« Le monde s’emmure »[1]. La construction des murs nouveaux progresse sur tous les continents, non plus pour interdire aux individus de quitter un territoire, mais pour les empêcher d’entrer. L’Europe ne fait pas exception à cette régression globale. Elle se barricade aussi pour faire face à une crise migratoire sans précédent qui divise les États membres en démontrant que le rêve d’une démocratie triomphante et libérale cède progressivement sa place à des tendances nationalistes. Tel est le cœur du problème juridique de l’arrêt Ilias et Ahmed c. Hongrie, rendu par la Grande chambre le 21 novembre 2019, qui porte sur le périple de deux ressortissants du Bangladesh qui ont demandé l’asile en Hongrie en traversant une grande partie de l’Europe du sud-ouest. Après leur entrée sur le territoire hongrois, ils ont été placés pour vingt-trois jours dans la zone de transit de Röszke en attendant l’examen de leur demande. L’asile leur a été refusé par les autorités compétentes et ils ont été reconduits en Serbie qui est présumée selon le droit national comme un « pays tiers sûr ».
Lors de la procédure en droit interne, leurs avocats plaidaient en substance que l’autorité compétente en matière d’asile (« l’Autorité de la citoyenneté et de l’immigration ») avait méconnu les dispositions de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil (directive « procédure ») qui s’est attachée à fixer des procédures communes pour assurer la mise en œuvre d’un régime d’asile européen commun (« RAEC »)[2]. Selon eux, le danger pour leur vie et pour leur santé était associé aux défaillances dans le fonctionnement du système d’asile serbe et potentiellement au risque subséquent d’un refoulement en « chaîne » vers la Macédoine du Nord ou vers la Grèce, une pratique interdite au titre de l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés[3]. En appel, les requérants ont soutenu que l’autorité compétente n’avait pas cherché à déterminer de manière appropriée si la Serbie pouvait être considérée comme un pays tiers sûr dans leur cas particulier. Le tribunal administratif et du travail de Szeged (« tribunal ») en analysant à nouveau la situation particulière des deux requérants ainsi qu’une série de rapports publiés sur l’efficacité du système d’asile serbe a rejeté leur demande en considérant que la Serbie était un « pays tiers sûr ». Par conséquent, les deux requérants ont été forcés de quitter le territoire hongrois le 8 octobre 2015.
Dans ce contexte, la CourEDH a examiné pour la première fois une question relevant des conditions d’accueil et de séjour dans la zone de transit de Röszke qui se situe à la frontière terrestre entre deux États membres du Conseil de l’Europe. La spécificité de cet endroit porte sur le fait qu’il sert de « hall d’attente » pour tous les demandeurs d’asile qui demandent la protection internationale en traversant les frontières serbo-hongroises. Cela explique les raisons pour lesquelles le Gouvernement hongrois a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande chambre de la Cour de Strasbourg mais aussi la grande mobilisation des acteurs privés et des organes internationaux qui ont présenté des observations écrites conformément aux articles 36, paragraphe 2 de la Convention et 44, paragraphe 2 du règlement intérieur de la CourEDH[4].
La Grande chambre a, dans un premier temps, écarté l’exception préliminaire soulevée par le gouvernement hongrois qui considérait que la mise en place d’une liste nationale de « pays tiers sûr » était une obligation juridique stricte prévue par la directive « procédure ». Tout en réitérant que « les États contractants demeurent soumis aux obligations qu’ils ont librement contractées en adhérant à la Convention »[5], même lorsqu’ils appliquent le droit de l’Union européenne, la Cour de Strasbourg a considéré que la saga judiciaire Bosphorus[6] ne pouvait pas s’appliquer en l’espèce. Le fait de retenir les requérants dans la zone de transit, de leur interdire d’entrer en Hongrie dans l’attente d’un examen formel de leur demande d’asile et de reconnaître la Serbie en tant qu’un espace de sûreté, étaient, à son avis, des décisions prises dans le cadre du « pouvoir d’appréciation que le droit de l’Union européenne (…) conférait »[7] à ses États membres. Ce constat lui a permis d’examiner les déficiences procédurales concernant l’expulsion de deux personnes vers la Serbie, les conditions de vie et la restriction de liberté dans la zone de transit frontalière de Röszke pour conclure à l’unanimité à une violation procédurale de l’article 3 de la Convention (I) tout en écartant à l’unanimité la piste d’une violation matérielle de l’article 3 de la Convention (II) ; la partie la plus intéressante de son raisonnement porte sur le choix de la Grande chambre de déclarer irrecevables les griefs formulés par les requérants sur le terrain de l’article 5 paragraphes 1 et 4 concernant la privation de leur liberté du fait de leur confinement dans la zone de transit (III).
Partie I – Les déficiences procédurales dans la procédure d’expulsion vers un « pays tiers sûr »
La loi n° LXXX de 2007 relative à l’asile a transposé en droit hongrois la directive « procédure » en prévoyant les critères de la reconnaissance d’un pays tiers sûr, alors que la liste nationale des « pays d’origine sûrs » et des « pays tiers sûrs » a été émise par l’article 2 du décret gouvernemental n° 191/2015. Outre les États membres de l’Union européenne, la présomption de sûreté a été élargie non seulement aux pays candidats à l’adhésion de l’Union (à l’exception de la Turquie) mais aussi à tous les pays faisant partie de la route migratoire de l’Europe du sud-est[8]. Cette décision du gouvenrement d’Orban se fondait sur le fait que ceux-ci respectaient cumulativement les trois conditions suivantes : primo, ils avaient ratifié de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 ; secundo, ils avaient mis en place une procédure d’asile ; et tertio, ils avaient ratifié la Convention européenne des droits de l’homme.
Ayant ratifié sans aucune limitation géographique la Convention de Genève en 2001 et la ConvEDH en 2004, la Serbie qui avait modifié récemment son droit d’asile grâce à une aide financière européenne, figurait dans cette liste nationale de « pays tiers sûr » à cause de son placement géographique même si elle a toujours constitué un « espace de mobilités complexes »[9] qui n’offre jusqu’à aujourd’hui que de garanties minimales pour les demandeurs d’asile[10]. Sur ce point, le gouvernement hongrois a accepté ouvertement devant la Grande chambre que l’ajout de la Serbie dans la liste nationale des « pays tiers sûr » visait à lui permettre de « faire face à une vague migratoire sans précédent »[11] et de délocaliser le problème migratoire en dehors de son territoire bien qu’il n’existât pas de « lien de connexion [suffisant] entre le demandeur et le pays tiers concerné »[12]. En termes figurés, le gouvernement avait accepté qu’elle eût détourné l’instrument de coopération qui lui a été offerte par la directive de 2013 et, en conséquence, qu’elle eût instrumentalisé la coopération en matière d’asile prévue par l’article 78§2 TFUE qui est au cœur du RAEC[13].
Pour la Grande chambre, le fait de répertorier des « pays présumés sûrs pour les demandeurs d’asile »[14] ne contrevient pas à l’esprit de la Convention. Au contraire, il s’agit d’une possibilité qui est prévue par la directive « procédure » refondée. Il s’agit concrètement de l’article 33, paragraphe 2, point c, qui autorise les États membres de l’Union de se dispenser d’un examen au fond des demandes de protection internationale[15] et de se livrer à un examen simplifié sur leur recevabilité lorsque l’individu sera renvoyé vers un « pays tiers sûr ». Ainsi, la Cour de Strasbourg souligne que lorsqu’un pays partenaire figure sur une liste nationale de pays tiers sûr, « l’expulsion […] doit être précédée d’un examen approfondi de la question de savoir si la procédure d’asile du pays tiers de destination offre des garanties suffisantes pour éviter que le requérant soit expulsé directement ou indirectement vers son pays d’origine »[16]. Cela signifie que l’État concerné doit évaluer de manière appropriée les risques qu’une telle expulsion pourrait engendrer pour le demandeur d’asile alors que cette exigence s’applique tantôt à l’égard des expulsions vers un « pays tiers européen sûr » (catégorie juridique prévue par l’article 39), et tantôt à l’égard des expulsions vers un « pays tiers sûr » (catégorie juridique prévue par l’article 38 de la directive). De la sorte, la grande chambre semble encadrer le pouvoir discrétionnaire des États qui élaborent des listes nationales de pays tiers sûr tout en pointant du doigt la Hongrie qui « révisa sa position et déclara [en 2015] que la Serbie était un pays tiers sûr »[17].
Cette vision peut paraître plus audacieuse que celle donnée par la CJUE à l’occasion de l’arrêt Shizaz Balg Mirza du 17 mars 2016 portant sur la reprise en charge d’un demandeur d’asile par un État membre et l’interdiction des déplacements secondaires au sein de l’Union. En l’espèce, la Cour de Luxembourg avait souligné que « la réglementation et la pratique nationales concernant le concept de pays tiers sûr sont sans incidence sur la détermination de l’État membre responsable et le transfert du demandeur concerné dans cet État membre »[18], tout en soulignant que le règlement Dublin III « n’impose nullement à l’État membre responsable, lorsque celui-ci reprend en charge un demandeur, qu’il informe l’État membre procédant au transfert de sa réglementation relative aux pays tiers sûrs ou de la pratique de ses autorités compétences en cette matière »[19]. Même si le contexte était différent et plus complexe dans la mesure où la personne concernée, ressortissant Pakistanais, avait posé sa demande d’asile en Hongrie avant de s’enfuir vers la République Tchèque, la Cour de Justice a esquivé la question épineuse de la validité des conditions dans lesquelles la Hongrie a fixé en 2015 la liste des « pays tiers sûr ».
Sur la base de ces éléments théoriques, la Grande chambre réitère sa conviction que l’interdiction des traitements inhumains et dégradants est « une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur de la Convention »[20] et que « la teneur des obligations découlant de la Convention pour l’État à l’origine de la mesure d’expulsion peuvent, elles, différer selon le contexte »[21]. Cela signifie que l’article 3 couvre deux hypothèses : la première porte sur le risque direct pour un requérant de subir un mauvais traitement par les autorités de police du pays de renvoi ou l’impossibilité, dans son cas particulier, d’avoir accès à une protection effective à cause de la défaillance du système national d’asile ; la deuxième porte sur le risque indirect pour les requérants d’être refoulés « en chaîne » vers un autre pays intermédiaire, et même vers son pays d’origine. Cela étant, l’expulsion, l’extradition ou toute autre mesure d’éloignement d’un étranger du territoire peut se justifier uniquement lorsqu’il y a « des motifs sérieux et avérés »[22] de croire que le requérant ne serait pas exposé à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Le fait d’exposer un individu à ce risque emporte en soi violation de l’article 3 de la Convention[23] alors que « le fait de constater a posteriori, dans le cadre d’une procédure interne ou internationale, que l’intéressé ne courait pas de risques dans son pays d’origine, ne peut servir à exonérer rétrospectivement l’État de l’obligation procédurale décrite ci-dessus »[24].
Concernant les deux Bangladais, la Grande chambre a conclu que la décision du gouvernement hongrois de les expulser emporte la violation de l’article 3 de la Convention sur son volet procédural. Les autorités nationales n’ont pas tenu dûment compte des constats fiables du HCR ainsi que des autres documents disponibles concernant le risque réel d’un déni d’accès à une procédure d’asile effective ou d’un refoulement en « chaîne » à l’infini. De plus, elles ont incité les requérants inciter à quitter illicitement le territoire et à se rendre de manière volontaire en Serbie sans négocier avec les autorités serbes les modalités d’un retour ordonné.
Partie II – Les conditions de confinement pendant la période intermédiaire
En dehors des défaillances procédurales, les requérants se plaignaient des conditions de leur confinement dans la zone de transit de Röszke. Composée de conteneurs installés dans une étroite zone en plein air, entourée de clôtures de quatre mètres de haut environ surmontées de fil de fer barbelé, ce mur « intelligent » équipé de caméras infrarouges et de capteurs de chaleur et de mouvement marque les bordures externes de l’Union européenne. Cette façon de « protéger le mode de vie européen » a fait l’objet d’une large couverture médiatique internationale et a été fortement critiquée par plusieurs instances internationales, y compris de la part des intervenants à la procédure devant la CourEDH. La HCR, par exemple, dans son rapport concernant les mesures juridiques et la pratique consécutive adoptée entre juillet 2015 et juillet 2015 par la Hongrie, a constaté « une lourde restriction à la liberté de circulation assimilable à une privation de liberté » tout en soulignant à nouveau « qu’aucun demandeur d’asile ne devrait être reconduit [en Serbie] »[25], alors que le Représentant spécial du Secrétaire général du Conseil de l’Europe dans un rapport publié le 13 octobre 2017 sur les migrations et les réfugiés avaient constaté que les conditions d’hygiène dans cette zone étaient satisfaisantes et que les personnes qui y séjournaient pour une durée moyenne de trente-trois jours recevaient des soins médicaux élémentaires[26].
Les requérants, de leur côté, s’appuyaient sur leur extrême vulnérabilité pour soutenir que leur confinement dans la zone de transit dans l’attente de la décision sur la demande d’asile constituait un soi un traitement inhumain et dégradant. Pour ce faire, ils mentionnaient l’effet cumulé provenant des leurs conditions de vie pénibles et des mauvais traitements qu’ils ont subis tout au long de leur vie. Le gouvernement, de son côté, a mis l’accent sur la pression et les difficultés réelles que la Hongrie rencontre pour gérer la crise migratoire et le grand afflux des migrants. Il a souligné la nécessité de dissocier l’espèce des conclusions faites dans l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce concernant la violation matérielle de l’article 3 dans la mesure où leur séjour dans la zone de transit était tout à fait compatible avec les standards européens concernant la nourriture, l’hygiène, l’abri et l’accès à une assistance médicale et que par conséquent leur traitement par les autorités hongroises n’était pas d’une gravité suffisante pour qu’il puisse emporter la violation de l’article 3 de la Convention.
En appliquant les principes qu’elle avait systématisés à l’occasion de l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie au sujet des conditions d’accueil de ressortissants tunisiens à Lampedusa, durant le Printemps arable en 2011, la Cour a réitéré la responsabilité d’un État d’assurer de manière adéquate la santé et le bien-être des personnes retenues[27]. La Cour a cependant écarté les allégations liées à l’extrême vulnérabilité des deux requérants. S’il est possible de reconnaître que de plano tous « les demandeurs d’asile peuvent être considérés comme vulnérable du fait de leur parcours migratoire et des expériences traumatiques qu’ils peuvent avoir vécues en amont »[28], les deux requérants n’étaient pas plus vulnérables que d’autres demandeurs d’asile majeurs confinés dans la même zone de transit pendant cette période[29]. À cet égard, la Grande chambre s’aligne sur la conclusion de la chambre que « rien n’indique que les conditions matérielles fussent mauvaises, et en particulier qu’il y eût des carences en matière d’espace personnel, d’intimité, de ventilation, de lumière naturelle ou de promenade »[30]. Les épreuves et les mauvais traitements que les deux requérants soutenaient avoir subis au Pakistan, en Afghanistan, en Iran et en Turquie concernaient une période qui a pris fin lorsqu’ils sont arrivés en Grèce, en 2010 et en 2013 respectivement[31]. Ils ne se trouvaient pas dans une situation d’incertitude concernant le traitement de leur demande d’asile car ils ont pu suivre en temps réel les différentes étapes de la procédure, alors que leur séjour dans la zone de transit de Röszken’a pas été démesurément contraignant[32].
Partie III – Les restrictions de liberté de fait dans la zone de transit Röszke
La Cour de Strasbourg a reconnu depuis longtemps la différence entre la restriction de la liberté de circuler et la privation de liberté. La première est protégée par l’article 2 du Protocole n° 4 en ce qui concerne les personnes se trouvant régulièrement sur le territoire d’un État membre, alors que toute restriction ou privation de liberté relève de l’applicabilité de l’article 5 de la Convention. Les frontières entre les deux dispositions peuvent être dessinées asses facilement[33]. Il en va différemment de l’identification de la ligne de démarcation entre les mesures de restriction et celles de privation de liberté sous le pavillon de l’article 5 puisqu’ « entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence »[34]. Cela étant, la Cour réitère la nécessité d’« adopter une approche pragmatique et réaliste tenant compte des conditions et défis actuels »[35] qui permettra aux États de contrôler leurs frontières et prendre des mesures pour lutter contre le flux migratoire. Ainsi, le distinguo s’opère sur un éventail de quatre critères jurisprudentiels : l’analyse de la situation personnelle des requérants et de leurs choix ; l’évaluation des objectifs poursuivis par le régime juridique applicable dans le pays concerné ; le calcul de la durée du maintien ; et, enfin, l’appréciation de la nature et du degré des restrictions qui ont été imposées aux personnes concernées[36].
Parmi ces critères, l’évaluation des objectifs poursuivis par la politique migratoire hongroise fut un véritable casse-tête pour la Grande chambre. À son avis, le confinement de deux Bangladais dans la zone de transit se distingue des autres cas où elle avait constaté qu’une privation de liberté consentie emporte la violation de l’article 5. Il s’agit, plus précisément, d’une série d’affaires qui portaient sur le maintien des demandeurs d’asile dans la zone internationale d’un aéroport[37] et notamment de l’arrêt Amuur c. France où la Cour avait souligné que « la simple possibilité pour des demandeurs d’asile de quitter volontairement le pays où ils entendent se réfugier ne saurait exclure une atteinte à la liberté »[38]. Dans la même logique, l’espèce se distingue des autres affaires portant sur le maintien d’une personne au sein des centres d’accueil installés sur les îles grecques et italiennes aux fins de l’identification et de l’enregistrement des migrants car ceux-ci « ne pouvaient rejoindre que par bateau le pays d’où ils étaient arrivés »[39].
Cela s’explique tantôt par le fait que les deux requérants sont entrés sur le territoire hongrois de leur propre chef et tantôt par le droit des autorités hongroises de procéder aux vérifications d’identité nécessaires[40] pour exercer leur droit souverain de contrôler l’entrée sur le territoire hongrois. En d’autres termes, la CourEDH reconnaît que l’existence d’une zone de contrôle terrestre (et par conséquent le confinement dans la zone de transit de tous les demandeurs d’asile qui traversent les frontières serbo-hongroises) peut se justifier par l’afflux massif de demandeurs d’asile et de migrants. Ainsi, « le but de la zone de transit [est] de servir de lieu d’attente où les demandeurs d’asile séjournaient le temps que les autorités décident de les admettre ou non en Hongrie »[41]. Tout en reconnaissant qu’il y a de plano une restriction de la liberté de circuler dans les « halls d’atteinte » qui y ont été installés, les deux requérants ne se trouvaient pas dans un lien de dépendance avec les autorités hongroises. Selon la CourEDH, les requérants ont fait le « choix » de ne pas s’éloigner du territoire hongrois alors qu’ils auraient pu gagner la frontière à pied et la traverser pour passer en Serbie sans besoin « d’embarquer dans un avion pour retourner dans le pays d’où ils sont venus »[42]. D’ailleurs, l’existence même d’un accord de réadmission entre la Serbie et l’Union européenne pourrait théoriquement servir pour organiser leur retour en Serbie même si l’efficacité de ce type d’accords internationaux n’est pas évaluée par la CourEDH.
Ce constat est surprenant à deux titres : premièrement, la Grande chambre ferme artificiellement la voie à une lecture systématique des articles 3 et 5 de la Convention en soulignant que« la Convention ne peut être interprétée comme établissant un tel lien entre l’applicabilité de l’article 5 et une question distincte concernant le respect par les autorités des obligations découlant de l’article 3. »[43] Son refus de se servir de l’article 3 pour reconnaître l’existence d’une circonstance aggravante susceptible d’emporter la violation de l’article 5 dans le cas des mesures d’éloignement du territoire s’appuie sur une pirouette plutôt surprenante qu’inexplicable ; le fait que la violation procédurale de l’article 3 (l’expulsion en Serbie) ne s’appuyait pas sur le risque pour les deux requérants de subir en Serbie des traitements inhumains et dégradants mais sur celui « d’un refoulement vers la République de Macédoine du nord ou vers la Grèce »[44] ou d’un déni d’accès à une procédure d’asile effective. Deuxièmement, la CourEDH inscrit toutes ses analyses dans une logique de vérification de l’applicabilité de l’article 5, paragraphes 1 et 4, alors que la Chambre avait déclaré recevables les griefs des deux requérants en soulignant que « [ceux-ci] ne pouvaient quitter cette zone pour gagner la Serbie sans en subir de lourdes conséquences indésirables, à savoir sans renoncer à leurs demandes d’asile et s’exposer à un risque de refoulement »[45]. Ce stratagème de la Grande chambre a été critiqué par le juge Biancu dans son opinion partiellement dissidente. À son avis, l’approche interprétative suivie par la majorité constitue une régression qui « revient des années en arrière sur l’interprétation qui avait été faite de l’article 5 ». Cela est dû au fait que certains des critères susmentionnés pour traiter de l’applicabilité de l’article 5, paragraphes 1 et 4, sont en substance des critères liés au traitement de l’affaire sur le fond et relèvent de l’application de cette disposition. Il s’agit, plus précisément, de l’analyse de l’objectif des mesures privatives de liberté qui sont prises par les autorités nationales à l’encontre des requérants qui sont habituellement examinées à un stade ultérieur de son analyse[46].
Inéluctablement, le rejet de l’applicabilité de l’article 5, paragraphes 1 et 4 de la Convention dans des situations comme celle des requérants atteste de la volonté de la CourEDH d’éviter la création d’une usine à gaz juridique et d’accroître encore un peu plus un contentieux déjà de masse en matière d’asile.