« Quelle patrie est assez barbare pour permettre de telles mœurs ? On nous refuse l’accueil d’une plage ; on nous déclare la guerre ; on nous interdit de mettre pied à terre »
(Virgile, Enéide, Livre 1, 539-40)
1. « Sécurisation de l’immigration » et droit de la mer: le cas problématique du décret sicurezza bis
La politique migratoire des pays européensdes trois dernières décennies est marquée, comme on le sait, par une approche défensive et sécuritaire qui considère comme « ennemi principal » l’immigration clandestine. Le migrant irrégulier a été envisagé en tant que « risque sécuritaire », que les Etats traitent de plus en plus avec des mesures d’urgence justifiées par des motifs de sécurité et d’ordre publics[1].
Le décret-loi 2019 n° 59 concernant les « dispositions urgentes en matière de sécurité et d’ordre publics »[2], converti en loi le 5 août 2019, est un exemple évident de ce que l’on appelle la « sécurisation de l’immigration ». Il s’agit d’un acte visant à renforcer la lutte contre l’immigration clandestine, présenté au public sous le nom de « decreto sicurezza bis »[3] et adopté selon la procédure de législation d’exception et d’urgence prévue par l’art. 77 de la Constitution italienne.
Le décret-loi sicurezza bis a été adopté dans un contexte de fort conflit avec les organisations non gouvernementales (ONG) qui participent au sauvetage de personnes en Méditerranée centrale. Depuis 2018, les autorités italiennes refusent d’accorder aux ONG l’autorisation de débarquer les migrants sauvés en mer ; dans les cas où les débarquements se sont imposés pour raisons d’assistance aux migrants, les navires ont été confisqués et les membres d’équipage ont fait l’objet d’enquêtes pour infractions « d’association de malfaiteurs en vue de favoriser l’immigration clandestine »[4]. L’interdiction de débarquement de migrants sauvés en mer a même concerné, dans certains cas, des navires militaires italiens qui avaient récupéré des migrants sauvés dans les eaux internationales par des bateaux humanitaires[5].
Le décret sicurezza bis prévoit notamment la possibilité d’interdire l’entrée dans les eaux territoriales aux navires étrangers pour raisons d’ordre public (art. 1) et des sanctions administratives très sévères pour les contrevenants(art. 2). Ces dispositions ont suscités de vives réactions et certains experts des Nations Unies ont immédiatement fait valoir que cela constituait une « criminalisation des opérations des recherche et sauvetage en mer »[6].
La question s’est posée de savoir si le nouveau décret-loi constituait ou non une violation des instruments internationaux sur les secours et les sauvetages en mer. La motivation du décret sicurezza bis est en effet une « urgence et nécessité extraordinaire [posée par] un détournement du droit international de la mer »[7] (§2), qui doit forcément se confronter aux obligations du droit humanitaire (§3). Dans ce cas de figure, il s’agit de vérifier si l’interdiction d’entrée dans les eaux territoriales est compatible avec l’obligation de prêter assistance aux personnes sauvées en mer, en prenant en compte la spécificité des bateaux humanitaires opérant en Méditerranée centrale (§4) et l’obligation dedébarquer les personnes sauvées en mer dans les meilleurs délais raisonnablement possibles (§5).
Dans cet article, nous illustrerons si et dans quelle mesure l’interdiction d’entrée dans les eaux territoriales pour les bateaux humanitaires viole le droit de la mer (§6).
2. « Urgence et nécessité extraordinaire »à la base du décret sicurezza bis
L’adoption d’une procédure législative d’urgence conformément à l’art.77 de la Constitution italienne n’a rien de nouveau en matière d’immigration ; des procédures similaires ont été utilisées pour le décret-loi Minniti du 3 février 2017 et le décret sicurezza du 4 octobre 2018. A chaque fois, le gouvernement a engagé sa responsabilité sur la conversion de ces décrets en loi par les Chambres, ce qui a eu pour effet de réduire considérablement les délais d’adoption, et a évité le débat parlementaire[8].
Dans le cas du décret sicurezza bis, le recours à cette procédure, fortement contesté par une partie de la doctrine italienne[9], se fonde sur l’« urgence et la nécessité extraordinaire [posée par] un détournement du droit international de la mer, de nature à porter atteinte à l’ordre public et à la sécurité nationale »[10], qui reste toutefois à préciser. La motivation quant aux « cas de nécessité et d’urgence extraordinaire » ne se fonde pas sur des éléments spécifiques ; il est « apodictique », c’est-à dire sans preuves ou démonstration[11].
Les pratiques de « détournement du droit international de la mer », auxquelles le décret en cause fait référence, peuvent être relevées à partir des directives du Ministre de l’intérieur instituant ce que l’on appelle « la politique des ports fermés ». Il s’agit de directives demandant aux autorités en charge de la surveillance des frontières maritimes d’interdire l’entrée, le transit ou le stationnement des navires qui « exercent de façon impropre des opérations des sauvetage […], et visent à favoriser l’entrée de personnes en violation des lois sur l’immigration »[12].
Selon l’analyse des directives du ministère de l’intérieur,les ONG mettraient en place une « coopération médiatisée qui encourage le franchissement des frontières par voie maritime et favorise l’entrée irrégulier de migrants sur le territoire national »[13]. Elles opéreraient sans la coordination des autorités italiennes, dans une zone de Save And Research (SAR) qui ne serait pas sous la responsabilité de l’Italie, mais de celle de Malte ou de la Libye[14]. Par conséquence, toujours selon les directives du Ministère de l’intérieur, chaque tentative des ONG d’accoster dans un port italien, plutôt que de se diriger vers les ports de Malte, de la Libye, de la Tunisie, ou finalement des Etats dont les navires battent le pavillon, constituerait un « transfert abusif de migrants en situation irrégulière sur le territoire italien, en violation du droit international de la mer »[15].
L’entrée dans les eaux territoriales italiennes d’un bateau humanitaire, avec des personnes sauvées ou interceptées en mer dans une zone SAR de responsabilité non italienne, constitueraient selon le gouvernement italien un « passage offensif » conformément à l’art. 19, §2, g) de la Convention de Montego Bay (CMB) sur le droit de la mer, puisque « ce navire se livre à […] l’embarquement ou débarquement […] de personnes en contravention aux lois […] d’immigration de l’Etat côtier »[16].
3. Art 19, §2, g) de la Convention de Montego Bay et obligations humanitaires
Les conditions prévues par l’art. 19, §2, let. g) de la CMB figurent à l’art. 1 du décret-loi sicurezza bis. Cet art. complète l’art 11-ter du Texte Unique sur l’Immigration (TUI) en prévoyant la possibilité pour le ministre de l’intérieur de limiter ou interdire l’entrée, le transit ou le stationnement des navires dans ses eaux territoriales[17].
L’adoption d’une mesure ex art. 11-ter TUI relève, comme on le sait, de la compétence exclusive des Etats côtiers sur leurs eaux territoriales et leurs ports. L’article 21, §1, let. h) de la CMB reconnaît la compétence des Etats pour « adopter […] des lois et règlements relatifs aux passages inoffensifs dans leurs eaux territoriales, qui peuvent porter sur […] la prévention des infractions aux lois et règlements […] d’immigration des Etat côtier ».Les Etats ne sont pas obligés d’accueillir les navires battant pavillon d’un autre Etat, sauf dans des cas de force majeure[18] ou dans les hypothèses prévues par des traités bilatéraux ou multilatéraux[19]. Il s’agit d’une application spécifique du principe général selon lequel chaque Etat est libre d’admettre ou de refouler sur son propre territoire des citoyens étrangers et d’établir sa propre politique d’immigration ; comme pour la règle générale, ces règles spécifiques doivent obligatoirement se confronter aux limites posées par les droits fondamentaux.
Le Tribunal international du droit de la mer (ITLOS) a expressément établi, à partir de l’affaire Saiga n. 2, que « Considerations of humanity must apply to the Law of the Sea as they do in other areas of international law »[20]. Il a ensuite affirmé, dans l’affaire Louisa,que les Etats signataires de la CMB « are required to fulfil their obligations under international law, in particular human rights law »[21]. L’application de la CMB doit bien sûr tenir compte des droits fondamentaux, comme suggéré dans les clauses de compatibilité prévues à l’article 311 §2[22] et 293 de la CMB[23].
Ce que l’on vient de mettre en évidence signifie que chaque mesure de lutte contre l’immigration clandestine par voie maritime, impliquant l’interdiction de transit ou entrée dans les eaux territoriales conformément à l’art. 19 de la CMB, devrait également être confrontée aux dispositions du droit international humanitaire. C’est indiqué sans équivoque dans les clauses de sauvegarde du Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer[24] et dans le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes[25].
Dans le cas d’espèce qu’ont motivés l’adoption du décret sicurezza bis, il faudrait notamment tenir en compte de l’obligation de prêter assistance aux personnes sauvées en mer : règle de droit coutumier codifiée à l’art. 12 de la Convention de Genève sur l’haute mer du 1958[26], par l’art. 98 de la CMB, par la Convention pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS)[27] et par la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (SAR)[28].
4. Application de l’obligation de prêter assistance aux personnes sauvées en mer par les bateaux humanitaires opérant en Méditerrané centrale
L’application des obligations humanitaires prévues par la Convention SAR aux bateaux humanitaires opérant en Méditerranée centrale a été très contestée par ce que l’on appelle la « politique des ports fermés ». Comme nous l’avons relevé dans les pages précédentes, selon le gouvernement italien, l’Italie ne serait pas destinataire des obligations en cause parce que les embarcations en détresse sont repérées dans des zones SAR sous la responsabilité de Malte ou de la Lybie, par des bateaux qui exerceraient de façon abusive des activités de sauvetage[29].
La zone SAR où les embarcations en détresse sont repérées n’est pas, toutefois, un élément constitutif de l’obligation de prêter assistance aux personnes sauvées en mer. L’institution des zones SAR vise principalement à coordonner les activités de recherche des Etats côtiers voisins, en prévoyant des compétences fonctionnelles pour garantir que « les capitaines des navires qui prêtent assistance en embarquant des personnes en détresse en mer soient dégagés de leurs obligations et s’écartent le moins possible de la route prévue, sans que le fait de les dégager de ces obligations ne compromettedavantage la sauvegarde de la vie humaine en mer »[30]. Les autorités responsables de la zone SAR ont la compétence pour coordonner les opérations de sauvetage et indiquer le port « le plus proche et sûr » qui, comme on verra dans les pages suivantes, ne correspond pas forcement à un port de l’Etat responsable de la zone SAR[31]. La Convention SAR se limite à préciser qu’« à moins que les Etats intéressés n’en décident autrement d’un commun accord, une Partie devrait permettre aux unités de sauvetage des autres Parties de pénétrer immédiatement dans ses eaux territoriales »[32].
Une partie de la doctrine italienne suggère, toutefois, que les obligations SAR ne s’appliquent pas aux navires des ONG puisque la notion d’« unités de sauvetage des autres Parties » ne concernerait que les navires militaires ou « publics »[33]. Cette interprétation restrictive de la notion en cause se fonde sur la pratique de l’inclusion de « clauses d’entrée » dans les accords ex art. 3.1.5 de la Convention SAR[34], qui prévoient l’admission immédiate des unités de sauvetages « publiques » de chacune parties de l’accord[35]. Les navires étrangers privés, comme ceux des ONG, ne relèveraient pas de ces accords et, par conséquent, leur navigation dans les eaux territoriales ne serait règlementée que par les dispositions sur le « passage inoffensif » décrites dans la CMB[36].
L’interprétation que l’on vient de mettre en évidence est contestable à plus d’un titre. En premier lieu, les accords ex art. 3.1.5 de la Convention SAR visent à simplifier l’admission des unités de sauvetage des Etats côtiers voisins afin d’éviter « autant que possible toute formalité »[37]; les « clauses d’entrée » ne relèvent pas de la définition d’« unité de sauvetage » en tant que telle, mais du régime d’admission que devrait être simplifié pour les unités de sauvetage. Ladéfinition d’« unité de sauvetage » donnée par la Convention SAR inclut les « autres services appropriés, publics ou privés, ou des subdivisions de ces services, qui ne peuvent être désignés comme unités de sauvetage mais [qui] sont en mesure de participer aux opérations de recherche et de sauvetage »[38].
Deuxièmement, l’obligation de prêter assistance aux personnes sauvées en mer ne concerne pas seulement les « navires publics » mais bien évidement tous les navires[39]; il s’agit d’une règle de jus cogens à laquelle aucune dérogation n’est permise[40]. Cela signifie que les navires « privés » ou battant pavillon de pays non voisins et qui « n’en auraient décidé autrement d’un commun accord » devraient accomplir l’ensemble des formalités nécessaires à l’entrée dans les eaux territoriales de l’Etat côtier, selon les dispositions sur le « passage inoffensif » de la CMB ; par contre, le régime de navigation dans les eaux territoriales serait également règlementé par les dispositions de la Convention SAR et SOLAS, dans la mesure où les navires concernés auraient participé aux opérations de recherche et de sauvetage.
A la lumière de ce qui précède, il semble suffisamment clair que le fait d’opérer dans une zone SAR autre que celle de la responsabilité de l’Etat côtier ou d’être un « navire privé » n’est pas de nature à qualifier une entrée dans les eaux territoriales en « passage offensive » conformément à l’art. 19, §2, g) de la CMB. Il demeure primordial de mettre en sécurité les personnes secourues et l’obligation des Parties concernées de « prendre les dispositions nécessaires pour que le débarquement [des personnes secourues] ait lieu dans les meilleurs délais raisonnablement possibles »[41].
5. Obligation dedébarquement dans les meilleurs délais raisonnablement possibles
L’obligation de « prendre les dispositions nécessaires pour que le débarquement [des personnes secourues] ait lieu dans les meilleurs délais raisonnablement possibles » implique que l’Etat qui a reçu la demande de débarquement doive tout de suite « entreprendre le processus d’identification du ou des lieux les plus appropriés pour débarquer les personnes trouvées en détresse en mer, puis en informe le ou les navires et les autres parties concernées »[42].
Les parties concernées sont « les Etats du pavillon et les Etats côtiers [qui] devraient prendre desdispositions efficaces pour prêter sans tarder leur concours aux capitaines et les libérer de leurs obligations à l’égard des personnes récupérées en mer par des navires »[43].
Le critère d’identification du ou des lieux les plus appropriés pour débarquer les personnes trouvées en détresse en mer est, comme on le sait, celui du « lieu sûr »[44]. Ce dernier est seulement mentionné par la Convention SAR ; la définition précise est fournie que par l’Organisation Maritime Internationale (OMI), selon laquelle« un lieu sûr est un emplacement où les opérations de sauvetage sont censé[e]s prendre fin. C’est aussi un endroit où la vie des personnes secouruesn’est plus menacée et où l’on peut subvenir à leurs besoins fondamentaux (tels que la fourniture de vivres, d’un abri etde soins médicaux). De plus, c’est un endroit à partir duquel peut s’organiser le transport des personnes secouruesvers leur prochaine destination ou leur destination finale »[45]. Comme l’a remarqué l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), la notion de « sûreté » va donc au-delà de la simple protection du danger physique et prend également en compte la perspective des droits fondamentaux sur le lieu de débarquement proposé[46].
Dans la pratique, cela veut dire que le gouvernement responsable doit « traiter chaque situation au cas par cas »[47] et que le port de débarquement n’est pas nécessairement le port le plus proche. En réalité, le « critère de proximité » n’est aucunement mentionné dans les lignes directrices de l’OMI ; par contre, l’OMI indique que le choix du port de destination est fait normalement par le « gouvernement responsable, qui doit en décider avec le capitaine du navire »[48].
L’opinion du capitaine du navire apparait essentielle, qu’il s’agisse d’un navire commercial ou d’un bateau humanitaire. Dans le cas d’un navire commercial, pour lequel tout déroutement coûte chère, un « lieu sûr » peut être le prochain port d’escale prévu du navire[49] ; dans les cas des bateaux humanitaires, il peut relever la compétence du capitaine « de veiller à ce que les survivants ne soient pas débarqués en un lieu oùleur sécurité serait compromise »[50]. Il est donc légitime, sur la base de cette compétence attribuée aux capitaines des bateaux humanitaires, que ces derniers refusent de se diriger vers les ports de la Libye (parce qu’ils ne sont pas considérés comme des « lieux sûrs »), de la Tunisie (parce le pays n’a jamaisadopté de législation sur les réfugiés), ou de l’Etat de leur pavillon (possiblement excessivement éloigné pour garantir un débarquement rapide des personnes sauvées).
En cas d’absence d’accord entre les parties concernées sur un « lieu sûr », en principe, un gouvernement qui a reçu une demande de débarquement de personnes sauvées en mer ne devrait pas pouvoir pas faire patienter les navires concernés en mer. L’OMI précise qu’ « un navire prêtant assistance ne devrait pas être considéré comme un lieu sûr, du seul fait que les survivants, une fois qu’ils se trouvent à bord du navire, ne sont plus en danger immédiat. Il se peut qu’un navire prêtant assistance ne dispose pas des installations et du matériel appropriés pour accueillir des personnes supplémentaires à bord sans mettre sa propre sécurité en péril ou pour s’occuper correctement des survivants. Même si le navire a la possibilité d’héberger les survivants en toute sécurité et peut faire office de lieu sûr provisoire, on devrait le dégager de cette responsabilité dès que d’autres dispositions peuvent être prises »[51].
La première urgence est de débarquer les personnes et de libérer le navire, comme il est bien établipar l’OMI : « les gouvernements et le RCC [Rescue Coordination Center] responsables devraient tout mettre en œuvre pour réduire au maximum la durée du séjour des personnes secourues à bord du navire prêtant assistance. Les autorités gouvernementales responsables devraient tout mettre en œuvre pour que les personnes secourues qui se trouvent à bord du navire soient débarquées le plus rapidement possible »[52].
En cas de conflit, s’il n’aurait pas été possible de trouver un accord entre les parties concernées, prime l’obligation d’assistance et de secours, comme le confirme la suspension de l’interdiction d’entrée ex art. 11-ter TUI pour le bateau Open Arms adoptée par le Tribunal administratif de la Regione Lazio le 14 août 2019 ; dans le cas d’espèce, les juges administratifs italiens ont évalué qu’une situation de détresse d’un navire est apparemment en contradiction avec la définition de « passage offensif » conformément à l’art. 19, §2 CMB[53].
6. Conclusions : application erronée du droit de la mer et violation des obligations humanitaires
A la lumière de ce qui précède, une mesure d’interdiction d’entrée dans les eaux territoriales conformément à l’art. 19, §2, let. g) de la CMB ne devrait pas être pas applicable dans les cas de figure qui ont motivé l’adoption d’urgence du décret-loi sicurezza bis. C’est à dire le cas d’ONG qui ont sauvé des personnes dans la zone SAR de Malte ou de la Libye, qui n’ont pas reçu l’autorisation à accoster à Malte ou qui se refusent de se diriger vers les ports de la Libye ou de l’Etat du pavillon.
Comme expliqué précédemment, en premier lieu, le fait d’agir dans la zone SAR de Malte ou de la Lybie n’affecte pas les obligations humanitaires posées par la Convention SAR. Les autorités italiennes sont obligées de prendre charge des demandes d’assistance qui lui sont adressées, en trouvant une solution rapide pour le débarquement des personnes sauvées en mer.
En second lieu, les Etats ne peuvent pas justifier l’éventuel non-respect de leurs obligations humanitaires en prétextant la violation du droit par un autre Etat. En effet, le principe de réciprocité ne s’applique pas aux traités relatifs aux droits de l’homme et au droit humanitaire[54]. Par conséquent, l’interdiction d’entrée dans les eaux territoriales aux bateaux qui ont récupéré des personnes en mer et qui demandent l’autorisation à les débarquer ne pourrait pas être fondée sur le refus de l’Etat côtier voisin, éventuellement responsable de l’assistance et du secours.
Enfin, le refus persistant d’un capitaine de se diriger vers les ports de Libyeou de l’Etat de son pavillon se fonde sur la compétence attribuée au capitaine du navire de pouvoir définir le port le plus facile à atteindre en fonction de sa route prévue et de l’obligation à « veiller à ce que les personnes secourues ne soient pas débarqués en un lieu oùleur sécurité serait compromise ». L’exercice de telles prérogatives par les capitaines des navires (commerciaux ou humanitaires) n’est pas de nature à transformer ces opérations de sauvetage en « passage offensifs » conformément à l’art. 19, §2 CMB.
De facto et de jure, donc, les autorités italiennes sont obligées d’accorder une autorisation aux bateaux humanitaires pour débarquer les personnes sauvées en mer dans tous les cas où elles ont reçu une demande d’autorisation de débarquement, et où il n’aurait pas été possible de trouver un accord entre les autres parties concernées.Ensuite, les autorités italiennes pourraient, si elles le jugent utile, saisir, au choix, le Tribunal international du droit de la mer, la Cour internationale de Justice, ou demander l’arbitrage ou l’arbitrage spécial contre les Etats qui ont refusé l’autorisation d’accoster ou de proposer un lieu sûr pour le débarquement ; agir en justice contre le capitaine du navire, en vérifiant si le refus de se diriger vers d’autres ports était effectivement fondé.
Les capitaines des navires humanitaires qui ont finalement accosté dans les ports italiens ont tous fait l’objet de poursuites pour association de malfaiteurs en vue de favoriser l’immigration clandestine. La justice italienne a toutefois systématiquement reconnu que les capitaines de navires humanitaires poursuivis n’ont pas violé les dispositions du droit de la mer en favorisant l’immigration clandestine, étant donné que la Libye n’est effectivement pas un lieu sûr et que Malte refuse systématiquement de proposer un port de débarquement[55] ; les juges italiens ont donc annulé la mise sous séquestre de chacun des navires humanitaires[56].
En conclusion, le décret-loi sicurezza bis semble se fonder sur une « urgence et nécessité extraordinaire » ( la prétendue violation du droit de la mer par les ONG ) que ne trouve aucun fondement dans la pratique, comme l’a confirmé la justice italienne.
De manière générale, il semble très difficile de soutenir qu’en l’état actuel il y a une situation d’ « urgence extraordinaire » par rapport au phénomène migratoire si l’on considère la diminution spectaculaire des débarquements de migrants sur les côtes italiennes au cours de ces deux derniers années[57] ; le nombre de demandeurs de protection internationale, qui est dans un rapport de 2 requérants pour 1000 habitants[58] ; des statistiques sur les crimes qui placent l’Italie parmi les pays le plus sûr d’Europe[59] ; et finalement du nombre restreint de débarquements de personnes sauvées en mer par les bateaux humanitaires, qui ne représentent qu’à peine le 8% du total de migrants arrivés par voie maritime[60].
S’il y a une « urgence extraordinaire », elle concerne plutôt les 576 morts recensés en Méditerranée centrale du 1er janvier au le 5 août 2019, qui viennent s’ajouter aux 14 768 morts de la période 2014-18[61]. A partir de l’institution de ce que on l’appelle la « politique des ports fermés » le rapport entre départs et personnes mortes en mer est dramatiquement changé : en 2018 un personne décédait en mer pour 29 départs ; en 2019 le rapport est de 1 décès pour 6 départs[62].
Comme argumenté par l’Assemblée générale des Nations unies « la réticence de certains États côtiers à autoriser le débarquement des personnes sauvées en mer ou l’imposition de conditions préalables au débarquement ou de sanctions aux compagnies maritimes peut porter atteinte au caractère absolu du régime de recherche et de sauvetage. Elle peut aussi porter atteinte à la protection dont ont besoin les demandeurs d’asile et les réfugiés qui peuvent se trouver parmi les rescapés et aboutir au refoulement »[63].
L’adoption du décret-loi sicurezza bis et des mesures d’interdictions d’entrée dans les eaux territoriales aux bateaux humanitaires semble « codifier » une pratique dénoncée par les institutions internationales depuis des années, qui s’inscrit dans un cadre dramatique où les Etats européens se sont pratiquement désengagés des efforts de sauvetage en Méditerranée centrale[64]. Il s’agissait d’une pratique qui, même si limitée par la justice ordinaire au cas par cas, représente une grave violation de l’obligation de prêter assistance aux personnes sauvées en mer, du fait de la gravité du phénomène et de ses conséquences.