Dans son roman Nel mare ci sono i coccodrilli, Fabio Geda décrit la vulnérabilité linguistique des exilés avec beaucoup de justesse. Au jeune Afghan dont il narre le périple jusqu’à l’Italie, avec ses mots d’enfant, il fait dire : « Quand tu t’adresses directement aux gens, tu transmets une émotion plus intense, même si tes mots sont incertains, que la cadence est différente. Dans tous les cas, le message qui arrive ressemble plus à celui que tu as en tête, comparé à ce que pourrait répéter un interprète – non ? – parce que de sa bouche ne sortent que des mots, pas des émotions. Les mots ne sont qu’une coquille »[1].
La question de l’accès aux droits liés à la demande d’asile malgré la barrière de la langue est en effet primordiale. C’est sans doute la raison qui explique que le régime d’asile européen commun[2] y consacre un certain nombre de dispositions, en particulier dans la dimension des garanties procédurales. Toutefois, le régime linguistique des procédures liées à la demande d’asile n’est que l’une des facettes des rapports qui peuvent exister entre le régime d’asile européen commun et les langues. Schématiquement, les rapports des exilés avec les langues peuvent être classés dans trois catégories : l’avant exil, les démarches liées à la demande d’asile, ainsi que l’intégration dans l’État d’accueil. La première catégorie correspond davantage à une hypothèse qu’au parcours typique de l’asile. Il s’agit du cas où la langue serait précisément le motif de l’exil ; l’individu cherchant à fuir des persécutions qui lui seraient infligées du fait de la langue qu’il parle. La seconde, celle relatée par Fabio Geda dans son livre, est sans doute la plus simple à appréhender au travers de l’étude du droit positif de l’Union européenne (UE). Il s’agit des difficultés – tout autant que des dispositions adoptées pour les surmonter – que rencontre l’exilé allophone au cours de ses démarches dans le cadre d’une demande de protection internationale. La dernière confronte les exilés à la langue nationale (ou aux langues nationales) de l’État qui leur a octroyé une protection internationale. Il s’agit de la question de l’intégration linguistique dans l’État d’accueil, domaine dans lequel l’Union européenne ne peut pas offrir beaucoup plus qu’un appui sous peine de manquer au principe de subsidiarité[3] tant les conceptions de ce que représente l’intégration par la langue sont propres à chaque État[4].
Qu’il s’agisse des persécutions motivant l’exil, que cela transparaisse du parcours migratoire, notamment dans son aspect juridico-administratif, ou dans l’intégration dans le pays d’accueil, il est indéniable que les questions linguistiques doivent être posées lorsque l’on étudie le droit d’asile. L’on pourrait s’attendre à ce que l’Union européenne, entité internationale intégrée multilingue par excellence[5], fonctionnant au quotidien avec vingt-quatre langues officielles qui sont autant de langues de travail[6], ait fait de la question des langues un élément central lors de la mise en place du régime d’asile européen commun. Si cette contribution cherche à mettre en lumière les prises en compte effectives de l’aspect linguistique dans l’asile, le constat est pourtant sans appel : l’Union européenne n’attache pas du tout le même poids à l’accessibilité linguistique pour les exilés en comparaison des garanties qu’elle s’efforce d’offrir à ses citoyens dans la mise en place de ses politiques. Comment peut-on interpréter cette dissymétrie entre la prise en compte de la diversité culturelle et linguistique des États membres de l’Union européenne et le traitement qu’elle réserve aux questions liées aux langues pour les réfugiés ?
Se poser cette question est, au fond, une façon de s’interroger sur le rapport de l’Union européenne vis-à-vis de ce qui lui est tiers culturellement : de l’altérité. Dès lors qu’elle a choisi – par son droit tout autant que par sa pratique – d’emprunter le chemin du respect de la diversité, aussi bien dans le fonctionnement et la régulation du marché intérieur[7] que dans l’articulation des différentes politiques dont elle a la charge[8] et dans sa propre organisation institutionnelle[9], comment expliquer ce peu d’intérêt porté à la prise en compte des langues lorsque sont concernés des ressortissants d’États tiers ? La première réponse à cette interrogation se trouve sans aucun doute dans le fait que l’Union européenne s’adresse en priorité à des États membres. C’est d’ailleurs ce que l’on comprend à la lecture d’une des dernières contributions du professeur Koen Lenaerts, président de la Cour de justice de l’Union européenne, sur le sujet du droit européen commun de l’asile[10]. S’il est vrai que l’UE a su s’affranchir de sa nature initiale d’« organisation internationale » pour consacrer « un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les États ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains, et dont les sujets sont non seulement les États membres, mais également leurs ressortissants »[11], ce bond dans l’intégration n’a toutefois toujours valu que pour les citoyens européens[12]. Bien qu’il existe, à la marge, une jurisprudence volontaire, voire « militante » qui cherche à aligner le statut des ressortissants tiers sur celui des citoyens européens[13], il n’a en effet pas particulièrement été question pour l’Union européenne – aussi bien dans sa production normative que dans la jurisprudence de la Cour de justice – de se substituer aux États membres dans le processus qui consiste à découvrir[14] des droits qui existeraient dans le chef de ressortissants d’États tiers[15]. Une telle ambition serait du reste antinomique avec la dynamique traditionnelle de la gestion politique interne, typiquement attachée aux États. L’entité politique qu’est l’État, aujourd’hui parfois suppléée ou assistée par l’Union européenne, organise la vie de ses citoyens et n’admet l’intégration d’étrangers que moyennant le respect d’obligations juridiques préétablies. Cette catégorisation qui offre un statut de moindre protection juridique à l’allochtone par rapport au citoyen est bien connue des théoriciens de l’État[16], elle est aussi le plus souvent considérée comme légitime[17]. L’Union européenne qui, du reste, n’affronte jamais frontalement la question de sa propre définition[18], n’intègre le sujet du « tiers » et de « l’altérité » que de façon relativement marginale dans ses récits[19]. À l’image des frontières intérieures que la Cour de justice efface de ses récits judiciaires[20], comme si ne pas les évoquer pourrait finir par les faire disparaître – imaginant sans doute qu’il peut exister une sorte de silence performatif –, il est très difficile de percevoir les lignes de force d’un récit du « soi-même par rapport aux autres »[21].
Replacer la description des dispositions linguistiques du droit européen de l’asile dans ce schéma plus global de la définition de ce qui fait l’Union européenne permet sans aucun doute de mettre la lumière sur une dissonance malheureuse : les diversités linguistiques des exilés ne sont pas prises en compte par l’UE, pourtant championne de la promotion de sa propre diversité linguistique. Cette dissonance est perceptible au stade de la qualification des persécutions qui permettent de justifier d’un besoin de protection internationale (Partie I). Elle l’est également, davantage encore sans doute, lorsqu’est étudié le régime procédural de la demande d’asile (Partie II).
Partie I – Directive qualification et diversité linguistique : sur les traces d’un relatif impensé
Séparer les interactions entre langues et exil en trois temps (avant l’exil comme motivation, pendant l’exil comme élément procédural, après l’exil comme moyen de s’intégrer) permet notamment de mettre en lumière l’idée qu’il puisse exister une persécution fondée sur la langue que parle une personne (A). Sans aucun doute, il ne s’agit pas du motif le plus fréquent pour justifier du besoin d’une protection internationale, mais il fait écho à d’autres préoccupations bien davantage reconnues comme fondement pour l’octroi du statut de réfugié (B).
A. Une exclusion apparente du critère linguistique comme fondement pour la protection internationale
La structure même des principaux règlements et directives qui forment le régime d’asile européen commun invite à reprendre l’idée d’une subdivision dans le parcours des exilés. La première étape, ou plutôt l’étape préliminaire à l’exil est ainsi la caractérisation d’une persécution à même d’ouvrir le droit à une protection internationale pour les personnes victimes. C’est la directive 2011/95, dite directive « qualification »[22] qui est le texte pertinent pour étudier la légitimité de la demande de protection au sens de la convention de Genève de 1951[23]. Aux termes de cette directive sont énumérés les critères et conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés et les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire et au contenu de cette protection. L’article 10 de la directive, intitulé « motifs de la persécution », établit une liste exhaustive, mais dont chaque catégorie est volontairement ouverte à une large interprétation, des actes qui peuvent être considérés comme caractérisant une persécution. Sont ainsi énumérées : la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social, les opinions politiques. Si la directive – ainsi d’ailleurs que les autres textes qui forment avec elle le régime d’asile européen commun – se présente dans ses considérants introductifs comme un texte « apte à promouvoir » l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[24], il faudra toutefois souligner une structure très différente de la liste dressée par la Charte. Non pas au titre de la prise en compte des persécutions, mais typiquement pour ce qui est des motifs d’interdiction de la discrimination. La charte reprenant en revanche une structure très proche de la directive interdisant la discrimination raciale dans l’Union[25].
De tous les critères énumérés, la notion de nationalité est – assez étonnement – celle qui recoupe le plus de cas de figure. On lit ainsi à l’article 10, paragraphe 1 sous c) de la directive que « la notion de nationalité ne se limite pas à la citoyenneté ou à l’inexistence de celle-ci, mais recouvre, en particulier, l’appartenance à un groupe soudé par son identité culturelle, ethnique ou linguistique, ses origines géographiques ou politiques communes, ou sa relation avec la population d’un autre État »[26]. Le constat est donc, de prime abord, celui de la prise en compte du critère linguistique dès le stade de la qualification des persécutions propres à rendre nécessaire une protection internationale. Pourtant, à l’étude de la jurisprudence, il est flagrant que l’hypothèse de l’octroi du statut de réfugié fondé sur la persécution d’un groupe linguistique est quasiment inexistante. Opérant par échantillonnage national au niveau français, et donc sans pouvoir viser à être absolument représentatif de la jurisprudence des autres États membres, il est marquant qu’en plus de trente ans de jurisprudence de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) et des juridictions administratives françaises, on ne puisse guère dénombrer que quelques rares cas d’espèce qui se rapprochent de l’hypothèse d’une persécution linguistique. L’un d’eux a donné lieu à un arrêt de la CNDA de 2011, Madame R.[27], dans lequel la requérante, une universitaire albanaise, avait contesté dans un livre la théorie du Premier ministre selon laquelle les locuteurs de l’albanais parlé dans le Nord seraient de meilleurs patriotes que ceux s’exprimant dans la forme parlée dans l’Albanie du Sud[28]. Elle avait en conséquence reçu des menaces et des intimidations de la part du gouvernement, qui ont mené à son éviction de l’université et l’ont conduit à croire qu’il existait un péril pour sa sécurité physique. Si la CNDA reconnaît que l’argument linguistique est celui qui lui a valu d’être persécuté, il faut toutefois reconnaître qu’il est dilué dans un environnement politique plus large. La Cour rappelle en effet que la requérante, à qui le statut de réfugié va être octroyé, s’est également investie dans un combat politique, dont on comprend que la question linguistique n’est qu’un accessoire. Elle a dénoncé des fraudes électorales et a combattu pour la restitution des terres spoliées par l’État. Dans cet arrêt, la langue est en quelque sorte l’instrument d’un militantisme politique conduisant à des persécutions. Bien qu’il soit évident, si l’on s’offre une mise en abyme, que la langue est un critère de discrimination pour l’actuel gouvernement d’Albanie, il ne s’agit pas à proprement d’un fondement pour la persécution des minorités concernées au sens du droit de l’Union. Ce qui transparaît en revanche d’ores et déjà est l’idée que la langue soit un élément caractéristique de rattachement à une catégorie de personnes risquant la persécution. Le cas typique est celui où la langue agit comme révélateur de l’appartenance à une minorité ethnique opprimée.
B. Le rattachement possible à des critères complémentaires à la langue parlée pour justifier l’octroi du statut de réfugié
L’autonomie de l’élément linguistique comme critère pour établir une persécution n’est pas contestée. La langue est même nommément citée dans l’article 10 de la directive « qualification ». Le droit de la Convention EDH, qui sert explicitement de boussole à la Cour de justice de l’UE depuis le traité de Lisbonne[29], n’est certes pas particulièrement clair sur ce qu’est une « minorité nationale », comme l’expliquent la juge Françoise Tulkens et le chef de l’Unité de Presse du greffe Stefano Piedimonte dans leur contribution aux mélanges offerts à Jean Paul Jacqué[30]. Cependant, la professeure Florence Benoît-Rohmer rappelle que des minorités linguistiques peuvent être considérées comme des minorités nationales au sens du droit de la Convention EDH[31] et donc se qualifier à part entière pour entrer dans la catégorie visée à l’article 10 de la directive « qualification ». Elle se réfère en particulier à la minorité russophone de Lettonie en citant l’arrêt Podkolzina c. Lettonie de 2003[32]. Si le rattachement à la notion de « citoyenneté » et donc l’invocabilité autonome de la dimension linguistique pour justifier une demande d’asile ne posent pas de problème théorique, la jurisprudence témoigne d’une tendance claire qui consiste à associer l’élément linguistique à un autre élément. L’exemple typique, nous le verrons, est celui de la langue comme « indice » dans le sens du rattachement à une minorité ethnique persécutée. Rien ne permet de penser toutefois qu’il s’agisse d’une association nécessaire au sens du droit, c’est bien d’une constatation factuelle dont il est ici question.
Le cas de figure le plus répandu est donc celui où la langue cristallise l’appartenance à une minorité ethnique. Un arrêt concernant l’Albanie permet, là encore, d’en attester. Cette fois, l’argumentation n’est en revanche pas orientée dans le sens de la caractérisation d’une persécution, mais sert plutôt à déterminer qu’une telle persécution est peu probable dès lors que les requérants sont locuteurs de la langue de l’ethnie principale dans la localité où ils vont être relocalisés par l’État. Ainsi, dans un arrêt belge de 2012[33], le Conseil du contentieux des étrangers (CCE, Belgique) a jugé que les Kosovars albanais ne devaient pas être considérés comme plus vulnérables en Albanie, l’une des raisons principales étant qu’ils parlent la langue albanaise. Le Conseil y juge en effet que « la langue maternelle des requérants est la même que celle de la majorité des habitants de la zone de réinstallation envisagée, à savoir l’albanais, [et] qu’ils appartiennent au groupe ethnique majoritaire de cette zone […]. La réinstallation des requérants dans une autre localité du Kosovo ne serait pas de nature à les isoler ou à accroître leur vulnérabilité ». De la même façon que le rapprochement entre l’appartenance à un groupe ethnique persécuté et la langue est présent dans la jurisprudence des États membres[34], elle est aussi visible au niveau européen. C’est le cas dans un arrêt de la CourEDH, F.G. c. Suède[35], rendu le 23 mars 2016. La Cour y reconnaît que les exilés s’exposaient à des traitements inhumains et dégradants s’ils étaient renvoyés en Iran, leur pays d’origine, car ils appartiennent à la minorité chrétienne, qui a la caractéristique d’être une minorité religieuse, ethnique et linguistique[36]. Dans la même logique que pour l’arrêt CNDA de 2011 précité[37], la langue peut également servir en quelque sorte comme un critère supplémentaire pour établir une crainte basée sur une activité politique. Un arrêt CNDA, M.T.[38], de 2019 en est une illustration convaincante. Il y était question de la langue, non pas seulement parlée, mais également de la « langue enseignée », c’est-à-dire de la langue « choisie », ce qui est un élément intéressant pour la caractérisation de la vulnérabilité. Dans cette affaire, la Cour nationale du droit d’asile a jugé que le fait qu’un moine d’origine khmère krom, diffuse sa culture et sa langue en l’enseignant aux jeunes moines qu’il formait était la circonstance qui avait déclenché sa persécution par le Vietnam.
L’hypothèse de la langue comme déclencheur d’une persécution est toutefois très résiduelle dans la jurisprudence tant européenne que des États membres. On ne dénombre en effet pas plus d’une demi-douzaine d’arrêts dans ce sens dans les répertoires de la jurisprudence de la CourEDH, de la Cour de justice de l’UE et des principaux prétoires francophones. Sans doute faut-il expliquer cette tendance par la réticence des offices nationaux de protection des réfugiés, à pratiquer des tests linguistiques pour vérifier la véracité de l’appartenance revendiquée à une ethnie minoritaire[39]. Bien sûr, certains États membres ont effectivement recours à des expertises linguistiques afin de confirmer ou d’infirmer les témoignages des exilés[40], mais, outre que cette expertise peut être mise en défaut par des situations personnelles qui ne rattachent pas toujours de façon univoque à une seule langue et culture[41], une telle épreuve nécessite de pouvoir mobiliser des traducteurs et des experts de langues rares. Or, nous verrons qu’il est parfois très difficile pour les États membres de parvenir à recruter de tels experts[42], qui doivent en plus satisfaire à des exigences déontologiques[43]. Peut-être faut-il d’ailleurs y voir une des raisons qui expliquent le standard anormalement bas que le droit de l’Union européenne a adopté pour encadrer le droit à un interprète dans la phase de la procédure de la demande d’asile.
Partie II – Directive procédure et diversité linguistique : généalogie d’un non-dit
Le second point d’achoppement entre langues et régime d’asile européen commun est celui de la langue comme élément procédural. Suivant en cela des logiques bien connues du droit de l’Union européenne, tout autant d’ailleurs que du droit de la Convention européenne, il existe un principe selon lequel le demandeur d’asile doit pouvoir comprendre la procédure d’asile et doit pouvoir être compris des autorités auprès desquelles il formule sa demande. Alors même que ce principe répond à des règles primordiales de l’ordre juridique européen, en particulier lorsque l’on connaît l’importance du multilinguisme pour l’Union (B), sa concrétisation en droit de l’Union européenne est très décevante : le standard linguistique fixé par l’UE pour la procédure d’asile est anormalement bas (A).
A. Un standard de protection des exilés allophones anormalement bas
La directive dite « procédures »[44] est l’élément clé de la phase qui suit l’entrée du demandeur d’asile sur le territoire d’un des États membres de l’Union. Elle a permis de doter les États membres d’un socle commun de règles relatives à l’octroi ou au retrait de la protection internationale. L’aspect linguistique des droits procéduraux est mentionné à plusieurs reprises dans la directive « procédures ». Elle emploie une expression unique dans sa formulation. Il y est systématiquement fait référence, non pas au droit d’être informé dans sa langue ou dans une langue que le demandeur comprend, mais il est consacré : « [les demandeurs d’asile] sont informés, dans une langue qu’ils comprennent ou dont il est raisonnable de supposer qu’ils la comprennent ». C’est le cas notamment dans le considérant 29 de la directive et à ses articles 12 et 25.
Cette formulation dénote celles traditionnellement attachées aux matières entachées d’une particulière « gravité ». En effet, dès lors que la procédure peut conduire à une situation de rétention administrative[45] qui, bien qu’elle ne soit pas parfaitement synonyme de détention au sens pénal, demeure une privation de liberté. Or, la privation de liberté figure parmi les mesures que l’on classe souvent comme étant les plus graves en matière de droit pénal[46]. Dans le même sens et au-delà même de ce point, l’éventuel échec de la demande, s’il est suivi par une reconduite dans le pays d’origine, sera également sans aucun doute vécu comme constitutive d’une grande gravité. Le contenu de la protection procédurale accordée doit donc être à la hauteur des enjeux, même s’ils ne sont pas à proprement parler pénaux. C’est pour cette raison que l’article 12 de la directive « procédures » prévoit que les demandeurs doivent être informés « dans une langue qu’ils comprennent ou dont il est raisonnable de supposer qu’ils la comprennent », de la procédure à suivre et de leurs droits et obligations au cours de la procédure ainsi que des conséquences que pourrait avoir le non-respect de leurs obligations ou le refus de coopérer avec les autorités, conséquences d’un retrait explicite ou implicite de la demande d’asile. Ils devraient de la même manière également savoir selon quelles formalités ils peuvent présenter les justificatifs prévus par l’article 4 de la directive « qualifications » précitée.
De la même manière, le résultat des investigations[47] effectuées par l’État membre en charge de l’examen de leur demande d’asile, ainsi que leurs possibilités pour faire appel de la décision, doit leur être présenté dans une langue qu’ils comprennent « ou dont il est raisonnable de supposer qu’ils la comprennent ». De manière notable, cette obligation ne pèse sur les États membres que dans l’hypothèse où le demandeur n’est pas assisté par « un conseil juridique ou un autre conseiller ». Il est possible de penser, dès lors, que la configuration qui prévaut dans de nombreux États membres, c’est-à-dire celle où le demandeur est assisté d’un bénévole associatif[48], est considérée comme suffisante à offrir des droits nécessaires. Or, une telle situation serait difficilement conciliable avec l’effectivité du principe énoncé à l’article 5 paragraphe 2 de la Convention européenne, selon laquelle « toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle » ainsi que de celui porté par l’article 6 paragraphe 3 sous e) qui énonce que « [toute personne a droit de] se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience ». En plus de ces considérations générales, l’article 15 de la directive « procédures » prévoit un droit à l’interprétation. La formule retenue pour ce qui est de l’entretien n’est plus « langue comprise ou dont il est raisonnable de supposer qu’ils la comprennent », mais « la langue pour laquelle le demandeur a manifesté une préférence sauf s’il existe une autre langue qu’il comprend et dans laquelle il est à même de communiquer clairement ». Dans le contexte si particulier de l’asile, le demandeur peut se sentir obligé de s’enfermer dans une langue qu’il connaît sans toutefois très bien la maîtriser, par « politesse »[49] vis-à-vis des locuteurs de l’État d’accueil ou par obligation, faute d’interprète, au risque de trahir sa pensée[50]. C’est-à-dire d’une certaine façon au risque de s’auto-incriminer pour reprendre les mots du droit pénal. Dans ce cas comme dans l’autre l’on pourra regretter que la formulation reste étonnamment vague étant donné la nature des enjeux en cause.
La pratique confirme l’importance de ces enjeux. Dans un rapport de novembre 2021, la fédération des acteurs de la solidarité en Île-de-France a fait part de ses résultats à la suite d’une vaste étude quantitative et qualitative sur les lacunes de la prise en charge des demandeurs d’asile[51]. Un chapitre entier de ce rapport détaillé est consacré à la notion de « barrière de la langue » qui empêche l’exercice effectif du droit d’asile. En ce qui concerne l’obligation de fournir aux demandeurs des informations relatives aux procédures par exemple, le rapport fait état d’une difficulté pratique, puisque si la France met effectivement des explications en trente-et-une langues, les pages internet qui permettent d’accéder aux fichiers[52] ne sont quant à elles disponibles qu’en français. On y lit « les entretiens qualitatifs révèlent que deux tiers des personnes interrogées (66 %) disent ne pas avoir eu accès à internet au moment de leur arrivée. Par ailleurs, 82 % déclarent ne pas parler français, ce qui rend quasiment impossible l’accès à ce document via un site internet uniquement en français »[53]. D’autre part, on peut également y trouver des retranscriptions d’entretiens individuels avec des demandeurs d’asile, qui indiquent avoir affirmé comprendre une langue, le français par exemple, mais n’avoir finalement pas été capable d’en comprendre les subtilités administratives[54].
B. L’incompatibilité manifeste du cadre linguistique de la directive procédure avec les principes de l’Union européenne
Il est donc possible de soulever une insuffisance relativement marquée en ce qui concerne la protection linguistique octroyée aux demandeurs d’asile. Cette insuffisance peut être attribuée en premier lieu à la formulation de la directive, qui demeure notablement peu précise, malgré l’ampleur des enjeux pour les exilés. Dans cette perspective, il semble que les garanties offertes par ladite directive soient moins contraignantes en comparaison avec celles prévues dans le contexte des procédures pénales par le droit de la Convention européenne[55] ou celui de l’Union européenne[56]. Cet écart survient même alors que l’état de vulnérabilité des demandeurs d’asile est particulièrement élevé et que l’exercice de leurs droits s’avère ardu[57]. Il est également étonnant que les garanties linguistiques ne soient pas indexées à des standards plus élevés pour ce qui est des demandeurs particulièrement fragiles. Les garanties accordées aux mineurs non accompagnés par exemple sont révélatrices de ce point, car leur volet linguistique est parfaitement identique à celui des majeurs[58].
Si la Cour de justice de l’Union européenne cite régulièrement l’article 12 de la directive « procédures », tout autant d’ailleurs que son équivalent dans la directive « retour »[59], elle n’a en revanche jamais eu l’occasion de se prononcer sur la façon dont il convient de l’interpréter. Seul point de relief, en filigrane toutefois, dans l’affaire LH c. Bevándorlási és Menekültügyi Hivatal[60] précitée. L’avocat général y faisait en effet état des doutes de la juridiction hongroise de renvoi, soutenue en cela par le demandeur d’asile, quant à la faisabilité d’une procédure d’examen réalisé en huit jours pour respecter une réglementation nationale allant dans ce sens. En particulier, expliquent les protagonistes, « clôturer la procédure dans le délai en cause est tout particulièrement difficile dans le cadre de demandes jugées irrecevables, et ce parce que la charge de la preuve repose presque exclusivement sur les demandeurs, qui sont déjà dans une situation de vulnérabilité. La juridiction de renvoi souligne également le fait que sa décision n’est pas susceptible de recours »[61]. La Cour va d’ailleurs donner raison au requérant en jugeant la réglementation nationale incompatible avec les objectifs de la directive, dont la protection juridictionnelle effective contenue dans son article 46. Dans le même ordre d’idée, il peut arriver que les possibilités d’interprétations disponibles ne soient simplement pas les bonnes[62]. L’on peut penser que la formulation peu protectrice de la directive est responsable de certaines de ces lacunes. A fortiori dès lors que certaines transpositions de la directive procédures, comme la française par exemple, ont repris la formulation du droit de l’Union mot à mot[63].
Il est toutefois marquant que la Cour de justice puisse parfois consacrer des dizaines de paragraphes à étayer un raisonnement sur la façon dont il faut interpréter un point de la directive du fait de divergences entre ses différentes versions linguistiques[64], sans jamais se pencher sur la question de fond que sont les maigres garanties de compréhension linguistique pourtant nécessaires pour que la cause soit équitablement entendue. Face au silence de la Cour de justice de l’UE, il n’est pas non plus question de chercher à souligner une divergence entre elle et la Cour européenne ; on connaît naturellement leurs rapports complexes – entre complémentarité et concurrence[65]–. Du reste, lorsqu’elle est confrontée à la question des garanties linguistiques procédurales des demandeurs d’asile, la CourEDH cite la directive « procédure » et son article 12, sans jamais y associer de critique de fond ou de rappel de jurisprudence. Ce que l’on pourra toutefois mettre en avant, dans le cadre de cette problématique très circonscrite de la langue dans la procédure, c’est l’éclairage que la CourEDH peut offrir aux juridictions nationales, juges de droit commun du droit de l’Union, lorsqu’elles interprètent l’article 6 de la Convention. Elle reconnaît par exemple la nécessité pour les demandeurs d’asile d’avoir accès de façon effective aux démarches et procédures et de les comprendre[66], ce qui inclut, explique la Cour dans l’arrêt I.M. c. France[67] rendu le 2 février 2012, la dimension linguistique.
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La dissonance qui se matérialise actuellement, au cœur de l’ordre juridique de l’Union, entre le respect de la diversité linguistique telle qu’elle l’applique à ses propres ressortissants et la moindre considération pour les demandeurs d’asile pourtant dans une situation d’évidente vulnérabilité, ne peut qu’étonner et inquiéter. Laisser ces questions entre les seules mains des États membres sans chercher à homogénéiser l’interprétation au niveau de la Cour de justice est une idée risquée pour le respect des droits fondamentaux dans le contexte actuel. Il serait opportun que la Cour de justice parvienne à remettre de l’ordre dans cette disposition étonnante qu’est l’article 12 de la directive « procédures » en l’interprétant dans un sens conforme aux standards qui sont les siens dans tous les autres domaines du droit de l’Union. Sans doute était-ce précisément ce qui conduisait Jean-Claude Juncker à dire, au plus haut de ce que l’on a appelé la « crise des réfugiés » de 2015, qu’il fallait « mettre plus d’Europe dans l’Union »[68].