À la question de savoir si l’exercice du contrôle juridictionnel de conventionnalité, notamment celui opéré par le Conseil d’Etat au titre de la Convention européenne des droits de l’homme, n’est pas le grand oublié des travaux consacrés à la protection des droits et libertés en période d’état d’urgence sanitaire[1], la réponse paraît, de prime abord, devoir être positive[2]. Reste à vérifier si cette indifférence révèle une véritable mise entre parenthèses du contrôle de conventionnalité par les juges du Palais Royal ou si elle est excessive et éloignée de la réalité contentieuse. Et si la question revêt une acuité particulière, c’est en raison du contexte politique et juridique dans lequel elle s’inscrit. En effet, le cas de figure n’est plus celui d’un état d’urgence allant de pair avec l’exercice par la France de son droit de dérogation au sens de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme (2015-2017)[3], mais d’un état urgence sans dérogation, s’inscrivant donc dans le cadre d’une conventionnalité normale, si l’on ose dire. Sur le plan formel, les droits et libertés ne sont pas ici suspendus, pas plus d’ailleurs que les garanties juridictionnelles. Le juge interne, juge de droit commun de la Convention, devait logiquement faire prévaloir une application pleine et entière de la norme conventionnelle.
L’étude annuelle 2022 du Conseil d’Etat intitulée les états d’urgence la démocratie sous contrainte[4] comporte cinq pages consacrées à l’étude du régime conventionnel de la dérogation aux droits et libertés (art. 15 CEDH ; art. 4 PIDCP). On ne peut toutefois qu’être surpris, voire inquiet de la place réservée à l’application du droit international des droits de l’homme par le Conseil d’Etat. On a beau chercher, on peine à trouver dans cette étude des développements substantiels sur le contrôle de conventionnalité interne. Et sans aucun doute y-a-t-il quelque ironie à constater que la seule référence à ce contrôle dessert le Conseil d’Etat, puisqu’il s’agit de l’archi connu contentieux de la prolongation automatique des détentions provisoires qui a plutôt mis en exergue le rôle de la Cour de cassation comme juge des libertés[5]. Cette idée a largement été reprise pour peu que l’on se tourne vers le numéro spécial de la RDP Les états d’exception, un test pour l’état de droit : est uniquement souligné le rôle de « la Cour de cassation, gardienne de la conventionnalité des lois dans le domaine judiciaire »[6].
À y regarder de près, la question de l’intensité de ce contrôle a surtout été évoquée au début de l’état d’urgence sanitaire, en lien avec le refus de la France de ne pas exercer le droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention européenne, refus qui a suscité, on le sait, une controverse doctrinale : d’un côté, certains auteurs regrettaient un choix générateur d’insécurité juridique en ce les mesures prises au titre de l’état d’urgence sanitaire s’inscrivaient bien dans une dérogation de facto[7] ; de l’autre, il était soutenu que le maintien du droit commun des restrictions permettait une protection plus efficace des droits et libertés en ce que le contrôle des mesures de restriction de la Cour européenne est plus strict que celui mis en œuvre dans le cadre de l’article 15[8]. Que le lecteur soit rassuré : il ne s’agit pas de revenir sur ce débat. Mais le contexte auquel il renvoie – l’inapplicabilité de l’article 15 – s’avère essentiel. Alors que la Convention européenne avait vocation à s’appliquer normalement, ce « hiatus » – état d’urgence sans dérogation – aurait conduit le juge administratif à occulter la Convention européenne au profit de l’urgence sanitaire. À suivre certains auteurs[9], le refus français d’activer l’article 15 a eu un prix : placer le juge interne dans une situation très inconfortable qui explique, en partie, la minoration systématique de la Convention européenne.
Même s’il y a des précédents de mise en œuvre d’états d’urgence sans dérogation[10], la pratique (avant la crise du covid-19) tend à montrer que les Etats ne renoncent pas au bénéfice de la clause dérogatoire en présence d’un événement qui s’installe dans la durée. L’exemple français en atteste : en 1985 (évènements en Nouvelle-Calédonie), en 2005 (émeutes des banlieues) ou bien encore en 2015 (attentats terroristes), le régime dérogatoire de l’article 15 a été activé mais pas en 2020 malgré l’instauration de l’état d’urgence sanitaire. Il est d’ailleurs intéressant de relever que cette situation particulière n’a pas échappé aux requérants et à leur conseil qui n’ont pas hésité à faire un lien entre l’inconventionnalité de certaines mesures et le fait que le gouvernement n’a pas demandé le bénéfice de l’article 15. Autre manifestation de ce contexte inédit, la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas restée totalement indifférente à ce débat sur la nature et l’étendue du contrôle de conventionnalité opéré par le juge interne. Dans une décision d’irrecevabilité Zambrano c. France en date du 7 octobre 2021[11] dans laquelle le requérant contestait la conventionnalité du passe sanitaire, la Cour, se plaçant dans le sillage de précédents dépourvus d’ambiguïté[12] a mis en évidence la différence d’objet et de nature des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, en particulier la plus-value du contrôle in concreto de conventionnalité par rapport au contrôle in abstracto exercé par le Conseil constitutionnel. Parce que ces contrôles sont distincts, « une mesure prise en application d’une loi dont la conformité aux dispositions constitutionnelles protectrices des droits fondamentaux est établie peut-être jugée incompatible avec ces mêmes droits tels qu’ils se trouvent garantis par la Convention à raison par exemple de son caractère disproportionné dans les circonstances de la cause »[13]. Au regard de ces principes, l’argument du requérant selon lequel la décision du Conseil constitutionnel en date du 5 août 2021 (DC n° 2021-824) rendait tout recours contre les textes d’application de la loi du 5 août 2021 ineffectif ne pouvait prospérer. Le contrôle de constitutionnalité n’absorbant pas le contrôle de conventionnalité, M. Zambrano pouvait tout à fait saisir le Conseil d’État pour contester la loi sur le passe sanitaire au regard des dispositions conventionnelles. En conséquence de quoi la requête a été déclarée irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours préalables. Une telle présentation du contrôle de conventionnalité, contrôle de proportionnalité in concreto, paraît bien éloignée des analyses doctrinales présentant ce contrôle comme étant de pure en forme en période d’état d’urgence sanitaire.
L’examen de ce décalage est une manière de tenter de s’extraire des apories auxquelles mènent les débats sur les mérites ou non de la position française de ne pas activer le régime dérogatoire de l’article 15. La question de savoir si la dérogation était préférable au régime de droit commun ou l’inverse n’est pas le point central de la discussion. Elle est plutôt de savoir si les garanties juridictionnelles en droit interne sont effectives. Or, une étude approfondie du contentieux devant le juge administratif donne à voir une réalité paradoxale, à savoir une omniprésence de la Convention européenne emportant finalement peu d’effets. L’hypothèse peut ainsi être émise d’un contrôle à éclipses (Partie II). Le contrôle a été adapté aux circonstances exceptionnelles de l’état d’urgence sanitaire de sorte que peu de décisions ont suspendu ou annulé des mesures restrictives sur le seul fondement de la Convention européenne[14]. Semblable positionnement du juge administratif peut surprendre au regard du contexte singulier de non-application de l’article 15 qui caractérise l’état d’urgence sanitaire, lequel a alimenté une montée en puissance de Convention européenne dans les stratégies contentieuses des requérants (Partie I).
Partie I – L’omniprésence inédite de l’argument conventionnel
À l’évidence, sous l’impulsion des plaideurs, nous avons assisté à une européanisation des griefs, inédite en période d’état d’urgence. Ceux-ci et leur conseil ont fait feu de tout bois, multipliant les moyens d’inconventionnalité et n’hésitant pas même à demander aux juges du Palais Royal d’adresser à la Cour européenne des demandes d’avis au titre du Protocole n° 16 sur la conventionnalité des mesures prises au titre de l’état d’urgence sanitaire. Qu’il paraît bien loin le temps où l’on pouvait parler d’une sous-exploitation de la Convention en période d’état d’urgence[15]. L’omniprésence de l’argument conventionnel sera tout d’abord mis en parallèle avec le contexte inédit dans lequel elle intervient, un état d’urgence sans dérogation. En effet, c’est le maintien du régime normal des restrictions qui semble expliquer l’européanisation des griefs en période d’état d’urgence (A). Sur la base de cette prémisse, on comprend la richesse des moyens d’inconventionnalité (B).
A. L’ombre du choix français de ne pas recourir au régime dérogatoire
La particularité du contentieux des mesures prises au titre de l’état d’urgence est bien connue : le juge administratif est le plus souvent saisi comme juge des référés, ce qui lui permet d’intervenir « en temps réel ». L’irrésistible pouvoir d’attraction du référé-liberté s’est une nouvelle fois illustrée : le juge statue dans un délai très bref de 48h et celui-ci peut être saisi d’atteintes directes à des libertés fondamentales, mais également dans des situations d’abstention de l’autorité administrative. Sont notamment visées les situations de carence qui « crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale » (art. 2 CEDH)[16] ou « les expose à être soumis, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant prohibé par l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et les libertés fondamentales »[17]. Attractivité également car le contrôle de conventionnalité relève désormais de l’office du juge des référés, qui peut connaître d’un moyen tiré de l’inconventionnalité de la loi au regard des traités internationaux, tant dans l’abstrait que dans les conséquences concrètes de leur application[18]. Mais s’il lui appartient d’écarter le droit interne en raison de sa contrariété aux engagements internationaux, celle-ci doit être manifeste, du moins en référé-liberté. Ce positionnement est singulièrement important car l’intervention du juge est subordonnée à l’existence d’une illégalité manifeste. C’est dire, en d’autres termes, que toute inconventionnalité ne constitue pas une atteinte manifestement grave et illégale à une liberté fondamentale. La comparaison avec les exigences conventionnelles pourrait donc apparaître comme étant faussée dès le départ.
Il n’en reste pas moins que cette évolution substantielle de l’office de juge des référés a été largement exploitée par les requérants pour contester les mesures prises au titre de l’état d’urgence sanitaire. Et le fait que la France n’ait pas exercé son droit de dérogation au sens de l’article 15 pour lutter contre la pandémie du covid-19 emporte une rupture dans les stratégies contentieuses : l’argument n’est plus celui de l’inconventionnalité de l’état d’urgence au regard de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme[19] mais celui de son inconventionnalité manifeste compte tenu de la non-application de l’article 15. Le « hiatus » évoqué plus haut d’un état d’urgence sans dérogation est opposé par les requérants aux autorités françaises. Ainsi, dans une ordonnance Association civitas en date du 18 mai 2020 relative à l’interdiction de tout rassemblement ou réunion au sein des établissements de culte, les requérants pointaient l’illégalité de la mesure « dès lors que (…), la France ne peut pas exercer le droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales faute d’avoir notifié l’état d’urgence sanitaire au Conseil de l’Europe »[20]. De même, le référé-suspension présenté par plusieurs associations contre les dispositions permettant à la Cour nationale du droit d’asile de juger l’ensemble des recours à juge unique soulignait une méconnaissance du « droit au recours effectif, conventionnellement garanti aux demandeurs d’asile, en ce qu’elle confie l’ensemble du contentieux de l’asile à un juge unique, tenu de statuer dans des délais restreints, alors qu’il n’existe aucun obstacle dirimant au maintien de la procédure collégiale et que le Gouvernement n’a pas demandé à bénéficier de l’article 15 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[21]. La formulation retenue ici nous semble plus appropriée que la précédente en ce qu’elle fait écho au caractère facultatif du recours à l’article 15. Nul doute que la pandémie du covid-19 constitue bien « une situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l’ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l’État » pour reprendre une formule utilisée par la Cour européenne dans l’affaire Lawless[22] mais elle n’obligeait certainement par la France pas à invoquer cette disposition.
Plus intéressante encore est la démarche du requérant dans une ordonnance du 20 octobre 2020 concernant l’obligation du port du masque. Il allègue en effet que « les dispositions contestées dérogent aux libertés fondamentales sans justification dès lors qu’elles constituent des mesures exceptionnelles alors que les conditions des articles 16 et 35 de la Constitution et de l’article 15 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne sont pas satisfaites »[23] et pose ainsi la vraie question de savoir si la France est ou non dans un régime de dérogation de facto. Cependant, outre que les moyens d’inconventionnalité restent imprécis, la manière de poser le problème est susceptible de créer des malentendus : la France n’aurait pas pu bénéficier du régime dérogatoire de l’article 15 (!), ce qui n’est évidemment pas le cas. D’autres requérants laissent clairement entendre que la France était dans l’obligation de recourir au régime dérogatoire de l’article 15 de la Convention ou de l’article 4 du Pacte international sur les droits civils et politiques. En ce sens, dans plusieurs ordonnances, vingt-quatre au total, qui concernaient des demandes de suspension du décret du 11 mai 2020 en ce qu’il interdisait à certaines catégories d’établissements recevant du public d’accueillir du public, les requérants faisaient valoir que le décret « méconnaît l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’article 30 de la Déclaration universelle des droits de l’homme dès lors que la France n’a pas signalé au secrétaire général de l’Organisation des Nations-Unies la promulgation de l’état d’urgence sanitaire et que les mesures édictées ne respectent pas le principe d’intangibilité des droits fondamentaux, le principe de temporalité et le principe de proportionnalité »[24]. Une fois de plus, il est permis de s’interroger sur la pertinence d’une telle argumentation. En l’absence de dérogation, l’article 4 du Pacte ne trouve pas à s’appliquer. La référence à la Déclaration universelle laisse également songeur puisqu’elle elle n’est pas invocable devant le juge interne. Qui plus est, l’article 30 est une disposition portant interdiction d’abus de droit.
Que dire, enfin, de la demande d’adresser un avis à la Cour européenne des droits de l’homme sur l’interprétation de l’article 15 de la Convention, formulée à plusieurs reprises. À ce titre, il est possible d’évoquer la décision du 29 juin 2021 où était en cause une requête en annulation de la décision réglementaire de demander aux consuls de ne pas enregistrer ou instruire les demandes de visas de long séjour de réunification familiale. Les requérants demandaient « à titre subsidiaire, de demander un avis à la Cour européenne des droits de l’homme en application de l’article 1er du protocole n° 16 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, sur l’interprétation de l’article 15 de la Convention » (!)[25]. On peine à comprendre l’objet de la demande dès lors que l’article 15 n’est pas applicable. La question de savoir ce que commande la Convention européenne des droits de l’homme en temps de crise (art. 15) est hors-sujet. L’étonnement laisse place à la sidération lorsqu’on découvre d’innombrables requêtes demandant au juge administratif une saisine de la Cour européenne, au titre du protocole 16, pour interpréter des dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[26]. Certains conseils seraient bien inspirés de relire l’article 1er du protocole 16 qui précise que les demandes d’avis ne peuvent porter que sur « des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles ».
De façon générale, on peut avancer que, confronté à ces moyens d’inconventionnalité développés sur le terrain de l’article 15, le Conseil d’Etat opte pour le contournement. Il n’y répond jamais, même pour préciser que l’article 15 n’est pas applicable et que la Convention s’applique normalement. Lorsque l’article 15 s’appliquait, les critiques portant sur l’éventuelle inconventionnalité de la loi de 1955 étaient rejetées de façon expéditive. Lorsqu’il ne s’applique pas, le juge administratif n’en dit mot. Il est permis de s’étonner de ce silence qui contraste fortement avec la démarche de la Cour de cassation qui se montre plus transparente et pédagogue. Qu’on en juge. Dans son arrêt du 26 mai 2020 relatif à la question de la prolongation automatique des détentions provisoires, la chambre criminelle souligne que « la France n’a pas exercé le droit de dérogation, prévu à l’article 15 de ladite Convention »[27] de sorte que les garanties de l’article 5 s’appliquaient pleinement. On pourra nous objecter qu’il s’agit là de chicanes doctrinales, que l’essentiel réside dans l’application intégrale de la Convention, qu’elle soit implicite ou explicite. Cependant, ce point spécifique de la motivation est loin d’être anodin. Là où la Cour de cassation a amené la discussion de la prolongation automatique des détentions provisoires sur le terrain conventionnel, le Conseil d’Etat a totalement éludé le débat de conventionnalité[28], ignorant ce faisant l’important corpus jurisprudentiel strasbourgeois sur cette question[29].
À la faveur de dette application pleine et entière de la Convention, les requérants n’hésitent plus à l’invoquer devant les juges ordinaires. Les dispositions conventionnelles ont quasiment toutes été mobilisées.
B. La richesse des moyens d’inconventionnalité
Si l’omniprésence contentieuse de la Convention européenne est bien réelle, d’autres textes internationaux et européens de protection des droits ont été invoqués par les requérants.
Le Pacte international sur les droits civils et politiques. Quarante-six décisions du Conseil d’Etat ont été rendues au visa du Pacte, avec trois problématiques particulières qui retiennent particulièrement l’attention. On compte vingt-quatre ordonnances en référé-suspension sur les dispositions du décret du 11 mai 2020 interdisant à certaines catégories d’établissements recevant du public d’accueillir du public. Rendues au visa du Pacte, ces ordonnances ignorent à juste titre le moyen évoqué précédemment d’une méconnaissance de l’article 4 du Pacte dès lors que la France n’a pas exercé son droit de dérogation[30]. Une autre série de décisions porte sur les différentes mesures prises interdisant les rassemblements religieux (cinq au total)[31]. En l’occurrence, les requérants invoquaient une violation de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 18 du Pacte qui protègent la liberté de religion. En revanche, dans l’ordonnance du 18 mai 2020 qui suspend les dispositions du même décret interdisant les rassemblements religieux, l’article 18 n’était pas invoqué. L’article 6 du Pacte, qui garantit le droit à la vie, occupe également une place importante dans les stratégies argumentatives des requérants[32], notamment dans les actions engagées pour contraindre les autorités à prendre des mesures permettant à ceux particulièrement exposés au Covid-19 de bénéficier des matériels nécessaires à leur protection[33] ou celles relatives aux dangers de l’usage de l’hydroxychloroquine[34]. Là encore, le Pacte n’est pas invoqué à titre exclusif, le moyen tiré d’une violation de l’article 2 de la Convention européenne étant également soulevé[35]. Enfin, ont également été invoqués l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (droit de tout citoyen de prendre part à la direction des affaires publiques, de voter et d’être élu, et le droit d’accéder aux fonctions publiques)[36], l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le droit pour un citoyen d’entrer sur le territoire du pays dont il a la nationalité)[37] et l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels (droit d’accès à des activités culturelles et aux loisirs)[38]. Le traitement réservé à ces différents moyens tirés d’une violation des pactes onusiens révèle un certain désintérêt du juge, qui préfère y répondre de façon implicite. À une seule reprise, le Conseil d’Etat a pris la peine de développer une motivation directe et circonstanciée, certainement parce que le Pacte était invoqué sans être associé à une disposition de la Convention. Ainsi, l’ordonnance du 11 juin 2020, qui portait sur une demande de suspension de l’exécution du décret n° 2020-642 du 27 mai 2020 fixant la date du second tour du renouvellement général des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains de Lyon, et portant convocation des électeurs, précise que « les moyens tirés de l’illégalité de la convocation des électeurs au premier tour du scrutin, de la méconnaissance des exigences du bon déroulement d’une campagne électorale et de l’atteinte à la sincérité du scrutin ainsi que de la méconnaissance de l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, n’apparaissent pas, en l’état de l’instruction, de nature à susciter un doute sérieux quant à la légalité du décret attaqué ».
La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. À la lumière de ses mobilisations répétées et diverses par les requérants, on mesure les perspectives assez vertigineuses qu’offre la Charte, notamment dans des domaines où l’invocabilité du droit conventionnel européen semble moins intéressante. D’abord, il est loisible de constater que le Conseil d’Etat a été saisi de plusieurs demandes de saisine préjudicielle de la Cour de justice aux fins d’interpréter des dispositions de la Charte. Mais la formulation de ces questions demeure souvent énigmatique et imprécise. Ainsi, dans une ordonnance du 11 décembre 2020, on lit qu’il est demandé au juge des référés du Conseil d’Etat de « surseoir à statuer et de transmettre à la Cour de justice de l’Union européenne, sur le fondement de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et dans le cadre d’une procédure accélérée d’urgence, une question préjudicielle portant, d’une part, sur la compatibilité des mesures françaises de lutte contre l’épidémie de covid-19 avec le principe de l’Etat de droit et, d’autre part, sur l’interprétation de l’article 35 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »[39]. La question était sans aucun doute plus sérieuse dans l’ordonnance en date du 2 juin 2020 concernant la réintroduction d’un contrôle aux frontières intérieures de l’espace Schengen. Les interrogations légitimes de la Ligue des droits de l’homme sur la compatibilité de ce rétablissement, à l’origine de restrictions générales à la liberté fondamentale de circulation, avec la directive 2004/38/CE et l’article 20 TFUE n’ont pourtant pas convaincu le Conseil d’Etat d’adresser une question préjudicielle à la Cour de justice[40].
C’est surtout en droit du travail que la Charte a été invoquée de façon quasi-exclusive, ce qui permet de mesurer sa valeur ajoutée par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme. Aussi, saisi d’un recours en annulation de l’ordonnance n° 2020-430 du 15 avril 2020 relative à la prise de jours de réduction du temps de travail ou de congés dans la fonction publique de l’Etat et la fonction publique territoriale au titre de la période d’urgence sanitaire, le Conseil d’Etat devait apprécier la conventionnalité de son article 2 avec l’article 31 de la Charte qui protège le droit annuel à des congés payés[41]. Le même constat vaut en ce qui concerne le domaine de la protection des données à caractère personnel[42]. Plusieurs questions soumises au juge des référés l’illustrent, qu’il s’agisse du choix d’un sous-traitant américain, Microsoft, pour l’hébergement de données de santé[43], de la décision de l’Etat de faire appel à la société Doctolib pour la prise de rendez-vous de vaccination contre la covid-19[44] ou de la surveillance par drone des populations[45]. La Charte est enfin invoquée en combinaison avec la Convention européenne des droits de l’homme sur des problématiques qui mettent en cause des droits correspondants (préc.) : l’obligation vaccinale pour certaines professions, le rapprochement familial, la possibilité de recourir à la visioconférence dans le procès pénal, la généralisation du juge unique à la CNDA…
La Convention européenne des droits de l’homme. Plus de trois cent décisions ont été rendues au visa de la Convention européenne des droits de l’homme. Il faut le redire : la mobilisation tous-azimuts est inextricablement liée au contexte d’application pleine et entière de la Convention en période d’état d’urgence. L’aspect le plus visible, mais paradoxalement le moins connu, de cette mobilisation de la source conventionnelle est l’importance (dix au total) des demandes d’avis à la Cour européenne formulées devant le Conseil d’Etat. Toutes concernent la conventionnalité des mesures prises au titre de l’état d’urgence sanitaire, soit de façon générale, soit de façon plus ciblée. Et certaines démarches étaient loin d’être absurdes. Reste que cette stratégie contentieuse ne fut pas couronnée de succès, les demandes ayant toutes été rejetées. Les refus peuvent être classés en trois catégories : les refus invisibles[46] ; les refus par économie de moyens[47] ; les refus motivés. À titre d’illustration de ces derniers refus, dans une décision du 17 mai 2021, saisi d’une demande d’avis sur l’interprétation « portant sur la nécessité, la proportionnalité et l’adaptabilité des mesures exceptionnelles prises par la France pour assurer la protection de la santé » (à propos des mesures issues des décrets pris en application de la loi n° 2021-160 du 15 février 2021 et prorogés, l’obligation du port du masque à l’école pour les enfants), le Conseil d’Etat considère qu’il « résulte des points 10 à 21 de la présente ordonnance, s’agissant des différents moyens invoqués par les requérants et tirés de la violation de stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de ses protocoles additionnels, et des atteintes graves et manifestes que les mesures litigieuses porteraient selon lui aux libertés protégées par cette convention, que leur requête ne soulève aucune question de principe relative à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par cette Convention. Leur demande tendant à ce qu’une demande d’avis soit adressée à la Cour européenne des droits de l’homme doit donc, en tout état de cause, être rejetée »[48]. De l’absence d’atteinte grave et manifestement illégale aux dispositions conventionnelles invoquées, le juge des référés hérite la conviction que la demande ne soulève aucune question d’interprétation de la Convention. Le raisonnement, notons-le, est étrange. En statuant de la sorte, le Conseil d’Etat élude l’examen de la nature des questions pour lesquelles une « haute juridiction » peut demander l’avis consultatif de la Cour car il justifie son refus de saisine par la constitutionnalité et la conventionnalité des mesures litigieuses. Si toutes les hautes juridictions des Etats procédaient ainsi, aucune demande d’avis ne serait adressée à la Cour. Le second élément marquant de cette omniprésence de la Convention est que la plupart des droits protégés par la Convention ont été invoqués pour contester des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire : le droit à la vie ; l[49]’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants[50] ; les droits procéduraux[51] ; la liberté de religion[52] ; le droit au respect de la vie privée[53] et vie familiale[54] ; la liberté de manifestation et la liberté syndicale[55] ; le droit de propriété[56] ainsi que le droit absolu de revenir sur le territoire national[57]. Sur le terrain du référé-liberté, cette européanisation des griefs accentue une tendance du juge administratif, déjà observée, à s’appuyer davantage sur la source conventionnelle en matière d’identification des libertés fondamentales. Il ressort ainsi d’une ordonnance du 13 juin 2020 que « la liberté d’expression et de communication, garantie par la Constitution et par les articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et dont découle le droit d’expression collective des idées et des opinions, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Son exercice, notamment par la liberté de manifester ou de se réunir, est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect d’autres droits et libertés constituant également des libertés fondamentales au sens de cet article, tels que la liberté syndicale »[58]. De même, se référant exclusivement à la Convention, le Conseil d’Etat souligne que « le droit au respect de la vie privée et familiale ainsi que le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants constituent des libertés fondamentales au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative »[59]. L’article 9 de la Convention a également été visée et citée dans l’ordonnance du 18 mai 2020 qui consacre le droit de participer collectivement à des cérémonies, en particulier dans les lieux de culte. En revanche, l’éligibilité de la liberté de création artistique à la procédure de l’article L. 521-2 du code de justice administrative s’effectue au visa de la Convention, mais sans citer son article 10 qui protège la liberté d’expression[60].
Reste que cette influence grandissante de la Convention européenne sur les stratégies argumentatives des plaideurs ne nous dit rien de son importance dans le raisonnement du juge. Or, et ce n’est pas vraiment une surprise, l’examen de la jurisprudence révèle un juge administratif arc-bouté sur une approche réaliste, privilégiant l’efficacité de l’action publique au nom du bien commun[61], ici de la santé publique, surtout lors des premiers mois de l’état d’urgence sanitaire. Sans totalement neutraliser le jeu du contrôle de conventionnalité, semblable approche ne permet pas une pleine expression du principe de proportionnalité, qui est au cœur des engagements internationaux et européens en matière de droits de l’homme.
Partie II – Un contrôle de conventionnalité à éclipses
Le Conseil d’Etat n’a pas été loin sans faut indifférent à cette européanisation des moyens. Le contrôle de conventionnalité n’est pas absent des décisions rendues en période d’état d’urgence sanitaire mais on ne peut pas dire pour autant que l’européanisation des griefs a eu un effet notable sur la réserve du contrôle juridictionnel, observée depuis les débuts de l’état d’urgence sanitaire. Aussi, du fait d’une attention sans doute excessive prêtée à la spécificité du contexte, le Conseil d’Etat souffle le chaud et le froid : tantôt le contrôle de conventionnalité est de pure forme, tantôt il est valorisé (A). Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette approche réaliste et très contextualisée du juge administratif pourrait résister aux fourches caudines de la Cour de Strasbourg (B).
A. Un contrôle de conventionnalité adapté aux circonstances
On ne saurait trop y insister, il ne suffit pas de viser, comme aime à le faire le Conseil d’Etat, la Convention pour considérer que ses exigences ont été respectées. Un véritable test de proportionnalité doit être effectué comme l’exige notamment le § 2 des articles 8 à 11 de la Convention européenne. Les premières ordonnances rendues par le Conseil d’Etat comme juge des référés ont assurément déçu. Ce qui est ici très net, c’est le contraste saisissant entre cette prudence du Conseil d’Etat et l’activisme de la Cour de cassation. L’exemple le plus révélateur de ce positionnement distinct concerne la question de la prolongation des détentions provisoires.
Souhaitant éviter que le contexte sanitaire empêche aux juges de délivrer de nouveaux titres de détention, le gouvernement a adopté, le 25 mars 2020, sur le fondement de la loi d’habilitation n° 2020-290 du 23 mars 2020, une ordonnance qui a prolongé la durée des titres de détention qui étaient en cours d’exécution. Saisi sur le terrain du référé-liberté de plusieurs requêtes tendant à ce que soit ordonnée la suspension de l’exécution de l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020, le Conseil d’Etat, statuant par une ordonnance de tri et sans audience, a totalement évacué le débat de conventionnalité. Le 26 mai 2020, la chambre criminelle, mêlant approche abstraite et concrète du contrôle de conventionnalité, a estimé que l’article 16 de l’ordonnance n’est compatible avec l’article 5 de la Convention qu’à la condition que la juridiction compétente, qui aurait été compétente pour prolonger la détention, prenne une décision à bref délai par laquelle elle se prononce sur le bien-fondé du maintien en détention[62]. À la faveur d’une réserve d’interprétation conventionnelle, le juge a donc sauvé l’article 16 de l’ordonnance d’un constat d’inconventionnalité. Statuant au fond le 5 mars 2011, le Conseil d’Etat s’est finalement aligné sur la solution audacieuse de la Cour de cassation. L’étude annuelle 2022 du Conseil d’Etat précitée revient sur ces divergences de jurisprudence. Le Conseil d’Etat les regrette à demi-mots en tentant de les expliquer et d’y remédier en proposant « d’organiser, entre le Conseil d’État et la Cour de cassation, un dialogue des juges destiné à favoriser, dans le strict respect de l’indépendance des deux ordres de juridiction, les convergences de jurisprudence dans les domaines qui le justifient »[63].
Le moins qu’on puisse dire est que le contrôle de conventionnalité a été neutralisé. Comment comprendre cette attitude ? Le critère de la temporalité du contrôle a été avancé, celui-ci statuant le plus souvent à chaud (48h), et sur des questions éminemment sensibles dès le début de la pandémie. Le tempo est différent. En ce sens, Maître Louis Boré explique que « la soudaineté et la violence de la crise du mois de mars ont certainement influencé la décision du juge administratif et cet impact a été moindre pour les juges judiciaires et constitutionnels qui ont bénéficié de plus de recul pour apprécier la conventionnalité et la constitutionnalité de l’ordonnance. Mais c’est le Conseil d’Etat qui aurait pu, de la façon la plus effective, faire obstacle à l’application de ce texte »[64]. De surcroît, il est souvent avancé que le Conseil d’Etat a statué dans la plupart des cas comme juge des référés, donc avec un office limité. On peut ne pas être convaincu par cette explication dans la mesure où le Conseil d’Etat, statuant comme juge des référés, a déjà fait preuve d’audace pour assurer le respect des exigences conventionnelles dans des périodes d’application de l’article 15 ! On le sait, à la suite des attentats survenus le 13 novembre 2015, la France avait notifié au secrétaire général du Conseil de l’Europe son intention de déroger à certains droits conventionnels (art. 15). Or, ce contexte n’avait empêché pas le Conseil d’Etat de renforcer dans la décision Domenjoud son contrôle sur les mesures prises au titre de l’état d’urgence, en exerçant dans le contexte particulier du référé-liberté un « triple test » de proportionnalité sur des mesures d’assignations à résidence[65]. De là naît un curieux paradoxe : le contrôle de conventionnalité a été davantage pris au sérieux en période d’application de l’article 15.
De cette légèreté, l’ordonnance du 2 juin 2020 (précitée) sur la question du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures de l’Union européenne constitue un témoignage supplémentaire. Etaient en l’espèce en cause, sur le terrain du référé-liberté, des décisions de refus d’entrée sur le territoire français opposées aux ressortissants d’État tiers non-résidents, mais aussi aux citoyens européens, au regard des exigences du droit de l’Union. L’ordonnance de rejet ne convainc pas. Ainsi, elle souligne que « ces mesures comparables ont été adoptées par la plupart des Etats membres et notamment par les pays frontaliers de la France » : c’est oublier un peu vite que le principe de réciprocité n’a pas droit de cité en droit de l’Union européenne. Mais il y a plus. Tout en prenant acte du caractère inapproprié des restrictions de déplacement pour faire face à une épidémie, le Conseil d’Etat les juge proportionnées en raison de leur application temporaire[66]. Bref, à la faveur d’une approche objective, le contrôle de proportionnalité est réduit aux acquêts. Une approche in concreto de la proportionnalité aurait pu permettre de retenir une autre solution plus favorable à la liberté fondamentale de circulation. Le contrôle de conventionnalité concret, valorisé dans la décision Gonzalez Gomez, est bien porté disparu.
Une autre configuration est intéressante pour illustrer un certain désintérêt pour la source conventionnelle : il s’agit des cas où le juge fait droit aux demandes des requérants mais sans s’appuyer sur les exigences conventionnelles. La source conventionnelle n’est certes pas absente de l’arrêt, elle est citée dans les visas. Cependant, dans le raisonnement, le juge la fait procéder d’une source de droit interne. La décision du 8 juin 2020, relative à la demande de suspension des dispositions de l’ordonnance du 13 mai 2020 permettant de façon générale et systématique à la Cour nationale du droit d’asile de déroger à la collégialité sur l’ensemble des recours formés contre les décisions de l’Office français de protection des réfugiés, en constitue une illustration instructive. Tout en soulignant « la particulière importance que revêt, pour les demandeurs d’asile, la garantie d’un examen de leur recours par une formation collégiale »[67], le Conseil d’Etat semble faire peu de cas de l’argumentation des requérants essentiellement axée sur la violation de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux et l’article 13 de la Convention européenne.
Il est, en revanche, d’autres cas dans lesquels le Conseil d’Etat a suspendu ou annulé des mesures jugées manifestement contraires à des libertés fondamentales en mobilisant la source conventionnelle. L’ordonnance du 18 mai 2020, dans laquelle le juge des référés du Conseil d’Etat a estimé que l’interdiction générale et absolue de réunion dans les lieux de culte qui présentait, après le début du déconfinement, avait un caractère disproportionné, est paroxystique à cet égard. Le Conseil d’Etat y cite directement l’article 9 de la Convention et son contrôle fait écho à une jurisprudence constante de la Cour de Strasbourg[68]. Relativement à la possibilité d’imposer la visioconférence devant les juridictions pénales, il est allé jusqu’à juger au fond « qu’eu égard à l’importance de la garantie qui s’attache à la présentation physique du justiciable devant la juridiction pénale, ces dispositions portent une atteinte au droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que ne peut justifier le contexte de lutte contre l’épidémie de covid-19 »[69]. Statuant en référé et au fond sur la décision du pouvoir réglementaire de demander aux consuls de ne pas enregistrer ou instruire les demandes de visas de long séjour de réunification familiale, il a constaté une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Enfin, l’ordonnance du 18 mai enjoignant à la préfecture de police de Paris de mettre fin sans délai à l’utilisation de drones met clairement en évidence l’importance prêtée au droit de l’Union européenne, en particulier la directive n° 2016/680 du 27 avril 2016, au stade de l’évaluation de la proportionnalité de l’atteinte[70]. Parmi toutes ces décisions, celle relative à la possibilité d’imposer la visioconférence devant les juridictions pénales retient particulièrement l’attention pour deux raisons. Primo, la solution, qui s’appuie sur la spécificité de la matière pénale, va au-delà des solutions actuelles de la Cour européenne des droits de l’homme, qui s’intéresse davantage aux conditions dans lesquelles il peut être recouru à la visioconférence dans le procès pénal. Secundo, le Conseil d’Etat ne suit pas la Cour de cassation qui avait considéré à plusieurs reprises qu’il n’y avait pas méconnaissance des exigences conventionnelles. Alors certes, la censure des dispositions litigieuses par le Conseil constitutionnel[71] a pu inciter le Conseil d’Etat à choisir l’option de l’inconventionnalité, d’autant que le rapporteur public Olivier Fuch relevait que l’affaire avait « valeur de test d’étanchéité entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionnalité »[72]. Passé « l’effet de sidération »[73] du début de la crise, le contrôle de conventionnalité s’est progressivement normalisé.
Est-il possible de discerner une hiérarchisation des droits dans cette normalisation du contrôle de conventionnalité ? En soulignant dans son ordonnance du 18 mai 2020 la spécificité des lieux de culte par rapport à d’autres lieux (les salles de spectacle, danse, cinéma ou restaurant…), le Conseil d’Etat a pu donner l’impression de hiérarchiser les droits. De prime abord séduisant[74], le critère de la nature des droits ne permet à lui seul de faire le départ entre des droits et libertés peu protégés et les droits et libertés valorisés. Difficile en effet de trouver un point commun entre les droits valorisés : on trouve aussi bien des droits procéduraux que des droits substantiels et sur des aspects qui ne relèvent pas nécessairement de leur substance. Rapportée à la question des objectifs poursuivis par les mesures adoptées par le gouvernement, l’hypothèse de la hiérarchisation apparaît on ne peut plus crédible. [Office1] Lorsque le juge se réfère aux « exigences de la lutte contre l’épidémie de covid-19 (qui) imposent de faire échec à la propagation du virus »[75], c’est le droit à la vie, la santé publique qui sont visées. C’est le respect de ces droits qui a pu justifier des restrictions aux droits de la défense, au droit au respect de la vie privée… à un moment donné de l’épidémie. Dans le cadre du référé-liberté, la nature de l’atteinte apparaît comme un critère incontournable : plusieurs suspensions ont été prononcées lorsqu’étaient en cause des restrictions générales et absolues.
Il arrive enfin que tout en rejetant les prétentions du requérant, le juge se montre soucieux de faire converger sa jurisprudence avec les exigences formulées par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette hypothèse est illustrée par les nombreuses ordonnances relatives à l’obligation vaccinale imposée à certaines professions, puisque le juge des référés place constamment son contrôle sous les auspices de l’article 8 paragraphe 2 de la Convention pour vérifier l’existence d’une violation du droit à l’intégrité physique[76].
Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, tout laisse à penser que cette approche réaliste et contextualisée du juge administratif passera le cap de la conventionnalité devant la Cour européenne.
B. L’eurocompatibilité de l’approche réaliste et contextualisée du juge administratif?
Il est apparu judicieux de se poser la question de savoir comment la Cour européenne appréciera ces nombreuses appréciations du Conseil d’État sur l’absence d’atteinte à l’exercice de droits et libertés conventionnellement garantis. On sait déjà que certaines requêtes ont été communiquées au gouvernement français à propos de mesures prises lors de l’état d’urgence sécuritaire[77]. La Cour devra notamment apprécier, sur le terrain de l’article 15, la proportionnalité des assignations à résidence prononcées à l’encontre de M. Domenjoud et l’effectivité du contrôle juridictionnel. Le 7 octobre 2021, une requête concernant la gestion du covid-19 a été communiquée au gouvernement français (Pierrick Thevenon, n° 46061/21) avec une conséquence : la vaccination obligatoire imposée à certaines professions en France sera passée au crible du contrôle conventionnel. En acceptant de communiquer une requête contre la France concernant les conséquences de l’obligation vaccinale imposée par application de la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 aux membres de certaines professions (à l’instar des sapeurs-pompiers), la Cour européenne ouvre en effet la voie à un examen au fond de la vaccination obligatoire. On se souvient que le 25 août 2021, la Cour européenne, siégeant en une formation de chambre de sept juges, avait refusé de faire droit à une demande de mesure provisoire (art. 39) visant à suspendre l’obligation vaccinale des sapeurs-pompiers.
La France n’ayant pas exercé son droit de dérogation au sens de l’article 15, les mesures prises seront soumises au contrôle de droit commun du régime normal des restrictions. Mais confronté à une restriction aggravée aux droits et libertés, le juge européen pourra difficilement faire abstraction du contexte dans lequel elle a été adoptée. Cette situation n’est pas nouvelle. La Cour a déjà été confrontée à des situations exceptionnelles dans le cadre du contrôle des restrictions en période ordinaire, de sorte qu’a été évoquée une jurisprudence dite « circonstances quasi-exceptionnelles ». Il appert ainsi d’une affaire Chagnon et Fournier c. France relative à une mesure d’abattage préventif de troupeaux de bovins dans le l’épidémie de fièvre aphteuse, que même sans activation de l’article 15, le juge européen admet le caractère exceptionnel de ladite mesure et partant la large marge nationale d’appréciation des autorités[78].
Surtout, plusieurs décisions ont déjà apporté des précisions sur l’étendue du contrôle européen dans ce contexte si particulier de la lutte contre la covid-19.
Dans l’affaire Terheş c. Roumanie du 13 avril 2021 (n° 49933/20), le requérant faisait valoir que le confinement qu’il a subi pendant cinquante-deux jours en était contraire à l’article 5 § 1 de la Convention. Si elle se place dans la droite ligne de sa jurisprudence constante distinguant privation de liberté et restriction à la liberté de circulation 11, la Cour circonscrit son contrôle à la seule question de savoir s’il y a eu en l’espèce une privation de liberté (§ 38). Semblable distinction est fonction des modalités d’exécution de l’assignation. Aussi, relativement au placement sous surveillance de personnes jugées dangereuses pour la sécurité et pour la moralité publique, celle-ci a ainsi refusé d’assimiler les mesures imposées à une privation de liberté dès lors que « l’intéressé n’a pas subi de restrictions à sa liberté de sortir pendant la journée et qu’il a eu la possibilité de mener une vie sociale et d’entretenir des relations avec l’extérieur »[79]. S’inscrivant également dans le cadre d’une approche réaliste, la décision insiste ainsi sur le fait que « la pandémie de covid-19 peut avoir des effets très graves non seulement sur la santé, mais aussi sur la société, sur l’économie, sur le fonctionnement de l’État et sur la vie en général, et que la situation doit donc être qualifiée de « contexte exceptionnel imprévisible » (§ 39). A suivre la Cour, deux principaux arguments viennent à l’appui de l’irrecevabilité de la requête. D’abord, la mesure de confinement litigieuse ne concernait pas spécifiquement le requérant mais l’ensemble de la population, celui-ci ne faisant pas l’objet d’une mesure de surveillance individuelle. Qui plus est, le requérant pouvait quitter son domicile, nouer des contacts sociaux… Ensuite, il lui est reproché d’avoir limité le débat contentieux à la conventionnalité abstraite de la mesure de confinement, sans expliqué de manière concrète quels effets cette mesure avait eu sur son état (§ 44). En conséquence, la décision considère que le confinement général imposé par les autorités ne peut pas être qualifié de privation de liberté.
En ce qui a trait à l’impossibilité pour un ressortissant guinéen d’être entendu en personne ou par vidéoconférence pour l’examen de sa demande d’asile, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 5 § 4 de la Convention en mettant l’accent sur les problèmes pratiques complexes et imprévus auxquels l’État défendeur s’est trouvé confronté durant les premières semaines de la pandémie de Covid-19[80].
Même si elle ne porte pas sur l’obligation vaccinale contre la covid-19, l’arrêt de grande chambre Vavřička et autres c. République Tchèque (préc.) a, dans le contexte actuel, inévitablement braqué la Cour sous les feux des projecteurs. Les Etats parties à la Convention ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, puisque quatre d’entre eux ont présenté des observations en tant que tiers intervenants en faisant référence à la pandémie du covid-19. Etait en cause la vaccination infantile obligatoire, contre des maladies graves tels que la poliomyélite, l’hépatite B et le tétanos. L’arrêt est placé sous les auspices du principe de subsidiarité. En effet, il appert d’une jurisprudence constante que les Etats disposent d’une large marge d’appréciation s’agissant de politique en matière de santé[81]. La formule du § 285 selon laquelle « pour les questions de santé publique, ce sont les autorités nationales qui sont les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société » est donc tout sauf une surprise. Elle est même confortée ici par l’absence de consensus en ce qui concerne le meilleur moyen de protéger les intérêts en jeu. La présence d’un des droits les plus intimes de l’individu, à savoir le droit à l’intégrité physique, n’y change rien. Aussi, le concept de solidarité sociale (§ 279) fait une entrée fracassante en droit européen des droits de l’homme, « l’objet de l’obligation en cause étant de protéger la santé de tous les membres de la société, en particulier des personnes qui sont particulièrement vulnérables face à certaines maladies et pour lesquelles le reste de la population est invité à prendre un risque minime en se faisant vacciner ». L’on peut dresser un parallèle avec l’affaire S.A.S. c. France (1er juillet 2014) dans laquelle le juge européen avait européanisé le concept du vivre-ensemble dans une logique somme toute assez comparable. La vaccination obligatoire répond bien à un besoin social impérieux de protection de la santé individuelle et publique contre les maladies (§ 284). Ces paramètres permettent d’ajuster le contrôle de proportionnalité dont l’objet est double : vérifier la pertinence et la suffisance des motifs et l’équilibre entre les motifs invoqués par l’État et l’étendue des atteintes au droit au respect de la vie privée des requérants. On retiendra surtout l’objectivisation de l’intérêt supérieur de l’enfant envisagé collectivement (§ 288), dont la protection réside dans l’immunité de groupe qui protège les personnes vaccinées et celles qui ne peuvent pas l’être. In fine, le caractère non absolu de l’obligation vaccinale, le fait qu’aucun enfant n’ait été vacciné de force, l’existence de voies de recours pour contester les conséquences de cette obligation, le contrôle permanent des autorités compétentes, le caractère non excessif de l’amende infligée sont autant de raisons avancées pour justifier la proportionnalité de l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée. L’obligation vaccinale infantile n’est pas jugée contraire à l’article 8. Sur une éventuelle transposition des principes énoncés dans l’arrêt à la problématique de la vaccination contre la covid-19, il convient d’être mesuré car l’arrêt prend bien soin de souligner que « la présente espèce porte sur la vaccination usuelle et de routine des enfants contre des maladies qui sont bien connues de la médecine » (§ 158).
La même prudence s’impose à la lecture de l’arrêt Communauté genevoise d’action syndicale c. Suisse rendu le 15 mars 2022 (n° 21881/20) qui retient un constat de violation de l’article 11 à propos de mesures générales interdisant les manifestations publiques, étant précisé que la Suisse, comme la France, n’a pas fait usage de son droit de dérogation. En l’espèce, l’élément décisif nous semble être l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif sur les mesures litigieuses et non le principe même d’une interdiction en période de lutte contre la Covid-19. L’arrêt a été adopté à une très courte majorité (quatre contre trois) et fait l’objet de plusieurs opinions séparées. Une demande de renvoi en grande chambre n’est pas à exclure.
Bref, à l’exception de la spécificité des droits intangibles qui demeure un critère important de distinction des régimes de restriction et dérogation, on est obligé de constater que la crise du covid-19, qui est marquée par une absorption de l’exceptionnel par le droit commun et d’adoption de mesures dérogatoires, vient brouiller davantage cette frontière. Comme l’écrivent à juste titre Marion Larché et Thibaut Larrouturou, « il n’est pas à douter que la Cour prendra acte des circonstances nationales entourant chaque cas d’espèce et il n’est pas certain que cette démarche casuistique la conduise à être plus sévère à l’égard des États n’ayant pas dérogé. Cette pratique gommerait la séparation, déjà fragile, entre le jeu des restrictions et celui de la dérogation, et réinterrogerait sur le caractère superfétatoire de l’article 15 »[82]. Nous avions écrit en 2021 que si un contentieux naissait devant la Cour sur les mesures prises pendant la crise sanitaire, la prise en compte de la vulnérabilité serait un élément important du contrôle exercé[83]. Il faut savoir gré aux juges du Palais Royal d’avoir fait preuve de vigilance face à des atteintes excessives aux droits des personnes vulnérables. Dans une ordonnance du 30 avril 2020 concernant le défaut d’enregistrement des demandes d’asile en Île-de-France, le Conseil d’Etat a ainsi enjoint la reprise de l’enregistrement des demandes d’asile, en priorité celles émanant des personnes présentant une vulnérabilité particulière[84].
Pour conclure, on peut dire que l’influence de la Convention européenne sur le contrôle exercé par le Conseil d’Etat pendant l’état d’urgence sanitaire semble limitée, alors même que le contexte est celui d’une conventionnalité normale. Il a certes sauvé les meubles avec quelques décisions audacieuses rendues plusieurs mois après le début de la crise mais l’impression d’ensemble reste celle d’un contrôle de conventionnalité qui n’a pas été suffisamment exploité. Il faut en convenir, dans ce contexte exceptionnel, c’est à un véritable numéro d’équilibriste que se livre la haute juridiction administrative, qui doit protéger les libertés en respectant la marge d’appréciation des autorités publiques[85]. Où placer le curseur pour savoir quand cette marge a été outrepassée ? La réponse apparait forcément subjective. La difficulté de sa tâche, surtout en référé-liberté[86], ne doit pas faire oublier une déception : celle d’un juge qui, le temps de la crise, a parfois oublié qu’il était bien juge de droit commun de la Convention européenne des droits de l’homme.