Les droits fondamentaux ont été pensés et institués afin de canaliser l’arbitraire de la puissance publique et ce afin de préserver les libertés du sujet. Dès l’origine, une attention particulière a été portée à toutes les atteintes que peut subir l’enveloppe charnelle des personnes physiques. L’on songe bien évidemment aux hypothèses d’arrestation, de détention et plus encore au droit à la vie et à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. La célèbre loi d’Habeas corpus votée au XVIIe par le Parlement anglais est précisément axée sur la protection du corps de la personne en garantissant le droit à la sûreté. L’expression latine Habeas corpus ad subjiciendum et recipiendumtraduite par « que tu aies ton corps pour le présenter » entérine l’idée selon laquelle le corps n’appartient pas au souverain et que toute arrestation ou détention doit faire l’objet d’un contrôle et d’une autorisation par le juge. Le postulat axiologique qui sous-tend cette garantie est le suivant : toute contrainte imposée par la force publique lors d’une arrestation, d’une détention et a fortiori à l’occasion de mauvais traitements est une violence qu’il convient d’encadrer.
Le dessein des droits fondamentaux est précisément de dompter l’usage illicite de la force qui recouvre à proprement parler toutes les hypothèses de violence exercées par l’État. On le comprend donc aisément, la violence et les droits fondamentaux sont deux notions largement antinomiques, l’une ne peut prospérer sans réduire irrémédiablement l’autre à néant. Une précision sémantique s’impose toutefois. Dans le cadre de cette contribution, la violence ne peut être tenue pour équivalent à la force. En effet, si les droits fondamentaux répugnent toute situation de violence, ils n’empêchent pas pour autant tout recours à la force. On sait depuis Max Weber que l’État jouit du « monopole de la contrainte physique légitime »[1]. Si le recours à la force légitime n’est pas contraire aux droits fondamentaux, il en va autrement de la violence, qui s’analyse comme un usage illicite de la force constituant par la même une violation du droit en général et des droits fondamentaux en particulier.
L’une des difficultés est précisément de saisir la violence dans toutes ses déclinaisons. En effet, la violence peut non seulement émaner des autorités publiques, mais également des entités privées. La protection de droits non pas « théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs »[2] impose donc de se préserver de toutes les déclinaisons de violence, quelle que soit leur origine, publique ou privée. Dans cette optique, l’État est tenu d’assurer, en vertu de l’article 1er de la Convention européenne des droits de l’Homme, la jouissance des droits fondamentaux à toutes les personnes relevant de sa juridiction. Il en résulte que l’État doit non seulement assurer une obligation négative, celle de ne pas exercer de violence contre l’individu, mais également assurer une obligation positive, à savoir prendre toutes les mesures afin d’éviter la commission d’actes violents par des personnes privées. Ainsi, à chaque fois que la violence s’exprime, les droits fondamentaux sont irrémédiablement menacés. Aussi, dans une perspective tout autant historique qu’axiologique, l’instauration d’une société démocratique soucieuse de la protection des droits fondamentaux passe inévitablement par l’exclusion des manifestations de violence. Le projet porté par la Convention européenne est à cet égard à peine voilé : à la lecture du Préambule, on comprend qu’un lien presque consubstantiel unit les droits fondamentaux et l’équilibre pacifié[3] des relations sociales. Il est en effet indiqué que les libertés fondamentales consacrées par le texte « constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde ».
L’accélération de la diffusion des droits fondamentaux depuis les années 1990, plus connue sous le vocable de fondamentalisation, aurait donc dû se traduire par un recul de la violence au sein des sociétés démocratiques. En effet, comme aurait pu le déclarer la Cour européenne et pour paraphraser sa politique jurisprudentielle, il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir une société fondée sur la violence[4].
Pourtant, si les droits fondamentaux se sont bel et bien affermis dans l’ordre interne sous l’influence significative de la Cour européenne, les phénomènes violents ne se sont pas taris. Les sociétés démocratiques sont en effet régulièrement traversées par des situations de violence émanant tant de personnes privées que de la force publique. L’on songe en particulier lors de ces dernières années aux événements dits des Gilets jaunes où les seuils de violence ont atteint leur paroxysme. Faut-il y voir l’échec des droits fondamentaux? La question est ouverte, car ces derniers entretiennent en réalité une relation complexe et paradoxale avec l’idée même de violence.
L’objectif de cette recherche est précisément de s’intéresser à la manière dont les droits fondamentaux se pensent et s’appliquent lorsqu’ils sont confrontés à des phénomènes de violence. La réponse pourrait en apparence être rapidement apportée: les droits fondamentaux répugnent toute idée de violence et ils ne sauraient donc en aucun cas l’autoriser, la cautionner, ou plus encore la favoriser. Selon ce prisme classique, la violence serait toujours condamnée au nom de la protection des droits fondamentaux. La multiplication des mesures administratives de dissolution des associations ou groupements de fait prônant ouvertement la violence est éloquente à cet égard. De nombreuses associations ou groupements de fait islamistes, d’extrême droite ou d’extrême gauche ont été dissous avec les faveurs de la Cour européenne au nom précisément de la lutte contre la violence. Dès lors qu’une association peut « raisonnablement passer pour être le terreau de la violence »[5], sa dissolution n’est pas jugée incompatible avec les standards de la Convention. Le Conseil d’État s’inscrit également dans cette perspective lorsqu’il confirme la dissolution d’association « provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence »[6].
De la même manière, les comportements individuels violents sont très largement combattus au nom de la protection des droits fondamentaux d’autrui. Ainsi, si les sanctions pénales peuvent évidemment porter atteinte aux droits fondamentaux, l’absence de sanction pénale effective peut donner l’impression d’une trop grande bienveillance envers le comportement violent. Dans l’affaire Zontul, la Grèce a précisément été condamnée pour violation de l’article 3 en raison de « la clémence de la sanction »[7] imposée à un garde-côte reconnu coupable de viol sur un détenu. Condamné à 6 mois d’emprisonnent avec sursis, la peine fût convertie en une sanction pécuniaire de 792 euros. Aux yeux de la Cour européenne, « le système pénal grec, tel qu’appliqué dans la présente affaire, n’a pas eu l’effet dissuasif escompté »[8] pour prévenir la commission d’un acte de violence particulièrement odieux. La répression des actes de violence est donc bel et bien prise au sérieux par les juridictions tant internes qu’européennes.
Cependant, l’interprétation des droits fondamentaux retenue par la jurisprudence est loin d’être toujours aussi implacable en présence d’actes de violence. En effet, dans de nombreuses hypothèses, les droits fondamentaux ne sont pas le rempart espéré susceptible d’endiguer la violence. Confrontés à la violence parfois la plus extrême, les droits fondamentaux s’effacent parfois considérablement et semblent bien démunis pour répondre efficacement à ces enjeux de société. De manière encore plus problématique, l’effacement du droit en général et des droits fondamentaux en particulier, lorsque la violence s’exprime, peut même alimenter la violence elle-même en conférant un sentiment d’impunité conforté par l’impuissance du droit des libertés fondamentales.
Si bien que confrontés à des phénomènes de violence qui atteignent parfois des seuils paroxystiques, il est possible de mettre en évidence non seulement la résignation (Partie I), mais également la capitulation des droits fondamentaux (Partie II).
Partie I – La résignation des droits fondamentaux
La gestion des débordements et de la violence est l’un des enjeux majeurs des sociétés démocratiques soucieuses de la protection des libertés. L’endiguement (légitime) de la violence ne saurait en effet justifier la privation systématique des libertés sous peine de renoncer à ce qui fonde la démocratie. L’équilibre est donc délicat en ce qu’il convient de réprimer ni trop ni trop peu les phénomènes de violence. Quoiqu’il en soit, la violence met à rude épreuve les droits fondamentaux. En effet, la violence est susceptible de renverser le paradigme sur lequel reposent les sociétés démocratiques dites libérales. D’une part, les actes de violence peuvent rendre illégal l’exercice normalement légal de certaines libertés comme le droit de manifester (A). D’autre part, et à l’inverse, la violence peut parfois rendre légale une atteinte en principe illégale aux droits fondamentaux (B).
A. Rendre illégal l’exercice légal des libertés
La violence ne laisse pas indifférent l’exercice des libertés. En présence d’actes particulièrement violents, certaines libertés normalement garanties se voient entravées, voire annihilées, alors même que les personnes souhaitant les exercer n’usent nullement de la violence. Cette confiscation des droits fondamentaux d’autrui, validée par le droit positif, en raison de la violence de personnes tierces se décline tout particulièrement à travers non seulement les interdictions du droit de réunion et de manifestation (1), mais également à travers les interdictions de déplacement des groupes de supporters (2).
1. L’effacement du droit de manifester
Depuis une dizaine d’années, les violences, les débordements, les atteintes aux personnes et/ou aux biens se sont généralisés et systématisés à l’occasion ou à proximité immédiate des manifestations de grande ampleur. Les actes de violence, commis en particulier par des groupes ultras violents (des casseurs) se sont notamment illustrés lors des grandes manifestations contre la loi Travail (loi El Khomri) ou encore lors des événements dits des Gilets jaunes. La gestion de la violence lors des manifestations sur la voie publique par l’autorité de police compétente est délicate. Selon les mots du Schéma national du maintien de l’ordre revisité, « l’augmentation des formes de contestation radicale » est le fait « d’individus ultra-violents, bien organisés et mettant en œuvre des modes d’action alliant mobilité et dissimulation »[9]. De plus, des individus violents « cohabitent avec des manifestants pacifistes qui pour certains se retrouvent bien involontairement au plus près des exactions »[10]. Or, dans de telles situations, la violence s’exerce au détriment des libertés et droits fondamentaux.
En effet, en vertu de l’article L. 211-4 du Code de la sécurité intérieure, « si l’autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public, elle l’interdit par un arrêté ». Interdire la tenue d’une manifestation parce que les manifestants s’apprêtent à commettre des actes de violence ne soulève guère de difficultés sur le plan de la théorie des droits fondamentaux. Il est établi de longue date que la liberté, au sens de l’article 4 de la DDHC, consiste « à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Or, la commission d’actes violents dirigés contre les biens et/ou les personnes nuit gravement aux intérêts d’autrui.
Cependant, interdire la tenue d’une manifestation en raison de la menace d’infiltration de groupes dits de casseurs et alors même que l’immense majorité des manifestants souhaitent exercer leur droit de manifester de manière pacifique soulève d’immenses questions au regard des standards de la société démocratique. En effet, la violence commise par des individus extérieurs à la manifestation se solde ainsi par la privation, par ricochet, de l’exercice du droit de manifester, déclinaison de la liberté d’expression et d’opinion. « Fondement de la société démocratique »[11], la liberté de manifester se trouve ainsi non pas seulement limitée, mais réduite à néant. Lorsqu’une manifestation est interdite par l’autorité de police au motif qu’elle est susceptible d’agréger des éléments violents, le droit de manifester n’est pas simplement limité, mais atteint dans sa substance même. L’atteinte à la substance d’un droit consacré est particulièrement encadrée par la Cour, car elle revient tout bonnement à nier son existence même.
Pourtant, de telles hypothèses se sont développées ces dernières années à l’occasion des événements des Gilets jaunes ou encore des manifestations contre les mesures sanitaires où de nombreux manifestants, majoritairement pacifiques, ont été privés du droit de manifester en raison du risque de débordements violents imputables à des groupuscules ultras violents. Le risque de troubles graves à l’ordre public devient donc l’argument d’autorité très (trop) facilement mobilisé par les autorités pour justifier la privation de ce droit fondamental. La décision du préfet de Paris d’interdire[12] la manifestation des hidjabeuses, sous prétexte d’un risque de trouble à l’ordre public en période électorale est symptomatique de ce réflexe récurent nuisible au fonctionnement normal de la société démocratique.
Dans ce contexte, la violence vient précisément rendre illégal l’exercice normalement légal d’une liberté. Plus encore, cet état de fait ouvre la porte à de nombreuses dérives et instrumentalisation : désormais, pour lutter contre une idée ou plus spécifiquement contre la tenue d’une réunion ou d’une manifestation, il suffira de provoquer son interdiction en utilisant la violence, voire même la menace de l’usage de la violence. De telles situations ne sont pas satisfaisantes en ce que la violence est un vecteur de privation de liberté dirigé à l’endroit de ceux qui ne l’ont pas exercée…
Elles le sont d’autant moins que le rôle des autorités n’est pas d’empêcher, mais bien de prendre toutes les mesures afin de permettre l’exercice effectif du droit de manifester[13]. Or, dans l’hypothèse d’une interdiction de manifestation pour risque de violences, il est plus aisé d’interdire l’évènement que de prendre des mesures pour empêcher les éléments violents de passer à l’acte. Il reste que l’interdiction de la tenue d’une manifestation se traduit en réalité par une double sanction pour les manifestants non violents : non seulement ces derniers perdent leur droit – normalement soumis à une simple déclaration préalable – de manifester mais plus encore ils encourent le risque d’une sanction pénale si malgré l’interdiction ils décidaient de se rendre[14] de manière pacifique sur les lieux.
Cet état de fait s’inscrit au demeurant difficilement dans les canons de la Cour européenne. Selon une jurisprudence constante, il est établi que la Convention ne protège que « le droit à la liberté de ‘ réunion pacifique’ », laquelle « ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes »[15]. La Cour précise en outre qu’un rassemblement « terni par des actes de violence isolés »[16] ne perd pas automatiquement la protection de l’article 11 et que le manifestant pacifique « ne cesse pas de jouir du droit à la liberté de réunion pacifique en raison d’actes de violence sporadiques ou d’autres actes répréhensibles commis par d’autres personnes au cours de la manifestation »[17]. De manière encore plus saisissante, la Cour européenne n’élude pas la problématique des groupes extrémistes violents qui s’infiltrent dans les manifestations. Dans l’affaire Schwabe, elle relève à juste titre que « la possibilité que des extrémistes aux intentions violentes non-membres de l’association organisatrice se joignent à la manifestation, ne peut pas, comme telle, supprimer ce droit »[18].
Cette interprétation jurisprudentielle mérite d’être saluée[19]. En effet, la Cour évite l’écueil de la violence consistant à interdire l’entière tenue de la manifestation en raison du risque de débordements violents imputables à quelques individus déterminés. Le Conseil d’État pour sa part, ne s’embarrasse pas de telles précisions. Dans un considérant de principe maintes fois réitéré, il énonce que l’autorité de police doit apprécier le risque de troubles à l’ordre public et, sous le contrôle du juge administratif, prendre « les mesures de nature à prévenir de tels troubles au nombre desquelles figure, le cas échéant, l’interdiction de la manifestation si une telle mesure est seule de nature à préserver l’ordre public »[20]. L’interdiction d’une manifestation même pacifique dans ses intentions est donc possible si la menace de débordements violents émanant de groupuscule apparait suffisamment fondée. La présence redoutée d’extrémistes aux perspectives violentes revient donc bien à supprimer l’exercice d’une liberté qu’auraient pu (du ?) exercer les manifestants pacifiques.
2. L’effacement du droit de supporter
Un raisonnement similaire peut par ailleurs être tenu en ce qui concerne les interdictions de stade pour les groupes de supporters. En vertu de l’article L. 332-16-1 et L.332-16-2 du Code du sport, le ministre de l’Intérieur ou le préfet peut « interdire le déplacement individuel ou collectif de personnes se prévalant de la qualité de supporter d’une équipe ou se comportant comme tel sur les lieux d’une manifestation sportive et dont la présence est susceptible d’occasionner des troubles graves pour l’ordre public ». La violence avérée de certains supporters se traduit donc par une interdiction pesant sur l’ensemble des personnes se prévalant de la qualité de supporter d’une équipe ou se comportant comme tel, quand bien même de telles personnes ne présenteraient aucune menace pour l’ordre public. Cette interprétation a été intégralement validée par le Conseil d’État dans une décision du 8 novembre 2013[21]. En l’espèce, un arrêté ministériel du 30 octobre 2013 interdisant le déplacement individuel ou collectif de toute personne se prévalant de la qualité de supporter de l’Olympique lyonnais, et un arrêté préfectoral du 22 octobre 2013 interdisant l’accès au stade Geoffroy-Guichard et à ses abords aux personnes ayant la qualité de supporters de l’OL ainsi qu’à toute personne appartenant à une association de supporters de l’OL ou ayant appartenu à une association de supporters dissoute de l’OL ont été contestés devant le juge administratif. Dans son ordonnance du 8 novembre 2013, le Conseil d’État relève que de telles mesures ne portent pas d’atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir, à la liberté de réunion et à la liberté d’expression tant qu’elles s’adressent aux personnes « qui se prévalent de leur qualité de supporters de l’OL ou se comportent comme tels ». Le juge exprime au demeurant parfaitement l’idée selon laquelle la violence des uns se traduit, juridiquement, par l’abandon de libertés des autres. Au considérant n° 8, le Conseil d’État explique très clairement que « plusieurs auteurs de ces actes violents n’ayant pu être identifiés, l’exercice, par les autorités publiques, de leur pouvoir de prendre des mesures de restriction individuelle d’accès aux enceintes sportives n’est pas de nature à éviter la survenance de troubles graves à l’ordre public ». Une telle argumentation peine à convaincre : l’impossibilité d’identifier et de sanctionner les auteurs d’actes violents justifierait ainsi l’adoption de mesures liberticides visant l’ensemble des personnes se prévalant de la qualité de supporters. Le droit sacrifie ainsi la liberté des supporters potentiellement pacifiques au nom de son incapacité à appréhender les véritables supporters violents.
Ici ou là, le supporter et/ou le manifestant pacifique sont privés de l’exercice de la liberté d’opinion, de réunion et d’aller et de venir du seul fait de leur proximité géographique avec des individus dangereux et violents.
En outre, de telles mesures posent question en ce qu’elles ont tendance depuis plusieurs années à s’accroître sensiblement. Entre janvier 2021 et août 2022, plus d’une soixantaine d’arrêtés portant interdiction de déplacement de supporters de club de football ont été adoptés. Sur les 18 derniers mois, autant d’arrêtés d’interdiction de déplacements ont été adoptés que sur la période allant de 2011[22] à 2015… Si la lutte contre les phénomènes violents est bien évidemment légitime, elle se traduit par la privation de liberté de personnes non violentes difficilement soutenable dans le cadre d’une société libérale. Ces personnes subissent la violence d’autrui sans en être elles-mêmes à l’origine et nul ne peut se satisfaire de voir leur liberté bafouée au nom de l’ordre public.
Si la violence peut donc rendre illégal l’exercice normalement légal d’une liberté, elle peut à l’inverse contribuer à légaliser une situation considérée comme illégale, car violant les droits fondamentaux.
B. Rendre légale l’atteinte illégale aux libertés
Les actes de violence menés sur certains territoires de la République peuvent engendrer des conséquences particulièrement néfastes pour les droits fondamentaux. La menace de graves troubles à l’ordre public peut conduire, littéralement, à sacrifier l’exercice des certaines libertés. Trop souvent, les droits fondamentaux s’inclinent en présence d’un phénomène qu’il leur faudrait pourtant combattre. L’affaire du Burkini en 2016 illustre pleinement cette dérive (1). Au-delà de ce cas d’espèce tout à fait singulier, l’affaire du burkini (en Corse spécifiquement) envoie un message symbolique dévastateur en accordant une primauté de fait aux actes violents (2).
1. La subordination des droits fondamentaux face à la violence
Quelques jours après le sanglant attentat islamiste de Nice lors de la fête nationale, de nombreux maires ont décidé d’adopter des arrêtés afin d’interdire le port du burkini sur les plages. Saisi en référé par la Ligue des droits de l’homme, le tribunal administratif de Nice a validé dans un premier temps les arrêtés anti-burkini adoptés par les maires des communes de Nice et de Villeneuve-Loubet. La motivation retenue à l’origine est indissociable du contexte de terrorisme islamiste qui caractérisait l’été 2016. En effet, quelques jours après l’attentat de Nice, le Père Hamel était égorgé dans son église par deux terroristes. Dans sa décision, le tribunal administratif retient précisément que dans ce contexte le port de cette tenue, relevant du « fondamentalisme religieux », peut-être « ressenti par certains comme une défiance ou une provocation exacerbant les tensions ressenties par la population à la suite de la succession d’attentats islamistes subis en France »[23].
On sait que le Conseil d’État annulera cette ordonnance en se fondant sur une approche traditionnelle de l’ordre public : en l’absence « de risques avérés de troubles à l’ordre public » ou en l’absence de motifs fondés sur l’hygiène ou la décence, « l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes » « ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d’interdiction contestée »[24]. La plage n’étant pas un lieu soumis au principe de neutralité et de laïcité, la tenue de bain en question est donc autorisée à condition qu’elle n’engendre pas des formes violentes de rejets et donc des troubles à l’ordre public. C’est précisément ce dernier point qui retient l’attention. Le Conseil d’État semble dire que les risques de violences n’étaient pas suffisants pour justifier cette atteinte aux libertés. Si le raisonnement semble classique et conforme à la logique juridique qui anime la jurisprudence administrative de longue date – en l’absence de risque de trouble à l’ordre public, pas d’interdiction – il se prête néanmoins à une autre lecture. L’application des arrêtés anti-burkini en Corse, dans la droite ligne de la décision de principe du Conseil d’État précitée, en témoigne parfaitement.
À la suite de la décision du Conseil d’État du 26 août 2016, tous les arrêtés anti-burkini contestés devant le juge administratif ont été annulés en raison de l’absence réelle de risque de violence et donc en l’absence de troubles avérés à l’ordre public. Un seul arrêté anti-burkini a été validé par la juridiction administrative. Cette affaire, emblématique pour le sujet traité, mérite de s’y attarder assez longuement.
Dans une décision en date du 26 janvier 2017, le tribunal administratif de Bastia a, dans une même décision, annulé l’arrêté anti-burkini adopté par le maire de Ghisonaccia et validé celui adopté par le maire de Sisco. Ces deux conclusions ne sont contradictoires qu’en apparence en ce qu’elles s’inscrivent pleinement dans le strict respect de la lettre et de l’esprit de la jurisprudence précitée du Conseil d’État.
Dans la première affaire, l’arrêté anti-burkini a été confirmé dans le cadre d’un contexte de violence tout à fait singulier. En effet, le 13 août 2016, soit trois jours avant l’adoption de l’arrêté contesté, « une violente altercation », aboutissant à des hospitalisations et à l’incendie de trois véhicules, est survenue « entre un groupe de baigneurs d’origine maghrébine et une quarantaine d’habitants de la commune de Sisco ». Le jugement précise par ailleurs que « le lynchage des baigneurs, tant sur la plage qu’à l’hôpital de Bastia, n’a pu être évité que grâce à l’intervention des forces de l’ordre ». À cet égard, la présence de femmes en burkini « a été perçue comme l’étincelle ayant mis le feu aux poudres »[25]. L’interdiction est donc bien jugée nécessaire, adaptée et proportionnée « au regard des risques avérés d’atteinte à l’ordre public qu’il appartient au maire de prévenir »[26].
Au contraire, dans la seconde affaire, la décision retient que l’arrêté adopté par le maire de Ghisonaccia « ne fait état d’aucun trouble » et que ce dernier ne pouvait donc « sans excéder ses pouvoirs de police, édicter des dispositions qui interdisent l’accès à la plage et la baignade aux personnes portant des tenues manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse »[27]. La différence d’approche est significative : là où la violence règne, l’interdiction du port du burkini est rendue, juridiquement, possible, voire souhaitable. Plus encore, seul un certain degré d’intensité de violence pourra justifier une atteinte aussi forte aux libertés. En effet, le Conseil d’État a estimé qu’un incident à Cagnes-sur-Mer consistant en « une altercation verbale entre usagers de la plage » dont certains portaient des burkinis, « compte tenu de sa nature et, au demeurant, de sa gravité limitée », ne peut justifier « légalement une interdiction de tenues manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse »[28]. Les conclusions du rapporteur public dans l’affaire du burkini corse précitée sont explicites : « les événements estivaux de Sisco, qui ont fait l’objet d’un buzz médiatique, n’ont rien à voir avec les petits incidents survenus à Cagnes-sur-Mer »[29]. Quels enseignements tirer de ces illustrations jurisprudentielles ?
Tout d’abord, la violence est au fondement d’un renversement de perspective : la commission d’actes graves de violence dirigés contre les personnes en burkini (ou leurs proches) permet de renverser la logique libérale selon laquelle « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception »[30]. Ainsi que l’a démontré E. Picard dans sa thèse de doctorat[31], le maintien de l’ordre public répond à une logique fonctionnelle, non de « l’ordre pour l’ordre »[32], mais entièrement vouée à la construction d’un État libéral respectueux des droits fondamentaux[33]. La jurisprudence exprime parfois explicitement ce « présupposé libéral selon lequel l’ordre est au service de la liberté »[34]. Or, dans une société dominée par la violence et acclimatée aux réactions sociales vives, le culte du trouble à l’ordre public justifie aisément de nombreuses restrictions de droits fondamentaux lesquelles s’érigent, de fait, en principe. Dans cette perspective, plus les réactions sociales seront virulentes, plus les interdictions seront importantes, et ce, en toute légalité.
De plus, si ce logiciel qui domine traditionnellement l’ordre public (la présence d’un risque de trouble peut justifier des restrictions aux libertés) ne soulève en principe aucune difficulté au regard de la théorie des droits et libertés, il peut néanmoins conduire à des effets pervers en présence d’une violence instrumentalisée pour servir un projet idéologique.
En effet, quel message renvoie en creux les affaires du burkini ? Une forme de primauté de fait de la violence sur les droits. Une primauté qui est susceptible de produire une forme de légitimité de la violence. Lorsque les droits fondamentaux cèdent le pas à la violence, d’une certaine manière, ils l’entérinent comme un état de fait acceptable.
2. La portée symbolique inquiétante de l’affaire du burkini corse
La question n’est donc pas d’être intellectuellement pour ou contre le burkini. Il est tout à fait possible de combattre sur le plan des idées le port du burkini reposant sur une injonction religieuse, portant sur le corps, des femmes qui plus est. Le tribunal administratif de Nice avait, dans sa première décision, notamment relevé que cette tenue avait pour objet « de ne pas exposer le corps de la femme » ce qui pouvait être analysé « comme l’expression d’un effacement de celle-ci et un abaissement de sa place qui n’est pas conforme à son statut dans une société démocratique »[35]. On l’aura compris, le propos ne consiste pas à promouvoir cette tenue rétrograde, mais à considérer qu’à partir du moment où ce maillot de baignade relève du libre arbitre de chacun (déclinaison du droit au respect de la vie privée et de la liberté), il s’élève en liberté qu’il convient de protéger. Le Conseil d’État n’affirme au demeurant rien d’autre lorsqu’il estime que rien (sauf la menace objective de troubles à l’ordre public) ne peut justifier d’interdire le port du burkini sur les plages. Or, si le burkini est autorisé en principe sur la plage, son usage doit donc être rendu possible et garanti par la puissance publique à l’instar de l’exercice de toutes les libertés individuelles. C’est précisément sur ce point que le bât blesse : les affaires du burkini laissent penser que la force publique a fait preuve d’une certaine passivité. Soit la présence de femmes en burkini sur les plages n’engendrait aucun ou peu de troubles et son usage était donc autorisé, soit au contraire le risque de débordement était avéré et la solution retenue fut celle de l’interdire plutôt que de chercher à canaliser lesdits accès de violence. Si l’on extrapole au-delà de la question du port de cet habit à l’exercice de n’importe quelle autre liberté, la symbolique d’effacement des droits fondamentaux devant la violence est critiquable. Nous dirigerions-nous vers un modèle de société où certaines libertés individuelles pourraient être, de facto, suspendues parce que certains individus n’en voudraient pas et provoqueraient leurs effacements en organisant des actions violentes ? Dans une telle hypothèse, ce serait la fin du règne du droit remplacé par celui de la violence, de l’arbitraire, de la « justice privée »[36] et donc du chaos.
C’est pourquoi, au-delà du cas très spécifique du burkini, la symbolique renvoyée par les affaires corses interpelle. Si les citoyens prennent conscience que, dans le cadre du combat d’idées politiques, ces derniers obtiennent gain de cause aisément dès lors qu’ils sont violents ou menacent de l’être, le fondement même de la société démocratique basé sur la pacification des relations sociales est vicié dans son essence. Ainsi, la venue d’un conférencier pourra être interdite si ses opposants savent organiser des troubles importants à l’ordre public, de même un humoriste ne pourra plus se produire si son spectacle se solde par des débordements, et enfin un journal ne pourra plus publier des caricatures religieuses car ces dernières pourraient entrainer de violents affrontements avec les forces de l’ordre. Rentrer dans cette logique est une voie sans issue pour la démocratie. À chaque fois que la violence a permis d’interdire ce qui aurait dû être autorisé et autoriser ce qui aurait dû être interdit, l’État de droit s’efface et les droits fondamentaux s’inclinent plutôt que de dompter les courants violents qui traversent la société.
Quelles solutions adopter pour éviter cet écueil qui sape l’esprit même de la société démocratique ? D’une part, il convient de ne jamais oublier que la liberté doit rester un axiome, un principe qui guide l’action des autorités administratives. Aussi, il importe de ne jamais s’accoutumer aux restrictions qui doivent demeurer exceptionnelles et n’intervenir qu’en ultime recours. D’autre part, il est essentiel de rappeler qu’une force publique a précisément été instituée afin d’éviter que des groupes d’individus usent de la force pour imposer arbitrairement un ordre social portant nécessairement atteinte aux droits fondamentaux d’autrui. Son rôle est de permettre l’exercice effectif des libertés ce qui passe par la neutralisation des individus violents plutôt que par l’interdiction d’une liberté. Dans l’affaire du burkini corse, c’est l’inverse qui s’est produit : on a préféré interdire l’exercice d’une liberté plutôt que de contraindre ceux qui n’en voulaient pas. L’acceptation d’un tel raisonnement comporte un risque, bien identifié par la Cour européenne des droits de l’homme, celui « d’aboutir à une forme de « justice privée » qui peut avoir des conséquences négatives sur la confiance et la crédibilité du public dans le système juridique »[37]. Enfin, il faut veiller à ce que de telles situations ne se généralisent pas, mais restent épisodiques sous peine de légitimer le recours à la violence privée.
Ces hypothèses de mises entre parenthèses des droits fondamentaux sont loin d’être exhaustives. Il arrive parfois, en situation de conflit armé notamment, que le seuil de violence soit porté à son paroxysme. Dans une telle situation de chaos, la jurisprudence récente de la Cour européenne laisse une porte ouverte à la capitulation du droit des libertés fondamentales.
Partie II – La capitulation des droits fondamentaux
Le retour d’un conflit armé de haute intensité et de grande ampleur sur le sol européen renouvelle l’appréhension juridique des phénomènes de violence extrême. Lors d’un conflit armé international ou non international, le degré de violence atteint son paroxysme tant à l’égard des biens qu’à l’endroit des personnes. Dans ce contexte de destructions massives, d’exactions de toute nature, le droit en général et les droits fondamentaux en particulier sont plus que jamais menacés d’extinction. L’analyse de la jurisprudence contemporaine de la Cour européenne des droits de l’homme sur le sujet peine à rassurer (A) et entérine une impuissance des droits fondamentaux pouvant parfois rimer avec une forme d’assentiment à la violence (B).
A. L’abdication de la Cour européenne des droits de l’homme lors de la phase active des hostilités
L’analyse de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux opérations militaires et plus généralement aux conflits armés n’est pas de nature à rassurer. En effet, en conditionnant l’application de la Convention européenne, y compris sur le sol européen, à l’exercice par l’État membre de sa juridiction extraterritoriale (1), la Cour a littéralement posé les fondements juridiques permettant l’éviction systématique des droits fondamentaux conventionnels en période de conflit armé (2).
1. La suspension de l’effectivité des droits fondamentaux à la notion de « juridiction »
La Cour européenne s’est prononcée à de nombreuses reprises sur la question de la protection des droits fondamentaux à l’occasion de conflits armés[38]. Dans l’affaire Hassan, elle énonce, en principe, que « le droit international des droits de l’homme et le droit international humanitaire peuvent s’appliquer simultanément »[39]. Plus précisément, et dans la droite ligne de la jurisprudence de la Cour internationale de justice[40], elle note que « même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer, quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire »[41]. Cependant, au-delà de ces déclarations de principe, la jurisprudence de la Cour européenne a récemment entériné l’effacement conceptuel des droits fondamentaux face au déchainement de violence. L’affaire Géorgie c. Russie (II) rendue par la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme le 21 janvier 2021 en est la manifestation la plus saillante et mérite à ce titre quelques développements[42].
Dans la nuit du 7 au 8 août 2008, à la suite de longues confrontations et de montée en tension, les forces armées géorgiennes lancèrent une attaque d’artillerie en direction de la capitale administrative d’Ossétie du Sud. Les forces russes ripostent immédiatement en traversant l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dont elles prennent rapidement le contrôle. Un accord de cessez-le-feu est conclu le 12 août entre la Géorgie et la Russie. Lors de ce conflit armé international et non international, près de 1000 personnes perdirent la vie, 100 000 furent déplacées et des villages entiers furent détruits. Le 11 août 2008, la Cour européenne fut saisie d’une requête par la Géorgie en vertu de l’article 33 (requête interétatique) accompagnée d’une demande d’application de mesures provisoires. Avant de répondre sur le fond à l’ensemble des violations alléguées, la Cour s’est intéressée à la recevabilité de la requête déposée à l’encontre de la Russie pour des faits commis hors de ses frontières. Or, c’est précisément sur ce point que réside l’essentiel de la portée de cette affaire. Il est bien établi qu’un État peut voir sa responsabilité engagée devant la Cour européenne des droits de l’homme pour des faits commis à l’extérieur de ses frontières nationales. En effet, dès lors qu’il exerce sa « juridiction » au sens de l’article 1er de la Convention, l’ensemble des actes commis au-delà de ses frontières par ses agents ou par les forces dont il a le contrôle doivent être conformes à la Convention. Ainsi, si la juridiction est principalement territoriale, la juridiction de l’État peut être retenue lorsque des biens ou des personnes se trouvent « sous l’autorité et le contrôle d’un agent de l’État »[43] (hypothèse de la juridiction dite personnelle) ou lorsqu’il exerce « un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire »[44] (hypothèse de la juridiction spatiale). Dans l’affaire Géorgie c. Russie (II), la Cour s’est longuement penchée sur la question de savoir si la Russie avait exercé sa « juridiction » sur les territoires d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie tant pendant la durée du conflit armé que durant la période d’occupation ultérieure. Afin de répondre à cette épineuse question, la Cour a distingué deux périodes : la phase active d’hostilité et la phase d’occupation.
En ce qui concerne la phase active des hostilités la Cour considère « d’emblée que lors d’opérations militaires, y compris par exemple des attaques armées, bombardements, pilonnages, menées au cours d’un conflit armé international on ne saurait en règle générale parler de « contrôle effectif » sur un territoire ». Cet argument est justifié par le fait que des combats entre forces militaires ennemies cherchant à « acquérir le contrôle d’un territoire dans un contexte de chaos implique qu’il n’y a pas de contrôle sur un territoire »[45]. Le chaos inhérent aux scènes de combats intensifs exclut de la même manière « toute forme d’autorité et de contrôle d’un agent de l’État sur des individus »[46]. La conclusion est dès lors implacable : la Russie n’a pas exercé un contrôle suffisant durant les 5 jours de combats intensifs. Partant, les actes commis par les forces russes ne relèvent pas de son autorité et donc de sa « juridiction ». La requête doit donc être déclarée irrecevable à ce titre. Afin de justifier une telle conclusion, la Cour retient deux arguments peu convaincants.
D’une part, elle estime que cette interprétation est confirmée par la « pratique » des États membres qui ne formulent pas de dérogation au titre de l’article 15 laissant penser qu’en pareille situation ils « n’exercent pas leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention »[47]. Il est regrettable que la Cour mobilise ainsi une pratique étatique dans l’objectif d’asseoir une lecture minimaliste de la Convention. Cet argumentaire donne l’impression d’une forme d’instrumentalisation de la pratique des États dans le sens où d’ordinaire, la Cour n’hésite pas à leur accorder qu’un intérêt limité.
D’autre part, et cela est sans doute davantage problématique, la Cour européenne justifie son interprétation neutralisante de la notion de « juridiction » au regard de la difficulté qu’impliquerait une conclusion différente. La circularité du raisonnement ne peut échapper à la critique. En effet, « compte tenu notamment du grand nombre de victimes alléguées et d’incidents contestés, du volume des éléments de preuve produits et de la difficulté à établir les circonstances pertinentes lors de la phase active des hostilités dans le cadre d’un conflit armé international, ainsi que du fait que de telles situations sont régies principalement par des normes juridiques autres que celles de la Convention »[48], la Cour ne juge pas pertinent de considérer que la Russie avait exercé sa juridiction lors de la phase active des hostilités. Autrement dit, la présence de chaos et donc de violations massives et systémiques des droits fondamentaux conventionnels rendent impossible une application de la Convention… C’est donc parce que les droits fondamentaux sont trop lourdement bafoués, en d’innombrables situations, qu’il est donc de facto impossible de se saisir de ces allégations.
Comment pourrait-on se satisfaire d’une telle interprétation ? Nul ne le peut et pas même la Cour elle-même qui reconnait, dans une forme de mea culpa jurisprudentiel, que son interprétation de la notion de juridiction « peut paraître insatisfaisante aux yeux des victimes alléguées d’actes et d’omissions commis par un État défendeur pendant la phase active des hostilités dans le cadre d’un conflit armé international se déroulant hors de son territoire, mais sur celui d’un autre État contractant, ainsi qu’aux yeux de l’État sur le territoire duquel ont lieu les hostilités actives »[49].
2. Une interprétation jurisprudentielle aux effets vicieux
Cette affaire est emblématique de la manière dont les droits fondamentaux se pensent lorsqu’ils sont confrontés à des situations de violences extrêmes, massives et systémiques à l’instar des conflits armés. Un cercle vicieux peut se dégager de cette affaire. Si l’on retient une lecture cynique de cet arrêt, l’on peut considérer que plus un État contractant bombarde, pilonne et détruit un territoire situé à l’extérieur de ses frontières et moins il risque de se voir imputer ces violations massives du fait de l’impossibilité d’établir une quelconque juridiction.
En l’espèce, si les forces russes avaient procédé à des bombardements localisés, peu nombreux et ne ciblant que quelques personnes, il est fort probable que la Cour européenne n’aurait pas retenu les mêmes conclusions. En effet, dans l’affaire Solomou, la Cour a estimé que la mort d’une victime abattue par les forces turco-chypriotes opérant à la frontière alors même qu’elle se trouvait dans la zone tampon neutre de l’ONU relève de la juridiction de la Turquie[50]. À la lumière de cette affaire, on saisit mieux l’impasse conceptuelle à laquelle aboutit l’interprétation de la Cour européenne. Elle explique que la plupart des affaires dans lesquelles l’exercice de la juridiction extraterritoriale a été retenu se caractérisaient « par des actions isolées et ciblées comprenant un élément de proximité »[51]. Or, poursuit-elle, « par contraste, la phase active des hostilités dans le cadre d’un conflit armé international est très différente, car elle porte sur des bombardements et des tirs d’artillerie par les forces armées russes visant à mettre l’armée géorgienne hors de combat et à acquérir le contrôle sur des territoires faisant partie de la Géorgie ». La portée et les conséquences de ce raisonnement sont plus que critiquables. La Cour ne va pas jusqu’à le formaliser explicitement mais c’est pourtant de cela dont il s’agit : plus la violence s’exprime de manière diffuse, anarchique et sans retenue et moins la Cour sera susceptible d’établir sa compétence pour sanctionner cette négation des droits fondamentaux.
L’affaire Géorgie c. Russie (II) met en outre en évidence un cruel paradoxe. Alors qu’à l’origine, la théorie dite du contrôle effectif avait été pensée pour dilater le champ d’application de la Convention, dans le cadre du dynamisme interprétatif traditionnel, afin de faire rayonner les droits fondamentaux conventionnels au-delà du territoire des États membres, voilà qu’une telle notion a désormais pour conséquence de priver d’effet l’application de la Convention sur le territoire européen ! Les violations sont bel et bien commises sur le territoire d’un État membre (la Géorgie) et pourtant personne n’en répondra, du moins pendant la phase active des hostilités. Ce faisant, la Cour a littéralement renoncé à protéger les droits fondamentaux, sur le sol européen, au moment même où ils étaient les plus menacés.
Rendue en janvier 2021, la portée de cette affaire résonne tout particulièrement avec la situation actuelle en Ukraine. En envahissant une partie du nord, du sud et de l’est de l’Ukraine le 24 février 2022 et en procédant à des bombardements de très grande intensité et d’une grande violence, la Russie ne pourrait, aussi longtemps que s’étale la phase active des hostilités, voir sa responsabilité engagée devant la Cour européenne en application de la jurisprudence Géorgie c. Russie (II). Même si jusqu’au 16 septembre 2022, « la Cour demeure compétente pour traiter les requêtes dirigées contre la Fédération de Russie concernant les actions et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention »[52], cette dernière pourrait ne pas avoir à répondre de ses actes devant la Cour tant que règnera un chaos inhérent à la phase active des hostilités. In fine, tant que les bombes pleuvent et que les combats perdurent, l’État russe ne saurait exercer un véritable contrôle ou une autorité sur le territoire ukrainien ce qui rendrait impossible l’exercice d’une quelconque juridiction. La Cour européenne ne pourrait se résoudre à une telle conclusion sous peine de vider de sa substance la lettre et l’esprit de la Convention. Même si la Russie a déclaré le 7 juin qu’elle n’appliquerait plus les décisions de la Cour à partir du 15 mars 2022, il n’en demeure pas moins que si la Cour venait à déclarer irrecevables les innombrables requêtes potentielles pouvant être déposées à la suite de la violation par la Russie d’à peu près toutes les dispositions de la Convention, le message serait incompréhensible, injuste et altérerait gravement l’autorité morale de la Cour. La Cour européenne ne peut plus, au risque de perdre toute autorité, entériner la soumission programmée des droits fondamentaux en présence d’une violence inouïe blessant et tuant des dizaines de milliers de personnes. Dans cette optique il serait inconcevable que les condamnations ne portent, comme dans l’affaire Géorgie c. Russie (II), que sur les violations commises durant la phase dite d’occupation et non également durant la phase des combats qui durent depuis plus de six mois désormais. La portée à la fois substantielle (en termes de protection des droits fondamentaux) et symbolique (en termes d’image) serait désastreuse, la Cour n’apparaitrait plus comme la gardienne des droits fondamentaux de la grande Europe, mais comme une juridiction impuissante ayant démissionné face à la violence extrême.
Le retour de la violence des conflits armés sur le sol européen est l’un des défis les plus impérieux de la Convention européenne. Cependant, l’état actuel de la jurisprudence de la Cour ouvre malheureusement la voie à une forme d’assentiment juridique de la violence.
B. L’impuissance des droits fondamentaux, un assentiment à la violence ?
En décidant, lors d’un arrêt rendu dans la formation la plus solennelle, de ne pas condamner la Russie pendant la phase active des hostilités durant la guerre en Ossétie du Sud, la Cour européenne manque à sa mission existentielle visant à sauvegarder et développer les droits fondamentaux sur le territoire européen. Sur le plan symbolique et presque même sur le plan juridique, n’ayant pas violé la Convention européenne pendant la phase active des hostilités, la Russie peut se prévaloir de se conformer à ses obligations conventionnelles européennes. Cette forme de légitimation de la violence destructrice des conflits armés (1) est un camouflet pour la société démocratique qui ne doit pas oublier la fragilité intrinsèque des droits fondamentaux (2).
1. L’absence de condamnation, vecteur de légitimation de la violence armée
L’histoire du droit international humanitaire et celle des droits fondamentaux en particulier est tout entièrement marquée par la volonté d’éradiquer la violence et l’arbitraire. Ainsi, le 27 août 1928, le Pacte Briand-Kellogg, consacrant « une franche renonciation à la guerre », était signé à Paris. Aristide Briand déclarera à la Chambre des députés le 1er mars 1929 : « Voilà ce qu’est le pacte de Paris. Il met la guerre hors la loi. Il dit aux peuples : la guerre n’est pas licite, c’est un crime. La nation qui attaque une autre nation, la nation qui déclenche ou déclare la guerre, est une criminelle ». Mettre la guerre hors la loi, voilà donc l’horizon du droit en général et des droits fondamentaux en particulier. Cependant une telle expression repose sur une ambiguïté : il ne faudrait pas, à l’image de la décision Géorgie c. Russie (II), mettre la guerre hors du droit, en dehors du droit, c’est-à-dire libérer la violence de toute contrainte normative.
Pourtant, en renonçant à imputer les actes de violence commis par des forces armées lors de la phase active du conflit, la Cour a bien mis le droit conventionnel entre parenthèses. Plus encore, il eût été peut-être préférable que la Cour ne se prononce pas afin d’éviter une telle conclusion. Car en l’espèce, la jurisprudence de la Cour européenne peut être interprétée comme apportant (bien involontairement naturellement) une forme de caution à la violence des conflits armés. En effet, juridiquement, la Russie peut se prévaloir, à la suite de la décision Géorgie c. Russie (II), de ne pas avoir violé la Convention européenne lors des cinq premiers jours de la phase active du conflit en Ossétie du Sud. Si la Cour n’a pas condamné la Russie, cela signifie donc que la Russie a respecté la Convention européenne lors de la phase active des hostilités. Une telle conclusion est moralement difficilement soutenable, c’est pourtant, rigoureusement, celle à laquelle l’analyse du droit positif nous conduit. Les États contractants peuvent donc légitiment considérer que le droit de la CEDH n’est plus une norme pertinente, seul le droit international humanitaire ayant vocation à s’appliquer lors de la phase active des hostilités. Comment dès lors reprocher cette instrumentalisation cynique des droits fondamentaux par les États alors même qu’elle n’est que la résultante directe et indirecte de la jurisprudence de la Cour ? Peut-on réellement reprocher aux États de ne pas être plus royalistes que ne l’est le roi lui-même ?
L’affaire Géorgie c. Russie (II) est ainsi profondément dérangeante en ce qu’elle donne une apparence de légalité et donc de légitimité à un ensemble d’actes de violence extrême qui ne peuvent d’aucune manière être légitimés. Comment peut-on raisonnablement considérer qu’un État qui déploie ses forces armées au-delà de ses frontières en procédant à des pilonnages massifs, souvent non discriminants, ne viole pas a minima les articles 2, 3, 5 8 ainsi que l’article 1er du protocole n° 1 de la Convention ? Si la question de l’établissement de la juridiction est bien une question de procédure en ce qu’elle est relative à une condition de recevabilité de la requête, il n’en demeure pas moins que son importance est cruciale et relève pleinement du fond de l’affaire. La frilosité de la Cour pour interpréter de manière satisfaisante la notion de juridiction tranche avec de nombreuses affaires dans lesquelles elle a su retenir une interprétation dynamique.
Ce repli jurisprudentiel n’a au demeurant pas échappé à certains membres de la formation de jugement qui n’ont pas hésité à faire part de leur profond désaccord au sein des opinions dissidentes et/ou partiellement concordantes. D’une part, il faut relever que six juges se sont opposés au constat selon lequel les événements qui se sont déroulés au cours de la phase active des hostilités (du 8 au 12 août 2008) ne relevaient pas de la juridiction de la Fédération de Russie au sens de l’article 1 de la Convention. D’autre part, la lecture des opinions dissidentes met en évidence deux éléments principaux : premièrement, tous s’accordent à considérer qu’il s’agit bien d’une affaire à la fois singulière et essentielle ; deuxièmement, que la portée de cette affaire risque d’entacher durablement l’autorité et la crédibilité de la Cour européenne.
Ainsi, le Juge Pinto De Albuquerque conclut son analyse en estimant que « la Cour va se retrouver face à la tâche monumentale de réparer les dégâts que cet arrêt va causer à sa crédibilité »[53]. Dans le même sens, le Juge Chanturia affirme que « la majorité a créé un ‘vide’ dans le système de protection des droits de l’homme en Europe fondé sur la Convention »[54]. Or poursuit-il, « la Cour a une obligation non seulement juridique, mais aussi morale de rester active et d’accomplir sa mission de surveillance européenne en cas de conflits armés se produisant dans l’espace juridique de la Convention, sous peine de laisser dans un vide juridique les victimes individuelles de ces conflits militaires, ce qui reviendrait à priver de protection des droits de l’homme ceux qui en ont le plus besoin »[55]. Cette « lacune » va, conclut-il, à « l’encontre de l’esprit de la Convention ».
De manière encore plus virulente, les juges Yudkivska, Wojtyczek et Chanturia se déclarent tout bonnement « stupéfaits » par les arguments avancés par la majorité pour déclarer la requête irrecevable en ce que le rôle de la Cour « consiste précisément à traiter en priorité les affaires difficiles se caractérisant par un grand nombre de victimes alléguées et d’incidents contestés »[56].
La portée de ces déclarations traduit les profondes divisions et l’absence de sérénité qui règne au sein de la plus solennelle des formations de jugement de la Cour. Il n’est pas si fréquent de lire au sein des opinions séparées des critiques aussi nombreuses et aussi étayées. Ces éléments confirment pleinement que la Cour européenne, dans la droite ligne de la jurisprudence Bankovic[57], a failli à sa mission d’endiguement de la violence.
2. La fragilité intrinsèque des droits fondamentaux
Ce rendez-vous manqué de la Cour européenne est l’occasion de revenir sur les fondements mêmes de la protection des droits fondamentaux au sein des sociétés démocratiques. « Silent enim leges inter arma (« en temps de guerre, la loi se tait ») », tels sont les propos introductifs des juges Yudkivska, Wojtyczek et Chanturia précités dans leur opinion dissidente. Cette analyse, jadis dressée par Cicéron, trouve un écho singulier au sein du droit positif contemporain. Les évènements tragiques comme la crise sanitaire ou encore la guerre sur le sol européen permettent de (re)prendre conscience que les droits fondamentaux, érigés comme les fondements premiers de notre ordre juridique, ne sont en réalité que des colosses au pied d’argile. Quand la tempête se lève, leur sacrifice est à même de s’opérer avec une aisance déconcertante. Ce constat amer met en évidence l’un des problèmes structurels et indépassables des droits fondamentaux : ces derniers sont condamnés à être oubliés au moment même où ils mériteraient une attention renforcée. Les difficultés voire l’impossibilité de ne pas s’effacer en présence d’actes violents interrogent les limites inhérentes des sociétés démocratiques. L’effectivité des droits fondamentaux ne peut réellement être assurée en dehors d’un cadre social apaisé et harmonieux. À cet égard, les droits fondamentaux déploieraient pleinement leur effet dans le cadre d’une société pacifiée, ils seraient les droits des temps de tranquillité. En revanche, ces derniers perdent presque immédiatement leur aura et leur superbe dès lors que les tensions sociales apparaissent et a fortiori lorsque les sociétés sont traversées par des épisodes de violences extrêmes. La littérature juridique insiste peu sur les conditions économiques et sociales préalables nécessaires à l’affirmation et à l’affermissement des droits fondamentaux. Une société profondément marquée par la violence physique et la pauvreté ne dispose pas des présupposés à l’exercice des libertés. À ce titre, la Convention européenne des droits de l’homme a été pensée à l’origine, non pas pour instaurer, mais pour maintenir et approfondir (ce qui est différent) la démocratie. Si bien que lorsque les sociétés démocratiques sont brutalement confrontées à une rupture majeure de normalité (à l’image d’un conflit armé), les droits fondamentaux s’effacent avec une aisance déconcertante. Ce que l’on considère comme un axiome[58] gravé dans le marbre juridique en période de prospérité et de tranquillité est réduit à n’être qu’un lointain souvenir lorsque la violence se déchaine. Si les droits fondamentaux répugnent la violence et l’arbitraire, ils ne jouissent d’aucun moyen pour être à la hauteur de leur prétention. L’affaire Géorgie c. Russie (II) illustre parfaitement la manière dont s’opère la soumission de facto et (de jure !) des droits fondamentaux à la violence des conflits armés.
Faudrait-il en déduire, avec un brin de provocation, que les droits fondamentaux sont les droits des sociétés qui vont bien ? Quel cruel paradoxe de considérer que les droits fondamentaux ont vocation à s’évaporer au moment même où ils mériteraient une attention particulièrement renforcée. Faire fi de ce constat c’est sans doute oublier un peu trop vite que le projet de « sauvegarde et le développement des droits fondamentaux » n’est pas déconnecté des réalités sociales et économiques qui traversent la société. Pour le dire autrement, le réflexe de la fondamentalité disparait aussi vite qu’apparait une rupture de normalité. Le juriste a trop souvent tendance à considérer comme acquis ce qui est en réalité précaire. À cet égard, l’espoir suscité par les droits fondamentaux peut rapidement conduire au désenchantement. L’exercice effectif des libertés n’est possible qu’en présence d’une société qui sait contenir la violence et dont l’organisation repose sur un système harmonieux et équilibré afin d’absorber les frustrations individuelles ou collectives. Car, dès lors que ces conditions pacifiées ne sont plus réunies et à partir du moment où la violence ressurgit, les libertés s’effacent inexorablement. Face à la violence, les droits fondamentaux sont à l’instar, de la Cour européenne, des objets de protection bien insuffisants et « insatisfaisant »[59]. Cette « lamentation » de la Cour, pour reprendre les mots du Juge Pinto De Albuquerque, ressemble bien pour les victimes et leurs proches, « à des larmes de crocodile »[60].