Les débats politiques et médiatiques qui ont suivi les affaires Lambert c. France[1], Menesson c. France[2] ou encore S.A.S. c. France[3] sont la preuve que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour ») suscite un vif intérêt bien au-delà des cercles juridiques. Par contre, le fonctionnement même de la Cour et plus précisément le rôle à attribuer au juge national sont des thématiques mal connues. Ainsi, deux conceptions problématiques du rôle du juge national prédominent. D’une part, certaines personnes, souvent des non-juristes, sont d’avis que le juge national devrait défendre les intérêts de son pays d’origine. En vertu de cette première conception, le juge national aurait avant tout un rôle pédagogique, voire politique. D’autre part, certaines personnes, souvent des juristes, sont surprises que le juge national siège, de droit, dans la chambre, voire la Grande chambre lorsqu’une de ces deux formations judiciaires est amenée à examiner des requêtes individuelles dirigées contre son pays d’origine. Se pose alors la question de savoir comment une telle règle procédurale est compatible avec les garanties d’indépendance et d’impartialité.
Afin de réconcilier le « rôle de pédagogue », invoqué par les uns, et les exigences quant à l’indépendance et à l’impartialité de la Cour, mises en avant par les autres, la Convention européenne des droits de l’homme[4] (ci-après « la CEDH ») et le Règlement intérieur[5] (ci-après « le Règlement ») contiennent quelques dispositions qui visent à trouver un équilibre entre ces deux conceptions problématiques.
Dans un premier temps il convient donc de procéder à un bref rappel des dispositions pertinentes (I). À la lumière de ces dispositions trois constellations différentes qui, chacune, soulèvent quelques questions quant au rôle à attribuer au juge national seront discutées plus en détail (II). Après avoir abordé ces deux aspects théoriques cette contribution se terminera sur une note plus personnelle dans la mesure où elle évoquera quelques expériences professionnelles de la première auteure (III).
Partie I – Notion et fondements juridiques
A. Le « juge national », une notion problématique
En son article 22, la CEDH prévoit que « les juges sont élus (…) au titre[6] de chaque Haute Partie contractante sur une liste de trois candidats ». Il découle de ce texte qu’il n’est nullement obligatoire que les États membres nomment des ressortissants de ce même État. Par le passé, plusieurs juristes suisses ainsi qu’un juriste canadien ont siégé à la Cour au titre de la Principauté du Liechtenstein[7].
De plus, en vertu de l’article 21, paragraphe 2 « le juge élu siège à titre individuel »[8]. En d’autres termes, la CEDH ne prévoit à aucun moment que le juge dit « national » défende les intérêts de l’État qui l’a nommé. Cette mission appartient aux Agents de gouvernement uniquement[9]. C’est pour ces deux raisons que le terme de « juge national » est problématique. Ce terme reflète une conception erronée du rôle des juges dans l’hypothèse où ces derniers sont amenés à juger des requêtes individuelles dirigées contre leur pays d’origine. Toutefois, cela n’a pas empêché que cette notion, qui prête à confusion, s’établisse en pratique.
B. Fondements juridiques
Les juges près la Cour siègent soit en tant que juge unique soit en tant que membre d’un comité de trois juges soit dans une des cinq chambres composées chacune de sept juges soit dans la Grande chambre qui elle est composée de 17 juges. Le rôle du juge national n’est pas le même dans chacune de ces quatre compositions judiciaires. En vertu de l’article 26, paragraphe 3 CEDH, un juge unique n’examinera aucune requête introduite contre son pays d’origine[10]. Au titre de l’article 28, paragraphe 3 CEDH, le juge national n’est pas membre de droit du comité composé de trois juges lorsqu’une affaire concerne l’État qui l’a nommé. Toutefois, cette même disposition permet de déroger à cette règle si le comité en fait la demande et que l’État impliqué ne s’oppose pas à ce que le comité applique la jurisprudence constante de la Cour.
En ce qui concerne les chambres composées de sept juges chacune et la Grande chambre constituée de 17 juges, le juge national siège, de droit, dans ces deux formations judiciaires, lorsqu’une de ces deux formations est amenée à juger une requête introduite contre son pays d’origine. Cette règle, qui figure à l’article 26, paragraphe 4 CEDH, confère donc une place toute particulière au juge national dans toutes les affaires qui soulèvent de nouvelles questions, c’est-à-dire dans toutes les affaires qui ne sont pas manifestement mal fondées et/ou qui ne relèvent pas de la jurisprudence constante. Le paragraphe 5 de ce même article précise que le juge national siégera dans la Grande chambre, et ceci même s’il a déjà eu à connaître de l’affaire lorsqu’elle a été examinée devant la chambre. Il convient de noter que cette dernière disposition n’est pas compatible avec la jurisprudence de la Cour dans la mesure où la Cour interdit aux États membres du Conseil de l’Europe qu’un juge siège deux fois dans une même affaire[11].
La CEDH et le Règlement prévoient dans quelles formations judiciaires un juge national peut ou ne peut pas siéger. Toutefois, ces deux textes légaux ne précisent pas les hypothèses dans lesquelles le juge national aura l’opportunité d’être « juge rapporteur ». L’expression « juge rapporteur » désigne un juge nommé pour préparer l’affaire de telle sorte qu’elle puisse être mise en délibération[12]. En d’autres termes, il appartient au juge rapporteur de proposer une solution au litige. Il va sans dire que ce privilège procure un pouvoir certain d’influencer l’issue de l’affaire. Les articles 49 et 50 Règlement fixent uniquement que le président de chaque section dispose du pouvoir discrétionnaire de déterminer quel juge membre de la formation compétente sera juge rapporteur et que dans les affaires portées devant la Grande chambre le président de la Cour nomme le juge rapporteur.
Enfin, l’article 45, paragraphe 2 CEDH, qui prévoit que « si l’arrêt n’exprime pas en tout ou en partie l’opinion unanime des juges, tout juge » – c’est-à-dire également le juge national – « a le droit d’y joindre l’exposé de son opinion séparée ». L’opinion séparée, technique importée du système de droit de common law[13], peut être définie comme étant « l’exposé officiel et par écrit de l’avis personnel d’un juge à l’égard d’une décision au délibéré de laquelle il a participé »[14]. Cet exposé peut soit approuver la décision prise mais pour d’autres motifs – on parlera alors de l’« opinion concordante » – soit désapprouver ladite décision et la motivation qui la sous-tend – on parlera alors de l’ « opinion dissidente ». Dans la mesure où les opinions concordantes posent beaucoup moins de problèmes en pratique, cette contribution se concentrera sur les opinions dissidentes.
Étant donné que les dispositions relatives au rôle du juge national sont lacunaires certaines règles non écrites se sont développées en pratique. Si la plupart d’entre elles contribuent à augmenter l’efficacité au sein de la Cour, quelques-unes de ces règles non écrites peuvent poser problème dans certaines circonstances. Dans un deuxième temps il est donc nécessaire de s’attarder sur trois contextes dans lesquels le juge national a un rôle non déterminé dans les textes légaux, mais un rôle très important en pratique.
Partie II – Contextes problématiques
D’abord, il convient de préciser le rôle particulier du juge national lorsqu’il est nommé « juge rapporteur » dans une affaire concernant son pays d’origine (A.). Ensuite, cette contribution se consacrera au rôle à attribuer au juge national dans le cadre de la procédure dite « Rule 39 », notion qui renvoie aux mesures provisoires que peut prononcer la Cour. Dans ce contexte se pose la question de savoir à quel point le juge national doit intervenir (B.). Enfin, l’analyse traitera de la question de savoir quel est l’usage approprié du mécanisme des opinions dissidentes lorsqu’est en cause le pays d’origine du rédacteur (C.).
A. La désignation du « juge rapporteur »
En vertu des dispositions pertinentes, le juge national ne sera jamais juge unique dans les affaires dirigées contre son pays d’origine[15].
Les comités de trois juges traitent uniquement de cas qui relèvent de la jurisprudence bien établie de la Cour ou qui sont manifestement mal fondés[16]. En vertu de l’article 28, paragraphe 3 CEDH le juge national ne siégera pas dans un comité lorsqu’il s’agit d’une requête manifestement mal fondée dirigée contre son pays d’origine. Par contre, lorsqu’il s’agit d’affaires relevant de la jurisprudence bien établie, le juge national siégera dans le comité et sera nommé rapporteur.
Il découle de ce qui précède que l’influence d’un juge national est nulle dans les affaires traitées par un juge unique ou par un comité qui juge qu’une requête est manifestement mal fondée. L’influence du juge national qui siège dans un comité amené à appliquer la jurisprudence bien établie est négligeable : s’agissant d’une jurisprudence constante, il ne dispose que d’une marge de manœuvre minime.
Les cas plus problématiques concernent les hypothèses dans lesquelles un juge national est rapporteur dans une affaire portée devant une chambre, voire devant la Grande chambre. Comme nous l’avons vu précédemment, les présidents de section peuvent désigner les juges rapporteurs de manière discrétionnaire. Néanmoins, une pratique qui concerne l’attribution des affaires traitées par les chambres s’est établie ces dernières années : souvent le juge national est juge rapporteur dans toutes les affaires qui sont portées devant une chambre et qui sont introduites à l’encontre de son pays d’origine[17]. Toutefois, cette pratique subit trois nuances importantes : d’abord, le président de section veille à ce que tous les juges aient une charge de travail plus ou moins équilibrée. En d’autres termes, le juge élu au titre de l’Italie ne devra pas traiter toutes les affaires italiennes ; le juge de Saint-Marin préparera des dossiers en provenance d’autres pays également. Ensuite, dans le but d’éviter une quelconque pression sur le juge national, les dossiers dit « sensibles » ne seront pas préparés par le juge national. Enfin, les requêtes individuelles sont attribuées en fonction des compétences des juges membres de chaque chambre. Certains juges ont une expérience accrue en matière de droit de l’Union européenne, d’autres ont des connaissances linguistiques qui leur permettent de travailler dans plusieurs langues. Les présidents de chaque section veillent à utiliser ces différentes compétences de manière efficace.
Le rôle du juge national dans la Grande chambre est plus transparent. En effet, le juge national ne sera jamais rapporteur dans les affaires dirigées contre son pays d’origine. Cependant, il jouit de deux privilèges. D’une part, il assiste le comité de rédaction de cinq juges qui prépare la version écrite, dont les 17 juges débattront après l’audience. En d’autres termes, il n’a pas le droit de vote au sein de ce comité de rédaction, mais assistera aux réunions du comité en tant que conseiller. Le juge national retrouve alors son rôle de pédagogue. D’autre part, lors des délibérations, le juge national a toujours la possibilité d’exposer son point de vue une fois que le juge rapporteur a présenté l’affaire. Ces privilèges peuvent paraître considérables. Mais, étant donné que la Grande chambre est composée de 17 juges, la voix du juge national n’est pas aussi importante que lors des délibérés en chambre lors desquels le juge national, en plus d’être rapporteur, fait face à six collègues seulement.
B. Les mesures provisoires
L’article 39 Règlement, aussi connu sous l’acronyme « Rule 39 », prévoit que les vice-présidents de section peuvent statuer sur les demandes de mesures provisoires. Il s’agit de « mesures d’urgence qui, selon la pratique constante de la Cour, ne s’appliquent que lorsqu’il y a risque imminent de dommage irréparable »[18]. Elles sont avant tout prononcées dans le domaine du droit d’asile, par exemple lorsqu’une personne attend son expulsion dans un aéroport européen et estime que son expulsion violerait soit l’article 2 CEDH – le droit à la vie – soit l’article 3 CEDH – l’interdiction de la torture[19].
La CEDH ainsi que le Règlement sont muets par rapport au rôle du juge national dans ce contexte. Toutefois, en pratique, il est de coutume que l’équipe en charge des mesures provisoires informe le juge national à propos d’une nouvelle requête. Le juge national peut alors faire part de son opinion sans pour autant que cette dernière soit contraignante pour le vice-président de section, juge en charge de prononcer les mesures provisoires. En pratique, ce n’est qu’après cette prise de position que le vice-président de section prend une décision contraignante. Lorsque la demande concerne le pays d’origine du vice-président de section un autre vice-président sera en charge de traiter la demande. Le juge national ne pourra donc jamais ordonner des mesures provisoires à l’encontre de son pays d’origine.
En pratique, le vice-président de section en charge de la demande ne prend que rarement une décision contraire à l’avis du juge national. Même si cette pratique confère un pouvoir considérable au juge national, il semble que cette pratique est judicieuse dans la mesure où le juge national connaît souvent mieux qu’un quelconque autre juge la politique nationale en matière d’expulsion.
C. Les opinions séparées
Dans le but, d’une part, de protéger les juges contre une quelconque pression extérieure et, d’autre part, de mieux garantir l’indépendance de la Cour[20], le principe du secret des délibérations est consacré aux articles 3, paragraphe 1er et 22, paragraphe 1er Règlement.
Néanmoins, en vertu de l’article 74, paragraphe 2 Règlement il est impossible, pour un juge, de se ranger complètement derrière le secret des délibérations. En effet, le Règlement prévoit que « tout juge qui a pris part à l’examen de l’affaire par une chambre ou par la Grande chambre a le droit[21] de joindre à l’arrêt soit l’exposé de son opinion séparée, concordante ou dissidente, soit une simple déclaration de dissentiment ».
En pratique, contrairement à ce que pourrait laisser entendre cette disposition légale il est devenu coutume – à quelques exceptions près[22] – qu’un juge rédige une opinion dissidente chaque fois qu’il fait partie de la minorité, c’est-à-dire également lorsque le juge national, membre de la minorité, considère que son pays d’origine n’a pas violé la CEDH[23]. Se pose alors la question suivante : quel est l’usage approprié du mécanisme des opinions dissidentes lorsqu’est en cause le pays d’origine du rédacteur ? En d’autres termes, lorsqu’une affaire concerne la France, que le juge national n’a su convaincre ses collègues qu’il n’y avait pas lieu d’admettre une violation et qu’il s’apprête à rédiger une opinion dissidente, devrait-il, en tant que juge national, prendre en compte certaines considérations particulières ?
Certains auteurs voient la technique des opinions dissidentes d’un œil très positif.
À titre d’exemple, Marina Eudes, écrivait, en 2000, que cette technique « est révélatrice de l’indépendance des juges les uns par rapport aux autres » et qu’elle peut également « illustrer la liberté des membres de la Cour par rapport à leur État d’origine. En effet, il n’est pas rare de voir des opinions séparées dans lesquelles des juges expriment ouvertement leur désaccord par rapport aux arguments développés par les représentants de leur État d’origine »[24].
Pour notre part, nous ne saurions entièrement souscrire à cette affirmation bienveillante à l’égard de la technique de l’opinion dissidente. À la suite de l’élargissement du Conseil de l’Europe et après quelques arrêts qui ont fait couler beaucoup d’encre dans les États condamnés[25] plusieurs politologues se sont penchés sur la question de savoir quel rôle il convenait d’attribuer au juge national au sein de la Cour. Afin de répondre à cette question ils ont procédé à des analyses empiriques des opinions dissidentes. Ces études ont révélé plusieurs tendances : En 2007, le politologue néerlandais Erik Voeten[26] a pu montrer que les positions exprimées dans les opinions dissidentes ne dépendaient ni de la culture juridique dont le juge national était issu ni du respect effectif ou pas des droits de l’homme dans le pays d’origine du juge national. Par contre, les juges nationaux issus d’États qui souhaitaient adhérer à l’Union européenne – comme par exemple la Roumanie et la Bulgarie à l’époque – rédigeaient plus fréquemment des opinions dissidentes contre leur gouvernement national. En d’autres termes, ces juges nationaux ont fait preuve d’une indépendance considérable vis-à-vis de leur pays d’origine. Voeten explique cette tendance par le fait qu’une des conditions d’adhésion à l’Union européenne est le respect des droits de l’homme[27]. Une manière de prouver qu’un État candidat respecte ces droits consistait, à l’époque, à se montrer particulièrement actif au sein du Conseil de l’Europe.
Dans une étude publiée une année plus tard, le même auteur vient confirmer les conclusions de sa première publication, tout en ajoutant qu’une lecture attentive des opinions dissidentes peut révéler une certaine préoccupation de certains juges nationaux quant à leurs opportunités professionnelles une fois leur mandat terminé. En d’autres termes, Voeten a pu constater que certains juges nationaux ne prenaient que rarement position contre leur gouvernement de peur de ne plus être réélus à la fin de leurs mandats de six ans[28]. Ces considérations ont entre autres motivé l’adoption du Protocole 14, qui prévoit, depuis juin 2010, que le mandat est de neuf ans non-renouvelables[29]. L’entrée en vigueur de ce Protocole additionnel a donc renforcé l’indépendance des juges nationaux.
En 2009, deux politologues britanniques[30] ont également analysé les opinions dissidentes et sont parvenus à la conclusion que l’usage de cet instrument est très fréquent, mais que les opinions dissidentes rédigées par le seul juge national venant au soutien de son gouvernement sont très rares[31]. Les auteurs arrivent donc à une conclusion similaire à celle de Mme Eudes : les opinions dissidentes illustrent la liberté des membres de la Cour par rapport à leur État d’origine.
En 2019, Erik Voeten et un politologue norvégien Øyvind Stiansen, ont publié une nouvelle étude empirique[32]. En analysant les opinions dissidentes depuis 2005 les deux auteurs ont pu démontrer deux développements : d’abord, les gouvernements ont tendance, depuis 2010, à nommer des juges plus conservateurs. De plus, une partie considérable des juges est plus réservée lorsqu’il s’agit de condamner une « veille démocratie », comme, par exemple, le Royaume-Uni, le Danemark ou encore la Suisse. Ils expliquent ce deuxième phénomène par le fait que le Conseil de l’Europe a dû et doit faire face à de nombreuses critiques en provenance de ces États, mais qu’en même temps le Conseil de l’Europe ne fonctionne uniquement si ces pays le soutiennent sans (trop de) réserves. Il serait alors dans l’intérêt de la Cour qu’elle se montre bienveillante envers ces États. Cette sorte de révérence s’exprimerait également dans certaines opinions dissidentes.
Il découle de ce qui précède que, lorsque qu’un juge national s’apprête à rédiger une opinion dissidente, il doit être conscient que sa prise de position sera lue dans son pays d’origine ainsi que dans les milieux académiques. De plus, au niveau de la Cour, il doit veiller à utiliser un vocabulaire neutre qui reflète son indépendance par rapport au gouvernement national. En effet, ce n’est uniquement ainsi qu’il peut préserver la confiance que ses collègues lui portent lorsque qu’il leur explique la situation juridique dans son pays d’origine.
Dans un troisième temps, dédié à l’expérience personnelle de la première auteure, il convient de s’attarder sur la confiance comme prérequis au bon fonctionnement de la Cour.
Partie III – La confiance, conditio sine qua non au bon fonctionnement de la Cour
La confiance joue un rôle central dans le quotidien à la Cour. À ce sujet, la première auteure souhaite partager cinq observations.
D’abord, force est de constater que la charge de travail est telle qu’un nombre considérable de tâches et de décisions sont déléguées à certaines personnes à titre individuel. Si cette répartition de travail ne reposait pas sur une confiance mutuelle, le bon fonctionnement serait remis en cause. Ceci est d’autant plus vrai lorsque le juge national doit traiter une requête individuelle dirigée contre son État d’origine.
Ensuite, en raison de la barrière linguistique le juge national revêt un rôle primordial. Très souvent, il est le seul membre de la formation judiciaire qui a accès à tous les éléments en langue originale du dossier et qui a donc une vue d’ensemble de l’affaire. Les autres juges siégeant dans la formation judiciaire doivent donc pouvoir faire confiance au juge national qu’il présente le dossier dans son ensemble de manière non-partiale.
Après, dans les affaires portées devant la Grande chambre, le juge national prend toujours la parole au plus tard après la présentation du juge rapporteur. Il lui revient la mission d’expliquer le droit national ainsi que la jurisprudence pertinente à ses seize collègues. De plus, il doit préciser s’il s’agit d’une affaire sensible ou pas.
Enfin, c’est à lui qu’il revient d’estimer si l’État défendeur est disposé à adopter des réformes dans le domaine contesté. Ce dernier aspect est surtout – mais pas uniquement – important dans le cadre de procédures dites « pilotes ». La Cour peut décider d’appliquer une telle procédure lorsque « les faits à l’origine d’une requête (…) relèvent l’existence, dans la Partie contractante concernée, d’un problème structurel ou systémique (…) qui a donné lieu (…) à l’introduction d’autres requêtes analogues »[33]. Cette procédure a été suivie à l’encontre de certains États anciennement communistes, avant tout dans des affaires concernant le droit de propriété[34].
Dans le contexte suisse il est souvent nécessaire d’expliquer les particularités nationales, qui tiennent fréquemment au fédéralisme. Pour une personne peu familière avec le contexte helvétique il peut sembler étrange – voire arbitraire – que la même affiche soit interdite dans une ville, mais puisse être pendue légalement dans une autre[35]. La même chose vaut pour les cours de natation : dans une ville, ces cours sont obligatoires, dans d’autres, ces cours ne le sont pas[36]. Dans ces deux affaires il a fallu expliquer que ces lois cantonales reflètent la diversité qu’un système fédéral essaie de protéger et que par conséquent il n’y avait pas lieu de constater une violation.
Enfin, la confiance portée envers le juge national est également importante lorsque ce dernier doit expliquer le contexte historique ou politique de l’affaire. Ceci ne veut pas dire que la Cour prendra une décision politique ; mais, il est important que la Cour connaisse toutes les informations importantes de la requête – c’est-à-dire également les informations politiquement sensibles – avant de rendre un jugement. À titre d’exemple, lorsque la Cour a eu à traiter les requêtes kurdes dirigées contre le gouvernement turc[37], il n’était pas toujours évident d’estimer la véracité des faits allégués dans la requête. Dans ce cadre il était de première importance que les juges siégeant dans la Grande chambre puissent se fier aux explications de la juge turque de l’époque.
Toutefois, cette confiance peut très vite se perdre. Les juges observent très attentivement comment leurs collègues se comportent, pas seulement mais surtout lorsqu’un juge est amené à juger une affaire portée contre son pays d’origine. Ainsi, il est judicieux, pour le juge national, de présenter la situation juridique ainsi que le contexte historico-politique aussi objectivement que possible. Plus précisément, il peut être opportun de bien séparer ces informations générales de la propre position dans une affaire donnée. Ce n’est qu’en respectant ces quelques « règles » que le juge national peut être pris au sérieux et qu’il peut accomplir les différentes facettes de son rôle important de « juge national ».
Il découle de ce qui précède que le juge national jouit d’une position privilégiée s’il accomplit bien sa mission. Toutefois, dans les hypothèses où le juge national peine à présenter la situation nationale de manière objective nous ne pouvons-nous empêcher de citer Lénine : « la confiance n’exclut pas le contrôle ».