La prise en compte de la Charte sociale européenne dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme

Spano Robert

Madame la Professeure,
Mesdames et Messieurs,

Je suis ravi d´être ici avec vous aujourd´hui. Merci pour l’invitation.

Vous avez souhaité que je présente la jurisprudence de notre Cour en matière de droits sociaux. Je m’en réjouis, car c’est une question à laquelle on n’attache pas toujours l’importance qu’elle mérite et elle est très importante à mes yeux et je sais aussi pour plusieurs de mes collègues à la Cour et en particulier notre ancien président et mon cher ami Guido Raimondi qui a souvent rappelé l’importance de ce sujet.

Comme vous le savez, la Convention européenne des droits de l’homme est essentiellement consacrée aux droits civils et politiques. Pourtant, les droits économiques et sociaux sont moins absents qu’on ne le pense de la Convention. Je songe à la liberté syndicale (article 11), au droit de propriété (article 1er du Premier Protocole), au droit à l’instruction (article 2 du même Protocole) ou à l’interdiction du travail forcé, qui accompagne celle de l’esclavage et de la servitude (article 4 de la Convention).

En réalité, l’instrument du Conseil de l’Europe qui garantit les droits sociaux est la Charte sociale européenne. Ce texte énumère des droits fondamentaux et d’autres plus secondaires. Certes, la Charte sociale est un instrument complémentaire de la Convention européenne des droits de l’homme, mais elle n’est pas directement justiciable devant la Cour. Beaucoup le déplorent. Ils estiment qu’il n’y a pas de raison de limiter la protection juridictionnelle aux droits civils et politiques. Je suis sûr que le professeur Marguénaud évoquera cela dans son discours.

Des commentateurs et des commentatrices observent, à juste titre, que, dans leur vie quotidienne, les gens attachent autant d’importance, voire davantage, au respect de leurs droits sociaux fondamentaux qu’à celui de leurs droits politiques. L’indivisibilité des droits de l’homme, auxquelles René Cassin, l’un des pères de la Déclaration universelle, tenait tant, impliqueraient que tous soient protégés le plus efficacement possible. Or, la protection juridictionnelle, par sa solennité, son autorité et sa valeur contraignante, est le mode de protection le plus efficace.

Depuis l’arrêt Airey c. Irlande[1], que vous connaissez tous et qui fût en quelque sorte l’arrêt fondateur, on a assisté à un grand nombre d’incursions de la Cour sur le terrain de la Charte sociale, ainsi qu’à une utilisation extensive de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les exemples sont multiples des jurisprudences qui nous rapprochent dans des domaines de plus en plus variés : travail forcé ; interdiction des licenciements discriminatoires et des discriminations à l’embauche ; droit d’association syndicale ; droit de grève ; droit à la sécurité sociale et à l’assistance sociale et médicale ; prestations sociales. Grâce à l’interprétation dynamique qui caractérise le travail du Comité européen des droits sociaux et le nôtre, ces points de chevauchement ne peuvent que se multiplier.

Ainsi, l’article 1 §2 de la Charte sociale interdit le travail forcé, tout comme l’article 4 de la Convention. Toutefois, ces dispositions ne comportent pas de définition de cette notion. C’est la Cour qui a délimité la portée de l’article 4 §2 dans une jurisprudence importante (Van der Mussele c. Belgique[2] de 1983, déjà ancienne, et Siliadin c. France[3]de 2005, dont je parlerais dans un instant). Selon la Cour, la notion de travail « forcé ou obligatoire » évoque l’idée d’une contrainte, physique ou morale. Il doit s’agir d’un travail exigé « sous la menace d’une peine quelconque et, de plus, contraire à la volonté de l’intéressé, pour lequel celui-ci ne s’est pas offert de son plein gré ».

Dans la célèbre affaire Siliadin c. France de 2005, nous étions sur le terrain de l’esclavage moderne. La Cour, pour condamner la France qui était l’État défendeur, a relevé les conditions particulièrement dures auxquelles la requérante, une jeune domestique arrivée d’Afrique, était soumise (absence de rémunération, privation de congés, temps de travail illimité, etc.). Pour conclure à la violation de l’article 4, la Cour a estimé que la requérante avait été maintenue en servitude, qui est un état prohibé par cet article et qui est, en quelque sorte, intermédiaire entre l’esclavage au sens strict et le simple travail forcé ou obligatoire. Or, à l’époque, la législation française n’était pas suffisamment protectrice pour une personne aussi vulnérable face à des agissements malfaisants, si bien que l’État avait manqué à ses obligations positives dans le cadre de l’article 4.

Une affaire récente traite également de la question du travail forcé : il s’agit de l’affaire Chowdury et autres c. Grèce[4] du 30 mars 2017. Elle concerne 42 requérants bangladais, sans permis de travail, soumis à du travail forcé. Leurs employeurs les avaient recrutés pour cueillir des fraises dans une exploitation située à Manolada, en Grèce, mais ils ne leur versaient pas leurs salaires et ils les faisaient travailler dans des conditions physiques extrêmes, sous le contrôle de gardes armés. La Cour a jugé tout d’abord que la situation des requérants relevait de la traite des êtres humains et du travail forcé, précisant que l’exploitation par le travail constitue un aspect de la traite des êtres humains. Elle a jugé ensuite que l’État avait manqué à ses obligations de prévenir la situation de traite des êtres humains, de protéger les victimes, d’enquêter efficacement sur les infractions commises et de sanctionner les responsables de la traite.

S’agissant toujours des droits des travailleurs, la Cour a eu, à maintes reprises, l’occasion de consacrer l’interdiction des licenciements discriminatoires et des discriminations à l’embauche. Ainsi, dans les affaires Glasenapp et Kosiek c. Allemagne[5] de 1986, la Cour a précisé que, si l’accès à un emploi dans la fonction publique ne peut, en tant que tel, constituer le fondement d’un grief tiré de la Convention, la manière dont les États règlementent l’embauche et le maintien dans l’emploi des fonctionnaires doit cependant respecter les droits garantis par la Convention.

Un des domaines en matière de droits sociaux qui a vu la Cour intervenir à de nombreuses reprises est celui de l’article 11 de la Convention (liberté de réunion et d’association), notamment pour ce qui concerne le droit d’association syndicale. Cela concerne souvent son aspect négatif, c’est-à-dire le droit de ne pas adhérer à un syndicat. Ainsi, dans son arrêt Sigurdur A. Sigurjonsson c. Islande[6] de 1993, l´arrêt le plus célèbre de mon pays d´origine, la Cour a relevé que le droit de ne pas adhérer à un syndicat existe dans une majorité d’États Membres du Conseil de l’Europe et réunit un large consensus au niveau international. La liberté du choix syndical est essentielle.

Encore en matière syndicale, la Cour a eu à plusieurs reprises l’occasion d’apporter des garanties et l’affaire Demir et Baykara c. Turquie[7] du 12 novembre 2008 en est un exemple très connu.

Un arrêt très récent mérite également d’être cité : il s’agit de l’affaire Tek Gida Is Sendikasi c. Turquie[8] du 4 avril 2017. Le syndicat requérant regroupait à l’époque des faits des salariés travaillant dans le secteur de l’industrie agroalimentaire. En 2003, un certain nombre de salariés employés dans les usines d’une société adhérèrent à ce syndicat. En février 2004, celui-ci demanda au ministère du Travail et de la Sécurité sociale que sa représentativité soit établie pour qu’il puisse conclure, au nom de ses adhérents, des conventions collectives de travail avec la société en question. Par une décision du 26 mai 2004, le ministère accueillit cette demande et valida la représentativité du syndicat. La société employeur saisit le tribunal du travail d’un recours en annulation de cette décision. Par un jugement du 2 décembre 2004, le tribunal, statuant sur le fondement d’un rapport d’expertise, fit droit à cette demande, estimant que le nombre d’adhérents au syndicat était trop faible pour qu’il puisse revendiquer la représentativité en question. Le syndicat se pourvût en cassation mais son pourvoi fut rejeté. Entre-temps, l’employeur avait invité les salariés membres du syndicat à résilier leur adhésion sous peine de licenciement ; 40 d’entre eux refusèrent et furent licenciés pour raisons économiques ou pour insuffisances professionnelles. Ces derniers saisirent, à différentes dates, les tribunaux de travail pour licenciement abusif et demandèrent leur réintégration dans la société. Par plusieurs jugements, les tribunaux ordonnèrent à l’employeur de réintégrer les salariés licenciés et, à défaut, de leur verser une indemnité pour licenciement abusif. La Cour de cassation confirma ces jugements. Aucun des salariés ne fut réintégré. Devant la CEDH, le syndicat requérant a invoqué en particulier l’article 11 (liberté de réunion et d’association). La Cour n’a pas constaté de violation de l’article 11 pour ce qui concerne le refus de reconnaître la représentativité du syndicat requérant mais elle a estimé qu’il y avait violation de cette disposition à raison de manquements à l’obligation positive de l’État d’empêcher l’employeur d’exclure tous les salariés affiliés au syndicat requérant par des licenciements abusifs.
 
​Je souhaiterais encore dire un mot sur le droit de grève. Il n’est pas expressément garanti par la Convention. Toutefois, compte tenu de l’importance que revêt cette arme pour les travailleurs et les syndicats, une interdiction de faire grève peut être considérée comme une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 11. C’est ce que notre Cour a jugé, par exemple, dans l’arrêt Unison c. Royaume-Uni[9] de 2002. Nous avons considéré que le droit de grève représente un des moyens les plus importants au travers desquels l’État peut assurer la liberté pour un syndicat de protéger les intérêts professionnels de ses membres. Cela avait été indiqué dès 1976 dans l’affaire Schmidt et Dahlström c. Suède[10]. Le droit de grève a d’ailleurs valeur constitutionnelle dans plusieurs États européens. À cet égard, je vous rappelle que devant la Cour nous avons actuellement une affaire importante qui concerne le droit de grève des fonctionnaires en Allemagne dans laquelle la Cour Constitutionnelle Allemande a rendu un arrêt très discuté.

Je vous rappelle que la Cour s’est également livrée à une utilisation extensive de l’article 14 de la Convention, en faveur des droits économiques et sociaux. Les exemples pertinents concernent essentiellement le droit à la sécurité sociale et à l’assistance sociale et médicale et la question des prestations sociales.

C’est sous l’angle de l’article 1 du Protocole 1 (protection de la propriété et des biens), seul ou combiné avec l’article 14 de la Convention, que la Cour a élaboré une jurisprudence importante en matière de protection sociale. Cette jurisprudence a été consacrée à l’occasion de l’affaire Gaygusuz c. Autriche[11], qui avait trait au refus opposé par les autorités autrichiennes de reconnaître une allocation d’urgence à un chômeur, au motif qu’il n’avait pas la nationalité autrichienne. La Cour a considéré que la différence de traitement ne reposait sur aucune justification objective ou raisonnable.

La question des prestations sociales comporte de nombreux aspects.

Il s’agit d’abord de déterminer quels types de prestations sociales entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole 1. À cet égard, la jurisprudence est abondante et couvre un large éventail de prestations (voir par exemple l’arrêt pilote Bourdov c. Russie[12] de 2002, à propos d’une allocation de maladie consécutive à la catastrophe de Tchernobyl).

Il faut ensuite vérifier quelles sont les conditions d’accès à ces prestations, notamment lorsque le requérant se prétend victime d’une discrimination prohibée par l’article 14. Là aussi, les arrêts et décisions en la matière sont nombreux ; ainsi l’affaire Stec et autres c. Royaume-Uni[13] de 2006. Dans cet arrêt de Grande Chambre, après avoir considéré que la création de prestations sociales, même sans cotisations de la part du bénéficiaire, engendrait un intérêt patrimonial relevant de l’article 1 du Protocole 1, qui porte sur la protection de la propriété, la Cour a jugé que l’avantage conféré aux femmes par la législation britannique n’était pas contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole 1. Il faut noter que cet arrêt s’inspire explicitement d’un arrêt de la CJUE rendu sur la même question, et qu’il cite. C’est là un exemple de la volonté de convergence jurisprudentielle des deux grandes cours européennes.

Un autre exemple marquant qui concerne, lui, les prestations sociales : l’arrêt rendu par la Grande chambre le 13 décembre 2016 dans l’affaire Béláné Nagy c. Hongrie[14]. L’affaire concernait une prestation de sécurité sociale versée à la requérante, Mme Nagy. Elle avait touché pendant près de dix ans une pension d’invalidité, avant que celle-ci ne soit supprimée. Sa demande tendant à ce que cette pension lui soit de nouveau versée fut rejetée au motif que, par l’effet d’une réforme législative, elle n’avait plus droit à cette prestation. Mme Nagy voyait dans la suppression de sa pension d’invalidité une violation de son droit au respect de ses biens. La Cour a jugé, en particulier, que l’article 1 du Protocole n° 1 s’appliquait à l’égard de Mme Nagy étant donné que celle-ci pouvait nourrir une espérance légitime de recevoir la pension, si elle satisfaisait aux critères énoncés par l’ancienne législation. Le refus de lui verser la pension était prévu par la loi (telle que découlant de la nouvelle législation) et poursuivait un but légitime (l’économie des deniers publics). Cependant, ce refus n’était pas proportionné, en particulier parce qu’il avait entièrement privé une personne vulnérable de sa seule source de revenus par l’application d’une législation d’effet rétroactif et dépourvue de mesures transitoires adaptées à la situation de Mme Nagy.

Ces quelques exemples témoignent de la diversité des affaires que nous avons à juger dans un domaine qui n’était pas à l’origine notre domaine de compétence.

Cette diversité n’est pas surprenante si on tient compte du fait que la Convention est, selon la formule consacrée, « un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions actuelles ». Or, s’il est bien une matière qui évolue sans cesse, c’est la matière sociale. La crise économique et migratoire qui touche notre continent affecte inévitablement notre jurisprudence.

Dans le contexte de crise économique que nous connaissons, la Cour doit prendre en compte les situations budgétaires nationales et ne peut garantir de droit absolu à la protection sociale. C’est ce qu’elle a réaffirmé à l’occasion de la décision d’irrecevabilité Koufaki et Adedy c. Grèce[15] du 7 mai 2013, en se montrant à l’écoute du législateur national qui souhaitait remédier à une crise budgétaire grave et assainir les finances de son État de manière durable. Toutefois, le contexte économique ne peut pas justifier toute réduction de prestation existante. Ainsi, dans l’arrêt N.K.M. c. Hongrie[16]du 14 mai 2013, la Cour a estimé que les moyens employés pour réduire la prestation sociale étaient disproportionnés au but légitime de sauvegarde du Trésor Public. C’est toujours un équilibre subtil que notre Cour essaye d’atteindre. Dans les matières que nous évoquons aujourd’hui, c’est d’autant plus délicat que les paramètres à prendre en considération sont nombreux et complexes.
 
Madame la Professeure,
Mesdames et Messieurs,

On a vu à quel point les droits fondamentaux irriguent actuellement la matière économique et sociale. On pourrait même s’interroger sur la réelle hiérarchie entre les deux catégories de droits. Quelle est la valeur d’une parfaite protection des droits de liberté pour quelqu’un qui ne dispose pas d’un toit et d’une nourriture suffisante, pour ne pas parler des soins de santé qui lui sont nécessaires ?

Soyez certains que notre Cour a pour la Charte Sociale la plus grande considération et c’est pourquoi je me réjouis du dialogue que nous allons avoir aujourd’hui autour des droits de l’homme que nous défendons tous.

 

Auteurs

Robert Spano, Vice-président de la Cour européenne des droits de l’homme

Pour citer cet article

Robert Spano, « La prise en compte de la Charte sociale européenne dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Europe des droits & libertés/Europe of Rights & Liberties, mars 2020/1,pp. 50-55.

CourEDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, n° 6289/73.

CourEDH, Ass. plén., 23 novembre 1983, Van der Mussele c. Belgique, n° 8919/80.

CourEDH, 26 juillet 2005, Siliadin c. France, n° 73316/01.

CourEDH, 30 mars 2017, Chowdury et autres c. Grèce, n° 21884/15.

CourEDH, Ass. plén., 28 août 1986, Glasenapp c. Allemagne, n° 9228/80; CourEDH, Ass. plén., 28 août 1986, Kosiek c. Allemagne, n° 9704/82.

CourEDH, 20 juin 1993, Sigurdur A. Sigurjonsson c. Islande, n° 16130/90.

CourEDH, GC, 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, n° 34503/97.

CourEDH, 4 avril 2017, Tek Gıda İş Sendikası c. Turquie, n° 35009/05.

CourEDH, 10 janvier 2002, Unison c. Royaume-Uni, n° 53574/99.

CourEDH, 6 février 1976, Schmidt et Dahlström c. Suède, n° 5589/72.

CourEDH, 19 septembre 1996, Gaygusuz c. Autriche, n° 17371/90.

CourEDH, 7 mai 2002, Bourdov c. Russie, n° 59498/00.

CourEDH, GC, 12 avril 2006, Stec et autres c. Royaume-Uni, n° 65731/01 et allii.

CourEDH, GC, 13 décembre 2016, Béláné Nagy c. Hongrie, n° 53080/13.

CourEDH, 7 mai 2013, Koufaki et Adedy c. Grèce (déc.), n° 57665/12 et n° 57657/12.

CourEDH, 14 mai 2013, N.K.M. c. Hongrie, n° 66529/11.