« Les coups silencieux portés aux droits de la défense en matière de procédure pénale se sont indiscutablement intensifiés au point qu’on peut se demander où ils s’arrêteront »[1]. Ils ne s’arrêteront en tout cas pas au droit de garder le silence. En effet, les arrêts Olivieri[2] et Bloise[3] rendus contre la France le 11 juillet 2019 par la Cour européenne des droits de l’homme[4] semblent porter un coup à ce droit[5], dont il faut mesurer l’ampleur[6].
Ces arrêts ont trait à des gardes à vue survenues avant la réforme législative du 14 avril 2011[7].
M. Olivieri, gérant d’une société poursuivi pour banqueroute, n’a pas été avisé de son droit de garder le silence durant sa garde à vue. Il fut interrogé sans son avocat pendant dix heures à l’issue desquelles il reconnut sa culpabilité. Sa citation devant le tribunal correctionnel fut annulée en appel uniquement pour délit de banqueroute par détournement quant à une partie des faits mais il fut néanmoins déclaré coupable et condamné. Son pourvoi fut rejeté au motif que les juges l’ayant condamné ne s’étaient pas fondés exclusivement et essentiellement sur les déclarations recueillies au cours de sa garde à vue. M. Bloise, président-directeur général d’une société, fut poursuivi pour abus de biens sociaux. Assisté par un avocat lors de sa garde à vue mais pas lors de l’interrogatoire consécutif à sa mise en examen, il demanda la nullité de la garde à vue. Un tribunal correctionnel et une Cour d’appel constatèrent l’irrecevabilité de cette demande en raison du dépassement du délai de forclusion. M. Bloise fut condamné pénalement et civilement. La Cour de cassation approuva la Cour d’appel d’avoir rejeté les exceptions de nullité soulevées par l’intéressé pour les mêmes raisons que dans l’affaire précédente.
M. Olivieri et M. Bloise introduisent une requête devant la CourEDH alléguant avoir subi une violation de leur droit à un procès équitable et à l’assistance d’un avocat, en ce que leurs condamnations pénales seraient fondées sur des aveux faits au cours de gardes à vue durant lesquelles ils n’ont pas reçu la notification de leur droit de garder le silence ni bénéficié de l’assistance effective d’un avocat. En ce qui concerne M. Olivieri, la Cour de Strasbourg estime que les déclarations et réponses fournies par le requérant ont substantiellement affecté sa position puisque rien dans la motivation des décisions internes ne permet de considérer que d’autres éléments ont été pris en compte de façon déterminante dans sa condamnation. Malgré l’importance d’autres garanties procédurales, la Cour estime que la procédure prise dans son ensemble n’a pas été équitable. Concernant M. Bloise, la Cour relève que les juridictions françaises ne se sont pas fondées sur les déclarations recueillies pendant sa garde à vue, mais sur des preuves extérieures[8]. La procédure considérée dans son ensemble a ainsi permis de remédier aux lacunes procédurales survenues durant la garde à vue de l’intéressé.
Plus que les conclusions que la CourEDH tire dans les deux cas, c’est bien l’analyse menée qui mérite d’être discutée. Cette approche finaliste consistant à garantir un résultat, l’équité globale du procès, comporte le risque de négliger la manière d’y parvenir. Notamment, l’équité du procès pourrait tout aussi bien être préservée alors même que le droit de garder le silence n’a pas été assuré dans la mesure où cette lacune est compensée par ailleurs. Une telle articulation du contrôle de la CourEDH autour du standard d’équité globale du procès est-elle cependant compatible avec la sauvegarde de droits concrets et effectifs[9] ? Précisément, il est permis de penser que la recherche d’une effectivité complète du droit de se taire passe par son autonomisation. De cette façon, une violation de ce droit constatée isolément ne pourrait nullement être compensée par la fourniture d’une autre garantie procédurale.
Cette interrogation s’impose avec davantage de pertinence à la lecture d’une jurisprudence du 14 mai 2019 de la Cour de cassation française[10] qui opte pour l’autonomisation du droit de garder le silence. Cette décision est le point d’orgue d’une récente mais soutenue valorisation des droits des accusés en matière pénale. Une lecture combinée des arrêts de la Cour de Strasbourg, dont les arrêts Bloise et Olivieri, avec la jurisprudence française, met en lumière l’approche opposée adoptée par les deux juridictions concernant les affaires relatives au droit de garder le silence. Cet écart suppose une considération différente de la valeur de ce droit et met en avant le paradoxe soulevé par ces évolutions. Initialement intégré en droit français sous l’impulsion de la jurisprudence européenne, le droit de se taire est désormais soumis à des courants prétoriens contraires. Il découle de cette mise en perspective que le droit de se taire, d’abord poussivement intégré en droit français et aujourd’hui promu en tant que droit autonome par la Cour de cassation française (I), semble à l’inverse avoir perdu de sa superbe d’antan auprès de la CourEDH (II).
Partie I – Le droit de se taire consolidé en droit français
Après avoir pris son essor dans la jurisprudence européenne, le droit de se taire a été développé en droit français. Il est donc surprenant de constater que les plus belles avancées en la matière ne proviennent pas de la Cour de Strasbourg mais de la Cour de cassation. Le droit de se taire, lentement reconnu en droit français jusqu’à sa consécration légale (A), est désormais promu par l’interprétation protectrice de la Cour de cassation (B).
A. La lente reconnaissance d’un droit de la défense
La consécration du droit de se taire en France coïncide avec celle du droit à l’assistance d’un avocat. La nécessité de le protéger a été esquissée par une décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010[11], date à laquelle existait une déjà longue jurisprudence de la CourEDH. C’est en effet la Cour de Strasbourg qui avait dessiné les plus gros traits de ce droit. Dans l’affaire John Murray de 1996[12], elle avait attribué une place centrale au droit de garder le silence en énonçant qu’il fait partie des « normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable »[13]. Sont mentionnés, entre autres, l’article 14 paragraphe 3 point g) du pacte international relatif aux droits civils et politiques[14] ou encore le droit de l’Union européenne qui ne prévoit pas ce droit dans la charte des droits fondamentaux[15] mais l’impose aux Etats membres viala directive n° 2012/13/UE[16] et de la directive 2016/343/UE[17] notamment.
Outre le consensus international dont ce droit fait l’objet, il faut noter qu’il fait partie de la substance du procès équitable mais n’en est pas l’unique composante. L’utilité de cette garantie est toutefois mieux dévoilée lorsque sa préservation est intimement liée à l’article 3 de la Convention. Il entre dans son champ d’application lorsqu’il s’agit d’éviter l’obtention de moyens de preuve par des méthodes qui s’analyseront en des actes de torture, ou encore en des traitements inhumains et dégradants[18]. Ainsi, le droit de garder le silence doit généralement « [mettre] le prévenu à l’abri de toute coercition abusive de la part des autorités »[19].
Toutefois, la jurisprudence de la CourEDH a pu paraître ambivalente. Elle a d’abord rappelé que l’article 6 ne « mentionne pas expressément le droit de se taire »[20]. Il se distingue en cela du droit à l’assistance d’un avocat énoncé directement par l’article 6 paragraphe 3 point d) de la Convention. C’est aussi son objet qui est singulier : permettre « d’atteindre les buts de l’article 6 »[21]. Le droit de se taire est-il alors une condition sine qua none du procès équitable ou une de ses composantes accessoires ?
Certes, le terme « d’immunité » figure dans l’affaire John Murray[22]. La Cour renvoie par-là à l’immunité prévue en droit britannique selon laquelle un accusé ne peut être forcé de répondre aux questions qui lui sont posées ou de témoigner, et qu’un juge ne pourra tirer des conclusions défavorables du silence gardé par l’intéressé. Mais elle ne considère pas que cette immunité doive être absolue. Au contraire, elle avance que, « pour rechercher si le fait de tirer de son silence des conclusions défavorables à l’accusé enfreint l’article 6, il faut tenir compte de l’ensemble des circonstances (…) »[23].
Pour autant, une protection accrue de l’accusé semblait possible notamment lorsqu’il n’a pas été avisé de son droit de se taire. En présence d’un manquement initial de l’Etat, il est envisageable que l’immunité de l’accusé devienne totale et qu’aucune parole prononcée par lui ne puisse être retenue à son encontre. La raison en serait simple : l’accusé ne s’est pas tu parce qu’il ne savait même pas qu’il pouvait le faire. En quelque sorte, cela reviendrait à considérer que, si l’accusé jouit d’une immunité relative quand il exerce son droit de se taire, il doit bénéficier d’une immunité totale lorsqu’il ne l’exerce pas en raison d’un défaut d’information qui ne lui est aucunement imputable.
Seulement, la CourEDH n’a jamais imposé une telle notification. D’ailleurs, la logique qui l’animait dans l’affaire Brusco[24] où elle reprend les standards érigés dans les affaires Salduz et Dayanan[25] est différente. Lorsqu’elle avance que « la personne placée en garde à vue a le droit d’être assistée d’un avocat (…), et ce a fortiori lorsqu’elle n’a pas été informée (…) de son droit de se taire »[26], l’idée apparaît que le droit de se taire a beau être primordial, sa méconnaissance ne prête pas flanc à la critique si les autres aspects du procès équitable ont été garantis de manière amplifiée, mais la Cour ne l’admet qu’à demi-mot.
En parallèle, c’est la thèse d’un droit capital que vont accréditer les évolutions du droit français puisque le Conseil constitutionnel venait de déclarer contraires à la Constitution les articles 62, 63 et 63-1 du code de procédure pénale en ce qu’ils étaient porteurs d’une restriction injustifiée aux droits de la défense[27]. Exit les tergiversations, l’absence de notification du droit de se taire est per se incompatible avec l’exercice de libertés constitutionnellement protégées. La chambre criminelle de la Cour de cassation française s’appropria cette décision en jugeant insatisfaisantes au regard de l’article 6 de la Convention les dispositions précitées[28], mais à l’instar du Conseil constitutionnel qui décala les effets abrogatifs de sa décision, elle refusa d’appliquer à la cause son constat d’inconventionnalité. L’assemblée plénière de la même Cour trancha le débat dans le vif en imposant de doter d’un effet immédiat les constats d’inconventionnalité y relatifs[29].
Finalement, la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011[30] est venue modifier l’article 63-1 du code de procédure pénale en imposant sans ambages que soit notifié à un gardé à vue[31], ainsi qu’à une personne placée en retenue douanière[32], leur droit de garder le silence. Mais c’est bien par la loi du 27 mai 2014[33] de transposition de la directive de 2012 précitée et relative à l’information dans le cadre des procédures pénales que le principe d’une notification obligatoire fut consacré en droit français[34]. Il ne se limite plus à la garde à vue et bénéficie aussi à la « personne à l’égard de laquelle il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction » entendue librement[35], au témoin assisté[36] ou au mis en examen[37] dans la phase judiciaire ainsi qu’au prévenu comparaissant devant le tribunal correctionnel[38] et la chambre des appels correctionnels[39]. Ce choix législatif d’une véritable obligation de notification accrédite la thèse d’un droit autonome sans lequel la procédure ne peut être équitable. Et, bien qu’il persiste des domaines spécifiques pour lesquelles ni le droit de l’Union européenne ni le droit français n’imposent sa notification, notamment en matière contraventionnelle[40], rien n’empêche le juge français de prendre le relais du législateur et d’élargir son domaine en imposant sa notification au cours d’autres phases de la procédure pénale.
B. L’autonomisation jurisprudentielle d’une garantie essentielle du procès équitable
Le juge français, d’abord réticent à protéger le droit de se taire, a choisi la voie du progressisme dans un arrêt du 14 mai 2019[41].
Dans cette affaire, la chambre criminelle de la Cour de cassation a élargi le champ d’application de l’obligation de notifier le droit de se taire au bénéfice des personnes comparaissant à l’audience de mise en accusation devant la chambre de l’instruction. Ici, une personne poursuivie pour meurtre mise en accusation devant une Cour d’assises se plaignait du fait que, au cours de l’audience de la chambre d’instruction statuant en appel de l’ordonnance de mise en accusation, elle n’ait pas reçu l’information relative à son droit de se taire. La subtilité de l’arrêt résidait dans l’inexistence d’une telle obligation dans ce domaine au visa de l’article 199 du code de procédure pénale. L’individu en cause forma donc un pourvoi en cassation tout en déposant une question prioritaire de constitutionnalité pour contester le contenu de cet article. La Cour de cassation se fonda exclusivement sur l’article 6 de la Convention afin de considérer qu’un tel oubli faisait « nécessairement grief »[42] à la personne mise en accusation.
Une telle formulation a une portée considérable. Le fondement suscite déjà un vif intérêt puisque la chambre criminelle n’utilise que la base conventionnelle pour octroyer aux personnes mises en accusation une protection que ne prévoit pas la loi française. Aussi, cette avancée est accentuée par le rôle autonome qu’elle fait jouer au droit de garder le silence. Puisque son défaut de notification fait « nécessairement grief » à l’accusé, la présence d’un avocat à ses côtés « est impropre à purger l’irrégularité »[43]. Elle ne permet pas de compenser le défaut de notification du droit de se taire, a fortiori ce défaut de notification emporte systématiquement violation des droits de la défense.
Cette témérité pourrait paraître curieuse. Habituellement, la Cour de cassation n’impose nullement le respect d’une telle garantie devant la chambre de l’instruction[44], même si, en l’espèce, l’audience devant la chambre de l’instruction précédait directement le jugement. C’est donc l’objet de la comparution de la personne -accusée- devant la chambre de l’instruction qui semble avoir déterminé l’interprétation innovante de la Cour. Il est envisageable que la Cour de cassation ait moins été mue par une volonté de progrès que par le souci d’éviter une éventuelle condamnation de la France par la CourEDH. En écartant une application littérale de l’article 199 du code de procédure pénale[45], cette jurisprudence s’inscrit alors dans la lignée de la directive n° 2016/343/UE[46], par ailleurs non transposée en droit français, qui prévoit en son point 25 que « le droit de garder le silence (…) [devrait] s’appliquer à propos de questions concernant l’infraction pénale qu’une personne est soupçonnée d’avoir commise ou au titre de laquelle elle est poursuivie », ce qui était bien le cas en l’espèce.
La solution est en réalité vouée à se généraliser[47] chaque fois qu’une personne est poursuivie en lien avec la charge d’avoir commis une infraction pénale, à tout stade de la procédure, et nonobstant le silence du texte de procédure pénale y relatif. Acceptable sur le principe, une telle évolution pourrait toutefois paraître excessive. La volonté de sauvegarder les droits de l’accusé est certes louable. Elle garantirait effectivement le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Pourtant, dans le cadre d’une audience de mise en accusation, « la comparution des parties n’a pas pour objet de mettre celles-ci en mesure de formuler des observations mais de permettre à la juridiction de leur poser des questions qui lui paraissent utiles à l’instruction du dossier »[48]. De toutes les façons, qui dit chambre de l’instruction sous-entend juge d’instruction. Or, ce dernier a normalement déjà averti l’accusé qu’il avait le droit de se taire. Cette critique met en avant le caractère redondant, voire superflu de l’apport d’une nouvelle notification de son droit de garder le silence à la personne mise en accusation devant la chambre de l’instruction.
Une critique d’une autre nature consiste à remettre en cause la pertinence du recours à l’article 6 de la Convention pour motiver une telle décision. A l’heure actuelle, tant que l’article 199 du code de procédure pénale demeure inchangé, cette référence reste indispensable puisqu’elle est la seule suffisante à motiver l’interprétation de la Cour de cassation. Ce constat peut être réitéré dans la mesure où la directive de 2016 n’a pas encore été transposée mais il faut observer que la référence à l’article 6 de la Convention continuera à être nécessaire une fois cette directive traduite en droit français puisque, aux termes de celle-ci, « afin de déterminer si le droit de garder le silence ou le droit de ne pas s’incriminer soi-même ont été violés, il [conviendra] de tenir compte de l’interprétation donnée par la Cour européenne des droits de l’homme du droit à un procès équitable en vertu de la CEDH »[49]. Or, le renvoi à l’article 6 de la Convention n’est que d’un secours limité.
En rapport avec les faits de l’arrêt du 14 mai 2019, la notification du droit de se taire est d’un intérêt sporadique car il est difficilement imaginable que des aveux soient extorqués de manière contraire à l’article 3 de la Convention par une chambre de l’instruction de formation collégiale composée de magistrats du siège[50]. En revanche, elle conserve une utilité certaine en lien avec l’article 6 de la Convention. Il n’est en effet pas certain que la personne ne se laisse pas impressionner par la machine judiciaire en mouvement et s’abandonne à délivrer des éléments dont il n’est pas à même d’évaluer la portée. Rappeler que le silence est possible, et qu’il n’expose a priori à rien ne serait pas, dans cette perspective, inutile.
Malgré ces quelques questionnements, il faut souligner l’effet protecteur de l’autonomisation progressive du droit de se taire en droit français. Cette évolution est d’autant plus remarquable que la CourEDH s’inscrit depuis maintenant trois ans dans un courant totalement inverse de fermeture que confirment les arrêts Bloise et Olivieri.
Partie II – Le droit de se taire fragilisé par la Cour européenne des droits de l’homme
Après avoir pas à pas construit une protection accrue de l’accusé en matière pénale, la Cour de Strasbourg a infléchi la protection du droit de se taire sur le fondement de circonstances exceptionnelles dans l’arrêt Ibrahim c. Royaume-Uni[51](A). De la même manière qu’elle avait ensuite placé les droits de la défense sous le paradigme de l’équité globale de la procédure (B), elle entérine dans les arrêts Bloise et Olivieri la régression[52] du droit de se taire qu’elle positionne aussi au sein des garanties du procès équitable (C).
A. Le fléchissement du droit de se taire au regard de circonstances exceptionnelles
Dans l’affaire Ibrahim c. Royaume-Uni relative à la lutte contre le terrorisme, le Gouvernement avançait que le défaut de notification du droit de garder le silence, et l’accès retardé à l’avocat lors d’un interrogatoire de police, s’expliquaient par le besoin « de recueillir de toute urgence des renseignements sur tout autre projet d’attentat et sur l’identité des personnes susceptibles d’être mêlées au complot »[53]. La Cour a entendu l’argument et a considéré que « l’intérêt public à prévenir et réprimer des attentats terroristes de cette ampleur (…) [était] on ne peut plus impérieux »[54].
Le constat de la Cour, qui avait rappelé que« les droits énoncés à l’article 6 paragraphe 3 sont non pas des fins en soi mais des aspects particuliers du droit général à un procès équitable » et avait considéré que« l’absence de raisons impérieuses n’emporte (…) pas à elle seule violation de l’article 6 de la Convention »[55], pouvait inquiéter. Mais les doutes se dissipaient en raison de la singularité de cette espèce dans laquelle il existait une menace exceptionnellement grave et imminente contre la sûreté publique. A des faits singuliers, la Cour aboutissait à une solution singulière.
Pourtant, il faut rappeler que la lettre du texte de la Convention n’admet aucune restriction aux droits garantis par l’article 6, sauf concernant la publicité des débats qui est ici sans objet. L’apport d’une limitation implicite à ce droit, ici légitimé par une appropriation explicite de l’arrêt Quarles[56] de la Cour suprême américaine qui tire de l’arrêt Miranda[57] une « exception de sûreté publique », demeure d’autant plus critiquable qu’il s’effectue auvisad’une jurisprudence américaine isolée.
En tout cas, la Cour confirmait que le droit de garder le silence, qui n’est qu’un « des aspects particuliers du droit général à un procès équitable », n’est pas un droit absolu[58] mais relatif.
En soi, un tel postulat n’entraîne pas l’anéantissement de la protection du droit de garder le silence. En revanche, il était possible de penser que les restrictions à ce droit ne se justifieraient à l’avenir qu’en présence de deux conditions cumulatives correspondant à cette nature de droit relatif. Une dérogation serait permise en cas de raison impérieuse, telle que la nécessité de réagir à des faits de terrorisme, sous réserve que la procédure examinée dans son ensemble demeure équitable. Tout serait en quelque sorte affaire de but légitime de la restriction, et de proportionnalité de l’atteinte en rapport avec le but visé et l’équité globale de la procédure.
B. Les droits de la défense placés sous le paradigme de l’équité globale de la procédure
Le temps n’a pas fait triompher cette hypothèse. Au contraire, dans l’affaire Simeonovi c. Bulgarie[59], la Cour généralise ses réserves à toutes les contestations relatives au défaut d’assistance d’un avocat indépendamment de l’absence de circonstances exceptionnelles. Un homme poursuivi pour vol à main armée et homicide se plaignait de n’avoir pas reçu l’assistance de son avocat pendant les trois premiers jours de sa garde à vue. La Cour relève malgré la gravité du crime pour lequel le requérant était poursuivi « qu’il n’a pas été allégué qu’il existait un risque imminent pour la vie, l’intégrité physique ou la sécurité d’autrui »[60] par le Gouvernement et qu’aucune raison impérieuse ne justifiait le défaut d’assistance d’un avocat. Pire, « le déroulement des faits en l’espèce [correspondait] à une pratique des autorités qui a été vivement critiquée aussi par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants », pratique « difficilement conciliable avec la prééminence du droit (…) »[61]. Toutefois, cette « absence de raisons impérieuses ne suffit pas à entraîner une violation de l’article 6 » mais invite la Cour à opérer« un contrôle très strict » de l’équité globale de la procédure[62]. L’idée qui ressortait de l’affaire John Murray, à savoir que le défaut de protection du droit de se taire n’entraîne pas de violation de la Convention dès lors que les autres garanties du procès équitable sont assurées de manière amplifiée, est mieux explicitée.
Or, dans cette affaire, l’équité du procès fut sauve en ce que le requérant garda le silence durant les trois premiers jours de sa garde à vue et ne changea de stratégie en passant aux aveux que douze jours après avoir reçu l’assistance d’un avocat. En somme, le défaut d’assistance d’un avocat n’a pas eu d’incidence substantielle sur sa défense qui n’a été modifiée qu’ultérieurement. Cela ne lui a donc pas fait grief, même s’il est difficile de comprendre comment la Cour parvient à évacuer la question de la justification des manquements de l’Etat bulgare si ce n’est par économie de moyens. Dans le cadre d’un authentique contrôle de proportionnalité, c’est en rapport avec le but légitime visé que l’atteinte doit être proportionnée. Or, en l’espèce, il n’y avait aucune raison impérieuse à la restriction. Pourtant, la Cour admet la conventionnalité de cette restriction injustifiée. Ce faisant, soit elle infirme la thèse selon laquelle le droit de se taire est relatif, soit elle entrouvre la voie à un contrôle de proportionnalité hybride qui est celui de la proportionnalité des atteintes non légitimes.
L’analyse menée par la CourEDH est en porte-à-faux avec le contrôle « très strict » attendu d’une Cour protectrice des droits de l’homme et elle est d’autant plus curieuse que c’est sur le terrain de l’article 6 qu’elle avait inauguré une interprétation évolutive et dynamique de la Convention afin de pousser les Etats à garantir des droits concrets et effectifs[63]. C’est encore plus vrai que le préambule de la Convention lui attribue le rôle de « développer » les droits de l’homme. Ainsi, le constat auquel elle parvient dans l’affaire Simeonovi sur fond de principes généraux détonne par sa portée régressive car elle aboutit à tolérer des restrictions non motivées à un droit conventionnel au nom de l’équité globale du procès, notion large s’il en est voire antinomique avec la quête de droits de la défense concrets et effectifs. Mais la Cour persiste et réassigne[64] à l’équite globale de la procédure son rôle officiel au cours d’une affaire Murtazaliyeva : c’est un « point de référence définitif dans l’analyse d’un procès »[65].
C. L’intégration du droit de se taire parmi les composantes accessoires de l’équité globale de la procédure
La protection du droit de se taire semblait d’autant plus friable que celui-ci n’est pas directement énoncé par la Convention. Sans suspens, les arrêts Bloise et Olivieri du 11 juillet 2019 rejoignent cette nouvelle analyse en mettant en exergue le placement du contrôle des contestations relatives à des atteintes alléguées au droit de garder le silence sous le prisme de l’équité globale de la procédure.
Dans ces deux espèces, les restrictions litigieuses avaient pour cause l’application rigoureuse de la loi en vigueur qui, notamment, ne prévoyait aucune notification du droit de se taire. Le Gouvernement n’ayant fait mention d’aucune circonstance exceptionnelle motivant les carences alléguées, « la Cour [devait] dès lors évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict et ce, à plus forte raison, dans le cas de restrictions d’origine législative ayant une portée générale et obligatoire »[66].
Dans l’affaire Bloise, la CourEDH motive son constat de non-violation de l’article 6 par le fait que « les propos tenus par le requérant au cours de la garde à vue et (…) les déclarations faites à ce stade [n’ont finalement occupé] aucune place dans la motivation des juges du fond »[67]. En revanche, dans l’affaire Olivieri, « rien dans la motivation des décisions internes ne [permettait] de considérer que [des éléments autres que ceux recueillis de manière litigieuse] pourraient être regardés comme des parties intégrantes et importantes sur lesquelles reposaient la condamnation »[68] si bien que la procédure prise dans son ensemble n’a pas permis de remédier aux lacunes procédurales soulevées par l’intéressé.
En fin de compte, l’analyse de la Cour repose essentiellement sur la recherche de « l’existence d’autres preuves considérées comme étant décisives [et] qui [auraient] été discutées contradictoirement dans le cadre de la procédure ». Le déroulé méthodologique pourrait être systématisé ainsi : quelle utilisation a été faite des preuves obtenues en méconnaissance du droit de se taire ? Les preuves collectées en méconnaissance du droit de se taire font-elles partie des pièces à charge fondant la condamnation d’un individu ? Dans l’affirmative, existe-t-il d’autres éléments dans leur dossier et quelle a été leur importance ? En somme, si ces preuves ne sont pas le seul fondement d’une condamnation, il y’a fort à parier qu’il n’y aurait pas violation de la Convention alors même qu’elles auraient, par exemple, contribué à mettre des enquêteurs sur la bonne piste.
En outre, l’équité d’ensemble du procès promet aux Etats une marge nationale d’appréciation très grande à laquelle renvoie la permissivité de la CourEDH[69]. En effet, il est difficilement imaginable que des juridictions ayant mené un contrôle lénifiant de la procédure ou opérant un revirement moins progressiste soient désavouées par une Cour européenne peu encline à protéger le droit de garder le silence de manière autonome. Il est d’ailleurs dommage de constater qu’en parallèle, les Etats sont aujourd’hui contraints de reconnaître la valeur de ce droit de leur propre initiative ou sous l’influence du droit de l’Union européenne et que la Cour de Strasbourg aurait très bien pu s’inspirer de cette « pratique subséquente » des Etats et de la progression du consensus en Europe pour interpréter la Convention autrement[70] en imposant une obligation systématique de notifier à l’accusé son droit de se taire[71]. En préférant à la synergie des sources le sacrifice du droit de se taire sur l’autel du procès équitable, la CourEDH laisse présager sa future réticence à en faire un droit autonome.
Face à cela, il faut au moins saluer le courage de la Cour de cassation française. Il lui faudra malheureusement travailler sans le soutien d’une jurisprudence européenne amollie qui ne l’aidera en rien à mener son contrôle face à l’afflux annoncé de pourvois en cassation relatifs au défaut de notification ou à la méconnaissance du droit de se taire[72].