« ‘‘Chacun se bat pour ce qui lui manque’’ aurait répliqué Surcouf à un capitaine anglais se vantant de combattre pour l’honneur et non pour l’argent. L’invocation à tout propos des valeurs de la République ou de la Démocratie est un symptôme de leur affaiblissement, car on n’éprouverait guère le besoin de clamer chaque jour des principes dont la pratique politique serait une expérience quotidienne »[1]. Ce constat fait par Alain Supiot, en introduction d’un ouvrage co-dirigé sur la responsabilité juridique, pourrait aisément être repris à l’aune du dernier projet gouvernemental visant à « conforter le respect des principes de la République ». À la suite du discours remarqué du président de la République le 2 octobre 2020 aux Mureaux, le texte initial prévoyait de lutter contre le « séparatisme », terme qui s’employait surtout pour désigner les velléités indépendantistes de certaines régions, dans certains États fédéraux d’Europe[2] et dans le reste du monde[3], et qui prit alors un sens sensiblement différent. Comme le rappelle le gouvernement dans son étude d’impact[4], la notion, largement diffusée dans les médias et l’opinion publique, de « communautarisme » suscitait un certain nombre de controverses quant à sa charge polémique et à la connotation négative qui, irrésistiblement, suivait sa mention. Défini comme une « doctrine relativiste selon laquelle la communauté existante, déterminée par une certaine unité de culture (ethnie, langue, religion, coutumes…) constitue le milieu d’accomplissement de l’être humain en même temps que la condition de son identité »[5], le communautarisme tend à « faire de la différence une réalité substantielle et déterminante, dont la valeur normative et le caractère structurant prévalent sur le commun et l’universel »[6]. S’il est dépourvu de charge péjorative dans le monde anglophone, il a rapidement été décrié en France où « la seule communauté juridiquement acceptable, c’est la communauté des citoyens »[7] qui transcende « par le civisme les affiliations historiques, religieuses et culturelles […] des individus et des groupes réunis dans la nation »[8]. Or, le projet porté par l’exécutif n’avait pas pour dessein de trancher le fond du débat sur l’existence voire la reconnaissance des minorités en France[9], mais bien de lutter contre une forme singulière de « communautarisme radical »[10] qui se caractériserait par « une fermeture et une hiérarchisation fortes » et se matérialiserait « par une réelle volonté de sortir du champ de la République »[11]. Il parut donc opportun de substituer au terme de « communautarisme » celui de « séparatisme » pour désigner une forme de rupture, de certains groupes religieux, avec les valeurs et principes qui ont fondé la conception républicaine de la vie en société.
Préparé bien avant le tragique assassinat de l’enseignant Samuel Paty à Conflans Saint-Honorine, le projet gouvernemental, composé de cinquante-sept articles, s’est construit autour de deux axes, l’un visant à « garantir le respect des principes républicains, dans tous les domaines » et l’autre à « consolider le régime de l’exercice des cultes »[12]. Texte fourre-tout où se succèdent des mesures hétéroclites par leur objet, mais relativement homogènes au regard des finalités poursuivies, il cherche, non pas à fournir aux pouvoirs publics de nouvelles armes juridiques face au terrorisme, mais à combattre sur le plan idéologique « l’islamisme » qui chercherait à imposer des normes religieuses dans différentes sphères de la vie politique et sociale. De manière paradoxale, c’est moins la tendance « séparatiste » de certains groupes, qui refuseraient de vivre selon la loi commune, qui est, en définitive, visée que le phénomène d’« entrisme communautariste », c’est-à-dire la pénétration des croyances et idées d’obédience islamiste dans les institutions publiques comme dans les mœurs privées.
De l’interdiction des certificats de virginité à la répression des « discours de haine » en ligne, en passant par la scolarisation obligatoire des enfants dès trois ans et la réforme du statut des associations de 1901 à objet mixte, les dispositions prévues « concernent pratiquement tous les droits et libertés publiques constitutionnellement et conventionnellement garantis, et les plus éminents d’entre eux »[13], tels que la liberté de conscience et de culte, la liberté de réunion, d’expression, la liberté d’association ou encore la libre administration des collectivités territoriales. Présenté symboliquement le 9 décembre 2020[14], le projet de loi vient même jusqu’à réformer certains articles de la loi de 1905, dernière grande législation libérale de la IIIème République, qui fit de la laïcité la clé de voûte des rapports de l’État français et des religions. La loi dite de séparation de l’Église et de l’État ainsi que la loi du 2 janvier 1907 sur l’exercice des cultes n’avaient pas fait l’objet de transformations substantielles depuis leur promulgation au début du siècle dernier et pouvaient désormais apparaître inadaptées aux enjeux contemporains de radicalisation et de fondamentalisme religieux[15]. Après des débats plutôt maîtrisés, malgré quelques écarts houleux en Commission parlementaire[16], le texte fut finalement voté le 16 février 2021 en première lecture à l’Assemblée nationale par une écrasante majorité – 347 voix pour et 151 contre.
En attendant la version définitive de la loi, qui subira sans aucun doute quelques modifications après son passage au Sénat, un premier bilan peut déjà se dresser ; l’équilibre précaire trouvé en 1905 qui avait vu triompher une conception de la laïcité respectueuse des croyances et des cultes au sein d’un État neutre est aujourd’hui travaillé par des tensions inédites que tente de conjurer une approche renouvelée des relations des institutions publiques avec les religions. Le projet de loi confortant les principes de la République s’inscrit dans une tendance lourde qui cherche à affirmer une exception ou, à plus juste titre, une « singularité française »[17] où la laïcité est moins perçue comme le cadre juridique de la liberté religieuse que comme celui du contrôle accru de l’État sur les pratiques religieuses. Il faut rappeler que le concept de laïcité, bien que constitutionnalisé en 1946 et en 1958 à l’article 1er de la norme suprême[18], n’a jamais reçu de « contenu propre, positif et immuable »[19] et c’est au juge qu’est souvent revenue la charge de préciser les modalités de son application[20]. Concept mouvant et sujet aux évolutions, il renvoie, en outre, à une pluralité de libertés et de principes corollaires ; entre autres, principe d’égalité, liberté d’association, de conscience, neutralité de l’État ; qui, reconnus par diverses sources constitutionnelles et conventionnelles[21], structurent tant son appréhension par le juge que sa mise en œuvre par les pouvoirs publics. Ces dernières décennies, avec la médiatisation des pratiques musulmanes[22] et la crainte de plus en plus partagée de voir s’imposer en France un modèle de société « communautariste » à l’anglo-saxonne, une partie de la classe politique a eu tendance à s’éloigner de l’appréhension juridictionnelle de la laïcité qui a toujours concilié liberté religieuse et neutralité de l’État dans une perspective libérale. Elle renoue d’une certaine manière, mais dans une tout autre finalité, avec la conception qu’en avait développé la gauche anticléricale sous la Troisième République et qui voyait dans la loi de 1905 l’opportunité de réduire l’emprise sociale de l’Eglise catholique[23]. Aujourd’hui, le législateur semble faire de la laïcité un « talisman » politique qui fonderait et légitimerait tout texte luttant contre les manifestations religieuses obscurantistes.
Sans passer en revue l’intégralité des mesures envisagées par le gouvernement ni se positionner sur l’opportunité politique de ces dernières, une étude juridique du texte permet d’en saisir la philosophie générale et la nature des évolutions qu’il implique. La lutte contre le « séparatisme islamiste » a manifestement légitimé un durcissement des positions de l’État vis-à-vis de l’ensemble des religions, tant au regard du traitement interne du fait religieux au sein de ses organes (Partie I) que des relations qu’il noue avec les cultes (Partie II). Une certaine « perspective gallicane »[24] s’impose, qui tend parfois à oblitérer la promesse républicaine d’émancipation et d’autonomie individuelle et sociale portée par la laïcité.
Partie I – La réaffirmation de la laïcité au sein des structures publiques: une nouvelle « foi civile »?
Pour mieux comprendre l’inflexion qui est à l’œuvre dans ce projet de loi, il faut revenir à l’esprit originel libéral de la loi de 1905. Une perspective dialectique doit ici être adoptée. La mutation, partielle, dans l’interprétation de la laïcité est autant le fait d’une volonté politique qui cherche à faire de la laïcité une nouvelle « foi civile » que du processus propre de sécularisation qui a conduit les religions à devenir des « sous-systèmes culturels livrés au choix privé et existentiel »[25]. Cette individualisation des pratiques religieuses qui conduit le croyant à marquer ses convictions par des signes identitaires engendre des problématiques inédites, au sein même des services publics.
Ces dernières années, la multiplication des dilemmes liés à la liberté de culte et à la neutralité de l’État, qui découlent du principe de laïcité, ont abouti dans le projet de loi à une réaffirmation intransigeante de l’obligation de neutralité pour les agents publics, quitte à aboutir à une « privatisation de la religion »[26] (A). A cet égard, le cas du respect de la laïcité à l’école est devenu symptomatique des conflits qui ont émergé entre respect du pluralisme, égalité de traitement et neutralité dans un espace qui fut particulièrement investi par le régime républicain[27] et qui est à nouveau au cœur des débats publics avec, notamment, la question de la scolarisation obligatoire dès trois ans (B).
A. Le renforcement de la neutralité exclusive de l’État dans ses relations avec les usagers du service public
La séparation effective des Églises et de l’État s’est réalisée à l’article 2 de la loi de 1905 qui dispose que la « République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Elle implique dès lors la neutralité de l’État vis-à-vis des religions, principe qui découle autant du caractère laïque de l’État, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel à l’occasion d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité sur le régime concordataire de l’Alsace-Moselle[28], que du principe d’égalité[29].
L’obligation de neutralité de l’État a surtout été comprise, par une jurisprudence constante du Conseil d’État, comme une « neutralité exclusive »[30], c’est-à-dire qui suppose pour l’agent public, non seulement, de traiter les usagers du service public de « façon égale et non discriminatoire », mais aussi de s’abstenir lui-même « de toute expression convictionnelle »[31]. Cette neutralité d’apparence dont le Conseil d’État a décliné la contrainte aux fonctionnaires, aux agents publics[32], mais aussi aux stagiaires d’un service public[33], s’est finalement retrouvée inscrite dans le statut des fonctionnaires en 2016[34]. La circonstance que le service public soit exécuté par un organisme privé n’a aucune incidence sur « la nature des obligations inhérentes à l’exécution du service public »[35], comme l’a également rappelé la chambre sociale de la Cour de cassation à propos des caisses primaires d’assurance maladie dont le règlement interdisait le port du foulard islamique[36]. Au niveau européen, la Cour de justice de l’Union européenne a même admis, sous réserve de la proportionnalité de la mesure, la possibilité pour un employeur d’une entreprise privée de prévoir un règlement qui impose la neutralité politique, philosophique et religieuse dans les relations de clientèle[37], tandis que la Cour européenne des droits de l’homme refuse de voir en l’interdiction du port de signe religieux pour les agents d’un service public une violation de l’article 9 de la Convention[38].
Dans ce contexte, l’article 1er du projet de loi apparaît superflu en transposant le régime général établi par la jurisprudence dans le domaine législatif. Tout au plus, il entérine l’évolution du droit des services publics, confronté depuis le début des années 2000 à un recul de la prise en charge directe des activités d’intérêt général par l’État et les collectivités territoriales conduisant à la contractualisation des prérogatives de puissance publique au bénéfice d’organismes privés[39]. Si le gouvernement justifie cette disposition par les difficultés qui semblent avoir été rencontrées dans certaines entreprises délégataires de transports publics[40], elle présente davantage un intérêt politique que juridique, dans la mesure où les comportements évoqués dans l’étude d’impact[41] auraient pu être censurés par le juge administratif.
De manière plus innovante, l’article 2 du projet étend la procédure du « déféré accéléré » détenu par les préfets départementaux aux actes des collectivités territoriales qui portent une « atteinte grave au principe de neutralité des services publics ». Les gouvernements s’est ainsi rangé à l’avis du Conseil d’État qui avait jugé que la création d’un nouveau déféré « assorti de la reconnaissance d’un pouvoir de substitution du préfet » modifiait « de façon excessive l’équilibre du contrôle administratif » au regard du principe de libre administration des collectivités territoriales prévu à l’article 72 de la Constitution[42]. Cette mesure constitue une surveillance plus stricte des aménagements locaux des services publics, en particulier en ce qui concerne la question des cantines et des menus de substitution qui avait atterri devant les juges du Palais-Royal en fin d’année dernière[43]. Il sera intéressant d’étudier à l’avenir si ce renforcement des pouvoirs préfectoraux altérera la conception mesurée et conciliante du Conseil d’État pour qui les repas différenciés ne sont ni une obligation ni une violation au principe de laïcité.
B. La cristallisation des tensions autour de la liberté de culte dans les services publics: le cas de l’école
De tous les services publics, c’est encore dans les établissements d’enseignement que se concentrent les enjeux les plus sensibles quant au respect des principes de laïcité et de neutralité. Si ces principes fondamentaux ne s’appliquent, traditionnellement, qu’aux agents du service public, ils sont également venus encadrer la liberté de culte des usagers depuis la loi du 15 mars 2004 qui interdit le port de « signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Il s’agissait alors d’éviter toute forme de prosélytisme ou de pression religieuse dans les écoles publiques, notamment sur les jeunes filles qui étaient sommées de porter le voile, tout en permettant à celles qui souhaitaient le porter de s’inscrire dans des écoles privées sous contrat[44].
Il est significatif que les députés de la commission spéciale aient amendé le projet gouvernemental afin d’y faire figurer une nouvelle obligation de formation destinée aux enseignants et personnels d’éducation « sur le principe de laïcité ainsi que sur l’enseignement du fait religieux »[45], « compte tenu des spécificités de leurs missions et des publics auxquels ils s’adressent »[46]. Outre cette mesure, redondante avec l’article suivant qui prévoit cette formation pour l’ensemble des agents de l’Administration, les « référents laïcité » se voient consacrer un statut législatif, après leur création par une circulaire du 15 mars 2017 relative au respect du principe de laïcité dans la fonction publique. Leur mission, qui sera encore précisée par décret en Conseil d’État, consiste essentiellement à prodiguer des conseils et recommandations à tout fonctionnaire, agent contractuel ou chef de service qui ferait face à des problématiques liées au respect de la laïcité dans l’exercice de ses fonctions.
Au-delà de ces ajouts quasi esthétiques, une des mesures phare du projet de loi vise, dans son article 21, à « substituer au régime de déclaration préalable un régime d’autorisation préalable de l’instruction en famille »[47]. Il faut ici rappeler que contrairement aux idées reçues, Jules Ferry n’avait nullement imposé une école gratuite, laïque et obligatoire à la fin du XIXème siècle, puisqu’en bon partisan de la liberté d’enseignement, il avait seulement rendu l’instruction, et non la scolarisation, obligatoire[48]. Or, l’école devenant le lieu par excellence de l’apprentissage des vertus républicaines dans un contexte d’insécurité identitaire, les pouvoirs publics finissent par exiger d’elle qu’elle devienne l’instrument majeur d’un combat contre tous les fondamentalismes religieux. Dans cet esprit, il faut ramener les éventuelles « brebis galeuses » dans le troupeau de la République en formant les esprits des futurs citoyens dès leur plus jeune âge[49] et en les extirpant de leur seul noyau familial par la limitation drastique des hypothèses de l’instruction en famille. Le projet de loi voté par l’Assemblée nationale ne prévoit plus que quatre motifs pour lesquels pourrait être délivrée une autorisation préfectorale d’instruction dispensée en famille ; « l’état de santé de l’enfant, ou son handicap », « la pratique d’activités sportives ou artistiques intensives », « l’itinérance de la famille en France ou l’éloignement géographique de tout établissement scolaire public » et enfin « l’existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif ».
Ces motifs, établis par le Conseil d’État pour équilibrer un projet de texte qui envisageait de n’autoriser l’instruction à la maison que dans la seule hypothèse d’une « impossibilité de scolarisation » de l’enfant, permettaient notamment d’éviter une possible censure du Conseil constitutionnel sur le fondement de la liberté d’enseignement, qualifiée de principe fondamental reconnu par les lois de la République[50]. Au vu du faible nombre de familles concernées par des situations d’emprise confessionnelle ou « d’écoles de fait » mises en avant par l’étude d’impact du gouvernement et en l’absence de lien établi avec le « séparatisme islamiste », les conseillers du Palais-Royal avait jugé l’interdiction totale disproportionnée et déséquilibrée.
Cette disposition, qui revient à une tentative de laïcisation de l’instruction et non plus seulement de la scolarisation, est révélatrice de la centralité acquise par la question scolaire tant dans les relations que les pouvoirs publics entretiennent avec les religions que dans certaines revendications confessionnelles. Elle est également symptomatique d’une implication croissante de l’État, sous la figure déconcentrée du préfet, dans la pratique des croyances, l’organisation et le fonctionnement des cultes.
Partie II – La protection de l’ordre public par le renforcement du contrôle des associations et des cultes
L’article 1 de la loi de 1905 dispose que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Dès lors, si la liberté de conscience – celle de croire ou de ne pas croire – est absolue, le libre exercice des cultes a, dès 1905, connu des encadrements législatifs et des limitations pour prévenir les troubles à l’ordre public. Le projet de loi, de manière assez nouvelle, vient nettement renforcer le contrôle des pouvoirs publics sur les associations cultuelles, que soient visées celles de 1905 ou celles de 1901 à objet mixte, même en l’absence de trouble public caractérisé (A). La police administrative des cultes se durcit également pour faire face, non plus seulement au risque terroriste, mais à toute forme d’incitation « à la haine ou à la violence » – formule dont la plasticité ne manquera pas de faire jurisprudence (B).
A. L’accroissement du contrôle de l’État sur les associations de 1901 et 1905
La séparation des Églises et de l’État n’a jamais signifié que la liberté d’association des croyants fût absolue. Les associations ont dû se placer sous le régime de 1905[51] – dont les obligations de transparence vis-à-vis de l’administration ont pour contrepartie des avantages fiscaux – ou, à partir de 1907, ont pu constituer des associations 1901 à objet mixte bénéficiant d’une plus grande liberté d’organisation. Le projet de loi cherche à inciter ces dernières, très largement investies par l’islam et le protestantisme évangélique à rejoindre le statut prévu par la loi de 1905 en imposant des contraintes similaires aux deux régimes tout en refusant aux associations 1901 à objet mixte les mêmes avantages fiscaux.
Le contrôle accru de l’État sur la vie associative se manifeste dès l’article 6 qui impose à toute association ou fondation qui sollicite une subvention publique de s’engager par un « contrat d’engagement républicain » à respecter, en plus des principes posés par la devise française, « la dignité de la personne humaine […], l’ordre public, les exigences minimales de la vie en société et les symboles fondamentaux de la République »[52]. Outre que l’idée n’est pas neuve[53] et que le terme de « contrat », comme l’a souligné le Conseil d’État, est impropre[54], la portée réelle d’un tel examen de conscience est sujette à caution. Les notions « d’ordre public » et de « dignité de la personne humaine », en effet, qui font régulièrement l’objet d’une interprétation par le juge, ne brillent pas pour autant par leur caractère univoque. Et que dire alors de l’ajout parlementaire sur les « exigences minimales de la vie en société » et les « symboles fondamentaux de la République » qui se démarquent par leur inconsistance juridique ?
Le régime libéral de 1905 sur les associations à objet cultuel est également altéré par toute une série de mesures qui touchent autant la création de ces associations[55] que leur fonctionnement interne[56], en passant par le contrôle préfectoral de leurs financements[57] et l’obligation de certifier leurs comptes[58]. Si le projet de loi était adopté en l’état, le statut des associations 1905, loin d’être rendu plus attractif pour l’islam français, se caractériserait par une immixtion grandissante de l’État au détriment de la liberté du culte, alors même que la grande majorité de ces associations agissent dans le respect « des règles communes »[59].
B. Le durcissement de la police administrative en matière associative et cultuelle
Si l’activité ordinaire des associations, en particulier cultuelles, apparaît dans le projet de loi soumise à un contrôle régulier des préfectures départementales, les éventuels troubles à l’ordre public qu’elles génèreraient font également l’objet d’un encadrement renforcé par les pouvoirs publics. Le texte voté par l’Assemblée nationale prévoit, en effet, l’adaptation et l’élargissement des motifs de dissolution administrative d’une association[60] ainsi qu’une nouvelle mesure de fermeture administrative temporaire des lieux de culte[61].
L’article L.212-1 du Code de la sécurité intérieure (CSI), qui précise le régime de droit commun des dissolutions administratives, voit ainsi ses motifs étendus en permettant de dissoudre toute association ou groupement de fait qui provoquerait « des agissements violents contre les personnes ou les biens » et/ou contribuerait « par leurs agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de […] leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre », en plus des hypothèses de discours racistes réprimés par la loi du 1er juillet 1972. Alors que le projet originel prévoyait l’ajout de deux motifs légaux de dissolution, le gouvernement s’est finalement rangé à l’avis du Conseil d’État qui a écarté du champ de l’article les « agissements port[a]nt atteinte à la dignité de la personne humaine » et l’exercice de « pressions psychologiques ou physiques sur des personnes dans le but d’obtenir des actes ou des abstentions »[62] en raison des très « délicates questions d’appréciation » que ces motifs susciteraient. Le nouvel article L.212-1-1 porte la marque des évènements tragiques d’octobre dernier puisqu’il s’inspire de la jurisprudence du Conseil d’État en matière de dissolution d’association pour les agissements « d’un ou plusieurs de leurs membres agissant en cette qualité, ou directement liés aux activités de l’association ou du groupement »[63], sur lesquels les dirigeants ont fermé les yeux. Le filtre du Conseil d’État a, dans l’ensemble, permis de soumettre les mesures gouvernementales au triple test de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité, éliminant ainsi les dispositions les plus ambigües, susceptibles de porter atteinte à la liberté d’association.
La police spéciale des cultes n’est pas en reste dans le projet de loi puisqu’il complète, à son article 44, le dispositif prévu par la loi SILT[64] qui a introduit dans le CSI la faculté pour le préfet de « prononcer la fermeture des lieux de culte dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la violence, à la haine, ou à la discrimination, provoquent à la commission d’actes de terrorisme ou font l’apologie de tels actes »[65], et cela dans la seule fin de prévenir ces mêmes actes. Cette procédure avait notamment été utilisée pour fermer la Grande Mosquée du Pantin qui, selon les faits établis par le Conseil d’État dans son ordonnance en référé, tenait lieu de diffusion de l’idéologie salafiste et dont le recteur avait diffusé sur les réseaux sociaux une vidéo contestant les enseignements laïques de Samuel Paty[66]. Au regard de cette jurisprudence, il semble que le conditionnement de la fermeture « aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme » ait été largement entendue par le juge. Cependant, le gouvernement a tout de même pris soin de créer un nouveau motif de fermeture des lieux de culte dans lesquels « les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes ou tendent à justifier ou encourager cette haine ou cette violence ». Cette extension des motifs de fermeture s’explique par la volonté de lutter, non pas seulement contre le terrorisme, mais contre tous les actes troublant gravement l’ordre public.
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Sans contester l’intention louable de ce projet de loi – même si l’on peut douter de la pertinence de l’instrument législatif pour résoudre les problématiques soulevées –, il est possible de s’interroger sur les effets de ce nouveau cadre légal des relations de l’État avec les religions, où dominent les mesures répressives et intrusives sur le fonctionnement des associations et des cultes. Loin de susciter l’adhésion à la République, elles pourraient contribuer à un climat de défiance réciproque.