Au sein du Conseil de l’Europe, la France fait figure de bonne élève au regard du système de la Charte sociale européenne. De fait, ses représentants ont participé activement à la rédaction de la Charte sociale européenne du 18 octobre 1961, qu’elle a été le neuvième Etat à ratifier en 1973[1]. Par la suite, elle a pris part à la rédaction de la Charte sociale européenne révisée du 3 mai 1996, dont elle a accepté l’ensemble des dispositions[2], et qu’elle a ratifiée en 1999 de même que le Protocole additionnel de 1995 prévoyant un système de réclamations collectives[3].
Pourtant au sein de l’ordre juridique interne français, la Charte sociale européenne a eu très peu de retentissement. Elle est demeurée longtemps totalement méconnue alors même que la Convention européenne des droits de l’homme, pourtant ratifiée ultérieurement[4], connaissait un succès fulgurant à partir du début des années 1980[5].
Plusieurs motifs peuvent être avancés pour expliquer cette ignorance de la Charte. Tout d’abord, la protection offerte par ce traité a suscité peu d’intérêt dans la mesure où le droit interne était perçu comme pleinement conforme à la Charte, voire plus exigeant à divers égards[6]. Ensuite, les conclusions du Comité d’experts indépendants ont été longtemps négligées en raison du caractère non juridictionnel de cet organe et de son autorité affaiblie par l’intervention des organes politiques du Conseil de l’Europe dans le processus de monitoring.
Or cette méconnaissance transparaît également en justice, devant les prétoires des juges internes, qui ne se sont quasiment pas saisis de la Charte sociale européenne, ce qui affecte indubitablement l’effectivité de ce traité dans l’ordre juridique français.
Ce silence est le fait des requérants en premier lieu. Ainsi, le moyen de la violation de la Charte n’a été quasiment pas soulevé devant la Cour de cassation avant 2010[7]. En second lieu, il s’explique du fait des juges eux-mêmes qui n’ont pas toujours répondu au moyen d’inconventionnalité. Il faut ainsi attendre un arrêt du 14 avril 2010[8] pour que la Cour de cassation statue pour la première fois explicitement sur le moyen de non-conformité à la Charte.
Pour autant, une évolution au sein de la jurisprudence est clairement perceptible ces dix dernières années et traduit plus ouverture à l’égard de la Charte. Pourquoi un tel changement ? Il nous semble découler d’un double mouvement. D’une part, on peut y voir l’effet du processus de « relance » de la Charte qui a abouti, au début des années 1990, à l’adoption de la Charte sociale européenne révisée ainsi qu’à la mise en place du système de réclamations collectives. Cette dernière procédure a donné lieu à l’adoption de décisions du Comité européen des droits sociaux (antérieurement « Comité d’experts indépendants ») qui ont marqué par leur audace et leur caractère stimulant[9]. Il en a résulté une visibilité accrue du système de la Charte. Une seconde explication réside, d’autre part, dans la conjoncture économique et sociale récente. A la faveur des crises économique et des finances publiques, des politiques de détricotage des droits du travail nationaux ainsi que des « acquis » de l’Etat providence, ont pu être menées. Cette remise en cause des législations sociales a paradoxalement mis en valeur le niveau de protection de la Charte (et, de façon plus générale, de celle des traités internationaux du travail et de consécration des droits sociaux). Les acteurs de défense des droits sociaux ont ainsi intégré la Charte sociale européenne et son système de contrôle dans leur stratégie d’action, notamment judiciaire.
Ce mouvement demeure néanmoins timide pour le moment. La justiciabilité de la Charte sociale européenne s’avère ainsi toujours embryonnaire devant les juges français (I). Une amplification du mouvement est cependant possible si les juges acceptent de donner une pleine effectivité à ce traité (II).
Partie I – Une justiciabilité encore embryonnaire de la Charte sociale européenne
Si la justiciabilité de la Charte sociale européenne n’est encore que faiblement admise, c’est que les juges français éprouvent une certaine réticence à admettre l’invocabilité des dispositions de la Charte devant eux (A). Cette réticence nous semble pourtant discutable (B).
A. Une réticence persistante des juges français
Toute justiciabilité a été longtemps déniée à la Charte sociale européenne. En effet, jusqu’au début des années 2010, l’invocabilité de ce traité a été quasi systématiquement rejetée ou son appréciation éludée devant le juge administratif[10]. Devant le juge judiciaire, les quelques arrêts pour lesquels la Charte sociale européenne était invoquée, soit ne répondaient pas explicitement au moyen[11], soit ont semblé rejeter implicitement son application directe[12].
Cette situation a cependant évolué récemment dans le sens d’une plus grande ouverture, même si celle-ci demeure pour l’heure très prudente et ne semble pas encore stabilisée.
En effet, la justiciabilité de la Charte est désormais admise devant le juge administratif.Plus précisément, le Conseil d’Etat a reconnu pour la première fois l’effet direct d’une disposition de la Charte par un arrêt Fischerdu 10 février 2014[13]. Un tel revirement de jurisprudence a clairement été rendu possible par l’adoption de l’arrêt Gisti et Fapil deux ans auparavant[14]. Par ce dernier arrêt, l’Assemblée du Conseil d’Etat est venue fixer le régime de l’invocabilité des sources internationales devant le juge administratif. Elle a ainsi posé que seules les sources d’effet direct étaient invocables à l’encontre d’un acte administratif ou d’une loi contraire, puis précisé les critères subjectif et objectif[15] de détermination d’un tel effet direct. Elle a notamment spécifié que l’absence d’effet direct « ne saurait être déduite de la seule circonstance que la stipulation désigne les États parties comme sujets de l’obligation qu’elle définit ». Or, ce critère « rédactionnel » était justement un des arguments traditionnellement opposés à la reconnaissance d’un effet direct de la Charte[16]. Un tel élément se trouvant désormais relativisé, le changement de jurisprudence en a été facilité.
Cela étant dit, l’admission de l’effet direct de la Charte s’avère non seulement parcellaire pour l’heure mais elle est par ailleurs vouée à n’être que partielle. En effet, l’arrêt Fisher reconnaît l’effet direct du seul article 24 (Droit à la protection en cas de licenciement). Par la suite, le Conseil d’Etat a admis ce même effet s’agissant de l’article 5 (Droit syndical)[17]. En revanche, il a confirmé l’absence d’effet direct d’autres dispositions de la Charte sociale européenne révisée, en l’occurrence son article 1er (Droit à l’emploi)[18] et son article 2 (Droit à des conditions de travail équitables)[19].
Du côté de la Cour de cassation, l’ouverture à la Charte s’est traduite par une tendance de la Chambre sociale à se référer plus régulièrement à cette source dans ses motifs. Pour autant, elle n’a toujours pas admis explicitement sa justiciabilité. En effet, dans la plupart des cas, la Chambre sociale constate l’absence d’incompatibilité avec les dispositions de la Charte mais sans statuer au préalable sur le point de son effet direct[20]. La réticence de la Cour de cassation à franchir le pas de cette reconnaissance a été particulièrement palpable à l’occasion du contentieux dit « des forfait-jours ». En effet, la législation relative à ce système de décompte du temps de travail des cadresavait fait l’objet de plusieurs constats de violation de la Charte par le Comité européen des droits sociaux[21]. Or, lorsque la Chambre sociale a eu à condamner ce système, elle l’a fait sur le fondement de dispositions constitutionnelles et de droit de l’Union européenne, et non pas sur celui de la Charte[22].
Enfin, last but not least, la formation plénière pour avis de la Cour de cassation est venue récemment rejeter l’effet direct horizontal de l’article 24 de la Charte par deux avis du 17 juillet 2019[23]. La formation plénière avait été saisie par des conseils de prud’hommes l’interrogeant sur la conventionnalité de la barémisation des licenciements abusifs. Il s’agit de la mise en place par l’Ordonnance n° 2017-1387[24] d’un barème, contraignant pour le juge, enfermant dans des montants planchers et plafonds, l’indemnisation des travailleurs ayant fait l’objet d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. La question se posait en justice de savoir si un tel barème était compatible avec l’article 24 CSERev ainsi qu’avec l’article 10 de la Convention OIT n° 158 sur le licenciement. Or, les juges du fond ont eu des appréciations divergentes sur le point de la conventionnalité du barème, mais également sur celui de l’invocabilité de ces sources internationales. Ainsi, certains conseils de prud’hommes avaient reconnu l’effet direct de l’article 24 CSERev[25], quand d’autres l’avaient refusé[26]. Les saisines pour avis de la Cour de cassation avaient justement pour but de mettre fin à cette dissonance entre les juges du fond. La Cour de cassation a bien tranché, mais de façon décevante. Elle dénie l’effet direct de l’article 24 CSERev dans un litige entre particuliers. En revanche, elle reconnaît l’effet direct de l’article 10 de la Convention OIT n° 158 tout en concluant à la conventionnalité de la législation française.
Même si cela ne préjuge pas d’un rejet futur de l’invocabilité de l’ensemble des dispositions de la Charte sociale européenne, il s’agit tout de même d’un mauvais coup porté à l’effectivité de la Charte devant les tribunaux français. En effet, si la Charte se voyait dénier toute justiciabilité, le risque existe d’en faire un « instrument du passé»[27] ! Cette position apparaît en outre à contrecourant du contexte juridique et politique actuel. Elle s’avère prima facie divergente de celle retenue par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Fisher. Par ailleurs, elle contredit l’affichage politique de la France qui préside au même moment le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et a fait du renforcement de la Charte sociale, une de ses priorités[28].
B. Une rétience discutable des juges français
La réticence des juges français à admettre l’invocabilité de la Charte sociale européenne au sein de leur prétoire conduit à la priver de façon contestable d’un instrument majeur du contrôle de son respect et nuit en définitive à l’effectivité des normes qu’elle édicte. La Charte sociale est pourtant un traité international engageant la France, et à ce titre, elle est censée primer sur les lois contraires en vertu de l’article 55 de la Constitution. Or, si le législateur contrevient aux engagements internationaux de la France, il revient au juge ordinaire de constater cette inconventionnalité et écarter l’application de l’acte législatif le cas échéant. En refusant d’admettre toute invocabilité à un traité, faute d’effet direct, les juges privent de fait ce traité de tout contrôle interne du respect de sa primauté au détriment du principe de légalité. Une telle position relève d’une vision réductrice de la justiciabilité des sources internationales qui lie effet direct et invocabilité alors qu’une convention internationale, même dépourvue d’effet direct, devrait pouvoir être prise en compte par le juge (voir infra II B).
Si le rejet de tout invocabilité de la Charte ou de certaines dispositions est en soit problématique, le motif principal qui le justifie est également discutable. Tant le juge administratif[29] que judiciaire[30] ont fondé leur appréciation sur l’ampleur de la marge d’appréciation étatique réservée aux Etats parties qui empêcherait l’octroi direct de droits aux individus. Les dispositions de la Charte nécessiteraient ainsi d’être précisées et/ou concrétisées par l’adoption de mesures nationales. Elles n’auraient ainsi aucune portée normative exigible en l’absence de l’intermédiation des autorités nationales. Or, l’identification d’une telle marge d’appréciation est une question d’interprétation qui laisse une certaine latitude aux juges. Il en résulte des appréciations qui peuvent diverger comme cela a été le cas s’agissant de l’article 24 de la Charte dont le Conseil d’Etat a pu estimer, contrairement à l’assemblée plénière pour avis de la Cour de cassation, que les stipulations de cet article « ne requièrent l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers »[31].
Certes, les dispositions de la Charte sont formulées dans des termes souvent généraux et sont incontestablement d’une texture ouverte. Néanmoins, leur rédaction, et la marge d’appréciation qui en résulterait pour les autorités nationales, ne semblent pas spécifiquement plus importantes que celle laissée par d’autres dispositions internationales qui, elles, ont été reconnues d’effet direct par les juges français. Peut-on sans sourciller considérer que les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et des Conventions internationales du travail sont rédigées dans des termes précis ne laissant pas ou peu de pouvoir d’appréciation aux Etats parties ? D’ailleurs, la différence que fait la formation plénière de la Cour de cassation dans ses avis n° 15012 et n° 15013 entre l’article 24 de la Charte sociale révisée et l’article 10 de la Convention OIT n° 158 sur le licenciement ne se justifie pas (en tout cas, en ce qu’elle affirme fonder son jugement sur l’ampleur de la marge d’appréciation). On ne perçoit pas en effet l’origine de cette distinction s’agissant d’articles rédigés dans les mêmes termes, se référant notamment au caractère « adéquat » de l’indemnité et au caractère « approprié » de la réparation…
Partie II – Les voies de renforcement de la justiciabilité de la charte sociale européenne
La réticence des juges français à connaître du respect de la Charte sociale européenne ne se justifie pas. Elle nous semble en effet reposer largement sur une appréhension frileuse de la portée juridique des sources internationales du droit, voire sur des considérations « a-juridiques ». Le renforcement de la justiciabilité de la Charte en France supposerait donc au préalable de prendre ce traité véritablement « au sérieux » (A). Il nécessiterait ensuite d’admettre l’existence de différentes formes de justiciabilité distinctes du seul « effet direct » (B).
A. La nécessité de prendre la Charte sociale européenne au sérieux
La Charte souffre d’une méconnaissance de la part de la grande majorité des acteurs du droit. Il n’est pas rare de rencontrer des erreurs matérielles dans les renvois faits à la Charte dans les conclusions ou rapports des juges et même au sein des décisions elles-mêmes[32]. Encore récemment, les conclusions de l’avocat général relatives aux avis du 17 juillet 2019 de la formation plénière de la Cour de cassation se réfèrent à l’article 24 de la Charte sociale européenne « signée par la France le 18 octobre 1961 et ratifiée le 9 mars 1973 », alors que la France n’est plus tenue par cette Charte depuis qu’elle a ratifié la Charte sociale européenne révisée et surtout, que cet article ne figurait pas dans la Charte de 1961… La rigueur avec laquelle la Charte est citée se trouverait assurément renforcée si ce traité était plus longuement étudié lors de la formation des étudiants en droit, des avocats et des magistrats.
Au-delà du texte du traité lui-même, il semble nécessaire de renforcer la connaissance et la prise en compte de la jurisprudence du Comité européen des droits sociaux, sans laquelle les termes du traité n’ont que peu de consistance. Peut-on imaginer ce que serait la portée de la Convention européenne des droits del’homme si elle était privée de son interprétation par la Cour européenne des droits de l’homme ? Il est régulièrement rappelé que le Comité européen des droits sociaux ne rend pas de décisions contraignantes. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles n’ont aucune valeur ! En ratifiant la Charte et en acceptant la compétence de son organe de contrôle, les Etats se sont engagés à respecter ces décisions. Par ailleurs, les textes résultant du processus de relance prévoient désormais que l’appréciation juridique du Comité européen des droits sociaux sur le respect de la Charte ne peut plus être remise en cause par les organes politiques[33]. En conséquence, en tant qu’organe seul habilité au plan international à contrôler la conformité du droit et des pratiques des Etats membres avec la Charte, son interprétation peut être qualifiée d’authentique. Cette interprétation fait corps avec le texte de la Charte qui doit dès lors être lue à la lumière de la jurisprudence du Comité en tant qu’interprète privilégié.
Or, pour l’heure, les juges français ne se sentent pas tenus de suivre les interprétations du Comité européen des droits sociaux[34]. Pour autant, force est de constater que les conclusions et rapports des avocats généraux et juges rapporteurs s’y réfèrent de plus en plus[35]. Les appréciations et interprétations du Comité sont désormais souvent connues des juges lorsqu’ils statuent sur un point donnant lieu à une jurisprudence du Comité, et ils se positionnent par rapport à elles (même sans les citer). Les décisions du Comité ont en effet acquis une plus grande visibilité ces dernières années grâce à la mise en place de la procédure de réclamations collectives ainsi qu’à l’intérêt croissant que lui a porté la doctrine mais également certains syndicats et organisations non gouvernementales.
Il faut inverser la tendance des juges à minorer le caractère contraignant des dispositions de la Charte. La Charte sociale européenne est un traité international, elle ne relève donc pas de la soft law ! Le fait qu’une violation de la Charte n’entraînera pas au plan international de sanction contraignante ne remet pas en cause cette affirmation. En effet, les faiblesses du mécanisme de contrôle supranational d’un traité ne doivent pas anéantir son effectivité dans l’ordre juridique interne[36] ! Certes, on ne peut nier que ces modalités de contrôle exercent une influence sur l’effectivité. L’existence d’une instance juridictionnelle internationale dont les décisions sont obligatoires pour les Etats parties contribue certainement à l’application effective d’un traité. Toutefois, rien dans le droit international ne conditionne la sanction interne du respect des traités internationaux à l’existence d’un mécanisme international de contrôle, qui plus est, de nature juridictionnelle. De la même manière, du point de vue de l’ordre interne cette fois, la Charte sociale constitue une source interne soumise aux règles constitutionnelles. Or, l’article 55 de la Constitution ne conditionne ni la validité, ni la valeur et ni l’effectivité des traités, aux mécanismes internationaux de contrôle qui leur sont associés. Il pourrait encore être avancé que si la Charte ne relève pas de la soft law en tant que source contraignante, elle en relève matériellement dans le sens où son contenu serait trop faiblement normatif[37]. Cette considération ne nous semble cependant pas valable pour l’ensemble des dispositions de la Charte sociale. En outre, elle ne vaut plus au fur et à mesure que la substance normative de la Charte se trouve précisée par l’interprétation qui en est faite au niveau européen et interne.
Dans cette perspective de revalorisation de la Charte, les juges ne sont pas les seuls en cause. Plus la Charte sera prise au sérieux par l’ensemble des acteurs concernés (autorités publiques françaises, Etats Parties à la Charte, Conseil de l’Europe, Union européenne…), plus les juges seront incités à en faire autant. Le CEDS lui-même a un rôle à jouer. En effet, il se doit de consolider sa crédibilité aux yeux des autorités et juges internes en continuant à motiver ses décisions et conclusions de façon toujours aussi rigoureuse et pédagogue.
B. La nécessité de multiplier les formes de justiciabilité de la Charte sociale européenne
Le renforcement de la justiciabilité de la Charte sociale européenne devant les juges français présuppose le découplage entre effet direct et invocabilité. Il s’agit en conséquence de reconnaître différentes formes de justiciabilité des traités internationaux, selon l’objet du litige et l’effet recherché.
Pour ce qui concerne la Charte sociale en particulier, l’effet direct de certaines de ses dispositions pourrait, dans un premier temps, être aisément admis. En effet, certains articles sont rédigés de façon suffisamment « précise » pour définir des droits dont les particuliers pourraient directement se prévaloir. Entre autres exemples, la reconnaissance du droit à une rémunération égale entre travailleurs masculins et féminins (article 4 §3), le droit des travailleurs et employeurs à des actions collectives (article 6 §4) ou encore le droit des travailleuses à un congé maternité de 14 semaines minimum (article 8 §1) garantissent des intérêts suffisamment déterminés pour être opposables en justice. Par ailleurs, certaines dispositions, telles qu’interprétée par le Comité européen des droits sociaux, définissent des obligations immédiatement exigibles, ne laissant pas de large marge d’appréciation aux Etats. Tel est le cas de l’obligation de prévoir une législation interdisant les châtiments corporels des enfants sur le fondement de l’article 17 §1b[38] ou encore de l’obligation de s’assurer du respect effectif de l’interdiction du travail des enfants[39].
De même, il semblerait plus cohérent de reconnaître l’effet direct des dispositions de la Charte qui consacrent des droits équivalents à ceux garantis par d’autres traités reconnus, eux, d’effet direct. Qu’on pense par exemple à la liberté d’association protégée en justice sur le fondement de l’article 11 CEDH mais pas de l’article 5 CSE[40].
Au-delà, et dans un deuxième temps, l’invocabilité en justice de l’ensemble des dispositions de la Charte devrait être admise en dehors de leur effet direct. En effet, en tant que dispositionsconventionnelles internationales engageant la France, elles priment sur le droit interne contraire et il revient avant tout au juge de faire respecter le principe de légalité. Comme l’avait proposé le rapporteur public Gaëlle Dumortier dans ses conclusions sous l’affaire Gisti et Fapil[41], cela reviendrait à distinguer effet direct et invocabilité en justice. Il n’est ainsi pas nécessaire qu’un traité international soit d’effet direct pour être utilement invoqué dans certains contentieux au titre d’une interprétation conforme du droit interne par exemple ou afin d’engager la responsabilité de l’Etat du fait de sa violation. Par ailleurs, le traité international peut toujours « être un référentiel du contrôle de légalité »[42] et être donc invocable dans un contentieux essentiellement objectif confrontant une norme à une autre.
Enfin, dans un dernier temps, la Charte peut encore déployer ses effets dans l’ordre juridique interne par des voies plus indirectes ou « par ricochet ». En effet, son standard de protection peut être pris en compte par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[43], celle de la CJUE[44], par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[45] ou le droit dérivé de l’UE… avant que ces normes soient elles-mêmes réceptionnées par les juges internes.
On peut comprendre la prudence des juges s’agissant d’un traité de consécration de droits humains, qui plus est de droits sociaux, dont les dispositions peuvent apparaître particulièrement vagues et les obligations spécifiquement indéterminées ou dépendantes des choix politiques du législateur. Le travail d’interprétation nécessaire est important, certes. Mais il me semble à la portée des juges, à condition qu’ils y soient formés et qu’ils se montrent ouverts à l’influence des normes et jurisprudences adoptées dans d’autres ordres ou systèmes juridiques et qui circulent.
Ce serait une belle contribution à la définition du standard européen de droits sociaux fondamentaux, une manière de prendre leur part à la construction d’une Europe sociale par le droit (ce qui pourrait stimuler le politique qui en demeure, et en demeurera, l’artisan principal).