L’arrêt de Grande Chambre Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande du 1er décembre 2020[1] me semble particulièrement pertinent à aborder dans le cadre de ce colloque entre juges européens et doctrine. Dans un contexte continental de crise (Hongrie, Pologne, etc.) à l’égard du principe fondamental de l’indépendance de la justice, l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme trouve à s’appliquer avec éclat dans cet arrêt, notamment dans ses volets relatifs à la légalité et à l’indépendance des tribunaux.
Partie I – Dans cette affaire, le requérant avait été condamné au pénal pour conduite sous l’emprise de stupéfiants. Contestant la sévérité de la condamnation qui lui avait été infligée en première instance (emprisonnement et retrait à vie du permis de conduire), il avait interjeté appel. Avant que la juridiction d’appel ne statue au fond, le requérant avait allégué que l’un des membres de cette juridiction – la juge A.E. – avait été nommé juge en violation des règles de procédure de sélection prévues par le droit interne. La juge concernée refusa de se déporter. Ultérieurement saisie de cet obstacle de procédure, la Cour suprême reconnut finalement l’irrégularité de la nomination de la juge A.E., au motif, notamment, que la ministre de la Justice avait retenu la candidature de l’intéressée sans s’être livrée à une évaluation indépendante de tous les candidats en lice et sans avoir suffisamment motivé sa décision.
Toutefois, la Cour suprême jugea que de telles irrégularités n’étaient pas de nature à entraîner l’annulation de la nomination de l’intéressée. Par conséquent, elle conclut que le requérant avait bénéficié d’un procès globalement équitable.
Partie II – Dans cette affaire phare de Grande Chambre, la tâche de la Cour consistait, principalement, à déterminer si le fait que la juge A.E. ait siégé dans le procès ouvert contre le requérant, avait privé ce dernier de son droit à être jugé par un « tribunal établi par la loi ». Ce litige a fourni à la Cour l’occasion d’affiner et de clarifier le sens à donner à la notion conventionnelle de « tribunal établi par la loi ».
Dans un premier temps, la Cour a analysé la manière dont les éléments constitutifs de cette notion devaient être interprétés pour que celle-ci soit effective. Elle a ensuite recherché comment cette notion s’articulait avec les autres « exigences institutionnelles » de l’article 6§1, c’est-à-dire l’indépendance et l’impartialité du tribunal.
A. La portée de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi »»- « Tribunal »
Un « tribunal » se caractérise, bien entendu, par sa fonction juridictionnelle, mais doit aussi satisfaire une série d’exigences, notamment l’indépendance à l’égard de l’exécutif ainsi que l’impartialité envers les parties, et assurer à ses membres une durée de leur mandat et des garanties statutaires suffisantes. En outre, il est inhérent à la notion même de « tribunal » que celui-ci se compose de juges sélectionnés au mérite, à l’issue d’un concours rigoureux qui doit assurer la nomination des candidats les plus qualifiés, tant du point de vue de leurs compétences professionnelles que de leur intégrité morale. À cet égard, la Cour considère que le mérite présente un double aspect, à savoir, la compétence professionnelle d’une part, et l’intégrité morale du juge d’autre part, cette dernière étant elle-même inséparable de son indépendance d’esprit.
La Grande Chambre semble donc dégager, dans cette affaire, un droit subjectif à un « bon juge ». Elle estime, par ailleurs, que plus un tribunal se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie juridictionnelle, plus les critères de sélection applicables à ses membres doivent être exigeants.
2. « Établi »La Cour considère que les violations du droit interne survenues au stade de la nomination des juges sont susceptibles d’enfreindre le droit à un « tribunal établi par la loi », et que le processus de sélection de ceux-ci constitue, par conséquent, un élément inhérent à la notion de « tribunal établi par la loi ».
Elle observe aussi, que l´établissement d’un tribunal au moyen d’une loi n’a d’autre but que d’éviter que l’organisation du système judiciaire ne soit laissée à la discrétion de l’exécutif. En ce sens, la préservation du pouvoir judiciaire contre toute influence extérieure irrégulière demeure essentielle. C’est pourquoi il existe une corrélation importante entre la procédure de nomination des juges et la régularité de la formation au sein de laquelle ils siègent. Partant, un juge qui serait nommé au mépris des règles pertinentes, serait dépourvu de la légitimité démocratique lui permettant d’exercer sa fonction.
3. « Par la loi »L’exigence d’un « tribunal établi (…) par la loi » dépasse la simple question de l’existence d’une base légale sur laquelle repose la création de la juridiction saisie et des autres prescriptions régissant la constitution et le fonctionnement de celle-ci. En effet, cette exigence implique aussi que le tribunal doit être établi « conformément à la loi ». Toutefois, elle ne vise pas à imposer une uniformité dans les traditions des États membres du Conseil de l’Europe, fort différentes d’ailleurs. À cet égard, la Cour observe qu’une certaine interaction entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire est souvent nécessaire, pourvu qu’aucun d’eux n’empiète indûment sur les fonctions et compétences des autres. Ainsi, le fait que le pouvoir exécutif exerce une influence décisive sur les nominations n’est pas, en soi, spécialement problématique. En revanche, il importe de veiller à ce que le droit interne pertinent en matière de nomination des juges soit libellé dans des termes clairs, de manière à empêcher toute ingérence arbitraire, notamment de la part du pouvoir exécutif.
B. Les relations étroites entre les exigences d’ « indépendance », d’ « impartialité » et d’un « tribunal établi par la loi »L’examen de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » ne doit pas perdre de vue le but commun que partagent les garanties d’« indépendance » et d’« impartialité », c’est-à-dire le respect des principes fondamentaux de la prééminence du droit et de la séparation des pouvoirs dans les sociétés démocratiques. Il faut donc rechercher systématiquement si l’irrégularité alléguée dans une affaire donnée était d’une gravité telle qu’elle a gravement porté atteinte aux deux principes fondamentaux susmentionnés et compromis, par voie de conséquence, l’indépendance de la juridiction concernée.
À cet égard, l’« indépendance » ici évoquée est celle qui, d’un point de vue personnel et institutionnel, est nécessaire à toute prise de décision judiciaire impartiale. Elle désigne un état d’esprit des juges, qui doivent se montrer imperméables à toute pression extérieure, mais aussi un ensemble de dispositions institutionnelles et fonctionnelles qui offrent aux citoyens des garanties suffisantes contre toute influence extérieure abusive, tant au stade initial de la nomination des juges que pendant l’exercice de leurs fonctions judiciaires.
Il convient de relever que la Cour dégage deux règles qui me semblent fondamentales pour l’avenir. Elle souligne, d’abord, que le droit à un « tribunal établi par la loi » est un droit autonome et, ensuite, que l’indépendance est un préalable à l’impartialité. Partant, à défaut d’indépendance, il n’est nul besoin d’examiner le critère de l’impartialité. On peut ainsi en déduire que l’indépendance se situe à un rang supérieur à celui de l’impartialité judiciaire dans la hiérarchie des principes.
Partie III – Après avoir défini la portée du droit à un « tribunal établi par la loi » et analysé les interactions entre ses composantes, la Cour a recherché si les irrégularités constatées dans l’affaire avaient privé le requérant de ce droit. Pour ce faire, elle a procédé selon une démarche en trois étapes successives, qui sera désormais applicable au règlement de ce type de contentieux.
Conformément au principe de subsidiarité, il appartiendra d’abord aux autorités nationales de vérifier, d’une part, si les irrégularités alléguées dans la procédure de nomination d’un juge sont d’une gravité telle qu’elles emportent violation du droit à un « tribunal établi par la loi » et, d’autre part, si un équilibre juste et proportionné a été ménagé entre les différents principes en jeu dans les circonstances particulières de l’affaire.
A. La première étape de la démarcheIl doit exister, au préalable, une violation manifeste du droit interne, en ce sens que celle-ci doit être objectivement et réellement reconnaissable en tant que telle. La Cour s’en remet en règle générale aux conclusions adoptées par les juridictions nationales, sauf si la violation est « flagrante » – c’est-à-dire si ses conclusions peuvent être considérées comme arbitraires ou manifestement déraisonnables. Dans cette hypothèse, la Cour peut, à titre exceptionnel, substituer sa propre appréciation à celle des juridictions nationales en sa qualité d’interprète ultime de la Convention. En effet, une procédure de nomination d’un juge peut être a priori conforme aux règles nationales, et pourtant incompatible avec l’objet et le but du droit conventionnel à un « tribunal établi par la loi ».
Si les tribunaux nationaux, ou la Cour dans des circonstances exceptionnelles, constatent l’existence d’une violation manifeste du droit interne, il leur faudra poursuivre le raisonnement.
B. La deuxième étape de la démarcheLa violation en question doit s’analyser à la lumière de l’objet et du but de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », qui consistent à garantir que le pouvoir judiciaire puisse s’acquitter de sa mission à l’abri de toute ingérence injustifiée, de manière à préserver la prééminence du droit, la séparation des pouvoirs et la confiance du public. En conséquence, seules les atteintes touchant les règles fondamentales de la procédure de nomination des juges – c’est-à-dire celles qui videraient de sa substance même le droit à un « tribunal établi par la loi » – sont de nature à emporter violation de celui-ci. Il s’ensuit que les violations de pure forme, n’ayant aucune incidence sur la légitimité du processus de nomination, doivent être considérées comme n’atteignant pas le niveau de gravité requis.
C. La troisième étape de la démarcheLe contrôle opéré par les juridictions nationales sur les conséquences juridiques d’une atteinte aux règles internes régissant la nomination des juges joue un rôle très important. Cet examen doit être exercé sur la base des normes pertinentes de la Convention et comporter une mise en balance des intérêts concurrents en présence. L’équilibre à ménager doit tenir compte, en particulier, des principes de la sécurité juridique et de l’inamovibilité des juges, pour autant qu’ils soient pertinents. Si le contrôle interne est réalisé en conformité avec la Convention et si les conclusions qui s’imposaient ont été tirées, il faudra de bonnes raisons à la Cour pour substituer son appréciation à celle des tribunaux nationaux.
Partie IV – Application de cette démarche en trois étapes aux circonstances de l’espèce.
- Y a-t-il eu une violation manifeste du droit interne ? Compte tenu des conclusions auxquelles la Cour suprême islandaise était parvenue, cette première condition était clairement remplie.
- Les violations du droit interne touchaient-elles une règle fondamentale de la procédure de nomination des juges ? Il y a eu, effectivement, une violation grave des règles fondamentales de la procédure nationale de nomination des juges, notamment celles visant à limiter l’influence de l’exécutif sur le pouvoir judiciaire.
En ce qui concerne les violations commises par la ministre de la Justice, cette dernière n’a jamais expliqué pourquoi elle avait retenu la candidature de A.E. en lieu et place d’autres candidats mieux notés, contrairement à ce que lui imposait le droit interne. Qui plus est, compte tenu des allégations du requérant quant aux liens politiques unissant cette ministre et l’époux de la juge en question, l’action de la ministre était de nature à faire naître des soupçons quant à la motivation politique de son choix. Ces éléments suffisaient à jeter le doute sur la légitimité et la transparence de toute la procédure de sélection. - Les violations alléguées du droit à un « tribunal établi par la loi » ont-elles fait l’objet d’un contrôle et d’un redressement effectifs par les juridictions internes ?Force est de constater que la Cour suprême ne s’est pas livrée à un contrôle conforme à la Convention. Elle n’a pas tenu compte de la question de savoir si le but de la garantie découlant de la notion de «tribunal établi par la loi» avait été atteint. En effet, alors qu’elle avait le pouvoir de déclarer la nullité des nominations litigieuses, la haute juridiction n’a tiré aucune conséquence pratique de ses propres constatations. Le fait qu’elle ait mis l’accent sur le simple constat que les nominations avaient été entérinées par le président de la République montrait déjà une certaine forme de résignation et une retenue excessive. En outre, la Cour suprême s’est surtout focalisée sur l’incidence concrète des irrégularités du concours sur l’indépendance ou l’impartialité de la juge A.E. Cependant, cette question n’avait aucun rapport direct avec l’examen de la question distincte de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi ». Enfin, la Cour suprême n’a répondu à aucun des arguments et allégations précis du requérant concernant les liens politiques entre la ministre et la juge A.E.
La Cour remarque, en dernier lieu, que le principe de la « sécurité juridique » n’a pas été violé en l’espèce, la contestation de la nomination de la juge A.E. ayant eu lieu très peu de temps après son entrée en fonction et la procédure pénale en cause n’ayant lésé les droits d’aucun tiers.