Les psychologues ont décrit la situation de l’enfant mineur qui arrive en Europe seul pour y demander la protection internationale en termes de « paradoxe de l’accueil ». Ce paradoxe tient au fait que ces mineurs sont soumis au coût psychique d’une exigence duale. D’un côté, ils subissent la pression de l’adaptation afin de pouvoir bénéficier de l’accueil. De l’autre, ils vivent dans l’insécurité constante d’une reconduite aux frontières en cas d’erreur ou dès lors qu’ils atteignent la majorité et qu’ils échappent à une catégorie protectrice en réintégrant le droit commun. Ainsi, ils sont incités à étouffer leurs émotions tenant à la détresse de l’adaptation[1].
Le but de cet article est de lire le droit européen de la migration à la lumière de ce que j’appelle « théorie des émotions ». Je désigne par cette expression les travaux des psychologues, historiens et philosophes qui adoptent une perspective particulière et abordent une question de société à partir de l’émotion de l’individu plutôt que de la structure sociétale. C’est d’un changement de paradigme entre une approche des sciences humaines à la Descartes et une approche à la Spinoza que se réclament différents historiens à partir notamment des travaux d’Antonio Damaso[2]. Alors que Descartes avait prononcé une scission entre corps et esprit, Spinoza bien au contraire prend l’homme comme un ensemble d’appétits, de désir qui en motivent le comportement, il oppose au dualisme de Descartes un monisme qui accorde une importance centrale à l’émotion. Le but est ici de transposer cette approche des sciences sociales qui récupère une attention accrue pour les émotions : en utilisant de manière éclectique différentes approches disciplinaires, en changeant de point de regard, on pourra questionner une décision judiciaire qui semble à première vue une contribution intéressante au droit européen de la migration alors que, en réalité, elle risque d’entretenir ce « paradoxe de l’accueil » davantage que d’essayer de le corriger.
Notre cas d’étude sera l’arrêt Haqbin de la CJUE[3], premier arrêt où la CJUE est amenée à se prononcer précisément sur la portée juridique du droit européen des conditions d’accueil à l’égard des mineurs non accompagnés. Mais cet arrêt est avant tout un récit de détresse, d’une expérience individuelle qui malheureusement est propre à un nombre important d’enfants migrants qui arrivent sur le sol européen avec un lourd fardeau à gérer. En ayant recours à une méthode particulière, ce commentaire veut nous inciter à prendre le temps de réfléchir aux problèmes structurels que ce récit interroge, au lieu de lire la décision exclusivement comme réceptacle de principes juridiques. C’est dans cette optique que le discours de la Cour est passé au crible de la théorie des émotions, nous permettant, ainsi, de l’observer d’un point de vue externe à la pure dogmatique du droit et d’analyser davantage les problématiques humaines qui risquent d’être neutralisées par le langage juridique. Cela nous conduit à interroger la portée du silence de la Cour, à souligner le poids de ce que la Cour ne dit pas, à côté des mérites de sa décision.
Zubair Haqbin est un mineur de nationalité afghane qui arrive seul en Belgique en 2015, pays où il dépose une demande de protection internationale. Placé dans un premier centre d’accueil en Flandres, il doit être transféré dans un autre centre à cause de son comportement agressif. Dans ce nouveau contexte, se déroulent des faits de violence particulièrement grave, le mineur étant l’un des instigateurs d’une rixe qui demande l’intervention de la police. En conséquence, le directeur du centre prononce une sanction disciplinaire d’exclusion temporaire à son encontre, impliquant une exclusion pendant 15 jours de l’aide matérielle d’accueil prévue par la directive 2013-1933 (dite directive ‘accueil’). Du fait de cette exclusion, Zubair dit devoir passer plusieurs nuits dans un parc de Bruxelles[4]. Contestant le prononcé de cette sanction devant l’Arbeidshof (juridiction du travail compétente en Belgique pour les conditions d’accueil), la question se pose de l’articulation du régime de restriction des conditions matérielles d’accueil prévu à l’article 20 de la directive ‘accueil’, avec la condition de vulnérabilité particulière du mineur non accompagné. La juridiction belge pose une question préjudicielle à la CJUE sur ce point.
L’histoire de Zubair Haqbin illustre les nombreuses difficultés d’accueil auxquelles doivent faire face les demandeurs d’asile mineurs non accompagnés qui arrivent en Europe. Le cas particulier des mineurs non accompagnés provenant d’Afghanistan a d’ailleurs été utilisé par les psychologues pour montrer la difficulté du voyage du demandeur d’asile mineur isolé : forcés à l’indépendance à un stage précoce de leur développement, ils sont le plus souvent hantés par le sentiment de danger d’un voyage migratoire difficile, vivent leur arrivée et la procédure de demande d’asile comme des limbes obscurs qu’ils ne comprennent guère, mais surtout sont traumatisés par la coupure de leur lien familial et social[5]. Alors que tout ce qu’ils ont à leur arrivée en Europe consiste dans l’aide matérielle d’accueil, le cas de Zubair Haqbin fait état des difficultés importantes d’accès à la justice de ces demandeurs concernant ces conditions d’accueil. Il suffit de penser que son référé devant le juge bruxellois en contestation de la mesure disciplinaire avait été rejeté en raison de l’absence d’urgence, puisqu’il n’avait pas pu apporter la preuve du fait qu’il se trouvait sans aucun domicile fixe au moment de la procédure[6].
La CJUE décide d’examiner ensemble les différentes questions posées par le juge national et rédige une dissertation juridique portant sur le pouvoir de restriction des États membres des conditions matérielles d’accueil de manière générale[7], avant de conclure de manière assez abrupte sur le cas des personnes vulnérables[8]. En lisant la directive à la lumière de la Charte des droits fondamentaux, la Cour répond qu’un État membre « ne peut pas prévoir (…) une sanction consistant à retirer, même de manière temporaire, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil (…) dès lors qu’elle aurait pour effet de priver ce demandeur de la possibilité de faire face à ses besoins les plus élémentaires »[9]. Pour parvenir à cette conclusion, la CJUE a recours au concept de dignité comme limite au pouvoir de restriction des conditions matérielles d’accueil des États membres (Partie I). D’autre part, la Cour traite de manière rapide et sibylline la question de la position particulière du mineur non accompagné, en affirmant que « s’agissant d’un mineur non accompagné, ces sanctions doivent, eu égard, notamment, à l’article 24 de la charte des droits fondamentaux, être adoptées en prenant particulièrement en compte l’intérêt supérieur de l’enfant »[10]. La rapidité de l’analyse sur ce point montre que la CJUE n’explore pas toute la latitude du concept de vulnérabilité dans le régime juridique des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, ce qui crée un hiatus important entre les travaux des théoriciens des émotions et le discours juridique sur ce point (Partie II).
Partie I – Le discours judiciaire: la dignité, limite au pouvoir
L’apport fondamental de la réflexion de la Cour à l’édifice du droit européen de la migration et de l’asile consiste à mettre en avant le rôle fondamental que joue la dignité en son sein. En effet, la Cour identifie dans l’exigence du respect de la dignité de la personne humaine, à la fois le souffle irriguant l’ensemble du fonctionnement de la directive accueil et une exigence minimale limitant le pouvoir de sanction des États membres[11]. Le respect de la dignité fixe donc le périmètre des obligations des États en matière d’accueil : elle justifie l’obligation même d’agir en assurant des conditions matérielles suffisantes à garantir un niveau de vie digne et elle constitue la soupape de sécurité corsetant le pouvoir d’amincissement de cette obligation, en cas de comportement fautif du demandeur.
A. Une limite au pouvoir de sanction des États
L’affaire Haqbin interroge avant tout le système de limites à l’obligation des États membres de faire « en sorte que les demandeurs aient accès aux conditions matérielles d’accueil lorsqu’ils présentent leur demande de protection internationale », au sens de l’article 17 de la directive accueil. En effet, comme la Cour le souligne d’emblée, « l’obligation pour les États membres de faire en sorte que les demandeurs aient accès aux conditions matérielles d’accueil n’est pas absolue »[12]. Ces limites sont prévues à l’article 20 de la directive, permettant aux États de limiter, voire retirer, les conditions d’accueil en cas de comportement fautif du demandeur. Il s’agit des cas où le demandeur viole les obligations administratives qui lui sont fixées concernant le lieu de résidence ou l’obligation de se présenter aux autorités (paragraphe 1), se montre négligeant en omettant d’introduire sa demande de protection internationale dès que possible (paragraphe 2), ou abuse de ces conditions en dissimulant ses ressources financières réelles (paragraphe 3). Les faits de l’espèce, en revanche, soulevaient des problèmes d’interprétation du paragraphe 4 de l’article 20, permettant aux États membres de « déterminer les sanctions applicables en cas de manquement grave au règlement des centres d’hébergement ainsi que de comportement particulièrement violent ». Ce dernier paragraphe est le plus ambigu, puisqu’il ne précise pas explicitement – contrairement aux trois autres – la possibilité de limiter ou retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil.
La question qui se pose est donc celle de la nature des limitations aux conditions matérielles d’accueil : l’article 20 prévoit-t-il une faculté de réduction ou de suspension d’une aide qui reste nécessaire et fondamentale, ou bien sommes-nous face à une véritable faculté punitive des États membres ? À cet égard, lors de l’audience de la Grande Chambre, le juge rapporteur Vilaras avait interrogé la Commission précisément sur l’évolution de la position des institutions européennes à cet égard. Le Comité de contact, mis en place pour aider à la transposition de la directive, semblait en effet exclure nettement la nature punitive de l’article 20, celui-ci ne devant pas s’entendre comme un moyen de sanction, alors que désormais la Commission et la quasi-totalité des autres parties intervenantes sont d’accord pour affirmer la ratio punitive de la disposition. Selon les termes de la Commission, cet article autoriserait les États membres à « mal faire sur le plan des conditions matérielles », en réponse à la situation de danger créée[13].
Sur ce point, la Cour confirme la position de la Commission. Le considérant 25 de la directive confirme qu’elle a eu pour but de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré ». Or, c’est à plus forte raison, selon la Cour, que les États membres doivent pouvoir disposer de cette faculté de limitation pour sanctionner un comportement dangereux pour l’ordre public[14]. La Cour voit dans la structure de l’article 20 un véritable crescendo d’intensité dans le comportement fautif du demandeur de protection, allant de la simple violation d’obligations administratives jusqu’au comportement dangereux pour la collectivité, en passant par l’abus financier du système. Néanmoins, et c’est là qu’entre en jeu le principe de dignité, le pouvoir de sanction des États ne saurait être illimité.
B. La source d’une obligation de surveillance
Le contentieux de la Cour ayant clarifié la portée de la directive ‘accueil’ étant peu fourni, il faut d’abord saluer l’arrêt Haqbin pour son apport de clarification. Notamment, la Cour y explique avec force, en quoi constitue l’obligation de « garantir un niveau de vie digne », au sens de l’article 20(5) de la directive, qui constitue, d’un point de vue théorique, un pilier fondamental pour la compréhension de la philosophie de la directive au sens large. La Cour forge ce qu’on pourrait qualifier d’obligation de surveillance pérenne, en ce sens qu’elle interprète le verbe « garantir » comme impliquant le devoir d’assurer « en permanence et sans interruption » un niveau de vie digne. De plus, elle y jouxte une obligation de surveillance ultérieure : l’État doit assumer ou assurer la prestation des conditions minimales, en veillant au respect du droit de l’Union par les éventuelles personnes privées auxquelles il aurait délégué leur octroi[15].
La Cour vient confirmer sa jurisprudence précédente qui avait rappelé sans cesse la teneur de l’obligation des États membres d’assurer des conditions matérielles d’accueil face à leurs tentatives de la limiter. Dans une affaire Cimade et GISTI,[16] le gouvernement français cherchait en effet à en restreindre le champ d’application, en soutenant que la directive n’obligeait pas à assurer ces conditions d’accueil aux demandeurs de protection « dublinés », qui faisaient l’objet d’une procédure de détermination de l’État responsable de l’examen de leur demande au sens du règlement Dublin. Le raisonnement consistait à nier l’existence d’un fait déclencheur du droit aux conditions d’accueil, celui-ci ne surgissant pas dès le dépôt de la demande mais dès que celle-ci était présentée à l’État réellement responsable de cette demande, ce qui aurait été le résultat d’une lecture croisée (peu orthodoxe) des directives ‘accueil’ et ‘procédure’, ainsi que du règlement Dublin II (à l’époque)[17]. La Cour suit son Avocat général Eleanor Sharpston, qui soutenait de manière éloquente que « le régime de protection des demandeurs d’asile dans son ensemble repose sur l’idée qu’il doit être assuré là où les demandeurs se trouvent. Une telle approche me semble refléter la réalité. La présence des demandeurs d’asile sur le territoire de l’Union n’est pas le résultat des mesures d’une politique planifiée qui peut être réglementée à l’avance. Dans un monde idéal, le problème ne se poserait pas. Chaque État membre doit faire face aux problèmes soulevés par la présence de demandeurs d’asile sur son territoire, tout en se conformant aux obligations qui lui incombent en vertu du droit de l’Union »[18].
L’arrêt Saciri avait préparé le terrain pour le raisonnement déployé dans l’arrêt Haqbin. La Cour y affirmait clairement que « l’économie générale et la finalité de la directive 2003/9 ainsi que le respect des droits fondamentaux, notamment les exigences de l’article 1er de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne selon lequel la dignité humaine doit être respectée et protégée, s’opposent à ce qu’un demandeur d’asile soit privé, fût-ce pendant une période temporaire, après l’introduction d’une demande d’asile, de la protection des normes minimales établies par cette directive »[19]. La Cour s’appuie donc sur le principe de dignité pour dégager cette obligation de l’État membre (désigné dans l’affaire Cimade et GISTI) de « veiller à ce que le montant total des allocations financières couvrant les conditions matérielles d’accueil soit suffisant pour garantir un niveau de vie digne et adéquat pour la santé ainsi que pour assurer la subsistance des demandeurs d’asile, en leur permettant notamment de disposer d’un hébergement ». Mais à côté du principe de dignité, la Cour rappelle furtivement l’importance de prendre en compte « l’intérêt des personnes ayant des besoins particuliers », c’est-à-dire les cas de vulnérabilité[20].
C. La dignité à l’aune de la théorie des émotions
L’arrêt Haqbin permet de saisir les tenants et aboutissants concrets du principe de dignité, souvent analysé de manière très abstraite en philosophie et en théorie des droits de l’homme. En tirant les enseignements de ces réflexions du point de vue de la théorie des émotions, il est possible de repenser la dignité non pas comme une idée abstraite et absolue mais comme quelque chose de profondément subjectif et lié aux passions humaines. Elle est irrémédiablement liée à des émotions telles que l’orgueil, l’estime de soi ou la confiance en soi ; ou encore à des émotions négatives telles que l’embarras, l’humiliation, le dégoût et la honte[21]. Là où les littératures philosophique et juridique ont généralement tendance à lier la dignité à l’idée d’autonomie individuelle propre au libéralisme, la sociologie et l’anthropologie ont tendance à mettre l’accent sur l’expérience individuelle de la dignité, fondée sur le respect de soi mais aussi sur l’attribution à un groupe d’attributs sociaux de propreté et respectabilité. Ainsi, contrairement à la vision kantienne de la dignité comme valeur sans prix, l’approche de la théorie des émotions permet de penser que la dignité a bien un prix et est distribuée de manière inégalitaire dans la société.
Tel est peut-être l’un des apports théoriques de l’arrêt : montrer que la dignité n’est pas un concept in abstracto mais est ontologiquement liée à des conditions matérielles minimales. Néanmoins, et c’est une limite importante de l’arrêt, le sens de la dignité est donc strictement lié à la vulnérabilité, ce que la Cour semble négliger.
Partie II – Le silence judiciaire: la vulnérabilité paupérisée
Ce qui frappe le plus, en comparant la structure du raisonnement de la Cour à la manière dont les questions avaient été traitées lors de l’audience, est le traitement complètement spéculaire de la question de la vulnérabilité du mineur non accompagné. Lors de l’audience, afin de répondre aux questions des juges sur cette articulation, le représentant de la Commission avait employé une métaphore intéressante. Il faudrait réfléchir en termes de cercles concentriques : il existe à côté d’un niveau général d’accueil, qui s’applique à tous les demandeurs de protection internationale majeurs, différents niveaux d’exigence renforcée selon la vulnérabilité de l’individu. Les mineurs non accompagnés se situeraient au niveau le plus important de cette échelle de vulnérabilité, que la Commission a pu appeler « vulnérabilité automatique »[22].
A. Une attention moindre à la situation particulière du mineur non accompagné
Il est très frappant de voir que la Cour balaye la question de la vulnérabilité en quatre courts paragraphes finaux, où elle pose deux idées fondamentales. D’une part, « lorsque le demandeur est, comme dans l’affaire au principal, un mineur non accompagné, c’est-à-dire une ‘personne vulnérable’, au sens de l’article 21 de la directive 2013-1933, les autorités des États membres doivent, lors de l’adoption de sanctions au titre de l’article 20, paragraphe 4, de cette directive, prendre en compte de manière accrue , ainsi qu’il ressort de l’article 20, paragraphe 5, deuxième phrase, de ladite directive, la situation particulière du mineur ainsi que le principe de proportionnalité »[23]. Ainsi, la vulnérabilité doit avoir un impact sur l’appréciation de la proportionnalité, sur la concrétisation individuelle du pouvoir de sanction en en tenant dûment compte de sa situation particulière. D’autre part, « s’agissant d’un mineur non accompagné, ces sanctions doivent, eu égard, notamment, à l’article 24 de la charte des droits fondamentaux, être adoptées en prenant particulièrement en compte l’intérêt supérieur de l’enfant »[24]. L’appréciation de la proportionnalité de la sanction doit donc, concernant un mineur non accompagné, prendre avant tout en compte le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.
D’un point de vue structurel, traiter de la vulnérabilité en second lieu, de manière subsidiaire par rapport à un raisonnement bien plus structuré et ancré sur l’idée générale de dignité, pourrait avoir un effet protecteur. On peut se dire, en effet, que la volonté de la Cour est d’affirmer avec force que les limites au pouvoir de sanction, en matière de conditions d’accueil, sont d’ordre général et ne se limitent pas au cas particulier du mineur vulnérable. C’est pour préserver la force de l’argument général concernant l’interdiction pour un État membre d’aller trop loin dans la sanction, c’est-à-dire dans la réduction des conditions d’accueil, que la Cour limite ses analyses de la vulnérabilité. Or, on perçoit tout de même que cet objectif n’exclut pas a priori une prise en compte sérieuse et étayée de la place de la vulnérabilité dans ce contexte.
Cela est d’autant plus frappant que, pendant l’audience, un nombre important de questions avaient été soulevées en relation à cette notion. Il avait notamment été question de la place de l’article 24 de la directive, relatif au cas spécifique des mineurs non accompagnés, dans l’interprétation des autres dispositions de celle-ci. Dans quelle mesure les dispositions du chapitre IV de la directive portant sur les personnes vulnérables, et plus particulièrement les articles 23 et 24 (relatifs à la situation du mineur), constitueraient donc des facteurs déterminants pour savoir si un régime d’accueil est adapté à la condition du mineur non accompagné ? Le silence de la Cour sur ce point soulève une grande perplexité.
La section de la décision sur le droit applicable restitue pourtant les articles 21 et 23-24 comme faisant partie du cadre juridique pertinent à la prise de décision[25]. La position de la Commission à l’audience, qui n’est pas restituée dans l’arrêt, tendait à minimiser la place de l’article 24 en tant que facteur de régulation particulière du pouvoir de sanction. L’article 24 n’apporterait rien de particulier à la question des sanctions en cas de comportement grave du mineur.
Il est très regrettable que la Cour n’ait pas souhaité exploiter les dispositions plus protectrices des personnes plus vulnérables à l’appui d’une interprétation systémique de l’article 20 de la directive. On peut en effet se demander si le texte des articles 23 et 24 ne prévoit pas des exigences de protection accrues qui étaient, en tout état de cause, des éléments structurant du contrôle de proportionnalité que la Cour évoque de manière sibylline. L’article 23 pose clairement des précautions ultérieures que les États membres doivent observer concernant les conditions d’accueil. L’exigence que « les États membres garantissent un niveau de vie adéquat pour le développement physique, mental, spirituel, moral et social du mineur » (alinéa 1) ou qu’ils mettent à disposition des « soins de santé mentale appropriés » et un « soutien qualifié » (alinéa 4) ne constituent-t-elles pas des lignes directrices pour la relativisation du pouvoir de sanction étatique dans le cas du mineur vulnérable ? De même, la Cour ne traite pas la question de savoir si l’article 24(2) prévoit une obligation de continuité de la prise en charge des mineurs non accompagnés, « à compter de la date à laquelle ils sont admis sur le territoire jusqu’à celle à laquelle ils doivent quitter le territoire de l’État membre », ce qu’une lecture croisée des alinéas 5 et 6 de l’article 20 aurait pourtant permis, en ce qu’ils demandent une décision individualisée et fondée sur « la situation particulière de la personne concernée »[26]. Le silence de la Cour interpelle, tant il semble minimiser le fait que le cas d’espèce concernait la situation particulièrement difficile d’un mineur non accompagné.
B. Le silence de la Cour au prisme de la théorie des émotions: repenser la vulnérabilité
Le discours de la Cour, en passant sous silence l’impact réel de l’échelle de la vulnérabilité sur les conditions d’accueil, reproduit en droit les paradoxes de l’accueil. Comme l’indiquent les travaux des psychologues sur les mineurs non accompagnés, « l’identification des signes d’un TSPT [trouble de stress post-traumatique] reste largement sous-évaluée dans le cadre de l’accueil de cette population », alors que le trouble de stress post-traumatique des mineurs non accompagnés a ceci de particulier qu’il est tout particulièrement « comorbide à la dépression et à l’anxiété, ce qui implique, pour les professionnels, d’accroître leur vigilance concernant des plaintes somatiques et signes de détresse psychologique »[27]. D’après ces travaux, il est important de comprendre que la situation émotionnelle du mineur non accompagné implique des strates de vulnérabilité superposées. Les études portant sur les problèmes émotionnels de ces jeunes sont généralement classées en deux courants. Un premier courant se focalise sur les expériences passées du vécu : en dépit du besoin de tout mineur de protection et de soutien de la part de l’adulte, ces mineurs doivent composer avec l’expérience traumatique de la séparation de leur famille (ce qu’on a appelé le phénomène des « children out of bounds »[28]). Ils sont donc considérés comme « les plus vulnérables de tous », car ils ont dû sectionner leur lien à l’environnement familial et avec leur pays et culture d’origine[29].
Un second courant de la littérature incite, en revanche, à changer de perspective et à se focaliser sur l’enfant en tant que migrant[30]. De ce dernier point de vue, s’ajoutent deux niveaux de vulnérabilité plus spécifiques. L’un est lié à la situation de « vulnérabilité interculturelle »[31], due à la difficulté de composer à la fois avec un environnement nouveau, leurs conditions d’accueil, l’incompréhension de leur situation administrative et juridique[32]. L’autre est la condition de vulnérabilité qui tient au « paradoxe de l’accueil ». Les études quantitatives, effectuées à partir de l’exemple suédois, finnois[33] ou belge[34] notamment, ont pu démontrer que la vaste majorité des mineurs non accompagnés étaient atteints de problèmes de nature psychiatrique et que cette situation devait donc guider leurs exigences en termes d’accueil.
Ces études soulignent le risque de « othering these children and young persons as a deviant category »[35]. C’est pourquoi il serait tout particulièrement nécessaire de combiner les différentes études (psychologiques, sociologiques et postcoloniales par exemple) afin de saisir la complexité de ce phénomène. Le silence de la Cour sur la vulnérabilité automatique du mineur non accompagné n’a-t-il pas un effet de « othering » ? Foucault a bien montré que le pouvoir tend à la construction de catégories qu’il situe ainsi aux marges de la société. Le discours juridique risque de réitérer ce problème s’il ne prend pas au sérieux la complexité de la catégorie.
Comme le souligne J.-Y. Carlier[36], le concept de vulnérabilité a investi le droit après avoir été élaboré dans le cadre de sciences sociales telles que la psychologie, la philosophie ou la sociologie[37]. Dans ces dernières, c’est notamment l’apport des doctrines féministes qui a permis l’émergence du concept et plus précisément les écrits de Carol Gilligan et son éthique du care[38]. Le propre de la vulnérabilité est donc de constituer un vecteur d’humanisation, alors que le contentieux international et européen utilise le mot sans véritablement lui attribuer un poids spécifique.
Tel est le cas notamment de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce, la Cour EDH a développé ce que l’on peut appeler une approche de vulnérabilité à l’égard des demandeurs d’asile. La Cour affirme qu’elle « accorde un poids important au statut du requérant qui est demandeur d’asile et appartient de ce fait à un groupe de la population particulièrement défavorisé et vulnérable qui a besoin d’une protection spéciale », ce qui dérive d’un « consensus à l’échelle internationale et européenne, comme cela ressort de la Convention de Genève, du mandat et des activités du HCR ainsi que des normes figurant dans la directive Accueil de l’Union européenne »[39]. L’état de vulnérabilité sert à la Cour pour déterminer l’existence de la violation de l’article 3 de la Convention : les conditions de détention près de l’aéroport d’Athènes atteignent le seuil de traitements inhumains et dégradants dans le cas du demandeur d’asile, quand bien même sa durée eût été brève, compte tenu du fait que « la détresse du requérant a été accentuée par la vulnérabilité inhérente à sa qualité de demandeur d’asile »[40]. Néanmoins, dans le contexte spécifique de l’humanité en mer, la Cour EDH a pu nuancer cette approche de vulnérabilité dans son affaire Khlaifia c. Italie. En argumentant a contrario par rapport à son arrêt M.S.S., la Cour refuse de constater de violation de l’article 3 car « les intéressés, qui n’étaient pas demandeurs d’asile, n’avaient pas la vulnérabilité spécifique inhérente à cette qualité et qu’ils n’ont pas allégué avoir vécu des expériences traumatisantes dans leur pays d’origine […]. De plus, ils n’appartenaient ni à la catégorie des personnes âgées ni à celle des mineurs »[41]. Samantha Besson a notamment souligné l’importance de ces fluctuations jurisprudentielles entre vulnérabilité générale et spéciale et regrette « l’absence de contrôle et de rigueur de ce nouvel élément normatif fondamental dans le raisonnement de la Cour », qui est presque en train de devenir « un oreiller de paresse »[42].
Contrairement aux juristes, les philosophes de la migration ont développé celle que l’on appelle l’approche de vulnérabilité pour penser la condition du migrant. Comme le constate Matthew Gibney, d’un point de vue éthique les individus ont des obligations morales « générales » (à l’égard de l’humanité) et « spéciales » (à l’égard de communautés proches, comme la famille). Si normalement on a tendance à faire prévaloir les obligations spéciales, le principe d’humanité devrait mener à renforcer les obligations que nous avons à l’égard des personnes plus vulnérables, surtout quand le coût social d’une telle démarche est relativement faible[43].
L’arrêt Haqbin participe de ce mouvement jurisprudentiel qui mobilise de manière assez confuse la vulnérabilité et ne clarifie pas sa finalité. En se focalisant, comme elle l’a fait, sur la dignité humaine et en balayant très rapidement la question de la vulnérabilité particulière du mineur non accompagné, la CJUE reste à un niveau d’abstraction qui ne se saisit pas de la complexité de cette situation. Le Cour se limite à plaquer cet élément en fin de raisonnement, sans décortiquer son importance ou son impact réel. Or, pour reprendre les idées de Gilligan et Gibney, le propre de la vulnérabilité du migrant devrait être la prise en compte de l’exigence d’un passage d’une obligation (morale ou juridique) à une autre, de prendre acte de l’état spécifique d’un individu et de son exigence particulière de care. Fort regrettablement, la CJUE ici entretient un discours qui ne déconstruit pas juridiquement le paradoxe de l’accueil.