En lointain écho aux féministes de la fin des années 1960 qui allumèrent des feux de joie avec leur soutien gorges et d’autres symboles imposés de la féminité, les mouvements No bra et Free the nipple encouragent depuis une décennie les femmes à assumer leur poitrine en public et à abandonner cet accessoire pour des raisons de confort, d’autonomie corporelle et de liberté de mouvement. Ce rejet s’est imposé comme un des emblèmes forts du droit des femmes à disposer de leur corps ainsi que de l’empowerment féminin.
Cependant, comme une réponse à cette remise en cause du patriarcat, les intéressées ont immédiatement été encouragées à porter des cache-tétons autoadhésifs : « Invisibles sous les vêtements, les cache-tétons sont l’astuce parfaite pour les tee-shirts et les robes. Ils sont réutilisables et restent bien en place durant la journée »[1]. Il s’agit, de manière totalement assumée, c’est l’argument avancé par les enseignes qui proposent ce produit à la vente, de permettre aux femmes qui souhaitent abandonner le soutien-gorge de garder leur pudeur, d’éviter que l’aréole du sein et le téton se devinent. Finalement, cette pratique fait tomber les femmes de Charybde en Scylla puisqu’elle perpétue une sexualisation malvenue de leur poitrine et une hypersexualisation de leur corps.
Anatomiquement, la poitrine des femmes n’est pourtant pas un organe sexuel au sens qu’il n’est pas voué à la reproduction de l’espèce. Les seins ne sont pas impliqués dans ce processus et ne possèdent aucune fonction sexuelle. Il s’agit d’organes composés de tissu glandulaire, adipeux et de divers conduits et vaisseaux sanguins situés dans la région thoracique des hommes comme des femmes à ceci près qu’ils permettent chez ces dernières la lactation et l’allaitement des enfants. On les classe généralement dans des caractères sexuels secondaires, c’est-à-dire les caractéristiques qui permettent de distinguer les sexes à l’instar de la pilosité, le rapport taille/hanche, la pomme d’Adam, la tessiture de la voix…
Sous les effets d’une représentation culturelle et sociale persistante totalement déconnectée de la réalité biologique, la poitrine féminine continue nonobstant d’être associés à la séduction, la sexualité et au coït par la plupart des personnes. Les qualificatifs combinés à la poitrine sont éloquents : débordante, désirable, pulpeuse, généreuse… Les seins des femmes possèdent presque systématiquement une dimension sexuelle en ce qu’ils participent culturellement à l’excitation sexuelle de leurs partenaires sexuels. La poitrine voluptueuse est celle qui est susceptible de procurer de la volupté, « un vif plaisir des sens », une « jouissance pleinement goûtée ». Cela en fait une zone corporelle stratégique dans le processus de domination masculine. Pour la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, la poitrine féminine raconte l’histoire de l’objectivation du corps des femmes. Elle synthétise l’injonction faite aux femmes de « devenir et demeurer des corps sexuels et maternels à disposition »[2]. Le contrôle du corps des femmes « est aussi ancien que la domination masculine elle-même (…). Il s’exerce selon des modalités particulières dans les différentes civilisations mais a toujours pour but de maîtriser la sexualité féminine de manière à assurer la fonction reproductive au profit du groupe des mâles »[3].
La poitrine des femmes fournit une illustration topique de ce que Duncan Kennedy appelle la sexualisation de la domination. On est au cœur du processus de supériorisation symbolique inculquée dans les imaginaires et façonnés dès l’enfance. Elle fonctionne « de manière évidente, comme naturelle et allant de soi »[4]. La mise à nue de la poitrine des femmes fournit un paroxysme du carcan normatif qui impose tel ou tel habillement, telle ou telle tenue vestimentaire aux femmes. Dans tous les cas, ce sont des considérations liées à la représentation du corps féminin qui sont sous-jacentes. Hijab, abaya, burqa et autre vêtement couvrant ont à voir avec la pudeur que des systèmes religieux pensés par des hommes estiment être en droit d’exiger des femmes. Mécaniquement, lorsque le législateur ou le juge français interviennent sur ces sujets, même au nom de principes en apparence très éloignés comme la laïcité, ils s’inscrivent ipso facto dans ce débat[5] Un autre lien peut être établit avec la représentation inappropriée des femmes dans de nombreux médias, publicités et, de manière générale, dans la culture populaire. Elles sont souvent représentées de manière hypersexualisée, l’accent étant mis sur des caractéristiques physiques érotiques au premier chef desquels figure leur poitrine plutôt que sur leurs compétences, leur intelligence ou leur personnalité. La femme est assimilée à son corps et, au-delà, à la sexualité.
Cette sexualisation de la poitrine féminine a quelque chose à voir avec l’Occident d’une part et les religions du livre d’autre part. Le judaïsme, la chrétienté et l’islam ont une perception commune du corps de la femme. Elle est négative et étroitement liée au péché originel, autrement dit à la sexualité puisque celui-ci est majoritairement interprété comme de la concupiscence et un désir sexuel désordonné qui doit être maîtrisé et régulé par des principes moraux. Rien d’étonnant dans ce contexte à ce que les espaces politiques, juridiques et culturels qui procèdent de ces religions aient exacerbé l’infériorisation du féminin par rapport au masculin. Même le corset conçu pour entraver la femme ne trouvera pas grâce aux yeux de l’église catholique apostolique romaine. Poitrine débordante vers l’avant, croupe rejetée en arrière, elle diabolisera cet instrument contondant qui en montre trop et, par conséquent, invite à la sexualité[6].
La poitrine féminine n’a pourtant pas toujours été considérée impudique. Son érotisation n’est ni universelle ni intemporelle. Avant la diffusion des valeurs occidentales à la faveur du colonialisme, la plupart des populations africaines, américaines, indiennes et asiatiques, australiennes et océaniennes, ne faisaient aucun cas de la nudité mammaire[7]. L’injonction de discrétion apparaît au Moyen-âge en Europe[8]. Au même moment, de l’autre côté de la Méditerranée, l’Islam encourage ses croyants à la pudeur. Camille Froidevaux-Metterie rappelle que, dans les sociétés qui ont réussi à rester suffisamment à l’écart de ces influences, on observe que l’exposition des seins des femmes ne pose souvent aucun problème[9].
Exemple plus précis des causes occidentales de ce phénomène, la société japonaise d’avant la seconde guerre mondiale ne faisait aucun cas de la nudité mammaire des femmes. Celle-ci ne provoquait aucune excitation et laissait les hommes totalement indifférents. La présence américaine sur l’archipel a profondément bouleversé ces codes. Aujourd’hui les amateurs de culture japonaise, de manga et d’anime connaissent parfaitement le mot oppaï qui fait référence à une poitrine ronde et volumineuse destinée à attirer l’attention d’un public essentiellement masculin.
Dernière marque du malaise relatif à la nudité de la poitrine féminine dans le mainstream occidental qui détermine la culture mondialisée, le floutage des seins est imposé par la plupart des réseaux sociaux[10]. Celles et ceux qui transgressent cette règle s’exposent, hormis quelques cas très particuliers, à une suspension de leur compte Facebook ou Instagram voir à une suppression définitive pour Tinder ce qui n’est pas le moindre des paradoxes[11]. Pinterest est un des rares réseaux qui acceptent la vue des tétons féminins au nom de l’art, de l’éducation sexuelle sécurisée et des contestations politiques. En 2014, Apple a retiré de son portail le livre de Bénédicte Martin intitulé La femme au motif que sa couverture illustrée par une femme à la poitrine dénudée était inappropriée[12].
Cette sexualisation à outrance et la focalisation sur cette partie du corps des femmes est un des premiers leviers de l’objectification de ces dernières (Partie I). L’instrumentalisation du délit d’exhibition sexuelle et son application différenciée réduit les femmes à leur valeur sexuelle et contribuent à la perpétuation d’un système juridique patriarcal (Partie II).
Partie I – L’essentialisation de la femme
Les seins de la femme doivent restés cachés car ils sont obscènes. Leur exposition publique est une transgression qui bouleverse les codes sociaux et moraux en vigueur et, subséquemment, les normes juridiques qui leur font écho (A). La constatation est d’autant plus saisissante que la décence s’accompagne ici d’une bivalence. Chacun dans son rôle : le sein féminin se dissimule tandis que le sein masculin s’expose librement (B).
A. L’indécence des seins féminins
Derrière la norme juridique qui prohibe l’exposition publique de la poitrine des femmes, l’article 222-32 du Code pénal tel qu’interprété par la Cour de cassation, il existe une puissante norme sociale. Ce tabou résiste même à la nécessité pour une mère d’allaiter son enfant[13]. En 2021, à la suite de l’agression à Bordeaux d’une jeune femme qui allaitait son enfant en public, deux propositions de loi ont été déposée à l’Assemblée nationale sans jamais avoir été discutées. La première prévoyait de préciser l’inapplicabilité de l’article 222-32 du Code pénal à l’allaitement en public[14]. La seconde visait à instituer un « délit d’entrave à l’allaitement »[15].
Quelle que soit la raison, l’étalage des seins féminins, organe objectif d’identification biologique, reste néanmoins subversif. Les révolutionnaires de 1789 avaient parfaitement compris et exploité ce caractère transgressif (sans pour autant s’intéresser aux droits des femmes)[16]. C’est la raison pour laquelle ils ont choisis de dénuder la poitrine de Marianne[17]. La charge sexuelle et érotique de la poitrine féminine n’est jamais totalement neutralisée[18]. Elle est systématiquement envisagée comme un appât du désir, un signal appétentiel et provocateur, un indice de disponibilité corporelle. Motif poétique célébrée depuis des siècles en tant qu’objet d’adoration et de désir amoureux, l’imaginaire collectif tend à la réduire à la fonction qu’elle remplit ponctuellement dans la sexualité humaine[19].
Dans son ouvrage, Corps de femmes, regards d’hommes, le sociologue Jean-Claude Kaufmann décrit trois attitudes masculines possibles en cas de confrontation visuelle avec une poitrine féminine nue sur la plage – le regard banalisant, le regard esthétisant, et le regard sexualisant – trois regards qui correspondraient aux trois corps de la femme – le corps banalisé, le corps esthétique et le corps érotique[20]. Dans tous les cas, il souligne une certaine ambiguïté ou se mêle confusément appréciation esthétique et attraction sexuelle. Le regard masculin est tiraillé entre les trois corps de la femme et peut passer en quelques secondes du beau au banal et du banal au sexuel.
Le regard masculin n’est pas le seul susceptible d’être mis en cause. Il est primordial car les hommes sont les premiers responsables de cette situation. Ce sont eux qui, pendant des siècles ont eu le monopole de la pensée, de la structuration sociale et de la création du droit. Néanmoins, de nombreuses femmes réagissent également de manière épidermique lorsqu’elles sont confrontées à une poitrine nue. Leur regard est tout autant imprégné d’une conception sexualisée et aliénante de leur poitrine que celui des hommes. Depuis la publication du deuxième sexe en 1949, il est impossible d’ignorer que les femmes souscrivent et participent à leur propre domination. Pour Duncan Kennedy, « le ‘génie’ du patriarcat libéral est de créer des sujets féminins non pas seulement pour satisfaire les intérêts des hommes dans des rapports particuliers mais aussi pour satisfaire aussi l’intérêt qu’a le système patriarcal à sa propre reproduction. Les femmes sont donc contraintes contre leur volonté d’adopter certains comportements, mais elles y consentent et se trouvent pour ainsi dire constituées de manière à en jouir »[21].
On peut d’ailleurs aisément transposer les théories de l’auteur en matière d’habillement à l’exposition public de la poitrine dénudée[22]. S’inspirant ouvertement des travaux de Hebert Marcuse, Wilhem Reich et Paul Robinson, Catharine A. MacKinnon, Duncan Kennedy dresse une carte des comportements vestimentaires plus ou moins sexy attendus des femmes en fonction des lieux, des moments de la journée, des occasions et du statut professionnel : « Il existe des normes qui imposent un habillement et plus généralement un comportement plus ou moins sexy selon le lieu et le moment, et qui leur opposent un éventail d’interdits en d’autres lieux et moments »[23]. La cause profonde de ces disparités est à rechercher dans le patriarcat, lequel repose sur deux normes complémentaires : une norme de protection des femmes vertueuses par les hommes à laquelle répond une seconde selon laquelle, en retour, elles ne doivent pas se présenter « comme sexuellement disponible en dehors du foyer conjugal ». Les « mauvaises femmes », celles qui refusent le marché et le manifestent en adoptant une tenue vestimentaire déviante, « putes, salopes et allumeuses », sont punies par la violence et par le déshonneur[24].
À bien des égards l’exposition de la poitrine est un interdit emblématique qui rompt instantanément le contrat patriarcal et transforme la contrevenante libérée en femme dévergondée et méprisable. La désapprobation et la mise au pilori sociales sont immédiates. C’est l’expérience qu’ont respectivement fait la boxeuse néo-Zélandaise Cherneka Johnson et l’influenceuse anglaise Daniella Hemsley. La première a été l’objet d’une campagne de dénigrement après s’être présentée torse nu à la pesée, les seins simplement maquillés en faux haut blanc (« Tu n’es définitivement pas un exemple pour nos filles ») tandis que la seconde s’est fait exclure de la phase finale d’un tournoi de boxe pour avoir enlevé sa brassière et dévoilé sa poitrine au public après sa victoire. On se souviendra aussi du Nipple gate qui, en 2004, a couté la fin de sa carrière à la chanteuse américaine Janet Jackson pour avoir montré le téton de son sein droit en plein spectacle du Super Bowl[25]. Quant à la sanction, elle est enrichie dans la plupart des États d’une condamnation pénale. Les exemples d’aberrations ne manquent pas comme celui de la jeune femme résidant dans l’Utah (États-Unis) qui fut poursuivie en 2019 pour être apparue à son propre domicile seins nus devant les enfants de son époux.
Les notions clés sont ici la décence, c’est-à-dire l’ensemble des comportements, tenues, actions ou paroles moralement conformes à ce qui est attendu par la société, et la pudeur, notion cousine mobilisée pendant longtemps par le droit pénal et qui fait référence à un ensemble de valeurs, d’attitudes et de comportements liés à la précédente[26].
Ces deux notions sont étroitement liées au contrôle significatif exercé par les hommes sur le corps des femmes. Elle permet de les maintenir dans un rôle genré en les obligeant à se conformer à des attentes morales spécifiques concernant leur apparence, leurs comportements et bien évidemment leur sexualité. Le sein, comme les cheveux dans d’autres régions du monde, doivent rester dans l’intime et demeurer le privilège du partenaire sexuel[27]. Le parallèle avec le stéréotype sexiste qui lie les agressions sexuelles et les tenues vestimentaires provocantes ou non des victimes est facile à opérer. C’est précisément pour lutter contre ce type d’idées fausses qu’en août 2022, les Nations unies ont organisé une exposition présentant les vêtements portés par des femmes au moment de leur agression sexuelles ou de leur viol. Pour Amina J. Mohammed, Vice-Secrétaire générale des Nations Unies, cette exposition « montre plus clairement ce que n’importe quel argument juridique ne pourrait le faire, que les femmes et les filles sont attaquées indépendamment de ce qu’elles portent »[28].
Les Femen ont parfaitement compris que manifester torse nu est une manière de se réapproprier leur corps. Bénéfice secondaire et corollaire de l’hypersexualisation de leur poitrine, en se servant de cette dernière comme support de leurs slogans, elles réorientent l’œil des passants vers leur message politique. Les hommes et leurs auxiliaires féminines regardent vers l’objet du désir où ils y lisent leurs propres turpitudes. Le processus de renversement de la honte est habile mais terriblement malaisant pour les partisans du patriarcat, d’où la haine engrangée contre les militantes de ce mouvement. La virulence des critiques et leur disproportion par rapport à leurs actions montre la profondeur des racines de la désapprobation à l’égard de la tentative d’autonomisation de ces femmes vis-à-vis du système patriarcal dans lequel elles évoluent. Les Femen mettent également en exergue la bivalence de la décence puisqu’un même comportement sera considéré comme inapproprié pour une femme tandis qu’il sera toléré, voire valorisé, pour un homme.
B. La valence dégradée de la poitrine féminine
La question du torse nu est indubitablement celle qui révèle avec le plus de certitude le caractère genré de la notion de décence. Celle-ci est effectivement variable en fonction d’attentes traditionnelles qui déterminent ce qui est approprié ou non selon le sexe. Mais c’est à propos de la poitrine féminine, à l’origine simple élément d’identification, que la différence de traitement social et juridique se fait sentir avec le plus d’acuité. Sa sexualisation à outrance sert à enraciner les femmes dans leur sexe social et à les dégrader au sens où, comme le souligne Andréa Dworkin, avoir moins de liberté, à commencer par celle de s’exposer et de disposer de son corps, est dégradant[29]. De plus la sexualisation s’apparente à une détérioration morale dans un système de valeurs judéo-chrétiennes.
Le sein n’a pas vocation à être montré en public. La pratique du lactating et le succès de la catégorie milf (mother i would like to fuck) dans le porno et sur les plateformes de streaming qui lui sont dédiés prouvent que, même derrière le sein maternel, l’image de l’objet sexuel se perpétue. En toutes hypothèses, qu’il s’agisse des seins de l’amante ou de ceux de la mère, les deux fonctions érigent le sein en apanage de l’intimité. On retrouve alors la sempiternelle division sexuelle des rôles, des tâches et des espaces entre la sphère privée – familiale, domestique, inférieure et féminine – et la sphère publique – sociale, politique, supérieure et masculine[30].
La poitrine des hommes et celle des femmes n’appartiennent pas aux mêmes mondes et, par conséquent, ne sont pas soumises aux mêmes représentations. Elles répondent à des approches morales, sociales et juridiques très différentes qui servent de justification à des statuts distincts pour ne pas dire opposés.
Ce dédoublement qui s’incarne ici dans une partie spécifique du corps humain, part du principe que les seins féminins auraient, à l’inverse de ceux des hommes, une fonction dans la séduction ou l’acte sexuel. Certaines études ont même tenté de biologiser cette affirmation[31] : la stimulation du mamelon, notamment pendant l’allaitement déclenche une production d’ocytocine, hormone qui joue un rôle dans l’attachement et la confiance, notamment entre la mère et l’enfant. Si on laisse de côté l’analyse très freudienne qui offre une explication bon marché à la fascination masculine pour cet organe féminin, force est de constater que l’ocytocine n’est pas le monopole de la poitrine féminine. Elle est d’abord produite par le cerveau mais également par les organes sexuels ou le pancréas sans compter que la poitrine masculine… produit elle aussi de l’ocytocine.
Si on regarde de plus près ce qu’il convient de cacher à tout prix, le téton, son usage en matière de sexualité n’est pas davantage déterminant pour fonder une différence de situation entre les sexes. Certes, les papilles mammaires et les aréoles féminines sont érogènes mais celles des hommes le sont également. Toutes subissent des transformations en cas de stimulation sexuelle avec une sensibilité qui varie d’un individu à un autre, pas d’un sexe à l’autre. Cela est dû, quel que soit le sexe, à une augmentation du flux sanguin vers cette zone qui peut entraîner une modification de la couleur, un durcissement et une élévation.
Il s’agit en réalité d’une construction purement culturelle. Il ne faut surtout pas écorner une vision hétéronormée et patriarcale des fonctions sexuelles respectives prêtée aux organes masculins et féminins et, de manière générale, bouleverser les repères traditionnels de la sexualité. Tout élément susceptible de jeter un trouble à ce niveau doit être proscrit[32].
Face à l’inopérance du recours à la biologie, des théories ésotériques ont récemment vu le jour afin de justifier des disparités ineptes entre les sexes. Celle du féminin sacré s’adosse à la logique du développement personnel. En postulant une énergie féminine sacrée ou supérieure, un sexe biologique qui puiserait sa force dans la nature et dont les femmes auraient été déconnectées, elle réintroduit une conception strictement binaire et cloisonnée des sexes. Ce faisant, elle réaligne les femmes sur ce que le système patriarcal attend d’elles. Par ailleurs, cette théorie est obnubilée par la maternité dite « consacrée » et les capacités génésiques de la femme. À ce titre, le corps de celle-ci doit être sanctuarisé : il est un temple, supérieur à bien des égards à celui de l’homme puisqu’il est capable de porter un enfant. La dialectique n’a rien de nouveau. Il s’agit d’une rengaine bien connue qui consiste à mythifier la femme afin de justifier les préjugés dont elle fait l’objet depuis des millénaires[33].
C’est un axiome bien connu des spécialistes à la Convention européenne des droits de l’homme, l’absence d’équivalence (ici entre poitrine masculine et poitrine féminine) ne reposant sur aucun argument solide, la seule possibilité de justifier un traitement différent réside dans l’invocation d’une justification « objective et raisonnable », c’est-à-dire si ce traitement poursuit un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre ce but et les moyens employés pour l’atteindre[34]. Mutatis mutandis, ce sont les mêmes critères qui sont utilisés par la Cour de justice de l’Union européenne : un but légalement admissible et un rapport de proportionnalité[35]. Sous l’aiguillon de leurs homologues européens, les juges français, judiciaire comme administratif, les ont adoptés puis exploités[36].
Malgré cela, la chambre criminelle de la Cour de cassation persiste à bi-catégoriser les sexes[37]. Elle joue sur les deux grandes étapes du contrôle afin de verrouiller l’interdiction faite aux femmes d’exposer leurs seins. Dans un premier temps, en énonçant que « le principe d’égalité n’interdit pas que les différences anatomiques et les représentations qui y sont associées » conduisent à donner à la notion d’exhibition sexuelle un contenu différent selon qu’est en cause le corps d’une femme ou celui d’un homme, elle disqualifie la possibilité d’une équivalence[38]. Dans un second temps, elle juge que les peines prévues doivent être considérées « comme nécessaires par le législateur pour assurer la préservation de l’ordre public et n’apparaissent manifestement pas disproportionnées par rapport au but recherché ». Les trois éléments clés permettant le traitement différent de situations équivalentes sont réunis : une base légale, un objectif légitime, un rapport de proportionnalité[39].
De ce point de vue, l’arrêt Bouton c. France du 13 octobre 2022 est décevant[40]. Certes, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la France pour avoir elle-même condamné la requérante Femen qui, poitrine dénudée, avait mimé un avortement à l’aide d’un morceau de foie de bœuf dans l’église de la Madeleine à Paris[41]. Cependant, elle concentre son contrôle sur la nécessité de la peine prononcée, un mois d’emprisonnement assorti d’un sursis simple, dans le cadre de l’article 10 de la Convention (liberté d’expression) plutôt que sur le caractère sexuel de la poitrine des femmes et l’existence d’une discrimination. Dans le flou laissé par l’article 222-32 du Code pénal – « l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende » – le juge européen entérine ce faisant la lecture discriminatoire du texte et le double standard mis en place par la Cour de cassation.
Aucun homme n’a jamais été condamné sur le fondement de l’article 222-32 du Code pénal, pas même un membre des Hommen, réactionnaires qui appellent à la restauration de la masculinité nationale bafouée et qui singent les Femen en dénudant leur poitrine au cours de leurs manifestations[42]. Au pire les hommes s’exposent-ils aux foudres des quelques maires des stations balnéaires ayant décidé d’user de leur pouvoir de police afin d’interdire la pratique du torse nu, tous les torses, dans leur municipalité à l’exception des plages et de leurs abords[43]. Les hommes bénéficieront de surcroit de la vigilance du juge administratif qui vérifiera les conditions de mise en œuvre de l’article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales et l’existence de circonstances particulières de nature à justifier la mesure : « en l’absence de circonstances locales particulières, qui ne résultent pas des éléments produits par la commune, le seul caractère immoral allégué desdites tenues, à le supposer même établi, ne peut fonder légalement leur interdiction, nonobstant le caractère limité dans le temps de celles-ci »[44].
Partie II – L’instrumentalisation de l’exhibition sexuelle
L’inconvenance du sein féminin l’exclut par définition de la sphère publique. Son exposition fait donc l’objet d’une pénalisation au titre d’une infraction attrape-tout, l’exhibition sexuelle (A) qui souffre néanmoins de quelques aménagements en trompe-l’œil (B).
A. La dilatation du délit d’exhibition sexuelle
Depuis 1994 et l’abolition du délit d’outrage public à la pudeur prévu dès 1810 à l’article 330 du Code pénal, la répression de l’exposition des seins féminins se fait désormais sur la base de l’article 222-32 du Code pénal qui punit l’exhibition sexuelle.
Les deux textes possèdent plusieurs éléments en partage. Premièrement, comme le montre l’application différenciée selon les sexes, ils possèdent un potentiel discriminatoire avéré. L’article 330 du Code pénal était allé beaucoup plus loin dans ce domaine puisqu’il a un temps été enrichi d’un second alinéa afin de punir l’outrage commis par des homosexuels[45]. Cette seconde discrimination fondée non plus sur l’identité sexuelle mais sur l’orientation sera néanmoins abolie par la loi n° 80-1041 du 23 décembre 1980 relative à la répression du viol et de certains attentats aux mœurs.
Deuxièmement, ils sont formulés de manière vague et indéterminée. Ils ne contiennent aucune référence à des zones précises du corps humain ce qui a permis dans les deux cas une application spontanée à la poitrine des femmes. Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle pu juger sous l’empire de l’ancien texte que « le spectacle d’une femme exhibant la poitrine entièrement nue dans les rues d’une ville (…) est de nature à offenser la pudeur publique et à blesser le sentiment moral de ceux qui ont pu en être les témoins »[46]. Or la formule est reprise à l’identique sous l’empire du second texte par la Cour de cassation dans son arrêt du 9 janvier 2019 : l’article 222-32 du Code pénal vise « une exhibition provocante de nature à offenser la pudeur publique »[47]. L’arrêt du 24 novembre 2021 explicite l’élément intentionnel du délit, soit « la volonté délibérée d’offenser la pudeur d’autrui »[48]. La pudeur reste au cœur de la réflexion du juge judiciaire.
Quant au champ d’application, il est extrêmement large. Dans une décision du 16 juin 1906, la Cour de cassation a estimé à propos de l’ancien outrage public à la pudeur que son but n’était pas la répression d’actes impudiques commis à l’égard d’une personne déterminée mais que la prévention avait pour objet, de manière spéciale, « la réparation du scandale causé par de tels actes et la protection due aux tiers qui en peuvent être témoins ; c’est ce scandale même qui fait la criminalité de l’acte »[49]. Pour Michèle-Laure Rassat, la logique est parfaitement transposable à l’exhibition sexuelle telle qu’envisagée à l’article 222-32 du Code pénal alors que ce texte est censé être plus clair et plus restrictif que le précédent[50]. L’expérience de la jeune femme visée par une ordonnance pénale pour exhibition sexuelle à Aurillac le 23 août 2023 confirme cette analyse. Invitée par la police à se couvrir en plein épisode caniculaire, elle avait courageusement refusé en expliquant avoir chaud et faire « comme la moitié des hommes qui n’avaient pas de tee-shirts »[51]. La réaction sexiste et misogyne du garde des Sceaux en marge d’un point presse consacré au sujet est tout aussi éloquente : « Je constate que, parmi les journalistes femmes qui m’ont interrogé, personne n’était devant moi les seins nus. Il ne faisait pas assez chaud »[52].
La Cour d’appel de Paris a bien essayé de faire évoluer la jurisprudence dans un sens moins discriminatoire. Dans son arrêt du 10 décembre 2018, elle a tenté de faire valoir que la seule exhibition de la poitrine d’une femme n’entre pas dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du Code pénal si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle et ne vise pas à offenser la pudeur d’autrui. En l’espèce, la mise à nue partielle de la prévenue relevait de la manifestation d’opinions politiques protégées par le jeu de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (liberté d’expression).
Ayant en mémoire les tentatives précédentes de ses prédécesseures de Riom en 1937 et d’Aix-en-Provence en 1965, lesquelles discernaient déjà un changement d’époque peu compatible avec la répression de la nudité partielle des femmes sur la plage[53], la Cour d’appel de Paris ajoute que le regard de la société sur le corps des femmes ayant évolué, l’exposition fréquente de la nudité féminine dans la presse ou la publicité, même dans un contexte à forte connotation sexuelle, ne doit plus « donner lieu à une réaction au nom de la morale publique ». Peine perdue, comme en 1965, la juridiction judiciaire suprême casse l’essai de modernisation dans son arrêt du 26 février 2020 : « L’exhibition de la poitrine d’une femme entre dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du Code pénal, même si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle »[54]. Les femmes ne se dépoitraillent pas impunément en France.
En ce qui concerne le caractère discriminatoire de la jurisprudence judiciaire, l’article 222-32 du Code pénal a récemment fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. Les requérants invoquaient l’incompatibilité de ce texte tel qu’interprété par la Cour de cassation avec le principe d’égalité qui découle des articles 1er, 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et du principe d’égalité entre hommes et femmes consacré par le troisième alinéa du préambule de la Constitution du 4 octobre 1946. La Cour de cassation a tout simplement balayé cette question en refusant de la transmettre aux motifs précédemment évoqués que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, et l’article 222-32 du code pénal s’applique à la fois aux hommes et aux femmes, même si leurs différences anatomiques et les représentations qui y sont associées conduisent à donner un contenu différent à la notion d’exhibition »[55]. Étaient également invoqués l’incompatibilité avec les principes de légalité, de clarté de la loi, de prévisibilité et de sécurité juridiques en ce que les éléments constitutifs de l’infraction ne sont pas définis de façon claire et précise d’une part et, d’autre part, avec le principe de nécessité et de proportionnalité des peines en ce qu’elle autorise la répression de la nudité des torses féminins dans tous les lieux accessibles aux regards du public. La Cour de cassation n’a pas fait davantage cas de ces moyens que de ceux avancés par la Cour d’appel de Paris. Sur le premier point, elle ne discerne aucun risque d’arbitraire et considère que l’article litigieux est rédigé en termes suffisamment clairs et précis pour permettre son interprétation. Elle répond ensuite de manière standardisée et péremptoire à la seconde question : la prévention est nécessaire pour assurer la préservation de l’ordre public et n’apparaît pas manifestement disproportionnée par rapport au but recherché.
Si à l’instar de la Cour d’appel de Paris, une grande partie de la doctrine souligne la déconnexion de la jurisprudence pénale avec les mœurs en vigueur, l’opinion ne fait pas pour autant l’unanimité. Tout en affirmant, sans aucun fondement scientifique solide, que l’allaitement n’est pas seulement une conséquence de la reproduction mais en fait intégralement partie, Stéphane Detraz considère pour sa part que c’est à bon escient que la Cour de cassation continue de faire valoir les conceptions dominantes du bon père de famille quitte à s’attirer l’ire des partisans d’une approche genrée[56]. Outre l’utilisation condescendante du terme « genre » dans des développements qui reposent essentiellement sur un ressenti, l’auteur estime qu’une solution moins discriminatoire nécessiterait « en toute logique » à revoir le périmètre des agressions sexuelles : « toucher les seins d’une femme contre son gré ne serait plus à compter parmi les agressions « sexuelles » et, pour faire preuve de cohérence jusqu’au bout, qu’il en irait nécessairement de même d’une main aux fesses ou d’un baiser sous la bouche, autant de faits qui, actuellement, sont assimilés par la jurisprudence à de telles agressions ». Selon la démonstration, c’est parce que les seins sont des organes sexuels qu’il devient possible de les protéger contre les agressions sexuelles. Non seulement, on est au cœur du contrat patriarcal précédemment décrit – norme de protection contre norme de décence – mais le raisonnement est absurde. En effet, comme le souligne Nicolas Catelan, la stricte réciprocité imposerait de réprimer l’exposition de toute partie du corps qui, dès lors qu’elle est touchée permet la condamnation de l’agresseur : la cuisse[57], le mollet[58], la bouche[59]… La logique proposée par Stéphane Detraz conduit, sous les auspices de la théorie civiliste du bon père de famille qu’il convoque, à dissimuler tout le corps des femmes, y compris la tête et le visage afin de ne pas trop exciter la concupiscence masculine. Il n’existe heureusement aucune réciprocité entre les deux délits de sorte que l’exposition de la poitrine des femmes ne donne en aucune circonstance aux hommes le droit ne serait-ce que de l’effleurer[60]. Julie Mattiussi rappelle ici avec raison que ce n’est pas tant l’objet (le sein) qui est sexuel mais plutôt le geste (toucher une personne sans son consentement)[61]. La focalisation sur l’élément matériel – le contact physique avec une quelconque partie du corps de la victime – ne doit pas faire oublier l’élément intentionnel – la volonté de l’auteur des faits de les commettre en connaissance de cause de leur caractère infractionnel – sans lequel il n’est pas possible, sauf très rares exceptions, d’engager la responsabilité pénale.
B. La fausse plasticité du délit d’exhibition sexuelle
Hormis l’allaitement public, l’exposition du sein redevient envisageable dans deux circonstances.
La première est une tolérance qui concerne les plages. En effet, le monokini, à l’origine une culotte avec bretelle dévoilant les seins de la femme imaginé par le styliste américain Rudi Gerneich, aujourd’hui la pratique consistant à porte uniquement le bas d’un bikini afin de laisser sa poitrine à l’air, est globalement accepté.
Nonobstant, tout comme l’allaitement public, le monokini ou topless est une tolérance administrative et pénale cantonnée à un espace déterminé, en l’occurrence les plages. Elle ne concerne pas même les piscines municipales où continue de s’appliquer l’exigence de décence à l’exception de celle de Grenoble où le Conseil municipal a statué spécialement en ce sens[62]. Le principe de bon ordre et de salubrité publique dont les maires ont la responsabilité au sens des articles L-2212-2 et L-2512-13 du Code général des collectivités territoriales pour le maire de Paris continue de prévaloir sur la liberté des femmes. C’est d’ailleurs sur ce fondement que Bertrand Delanoë a interdit dès 2006 le topless dans le règlement de Paris plage aux côtés du string et du naturisme[63]. L’amende encoure par les contrevenantes s’élève à 38,00 euros.
Contrairement à une croyance répandue, le topless sur les plages n’est pas autorisé par la loi. Il reste prohibé par le jeu de l’article 222-32 du Code pénal tel qu’interprété par la Cour de cassation[64]. Certes l’interdiction n’y figure pas expressis verbis mais pas davantage que l’interdiction en général. Il y aurait donc une incongruité, dans le même flou textuel et dans le silence de la jurisprudence judiciaire, à considérer que la disposition s’applique partout sauf sur les plages. Rappelons que l’arrêt de la Cour de cassation du 22 décembre 1965 concernait la pratique du monokini sur une plage aménagée de la Croisette de Cannes[65]. L’ambiguïté demeure comme l’atteste la mésaventure, en 2020 à Sainte-Marie-La-Mer, de plusieurs femmes invitées par deux gendarmes zélés à se couvrir à la demande d’autres baigneurs. La tentation de la verbalisation subsiste.
En tout état de cause, la tolérance ne crée pas de droit. Tolérer n’est pas permettre[66]. Il s’agit plutôt d’assouplir, de ne pas interdire ou ne pas exiger alors qu’on pourrait le faire[67]. La norme, en l’occurrence la prohibition de l’exposition des seins féminins, ne disparait pas. Seule son effectivité est affectée. La Cour de cassation rappelle dans son arrêt du 16 octobre 2018 qu’une tolérance des autorités administratives contraire à des textes en vigueur instituant des infractions, ne saurait faire disparaître ces dernières[68]. Comme le souligne Caroline Lacroix, la chambre criminelle se montre traditionnellement hostile à l’idée qu’une tolérance administrative puisse valoir justification d’une infraction[69]. Elle juge de manière constante que la tolérance des autorités est insusceptible de constituer un droit ou de servir d’excuse à une infraction[70]. Dès lors, « la sanction peut resurgir à tout moment et sans limite si la puissance publique le souhaite »[71].
L’analogie peut facilement être faite avec l’affaire Dudgeon c. Royaume-Uni dans laquelle les autorités nationales arguaient l’inapplication de la loi pénale criminalisant les relations homosexuelles aux partenaires adultes consentants. Cette « tolérance » pénale n’a pas résisté devant la Cour européenne des droits de l’homme qui a considéré qu’il planait une épée de Damoclès au-dessus du requérant[72].
Malgré une connotation très positive qui renvoie aux fondements de la société démocratique, ici la tolérance n’est pas un progrès. En évitant de poser la question de la pénalisation, de la bivalence entre les sexes et des discriminations systémiques dont les femmes font l’objet grâce à quelques concessions, elle est même le prototype de la fausse bonne idée. Pour Fanny Grabias, elle témoigne en fait de la marge d’appréciation propre à tout pouvoir discrétionnaire et par voie de conséquence, perd son visage vertueux[73].
La deuxième possibilité pour les femmes de dévoiler leurs seins est récente. Elle procède d’un assouplissement de la jurisprudence pénale à la faveur de celle de la Cour européenne des droits de l’homme, notamment l’arrêt Bouton du 13 octobre 2022. Après avoir méthodiquement écarté les doutes sur la qualité et la précision de la loi grâce à un renvoi aux arrêts de la Cour de cassation, notamment sa décision de ne pas transmettre une question préjudicielle à ce sujet au Conseil constitutionnel, puis réaffirmé que les États peuvent légitimement sanctionner l’exhibition des parties sexuelles du corps[74], c’est-à-dire qu’elle ne discute pas la qualification sexuelle de la poitrine des femmes, la Cour européenne se concentre uniquement sur la mise en balance entre le droit de la requérante de communiquer ses idées et le droit d’autrui au respect de la morale et de l’ordre public. La condamnation qu’elle prononce repose donc exclusivement sur l’absence de nécessité dans une société démocratique[75]. Elle souligne que le juge national n’a pas suffisamment pris en compte l’ensemble des éléments en litige portant sur le contexte dans lequel se situait l’action litigieuse ainsi que sur les mobiles de la requérante : le message féministe inscrit sur son torse et son dos en référence au Manifeste des 343 salopes de 1971 (« 344èmesalope »), le sens politique de sa semi-nudité, le choix du lieu, une église, particulièrement propice à la médiatisation[76]. Partant, l’arrêt Bouton s’inscrit davantage dans la lignée de l’affaire Pussy riots que dans une réflexion sur l’égalité entre les sexes et le genre[77].
Consciente des faiblesses de sa jurisprudence, la Chambre criminelle de la Cour de cassation n’a pas attendu la condamnation par la Cour européenne pour s’adapter. Dans son arrêt du 26 février 2020, elle ne censure pas la relaxe prononcée par la Cour d’appel au motif que, « dès lors (…) que le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression »[78]. En l’espèce, la défenderesse au pourvoi avait exposé sa poitrine nue au musée Grevin recouverte de l’inscription « Kill Putin » avant de renverser la statue de cire de ce dernier puis d’y planter à plusieurs reprises un pieu métallique en clamant « Fuck dictator, Fuck Vladimir Putine ! ». L’intention politique de la prestation politique ne fait aucun doute. La Cour de Cassation se comporte ici en fausse dévote. L’anticipation de la condamnation par le juge européen et l’introduction d’un contrôle de proportionnalité poursuit deux objectifs principaux et complémentaires : tirer le moins de conséquences possibles de la jurisprudence européenne (à la manière de ce qu’avait pratiqué la Cour à propos des conséquences civiles de la gestation pour autrui) ; garder la plus grande maitrise possible dans l’appréciation de l’existence ou non d’un besoin social impérieux justifiant la restriction de la liberté d’expression. Elle évite ainsi l’exclusion de la poitrine des femmes du champ d’application de l’article 222-32 du Code pénal même en matière politique. L’appréciation se fera au cas par cas.
*
La discrimination n’est pas une fatalité. La Cour d’appel de New York l’a démontré dans un arrêt Ramona Santorelli et Mary Lou Schloss du 7 juillet 1992 par lequel elle autorise les femmes à tomber le haut comme les hommes[79].
Entre Marina, la jeune femme verbalisée à Aurillac en août 2023 pour avoir refusé de couvrir sa poitrine sous l’effet de la chaleur, et Rosa Parks qui n’avait pas daigné céder sa place à un passager blanc dans un bus à Montgomery, il n’y a finalement pas une grande différence. Chacune de ces deux femmes s’est heurté à un système discriminant, la première à raison de son sexe, la seconde en raison de sa couleur de peau. Une prochaine victime de la répression pénale patriarcale offrira peut-être à la Cour européenne l’occasion de se prononcer sur l’exposition de la poitrine des femmes non plus seulement sous l’angle marginal de l’article 10 (utilisation du sein comme un adjuvant politique) mais sous l’angle plus général de l’article 8 (droit à la vie privée) conjugué à l’article 14 (interdiction de la discrimination). La lumière ne viendra probablement pas du gouvernement qui, interpellé en 2019 par une députée sur les inégalités dans les condamnations pour exhibition sexuelle s’est contentée de répondre par un mauvais copier-coller de la jurisprudence de la Cour de cassation et le constat d’une condamnation plus systématique de la nudité imposée à autrui[80]. Dans l’attente, malgré les quelques concessions sous forme de tolérance par les autorités administratives ou la possibilité d’une contextualisation en matière politique par le juge judiciaire, la prohibition de la nudité continue d’affecter les femmes de manière disproportionnée.
« Je suis femme et n’ai à répondre à personne de ce que je fais » s’insurgeait Violette Morris. C’était au siècle dernier, le 26 février 1930 lors du procès qui l’opposait à la Fédération des sociétés féminines sportives de France laquelle lui avait refusé la délivrance d’une licence au motif qu’elle était invertie et qu’elle portait le pantalon[81]. Il faut croire que, presque cent ans après, Violette et toutes les autres femmes qui ambitionnent d’être libres, en d’autres termes d’être les égales des hommes, n’ont pas encore été totalement entendues.
Quant aux tartuffes, car il faut bien citer Molière lorsqu’on écrit sur la nudité des seins féminins[82], à celles et ceux que leur vue, et au-delà que la liberté des femmes, choquent, heurtent ou inquiètent, ils n’auront qu’à faire preuve d’un peu de la tolérance et de l’esprit d’ouverture qui au sens de la Cour européenne des droits de l’homme caractérisent la société démocratique[83]. Au pire ils pourront toujours détourner le regard un instant.