l’effectivité des droits pour tous, en s’assurant que toutes les dimensions d’une situation soient bien prises en considération : l’État serait ainsi débiteur d’une véritable obligation d’attention spéciale qui lui demanderait de réellement envisager toutes les conséquences d’une situation sur l’ensemble des droits d’une personne. Ce faisant, la mise en œuvre des droits – et l’exécution de l’arrêt de la Cour – serait plus précise et plus en adéquation avec les besoins de l’individu.
En somme, dire que l’État n’a pas fait ce qui était attendu de lui est bien ; lui donner les éléments pour mieux traiter les situations similaires à l’avenir est mieux.