Le Défenseur des droits, institué par la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 (dite de modernisation des institutions de la Ve République), revêt aujourd’hui un rôle pivot dans la protection des droits des citoyens et des libertés fondamentales au niveau national. Inspiré de la tradition des ombudsmän scandinaves[1], il réunit en effet en une seule « personne » les pouvoirs et les missions de quatre anciennes autorités administratives indépendantes : le Médiateur de la République, le Défenseur des enfants, la Commission nationale de déontologie de la sécurité et la Haute Autorité de lutte contre les discriminations[2].
Si son action auprès des institutions et juridictions nationales est aujourd’hui bien connue et régulièrement étudiée par la doctrine[3], l’action internationale du Défenseur des droits reste sans doute un peu plus confidentielle[4]. D’une part, il peut être associé, à la demande du Premier ministre, à la préparation de la position française dans les négociations internationales[5]. D’autre part, afin de veiller au respect par la France de ses engagements conventionnels[6], l’autorité collabore aujourd’hui avec plusieurs organisations internationales[7].
Ainsi, il est chargé de la rédaction et de la présentation de rapports indépendants devant le Comité des droits de l’enfant (« Comité IDE »). Il a également été désigné officiellement mécanisme de suivi indépendant de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées (« CIDPH ») et contribue à l’élaboration de rapports au sein d’autres organes onusiens[8]. Il a été désigné organisme compétent au titre de l’article 4 de la directive européenne du 16 avril 2016 relative à l’exercice des droits des travailleurs de l’Union européenne et de leur famille. Il participe aux travaux de la Commission des droits de l’Homme, de la Commission européenne pour l’élimination du racisme et de l’intolérance (« ECRI ») du Conseil de l’Europe, et du Comité européen pour la prévention de la Torture (« CPT »). Enfin, il collabore occasionnellement avec l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne et l’institut de l’Union européenne pour l’égalité de genre (EIGE).
En outre, le Défenseur des droits a développé depuis 2014 une activité de « tiers-intervenant » auprès de plusieurs institutions en charge de la protection des droits fondamentaux : la Cour européenne des droits de l’homme (« Cour EDH »), le Service de l’exécution des arrêts de la Cour EDH du Conseil de l’Europe (« SERVEX »), le Comité européen des droits sociaux (« Comité EDS »), la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») ainsi que du Comité des droits de l’enfant (« Comité IDE »).
C’est donc devant la Cour EDH que le Défenseur des droits a initié cette fonction de « tiers-intervenant » auprès des institutions européennes, puis internationales, sur le fondement de l’article 36 de la Convention européenne des droits de l’homme (« CEDH ») qui permet à toute personne intéressée, autre que le requérant, de présenter des observations écrites[9]. La procédure de tierce-intervention, permettant « à une personnalité ou à un organe non-partie à une procédure judiciaire de donner des informations de nature à éclairer le tribunal sur des questions de faits ou de droit »[10], contribue à placer le juge dans une situation optimale pour trancher une question inédite ou une proposition de revirement. Elle est précieuse pour deux raisons principalement. D’une part, ces interventions permettent un décloisonnement[11] de la jurisprudence de la Cour en transmettant d’importantes informations concernant les ordres juridiques internes ou la jurisprudence des autres tribunaux internationaux. Les tiers intervenant pallient ainsi les lacunes de la Cour, pour laquelle il reste difficile d’entreprendre des études comparées de grande ampleur. D’autre part, ces interventions peuvent déborder le débat juridique dans des affaires d’une particulière sensibilité[12] : « la référence au mémoire de l’amicus permet donc de faire état de convictions idéologiques à l’égard de questions éthiques et d’énoncer les grands principes à l’appui de la défense de certains intérêts »[13]. La tierce intervention contribue ainsi à accroitre la pertinence de la décision rendue et la qualité de sa motivation[14] : « [de] cette ouverture démocratique du procès naît la confrontation entre ces divers acteurs et la richesse des débats qui contribuent à l’amélioration de la décision du juge éclairé »[15]. Ainsi, la procédure a prouvé son efficacité en contribuant à plusieurs évolutions jurisprudentielles fondamentales[16].
En sept ans, le Défenseur des droits a déposé au moins seize observations dans des affaires relevant de son champ de compétence tel que défini à l’article 4 de la loi organique : trois interventions concernent la question de la rétention administrative des enfants[17] ; trois interventions concernent l’accueil et la prise en charge des mineurs non accompagnés[18] ; une intervention concerne les conditions d’évacuation d’un campement de familles roms[19] ; une intervention concerne la réadmission d’une famille de demandeurs d’asile vers la Hongrie[20] ; deux interventions concernent les conditions d’accueil des demandeurs d’asile[21] ; une intervention concerne le refus de prestations familiales opposé aux enfants entrés en France hors de la procédure de regroupement familial[22] ; deux interventions concernent l’effectivité des voies de recours aux fins de contestation des conditions de détentions[23] ; deux interventions concernent des questions de bioéthique[24] ; une intervention concerne l’usage des techniques de renseignement et leurs incidences concernant les avocats et les journalistes[25].
Malgré un intérêt plus marqué pour certaines problématiques – les droits des étrangers et notamment des mineurs étrangers – les interventions du Défenseur des droits auprès de la Cour EDH concernent des sujets variés. Ainsi, cet article n’aura pas pour vocation de présenter de manière exhaustive la position ou l’argumentation déployée dans ces interventions. Il s’agira plus humblement de tenter de comprendre la démarche choisie par le Défenseur des droits, la finalité des interventions ainsi que leurs articulations avec les autres missions de l’autorité, notamment au niveau national.
Or l’analyse de la liste des observations permet de constater que le Défenseur des droits intervient devant la Cour EDH en qualité de tiers-intervenant lorsque les problématiques portées au niveau européen recoupent des préoccupations qu’il traite de façon récurrente à travers l’instruction de réclamations individuelles et l’examen des textes législatifs et réglementaires. Ainsi, dépassant le simple cadre de l’espèce, ses interventions visent en réalité à prolonger son action menée au niveau interne aux fins de résorption des défaillances structurelles ou systémiques[26] affectant la protection des droits et libertés (Partie I). Dans cette perspective, il œuvre principalement au renforcement de l’effectivité des droits et entend, par-delà un rôle d’information sur le contexte de l’affaire (Partie II), participer à la fonction jurisprudentielle de la Cour EDH et à l’évolution des standards européens de protection (Partie III).
Partie I – Prolonger l’action interne: les fondements de la tierce intervention du Défenseur des droits devant la Cour EDH
A la lecture de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, aucune disposition ne semble directement lui octroyer compétence pour intervenir auprès d’une juridiction supranationale. Plusieurs éléments permettent en revanche, sans doute indirectement, de soutenir le choix de l’institution d’assurer ce rôle.
1. En effet, l’article 4 de la loi organique confère au Défenseur des droits une mission de « garant du respect des engagements européens et internationaux pris par la France »[27]. Cette mission se matérialise par la défense et la promotion des droits de l’enfant, notamment ceux consacrés par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France ainsi que la lutte contre les discriminations, notamment celles prohibées par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France[28]. Dans cette optique, la loi organique lui octroie des pouvoirs – recommandations de modifications législatives ou règlementaires, consultation par le Premier ministre ou les présidents des assemblées parlementaires[29] – lui permettant notamment d’interpeller les autorités nationales quant à leur obligation de se conformer aux engagements internationaux[30].
En outre, l’article 33 de la loi organique consacre un droit d’intervention devant les « juridictions civiles, administratives et pénales » par la présentation d’observations écrites ou orales[31]. Ce statut d’amicus curiae – reconnu par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat – permet au Défenseur des droits d’intervenir « en toute indépendance »[32] pour livrer son expertise à la juridiction devant laquelle se tient le litige. A ce titre, le Défenseur des droits est en mesure de rappeler au juge « qu’en tant que gardien des droits de l’homme et des libertés, il lui appartient de garantir l’effectivité des droits garantis par les traités et de contrôler la conformité de la loi à ces textes »[33]. Les références à la CEDH, à la jurisprudence de la Cour EDH ainsi qu’à d’autres instruments internationaux sont ainsi pléthores au sein des observations communiquées par le Défenseur aux juridictions nationales[34], lui permettant de souligner, devant les juridictions nationales, les défaillances structurelles ou systémiques – potentiellement inconventionnelles – du système juridique français.
Cette mission d’intervention auprès des juridictions était déjà reconnue à la HALDE en des termes identiques à l’article 13 de la loi du 30 décembre 2004 portant sa création[35]. Si la multiplication des interventions de la Haute autorité devant les juridictions internes avait causé un certain nombre de débats – notamment au regard du droit à un procès équitable[36] – celle-ci n’est jamais intervenue devant une juridiction supranationale. Cette posture semble raisonnable dans la mesure où la formulation des deux dispositions semble exclusivement viser les juridictions internes. Toutefois, le Défenseur des droits a quant à lui fait le choix d’intervenir régulièrement en qualité de tiers intervenant devant la Cour EDH au visa de l’article 33 dans le cadre des contentieux relevant de son champ de compétence[37].
2. Par-delà la lettre du texte, le choix du Défenseur des droits d’intervenir devant les juridictions européennes et particulièrement devant la Cour EDH nous parait présenter de solides arguments. La dimension « interne » de l’action du Défenseur des droits aux fins de résolutions des défaillances structurelles dans le respect des engagements internationaux de la France – auprès des autorités et des juridictions nationales – ne saurait être pleinement effective sans un versant « externe », permettant une intervention devant les institutions supranationales ou internationales chargées de ce contrôle. En d’autres termes, les interventions du Défenseur des droits semblent répondre à une logique de subsidiarité : l’intervention devant la Cour EDH est toujours consécutive de son impuissance à résoudre une défaillance structurelle par le biais de ses moyens d’action au niveau interne (via l’article 32 de la loi organique auprès des autorités législatives et règlementaires et via l’article 33 de la loi organique). Elle constitue donc comme le prolongement des compétences internes attribuées au Défenseur des droits et lui permettent d’assurer ses missions dans le cadre d’une approche globale de la protection des droits. L’intervention devant la Cour EDH joue en réalité un rôle similaire aux interventions devant les juridictions nationales s’agissant du respect des engagements internationaux : contester la conventionalité du droit interne afin de remédier aux défaillances structurelles.
La toute première intervention du Défenseur des droits devant la Cour EDH illustre parfaitement cette complémentarité des moyens d’action (individuels et collectifs mais aussi internes et externes)[38]. Concernant l’exigence d’un certificat médical de l’OFII pour justifier de l’arrivée des enfants via le regroupement familial et conditionnant l’octroi de certaines prestations sociales, la HALDE – saisie de plusieurs réclamations individuelles – a présenté de nombreuses observations devant les juridictions nationales. Ces dernières ont très largement reconnu le caractère discriminatoire des dispositions litigieuses du Code de la sécurité sociale et leur non-compatibilité avec les articles 8 à 14 de la CEDH. Ces décisions ont cependant été jugées conformes à cette même CEDH par la Cour de cassation, en assemblée plénière, dans une décision du 3 juin 2011[39]. Le Défenseur des droits – également saisi de nombreuses réclamations individuelles – a continué de présenter des observations devant la Cour de cassation[40]. Dans la continuité de son action et de celle de la HALDE avant lui, il présente également une tierce intervention devant la Cour EDH reprenant l’essentiel des arguments présentés devant les juridictions internes[41].
De même, concernant la protection du droit au respect de la vie privée et familiales des « Roms » évacués des terrains qu’ils occupaient sans titre, le Défenseur des droits a établi un bilan de l’application de la circulaire interministérielle du 26 aout 2012 relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites à destination du Premier ministre, dans laquelle il formule plusieurs recommandations[42]. Il a ensuite poursuivi son action en présentant plusieurs observations devant les tribunaux nationaux, défendant la nécessité au regard des normes européennes de laisser un délai suffisant aux occupants pour quitter les lieux dans des conditions décentes[43]. Enfin, prolongeant son action, il a également formé une tierce intervention devant la Cour EDH reprenant l’essentiel des constats et recommandations préalablement établis[44].
Ainsi les deux dimensions – interne et externe – se nourrissent l’une et l’autre dans la perspective d’une résolution des violations structurelles des normes internationales. D’une part, le Défenseur des droits acquiert par l’usage des moyens d’actions internes (via le traitement des réclamations individuelles puis l’élaboration de rapports à destination des autorités ou dans le cadre d’intervention auprès des juridictions internes) une expertise concernant un domaine ou une question de droit qui pourra ensuite être mise à profit de la juridiction supranationale. D’autre part, la dimension externe permet de prolonger les actions du Défenseur des droits dont la voix n’aurait pas été entendue au niveau interne.
A travers ces deux exemples et la liste des domaines d’intervention, il apparaît surtout que les observations transmises par le Défenseur des droits ont vocation à dépasser le simple cadre du litige opposant un ou plusieurs requérants au gouvernement français pour se placer sur le terrain plus global de la résolution des violations structurelles ou systèmes de la Convention.
Partie II – Convaincre de l’existence d’une défaillance structurelle: la présentation du contexte de l’affaire
La première fonction que peut revêtir l’amicus curiae consiste à porter à la connaissance de la juridiction des éléments de contexte lui permettant de trancher les litiges. Devant la Cour EDH, ces éléments de contexte – aujourd’hui identifiables dans la partie « en fait » des arrêts – comprennent en réalité des aspects factuels mais aussi des aspects juridiques, concernant notamment le droit en vigueur dans l’Etat requérant.
Cette première fonction est évidemment très présente dans les interventions présentées par le Défenseur des droits, lesquelles visent essentiellement des problèmes systémiques préalablement identifiés. L’objectif semble donc de démontrer que derrière la situation d’un requérant se trouve une véritable défaillance de grande ampleur nécessitant l’adoption de mesures générales.
A travers l’ensemble de ses missions – rédaction de rapport, traitement des requêtes individuelles, missions in situ – il acquiert une connaissance approfondie des problématiques nationales entrant dans son champ de compétence qu’il mobilise par la suite au sein des interventions. Ces éléments sont fréquemment repris par la Cour EDH dans sa motivation, notamment pour corroborer la version du requérant lorsque cette dernière concorde avec l’analyse du Défenseur des droits et d’autres autorités ou ONG[45].
1. Concernant le contexte juridique, les interventions du Défenseur des droits vont bien au-delà d’une simple présentation du droit national applicable. Ce dernier est généralement bien connu de la Cour EDH, soit par l’intermédiaire des observations écrites présentées par les parties soit par le biais des recherches menées par le service du jurisconsulte. En revanche, ces interventions apparaissent précieuses pour le juge européen en ce qu’elles permettent la mise au jour des défaillances ou des incohérences du droit national applicable. Ainsi, les observations produites par le Défenseur des droits constituent sur ce point un élément important de contradictoire face aux positions présentées par l’Etat français.
La défaillance la plus fréquemment évoquée par le Défenseur des droits concerne l’effectivité des normes juridiques mises en place sur le plan national. Un exemple récurrent concerne la question du placement des mineurs en rétention administrative. Si le Défenseur des droits concède l’interdiction de principe établie par le droit national à l’article L.551-1 du CESEDA, il souligne néanmoins que la teneur des dérogations aux principes conduit en réalité à légaliser la pratique[46]. De même, concernant la situation spécifique sur l’île de Mayotte, le Défenseur des droits dénonce dans son intervention la pratique du rattachement artificiel des enfants isolés à des tiers majeurs sans lien juridique aux fins de contournement de l’interdiction[47]. Concernant l’accueil et la prise en charge des mineurs présents dans la Lande de Calais, le Défenseur des droits insiste notamment sur le « défaut de mise en œuvre des dispositifs juridiques existant [permettant] le regroupement familial » des mineurs et le « manque de moyens dévolus à l’information» des mineurs sur les choix qui s’ouvrent à eux[48].
La question de l’effectivité des voies de recours internes constitue également un point d’intérêt récurrent dans les interventions présentées par le Défenseur des droits. Ainsi, concernant la question des conditions de détentions contraires à l’article 3, il a présenté à diverses reprises les recours offerts aux détenus par le droit national afin de mettre en exergue leur incompatibilité avec les standards posés par la Cour EDH sur le terrain de l’article 13 CEDH[49]. De même, dans son intervention concernant la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement, le Défenseur des droits reconnait l’existence d’une voie de recours juridictionnelle devant le Conseil d’Etat mais conteste sa conformité avec le standard établi par la Cour EDH : absence de notification a posteriori de la surveillance, impossibilité pour le requérant obtenant gain de cause de se voir communiquer les informations recueillies, annulation et destruction des communications laissées à la discrétion du juge[50].
Une autre défaillance du droit national plusieurs fois mise en exergue par le Défenseur des droits dans ses interventions concerne les divergences de jurisprudence. La divergence peut tout d’abord être invoquée dans les interventions pour souligner l’instabilité jurisprudentielle. Ainsi, concernant la procédure de réadmission vers la Hongrie d’une famille sollicitant l’asile en France, le Défenseur de droits souligne l’existence de positions contraires de la part des juridictions nationales concernant l’existence de défaillances systématiques visant la procédure d’asile et les conditions d’accueil dans ce pays.
L’existence de positions divergentes entre juridictions du fond lui permet également de démontrer qu’une autre interprétation du droit national que celle défendue par le Gouvernement est non seulement possible, mais également plus bénéfique sur le plan de la protection des droits. Tel est notamment le cas dans son intervention de janvier 2019 concernant la question de la reconnaissance dans l’ordre juridique interne du lien de filiation, légalement établi à l’étranger, entre les enfants nés d’une gestation pour autrui (« GPA ») et leurs parents[51]. Après avoir effectué un rappel précis de la jurisprudence de la Cour de cassation à la suite des arrêts Mennesson et Labassée[52] privilégiant la transcription du lien de filiation biologique, le Défenseur des droits souligne la position constamment divergente du TGI de Nantes. Ce dernier fait en effet prévaloir « la réalité juridique » sur la « réalité biologique » en ordonnant la transcription complète des actes de naissance étrangers des enfants nés de GPA, position à laquelle le Défenseur des droits souscrit[53].
2. Concernant les éléments factuels de contexte des affaires devant lesquelles il est amené à présenter des interventions, le Défenseur des droits utilise plusieurs types d’arguments visant à éclairer (ou convaincre) la Cour EDH, notamment la mobilisation de rapports institutionnels nationaux ou internationaux et la présentation de statistiques. Ces arguments ne sont toutefois pas exhaustifs et peuvent varier en fonction des spécificités de l’affaire. A titre d’exemple, le Défenseur des droits a pu évoquer plusieurs études scientifiques pour démontrer l’ampleur des incidences psychologiques de la rétention administrative sur les mineurs[54] ou encore l’absence de fiabilité des tests osseux pour déterminer l’âge d’un individu[55]. De même, il peut lui arriver de mettre en avant quelques exemples de situations concrètes – autres que celle des requérants de l’espèce – auquel il a pu être confronté dans le cadre du traitement des requêtes individuelles et qui attestent de la récurrence du problème soulevé[56] et ses conséquences[57].
Premièrement donc, le Défenseur mobilise de façon abondante des rapports institutionnels afin d’attester du contexte factuel entourant une affaire portée devant la Cour EDH[58]. A cette fin, trois catégories d’institutions dont les expertises sont reprises au sein des interventions peuvent être distinguées. Premièrement, ainsi que nous l’avons évoqué précédemment, le Défenseur des droits fait très fréquemment références aux avis, rapports ou décisions qu’il a lui-même rédigés dans le contexte national notamment. Comme il l’indique lui-même à plusieurs reprises dans ses interventions, les missions d’observations, la rédaction de rapports et le traitement des requêtes individuelles nourrissent en effet la formulation d’observation devant les juridictions[59]. A titre d’exemple, le Défenseur des droits a, depuis 2012, effectué plusieurs missions d’observations à Mayotte se concrétisant par la publication de rapports[60] qui serviront ensuite de sources pour les interventions devant les juridictions nationales[61] et devant la Cour EDH[62]. De même, dans l’affaire Khan c. France, la Cour écarte l’argument du Gouvernement invoquant l’absence d’adhésion des mineurs aux mesures de prise en charge proposées, en se référant aux observations du Défenseur des droits – selon lesquelles les réticences des mineurs s’expliquent par le caractère inadapté à leur situation des structures d’accueil[63].
Deuxièmement, le Défenseur des droits se réfère régulièrement aux expertises institutionnelles produites au niveau national. Tel est notamment le cas des rapports produits par des institutions spécialisées telles que le Contrôleur général des lieux de privations de libertés (« CGLPL »)[64] dont les missions d’observation en milieux pénitentiaires et les rapports en découlant constituent une source d’informations précieuse pour la juridiction européenne. Les rapports parlementaires sont également mobilisés dans les interventions du Défenseur des droits en particulier pour ce qui concerne les conditions de détention[65] ou encore les conditions d’accueil des demandeurs d’asile[66].
Troisièmement, les interventions du Défenseur des droits font un recours parcimonieux aux rapports et expertises d’institutions européennes et internationales afin de consolider les constatations factuelles opérées par lui-même ou par d’autres autorités nationales[67]. Ainsi, concernant le problème de la surpopulation carcérale dans les prisons françaises, il appuie notamment son propos en se référant aux observations finales du Comité contre la torture de l’ONU concernant le rapport périodique de la France[68]. De même, concernant la gravité des conditions de vie et les risques encourus par les mineurs dans la Lande de Calais, son analyse de la situation sur place est confortée par un renvoi aux Observations finales du Comité des droits de l’enfant, du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale[69] mais également au Rapport de visite du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe[70]. Les constatations effectuées par des institutions internationales sont également particulièrement précieuses pour le Défenseur des droits lorsque son intervention vise à souligner l’existence de violations des droits de l’homme dans un autre Etat que la France. Ainsi, il s’appuie notamment sur les communiqués du HCR et les observations écrites du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe pour démonter l’existence de défaillances systémiques concernant l’accueil et les conditions de vie des réfugiés en Hongrie dans le cadre d’une affaire de réadmission[71].
La mobilisation de ces rapports permet également au Défenseur des droits de mettre en exergue un certain nombre de statistiques illustrant le caractère systémique de la violation dénoncée par le requérant. Les chiffres communiqués ont alors une double finalité : aider la Cour EDH à mesurer l’ampleur du phénomène dénoncé et la conduire à l’édiction de mesures générales que l’Etat devra adopter afin de le résorber.
Ces statistiques sont notamment mobilisées dans l’intervention du Défenseur des droits de 2017 relative au problème de la surpopulation carcérale. Le taux de remplissage national supérieur à 100% ainsi que des exemples d’établissements pénitentiaires dans lesquels ce taux peut dépasser les 140 voire les 200% constituent alors un indice accablant de l’ampleur du phénomène en France[72]. Les statistiques permettent également de contester l’effectivité du principe d’encellulement individuel ou encore de constater l’existence d’un nombre conséquent de matelas posés à même le sol dans les établissements français[73]. De même, concernant la rétention administrative des mineurs, l’évolution des chiffres concernant le nombre d’enfants placés en rétention permet de souligner tout à la fois l’augmentation inquiétante de la pratique et de confirmer le manque d’effectivité du principe de non-enfermement en métropole[74] et à Mayotte[75].
Les observations du Défenseur des droits permettent donc de fournir à la Cour EDH des informations précieuses concernant le contexte de l’affaire dans laquelle elle doit se prononcer. Toutefois, l’objectif des interventions dépasse la simple identification et description des défaillances structurelles affectant l’ordre juridique français ou européen. S’engageant dans un véritable « dialogue » avec le juge européen, le Défenseur des droits entend proposer des remèdes à ces défaillances.
Partie III – Proposer des remèdes à l’existence de défaillances structurelles: l’adoption de mesures générales et l’évolution des standards de protection
Face à ces défaillances systémiques ou structurelles, la finalité des interventions du Défenseur des droits dépasse la simple résolution du litige en l’espèce. En réalité, il s’agit toujours d’orienter la décision de la Cour EDH dans le sens de l’édiction de mesures générales que l’Etat devra adopter pour résoudre la défaillance et se mettre en conformité avec le standard conventionnel.
1. Cet objectif apparait de façon tout à fait explicite dans les interventions relatives à la surpopulation carcérale, en particulier s’agissant de la question de l’effectivité des voies de recours internes ouvertes aux détenus. Dans une intervention de 2017[76], le Défenseur des droits cite la jurisprudence de la Cour rappelant que lorsque les conditions de détention indignes sont liées à un problème structurel de surpopulation carcérale, les mesures individuelles doivent être complétées par « des mesures plus générales propres à résoudre les problèmes de violations massives et simultanées de droits des détenus résultant de mauvaises conditions dans tel ou tel établissement pénitentiaire »[77]. Il rappelle également la pratique récente de la Cour consistant à adopter des arrêts pilotes ou des arrêts de principe indiquant à l’Etat un délai pour remédier à la défaillance, voire les mesures à adopter : concernant la surpopulation carcérale, la Cour EDH a ainsi déjà indiqué que le recours large aux mesures pénales alternatives et la réduction du recours à la détention provisoire constituent des solutions appropriées[78]. Sans préjuger de la position des juges européens, le Défenseur des droits invite ainsi la Cour EDH, dans l’hypothèse où les voies des recours internes ne seraient pas considérées comme effectives, à « indiquer éventuellement à la France de prendre des mesures générales de nature à assurer l’effectivité des recours internes et à permettre de mettre fin rapidement aux conditions de détention indignes causées par la surpopulation carcérale, la vétusté et l’insalubrité des établissements pénitentiaires, et à juguler le contentieux national et européen croissant en la matière »[79].
Pour mettre en œuvre cet objectif et convaincre la Cour EDH d’aller dans son sens, le Défenseur des droits développe des méthodes argumentatives remarquablement similaires à celles employées par la Cour elle-même. Il n’hésite d’ailleurs pas à rappeler ces grands principes d’interprétation : l’interprétation nécessairement évolutive de la CEDH[80], la protection de droits concrets et effectifs[81] ou encore l’interprétation consensuelle déployée par la Cour EDH[82].
Surtout, le Défenseur des droits propose systématiquement un rappel de la jurisprudence pertinente de la Cour EDH, permettant d’inscrire ses observations dans la continuité des décisions antérieures du juge européen. Ce souci de justifier constamment la cohérence de ses propositions avec la jurisprudence strasbourgeoise est par ailleurs complété par un recours à des sources « secondaires », notamment des sources normatives externes, de la doctrine ou encore des expertises scientifiques. Ainsi, après un rappel complet de la jurisprudence de la Cour EDH à partir de l’arrêt Mennesson c. France[83], le Défenseur des droits suggère-t-il d’imposer à la France la prévalence de la filiation d’intention sur le principe mater certa est[84]. Outre la mise en exergue des conséquences de la priorité donnée en droit interne à la réalité biologique, le Défenseur des droits s’appuie sur la doctrine interne avant d’exclure les autres solutions juridiques (adoption, acte de reconnaissance ou filiation d’état) qu’il juge contraire aux articles 8 et 14 de la Convention. Concernant la question de la prise en charge par les Etats des mineurs non accompagnés, le Défenseur des droits rappelle en détail la jurisprudence de la Cour EDH issue des arrêts Rahimi c. Grèce[85], Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique[86] ainsi que Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malte[87]. Dans la continuité de cette jurisprudence et en se fondant sur un appui massif à des sources externes[88], il rappelle à la Cour EDH la « nécessité d’interdire le recours au test osseux, ou a minima, d’adopter des normes communes fondées sur les meilleures pratiques en vigueur en matière de détermination de l’âge »[89]. Concernant la question de l’éloignement des mineurs non accompagnés sur l’île de Mayotte, il rappelle les obligations de l’État en matière d’effectivité du recours – établies par la Cour EDH dans son arrêt De Souza Ribeiro c. France[90] – pour soutenir que la procédure dérogatoire applicable à Mayotte n’est pas conforme aux exigences de l’article 13 et demander l’alignement des règles applicables en Outre-mer sur les règles du contentieux administratif des obligation de quitter le territoire français (OQTF) de droit commun. Il se fonde également sur l’arrêt M.S.S c. Belgique et Grèce[91] ainsi que sur le droit de l’Union européenne et le droit international pour inviter la Cour a rappelé aux Etats leurs obligations, tant sur la question de la réadmission des demandeurs d’asile[92] que sur les problématiques liées à leur accueil[93]. Dans une intervention de 2014, il fonde ses observations sur un rappel de la jurisprudence de la Cour EDH relative aux articles 8 et 14 CEDH ainsi que 8 et 1P1 CEDH – notamment les arrêts Petrovic c. Autriche[94] et Gaygusuz c. Autriche[95] concernant l’application de ces articles aux prestations sociales et familiales ainsi que l’ajustement de la marge d’appréciation des Etats en fonction du motif de discrimination[96]. Ce rappel, ainsi que la présentation des conséquences de la législation nationale, le conduisent à considérer que l’exigence d’un certificat OFII pour l’accès aux aides sociales est à la fois contraire aux article 8 et 14 CEDH et 1P1 et 14 CEDH.
2. Enfin, trois contentieux attirent l’attention du lecteur et témoigne d’une véritable volonté du Défenseur des droits de contribuer à la construction et à l’évolution du standard européen en matière de protection des droits fondamentaux. Par les observations déposées, l’autorité invite alors la Cour EDH à opérer un revirement de jurisprudence ou à renforcer les obligations à la charge des Etats afin de remédier aux défaillances structurelles ou systémiques.
Tout d’abord, concernant la rétention administrative des mineurs le Défenseur des droits réitère dans plusieurs interventions les recommandations faites aux autorités nationales[97]. S’il qualifie l’arrêt Popov c. France[98] d’« avancée significative dans la prohibition de l’enfermement des enfants migrants »[99], il invite la Cour EDH à aller plus loin dans la protection des droits. Rappelant les conditions posées par le juge européen pour considérer que la rétention administrative d’un enfant constitue une violation de la CEDH[100], le Défenseur des droits propose un alignement sur le standard posé par le Comité international des droits de l’enfant dans le sens d’une condamnation absolue de l’enfermement des mineurs sur le terrain des articles 3, 5 et 8 de la Convention. Outre le recours aux observations du Comité IDE[101], il invoque également plusieurs autres sources notamment européennes[102] et scientifiques[103] pour justifier ce revirement plus propice à la protection de l’intérêt de l’enfant, notamment pour sa santé et son développement. Il ne sera toutefois pas suivi la Cour EDH qui continuera de sanctionner la France en suivant la méthodologie de l’arrêt Popov[104].
Ensuite, concernant la question de la surpopulation carcérale, le Défenseur des droits rappelle dans deux interventions la très dense jurisprudence de la Cour EDH sur le terrain de l’article 3 CEDH[105]. Dans les arrêts Ananyev et Mursic[106], le juge européen considère en effet que l’espace minimum vital ou personnel constitue un critère important dans les affaires dénonçant le caractère indigne des conditions de détention. Cependant, son approche, parfaitement décrite dans les interventions, apparait plus restrictive que les standards développés par le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants[107]. Le Défenseur des droits propose ainsi un alignement de la Cour EDH sur les standards développés par le Comité, contestant la justification apportée par les juges européens à cette divergence[108]. Pour cela, il leur oppose leur propre vision de la sécurité juridique et le besoin de cohérence dans la protection des droits au sein du Conseil de l’Europe[109]. En outre, il invoque la jurisprudence des organes de protection de la Convention interaméricaine qui ne fixent pas de critères objectifs relatifs à l’espace minimum vital mais considèrent que la détention en établissement surpeuplé constitue une violation de l’intégrité personnelle[110]. Sur cette question à nouveau, l’évolution souhaitée par le Défenseur des droits n’a pas été suivie d’effet.
Enfin, concernant l’ouverture de la PMA pour les couples de femmes[111], le Défenseur des droits rappelle la position antérieure de la Cour EDH à l’issue de l’affaire Gas et Dubois c. France : l’accès à ces techniques étant subordonné à l’existence d’un but thérapeutique, il n’est de fait autorisé qu’au profit des couples hétérosexuels infertiles, situation qui n’est pas comparable à celle des couples de même sexe[112]. Néanmoins, l’autorité rappelle également la jurisprudence constante de la Cour EDH concernant l’interprétation des dispositions conventionnelles à la lumière des conditions de vie actuelles, lesquelles « ont considérablement évoluées depuis le rendu de cet arrêt notamment avec l’adoption de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe »[113]. Le Défenseur des droits fait alors appel à une méthode d’interprétation bien connue du juge européen, l’interprétation consensuelle, soulignant l’isolement de la législation française sur ce point. L’objectif affiché est bien de conduire la Cour EDH à réduire la marge d’appréciation concédée à la France, entrainant ainsi un constat de violation et la nécessité d’une révision de la législation pertinente. A nouveau, les observations du Défenseur des droits n’ont sur ce point pas été suivi d’effet à Strasbourg, la requête ayant en l’espèce été déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes[114].
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Si les observations du Défenseur des droits constituent sans aucun doute des sources d’informations précieuses pour la Cour EDH – comme en témoigne leur évocation régulière dans la motivation des arrêts – le bilan semble plus contrasté concernant leur incidence sur l’évolution du standard de protection offert par le juge européen. Faut-il y voir un lien quelconque avec l’absence d’intervention devant la juridiction depuis mars 2019 ? Il convient en toute hypothèse, pour évaluer la portée de ce mode d’action, de le replacer dans le contexte global de l’activité du Défenseur des droits – dont les interventions ne sont qu’une composante – mais aussi des autres organes nationaux de protection des droits. L’exemple de l’accès de la PMA aux couples de femmes, finalement ouvert par le législateur dans la loi bioéthique[115], en témoigne : la synergie des acteurs et des méthodes favorise (parfois) la progression des droits.