Quand on rentre dans les locaux de l’Organisation mondiale du commerce à Genève, on est d’emblée frappé par les imposantes peintures murales de Gustave-Louis Jaulmes qui célèbrent « La joie universelle », « Le travail dans l’abondance » ou « Le bienfait des loisirs ». On pourrait croire que cette iconographie est la preuve d’une attention accrue de l’OMC pour les droits économiques et sociaux ou du moins que « l’OMC porte sur ses murs des promesses qui ne cadrent pas spontanément avec son image de temple de la mondialisation libérale »[1]. Or, il ne faut pas être dupe des apparences ; c’est plus par un accident historique que l’on est face à cette rencontre entre droits économiques et sociaux et organisations internationales économiques, puisque l’OMC a simplement repris les locaux qui étaient auparavant ceux du Bureau international du travail et que celui-ci a quittés en 1975.
Pour être provocateur, on pourrait dire que ces peintures murales sont à peu près tout ce qui existe concernant les droits économiques et sociaux dans l’enceinte des organisations internationales économiques. En effet, quand on pense, en droit international, aux relations entre ces deux entités, on est rapidement confronté à un silence, issu du fait que les organisations internationales financières et commerciales ont tendance à rejeter en dehors de leur enceinte les problèmes liés aux droits de l’homme (qu’ils soient de première ou deuxième génération). C’est la lecture qu’en fait la majorité de la doctrine, y voyant deux entités qui « evolved in splendid isolation »[2], en tant que régimes séparés[3].
Ce « mutisme »[4] apparaît à l’évidence paradoxal : l’absence de relations entre droit international économique et droits de l’homme ne peut être qu’un mythe[5], puisqu’il est indéniable que l’économie est fondée sur l’idée de liberté et que les droits humains ont une importante dimension économique[6]. Mais cette dichotomie, qui dépeint les organisations internationales économiques comme tournées vers l’économie, là où les droits de l’homme s’intéressent à la personne, a des origines anciennes et a mené Gerorges Scelle à parler, déjà au début du siècle dernier, de « querelle de l’économique et du social »[7].
Cette scission des valeurs protégées a valu d’importantes critiques au droit international économique et à ses agents institutionnels[8], qui ont été accusés de ce que Heidegger aurait défini comme étant une « réduction de l’être humain à une unité calculable »[9]. L’idée fondamentale réside dans le fait que le droit international économique et ses institutions seraient imperméables aux considérations non-économiques, à cause d’un certain complexe de supériorité[10], qui explique la fragmentation de l’ordre juridique international en une série de régimes normatifs auto-poïétiques, solipsistes et hégémoniques[11].
Ces contestations ont commencé dès 1987, lorsque l’UNICEF publie un rapport extrêmement critique à l’égard du FMI (Adjustment with a Human Face) contestant l’absence de prise en considération de la question des droits sociaux et de l’impact sur ceux-ci de ses politiques macroéconomiques de prudence et orientées vers le capitalisme libre-échangiste[12].
Concernant l’OMC, en 2000, un rapport d’un groupe d’experts mandaté par la Sous-Commission aux droits de l’homme des Nations Unies qualifie l’OMC de « véritable cauchemar » pour les droits de l’homme[13]. Ce Nightmare Report appelle à repenser un système de libre-échange qui, sous couvert d’égalité, discrimine entre les pays les plus avancés et les moins avancés par les effets de ses règles. Cette posture fit rapidement s’insurger la communauté des experts de droit international des échanges, qui dénoncèrent l’hyprocrisie d’une critique qui ne tiendrait pas compte du fait que « WTO and EC diplomats have contributed no less to poverty reduction and international rule of law (as a precondition for democratic self-governance in our globally integrated world) than UN human rights diplomats discrediting the WTO as ‘a veritable nightmare’ for developing countries and women »[14].
De même, entre 2009 et 2011, Olivier de Schutter, Rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, fit valoir que le commerce international et les règles de l’OMC peuvent entrer en conflit avec la sécurité alimentaire[15]. Ses allégations, selon lesquelles le droit à l’alimentation est « otage » des négociations de l’OMC, furent rejetées par Pascal Lamy qui soutint l’intégrité du système OMC[16].
Le rapport de 2018 de Philip Alston, rapporteur spécial sur la pauvreté extrême et les droits de l’homme, s’inscrit dans cette continuité en incitant le FMI à privilégier les plus démunis :
« L’extrême pauvreté est abjecte, porte atteinte aux droits fondamentaux et relève d’un choix politique. Le FMI ne doit plus la considérer comme un élément abstrait inscrit comme un autre au bilan. Dans l’esprit qui est actuellement le leur, les membres du personnel du FMI jouent un rôle essentiellement technique, scientifique et apolitique (…) le FMI a été une organisation dotée d’un grand cerveau, d’un ego démesuré et d’une conscience minuscule. S’il tenait sérieusement compte de la protection sociale, plutôt que de prendre des engagements symboliques dans la mise en place de dispositifs de protection sociale minimale, il pourrait montrer qu’il a bel et bien tiré des enseignements de ses erreurs passées »[17].
Le but de cet article est donc de resituer ce discours dichotomique dans l’histoire et de remonter aux origines de cette scission discursive. Cette scission mène presque à l’émergence de deux discours parallèles (celui du droit international économique et celui des droits de l’homme), ce qui entraîne une absence de prise en considérations des seconds dans le premier. Il sera démontré que ce silence est le produit d’une certaine vision de l’économie et de l’ordre juridique international qui s’est développée au fil des années, qui est venue irradier le mode de fonctionnement des organisations internationales économiques (I). Dans un second temps, il sera question d’analyser les possibles modes de dépassement de ce silence, leur structure de fonctionnement et leurs postulats (II).
Partie I – Le son du silence
La première question qu’il s’agit de poser est celle de savoir d’où vient et comment opère ce silence, dont le constat semble faire l’unanimité. Il est soutenu que ce silence est un produit de l’histoire et d’une vision particulière de l’économie internationale et de ses structures juridiques qui a émergé avec la pensée néolibérale (A). Cette posture innerve progressivement la pratique et le discours internes aux organisations internationales financières et commerciales (B).
A. Le silence, produit de la pensée néolibérale
Si l’on veut remonter aux sources philosophiques de cette scission discursive entre droits de l’homme et institutions internationales économiques, il est inéluctable de questionner les origines communes du droit international économique et des droits de l’homme dans la pensée libérale. A ce propos, dans l’histoire, les discours soulignant les synergies ne manquent pas : selon ceux-ci, libéraliser l’économie permettrait de faire éclore une protection accrue de l’être humain (également au cœur d’une certaine posture doctrinale[18]). C’est l’idée de « paix par le commerce » de Montesquieu[19] ; c’est encore l’idée de Max Weber pour qui les Républiques maritimes italiennes reconnaissaient un droit de citoyenneté aux marchands à raison de leur contribution à l’éclosion économique de la cité[20].
Mais cette communauté d’origine intellectuelle est progressivement altérée par une scission de la pensée libérale elle-même : à l’unité initiale se substitue une dichotomie entre un libéralisme politique se souciant de la liberté individuelle et un néo-libéralisme concentré exclusivement sur la liberté économique et la priorité du marché. Comme l’affirme Foucault dans ses cours au Collège de France :
« Pour le néolibéralisme, le problème n’était pas du tout de savoir, comme dans le libéralisme de type Adam Smith, le libéralisme du XVIIIe siècle, comment, à l’intérieur d’une société politique toute donnée, on pouvait découper, ménager, un espace libre qui serait celui du marché. Le problème du néolibéralisme, c’est au contraire de savoir comment on peut régler l’exercice global du pouvoir politique sur les principes d’une économie de marché. Il s’agit donc non pas de libérer une place vide, mais de rapporter, de référer, de projeter sur un art général de gouverner les principes formels d’une économie de marché »[21].
Emmanuelle Jouannet a pu soutenir qu’il existerait aujourd’hui un consensus important sur la thèse selon laquelle la globalisation et le développement de la pensée néolibérale auraient normalisé l’empire du marché, ainsi que le rôle hégémonique de règles économiques capitalistes qui l’emportent sur un droit international incapable de les saisir[22]. C’est pourquoi il serait primordial de déconstruire ce phénomène : « focusing on this question of the forms of law embodied in the two fields of trade and human rights is helpful, perhaps even necessary, in developing an understanding of the relationship between liberal democratic politics and global capitalist economics »[23].
Le droit international économique est en effet innervé structurellement par la pensée néolibérale. A cet égard, les travaux récents des historiens sont inspirants. Ainsi, Quinn Slobodian soutient que le néolibéralisme consiste moins en une école de pensée fondée sur le laisser-faire économique que dans la volonté de certains d’intellectuels (Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, Wilhelm Röpke et Michael Heilperin notamment) d’utiliser des disciplines et institutions internationales (la Société des Nations, la CJUE, l’OMC ou le droit international des investissements) pour isoler les marchés de l’intervention étatique et des revendications démocratiques, en vue d’atteindre davantage d’égalité et de justice sociale[24].
L’architecture institutionnelle des trois piliers du droit international économique (commerce, investissement et monnaie) a été pensée à Bretton Woods, dans un contexte de reconstruction post-seconde guerre mondiale, avec une attention quasi-exclusive pour la reconstruction économique. Dans ce cadre, s’affrontaient deux postures différentes : la vision libérale du laisser-faire économique et celle keynésienne de l’interventionnisme étatique. C’est lorsque la première a emboîté le pas à la seconde, à partir des années 1970, que le triomphe du libéralisme économique a commencé à rendre muettes les revendications alternatives : que ce soit le nouvel ordre économique international prôné par les pays de la décolonisation ou l’économie administrée, prônée par les pays de tradition socialiste. Le néolibéralisme s’impose progressivement en tant que pensée unique et cela a un impact majeur sur l’architecture institutionnelle de l’économie internationale[25].
Le pilier commercial en est l’exemple le plus évident. Les tribulations y commencent déjà lors des négociations du GATT, qui devait être partie du projet plus vaste de l’Organisation internationale du commerce. Cette OIC et son droit auraient fait place aux deux visions de l’économie, libérale et keynésienne, en cherchant un équilibre entre libre-échange et règles prônant le plein emploi ou soutenant le commerce des produits de base. Une telle tentative de mise en balance a rapidement échoué à cause du refus du sénat américain de ratifier un tel accord, de sorte que ce n’est que la partie portant sur le libre-échange qui fut mise en application provisoire et le GATT de 1947 perdurera comme étant le seul instrument de régulation du pilier commercial.
Les tentatives de réflexion concernant l’inclusion d’une « clause sociale » dans les accords de l’OMC à compter des années suivantes vont également constituer un échec. Cette initiative américaine et norvégienne en 1998 essaie d’intégrer les droits sociaux à l’OMC par le biais d’une telle clause. Cependant, la structure néolibérale mise en place continue de résister aux droits économiques et sociaux, ce que la doctrine analyse comme une « missed opportunity », motivée par la nature impérialiste du droit international qui présenterait la tendance structurelle à garder ces questions séparées[26].
On peut en conclure que cette posture historique néolibérale déteint sur le fonctionnement institutionnel et le silence à l’égard des valeurs non marchandes devient un mode de fonctionnement interne aux organisations internationales économiques. Pour transposer les réflexions de Anne-Charlotte Martineau, le langage institutionnel fait plus que normaliser le biais néolibéral, il le « routinise »[27].
B. Le silence, discours intériorisé par la pratique institutionnelle
Dans un ouvrage novateur, Guy Fiti Sinclair analyse l’évolution du discours des organisations internationales sur leur pratique institutionnelle et retrace le mouvement général (et informel) d’expansion des pouvoirs inscrits dans leur mandat comme participant de la dynamique de réforme libérale[28]. Il étudie compare également les discours sur l’économie tenu dans les différentes enceintes internationales, pour conclure à l’existence de :
« continuities and discontinuities in patterns of thought and practice in international governance – from “civilization” to “modernization” to “globalization” ; from laissez-faire liberalism to postwar “embedded liberalism” to turn-of-the-century “neoliberalism” ; and from “social government” to postcolonial developmentalism to “global governance.” In doing so, it sheds light on the puzzle of apparently contradictory goals and purposes pursued by present-day international organizations, such as the “neoliberal” policy prescriptions of the World Trade Organization, the International Monetary Fund, and the World Bank, on the one hand, and the more socially oriented programs of the ILO and the UN Development Program, on the other »[29].
Ainsi, la vision néolibérale caractérisant les organisations internationales économiques influence également la vision de leur mandat et de leur fonctionnement dans l’ordre juridique international. A l’OMC, comme dans le cadre du FMI, s’ancre une lecture du mandat comme étant strictement limité aux questions économiques, ce qui conforte l’idée de mutisme, silence voire surdité à l’égard des valeurs non économiques.
Dans le cadre de l’OMC, cette tendance se concrétise dans la vision selon laquelle l’organisation a une compétence limitée aux questions commerciales et ne saurait s’étendre au-delà. Si le préambule mentionne la volonté des Membres de reconnaître que leurs « rapports dans le domaine commercial et économique devraient être orientés vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein emploi et d’un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel », les accords de l’OMC, quant à eux, ne contiennent pas de référence explicite aux droits humains, il n’y a pas d’affaire contentieuse en traitant directement et les membres n’ont que très rarement tendance à soulever ce genre de questions dans cette enceinte[30].
D’importants débats ont pu venir bouleverser cet état des choses, débats connus sous l’expression « trade and… »[31], faisant état des difficultés d’inclusion de valeurs exogènes dans l’enceinte de cette organisation internationale. Différents thèmes ont pu faire émerger la réflexion à ce propos : les rapports entre commerce et environnement dans les réflexions concernant les énergies fossiles ou renouvelables[32] ou concernant les quotas-carbone, les rapports entre commerce et violations du droit humanitaire dans l’affaire des diamants « ensanglantés »[33], ou encore les relations entre commerce et droit à la santé dans les affaires concernant le tabac[34] ou l’accès aux médicaments dans les pays en voie de développement.
Ce dernier est intimement lié à l’affaire concernant l’impact de l’Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) sur la lutte contre le SIDA, notamment en Afrique. L’Accord sur les ADPIC, qui fait partie intégrante du droit de l’OMC, prévoit l’obligation de garantir les droits de propriété intellectuelle pour la protection des brevets pharmaceutiques ce qui engendrait un monopole de facto du détenteur du brevet et donc un problème d’accès aux médicaments. Le débat émergea lorsqu’une multinationale pharmaceutique saisit les juges en Afrique du Sud en 1998 en contestant une loi qui permettait au ministre de la santé de limiter les droits issus des brevets pour permettre un accès à certains médicaments à un prix raisonnable, en invoquant l’argument du droit de l’OMC protégeant ses propres droits de propriété intellectuelle. Les discussions au sein de l’OMC menèrent finalement à l’amendement de l’article 31 de l’Accord sur les ADPIC[35].
Dans le cadre du FMI, la justification principalement mise en avant à l’appui de ce silence concernant les droits de l’homme dans la pratique institutionnelle est toujours l’idée du mandat limité.Telle est substantiellement la position du « rapport Gianviti », qui porte le nom du conseiller juridique du FMI qui en 2002 rédigea un article de référence sur la place des droits économiques et sociaux dans le cadre de l’institution[36]. L’argumentation s’articule autour de deux concepts forts. D’une part, les statuts du FMI lui confèrent seulement des pouvoirs de surveillance et d’assistance financière. L’on soutient que le FMI est une « monetary agency, not a development agency », donc il se doit de se limiter à son mandat.
D’autre part, il soutient que le Pacte relatif aux droits économiques et sociaux ne s’applique pas au FMI et que ses dispositions n’ont pas non plus de valeur coutumière ; le FMI ne peut que promouvoir indirectement ces droits en soutenant la croissance économique, mais il ne peut le faire autrement sans déborder du cadre prévu par le statut.
Une question qu’il faut se poser pour nuancer la posture de l’exigence d’intégration d’une clause sociale dans les organisations internationales économiques est tout de même celle de savoir si procéder de la sorte ne constituerait pas pour autant une posture néo-impérialiste. Une telle incorporation, au vu de l’histoire du droit international économique qui a été façonné comme un mécanisme d’oppression des Etats du Nord sur le Sud à travers la doctrine du libre-échange, ne transformerait-elle pas le social en un moyen de « civiliser » et d’imposer à nouveau, en le légitimant autrement, le libre-échange au « colonisé »[37] ? Comme l’affirment les approches tiers-mondistes, le droit international, en raison de son indétermination, présente la possibilité duale de devenir un instrument aidant le plus faible ou renforçant le plus fort[38]. De même, l’intégration du social risque d’un côté d’aider le plus faible tout en habilitant le plus fort à le discriminer en raison de son « niveau inférieur de civilisation ». La réflexion sur l’intégration des logiques doit donc prendre acte des logiques de pouvoir consubstantielles à l’ordre juridique international et ne pas se transformer en un instrument ultérieur au service de la loi du plus fort.
Partie II – Dépasser le silence
En dehors de la réflexion purement juridique, de nombreuses voix ont essayé de montrer les points morts de ce silence érigé en mode de fonctionnement des organisations internationales économiques. Ainsi, le philosophe Thomas Pogge a lourdement critiqué la Banque mondiale, le FMI et l’OMC dont le dysfonctionnement des règles asymétriques contribuerait à la persistance de la pauvreté dans le monde et à imposer un ordre international structurellement injuste. En se cachant derrière le consentement formel des États, ces institutions dominées par une logique occidentale seraient en train de violer le devoir moral fondamental de ne pas causer de dommage à autrui[39].
L’économiste Amartya Sen a soutenu quant à lui que, en l’état des relations économiques internationales, les droits politiques et sociaux devaient devenir une nouvelle priorité. Ainsi, en raison du fait qu’ils sont potentiellement « conductive to development (…), these freedoms and rights are also very effective in contributing to economic progress »[40]. Il est nécessaire donc de comprendre quelles sont les structures juridiques qui pourraient permettre un tel dépassement du silence actuel, qu’elles soient juridictionnelles (B) ou issues de changements politiques institutionnels (A).
A. Les possibilités de dépassement normatif
Plusieurs réflexions ont porté sur la manière de transformer le contenu normatif du droit international économique, afin de mettre un terme au mutisme concernant les droits de l’homme. Isabelle Feichtner a soutenu que les internationalistes négligent le potentiel d’une modification normative des accords eux-mêmes : « international lawyers should be idealistic and should not give up on the idea that political debate in international relations is possible in a sense which is not reducible to mere power politics »[41]. C’est pourquoi, elle soutient que la dérogation (waiver) en droit de l’OMC est une voie fondamentale à explorer. Au sens de l’article IX(3) des Accords de Marrakech, la Conférence ministérielle peut décider à la majorité des trois quarts de ses membres de suspendre certaines obligations OMC dans des circonstances exceptionnelles. C’est souvent comme cela que des questions sensibles relatives aux droits de l’homme ont été résolues : que l’on pense à l’affaire des diamants ensanglantésoù l’on a permis la discrimination commerciale à l’égard de diamants issus de conflits africains et extraits pour financer des violations massives des droits de l’homme et du droit humanitaire.
A cela s’oppose la vision de ceux qui soutiennent qu’une dérogation conserve tout de même la vision actuelle des rapports de système, selon laquelle les droits de l’homme seraient une exception, qu’il faut prendre en compte de manière ponctuelle en soustrayant une question particulière à l’emprise d’un droit de l’OMC qui autrement ne saurait se saisir des aspects non commerciaux du différend[42].
D’autres voies d’intégration normative fonctionnent moins sur un schéma aut aut pouvant se révéler intellectuellement problématique, c’est le cas des « conditionnalités droits de l’homme ». Ces incitations au respect des droits de l’homme pour bénéficier d’un avantage économique peuvent être insérées dans des systèmes généralisés de préférence, qui sont donc appelés SPG+ : l’idée est celle d’un « rewards-based system »[43], « a carrot »[44] en vue du respect des droits de l’homme, conditionnant les avantages commericaux à la volonté de certains membres « to ratify and implement a list of human rights and good governance conventions »[45]. Un risque important de cette posture, courante dans les schémas de SPG américain et européen, est que la conditionnalité imposée unilatéralement par le puissant ne prenne pas en compte les exigences de progrès social mais, avant tout, les avantages commerciaux que les économies développées peuvent en tirer, au détriment du sujet ultime de ces droits de l’homme.
Il en va de même pour un autre type de conditionnalités, insérées dans les instruments d’accession des nouveaux membres à l’OMC, demandant le respect des droits de l’homme pour bénéficier de l’accès au « club » de l’OMC : c’est ce qui s’est passé récemment concernant le droit au procès équitable pour l’accession de Cambodge et de l’Arménie et concernant les standards sociaux pour l’accession du Vietnam et de la Chine[46]. Ainsi, il a pu être considéré que « human rights concerns are a small but emerging component of (…) discussions »[47].
En ce qui concerne le cas du FMI, le Rapport de mai 2018 dressé pour le Comité des droits de l’homme des Nations Unies par Philipp Alston, rapporteur spécial sur la pauvreté extrême et les droits de l’homme, propose plusieurs voies pour dépasser le silence du FMI à l’égard des droits de deuxième génération. Il en identifie principalement deux. La première est l’instrument classique des « conditionnalités droits de l’homme » : l’idée de soumettre l’aide financière à la condition du respect de droits fondamentaux. Beaucoup a été fait dans ce cadre et le rapporteur Alston souligne que récemment les prêts du FMI pour l’Egypte et la Jordanie ont même été soumis à des « gender conditionnalities ». La deuxième est celle de repenser la notion flexible de « macro-criticité ». L’idée de macro-criticité consiste dans la qualification d’une situation comme critique pour atteindre la stabilité macroéconomique et il s’agit de la qualification centrale pour enclencher toute action du FMI d’ordre structurel. Selon Alston, les situations de conflit, violence ou de malaise social important devraient pouvoir être qualifiées de macro-critiques afin d’enclencher une aide du FMI. La pratique semble lentement aller dans ce sens : en 2016, les problèmes de corruption au Congo ont été considérés macro-critiques pour financer des actions étatiques. Néanmoins, les problèmes relatifs aux droits sociaux ne sont pas encore rangés dans cette catégorie dont Alston propose l’élargissement[48].
L’avantage de ce type de réforme structurelle, comme le souligne Isabelle Feichtner, est de permettre de dépasser la fragmentation par la voie politique en restructurant les priorités de la communauté internationale[49]. Ainsi, ces instruments de flexibilité permettent une « openness to non-legal as well as non-economic arguments »[50]. Si le juge a une difficulté consubstantielle à intégrer des éléments exogènes à son champ de connaissance juridictionnelle pour des raisons évidentes de légitimité, ces schémas politiques ne présentent pas ces limites ontologiques et peuvent permettre d’articuler le pluralisme sans craindre un manque de légitimité.
B. Les possibilités de dépassement juridictionnel
Certaines branches du droit international économique ont progressivement été l’objet d’un processus de juridictionnalisation[51]. Ainsi, la question s’est posée de savoir dans quelle mesure les droits de l’homme en général (et les droits économiques et sociaux en particulier) pouvaient être pris en compte dans le cadre de règlement des différends à l’OMC[52] ou dans le cadre de l’arbitrage d’investissement[53].
Si l’on prend comme exemple le cas de l’OMC précédemment étudié, l’idée générale serait que la jurisprudence de l’OMC « must ‘breathe’ the rest of international law and its interpretation will reflect it »[54]. Toutefois, pour que cela puisse être le cas, il existe deux sortes d’objections. Tout d’abord, il est certain que le juge de l’OMC a une compétence spécialisée et limitée aux différends portant sur les accords de l’OMC (comme cela découle d’une lecture croisée des articles 1, 3, 4, 7, 11 et 19 du Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends). Une doctrine plutôt minoritaire soutenant que les pouvoirs inhérents du juge lui permettraient de se saisir de tout litige ayant des aspects liés au commerce mais basé sur la violation des droits économiques et sociaux par exemple[55]. Or, il est généralement admis que le juge de l’OMC ne peut engager la responsabilité internationale d’un membre pour violation d’un traité de protection des droits de l’homme.
Cela ne veut pas pour autant dire qu’il ne puisse pas prendre en considération les sources externes. Le point de départ commun est l’interprétation du texte de l’article 3(2) du Mémorandum, où il est affirmé que :
« Le système de règlement des différends de l’OMC est un élément essentiel pour assurer la sécurité et la prévisibilité du système commercial multilatéral. Les Membres reconnaissent qu’il a pour objet de préserver les droits et les obligations résultant pour les Membres des accords visés, et de clarifier les dispositions existantes de ces accords conformément aux règles coutumières d’interprétation du droit international public. Les recommandations et décisions de l’ORD ne peuvent pas accroître ou diminuer les droits et obligations énoncés dans les accords visés ».
Concernant le degré de prise en considération, un débat éternel concerne le droit applicable par le juge : à la position de Joel Trachtman, qui voit dans la compétence spécialisée une limite à toute prise en considération du droit exogène[56], s’oppose celle de Joost Pauwelyn qui soutient que le droit exogène doit être prise en compte dans l’interprétation et peut être utilisé comme moyen de défense, tant qu’il ne constitue pas le fondement d’une plainte[57].
En tout état de cause, il existe deux voies principales par lesquelles le juge de l’OMC pourrait prendre en considération les droits économiques et sociaux. La première est ce que l’on appelle « test de similarité ». Avant de conclure à l’existence d’une discrimination commerciale, le juge doit vérifier que les deux produits en cause soient comparables, qu’ils soient similaires. Autrement dit, on ne pourrait pas les mettre sur le même marché et donc aucune discrimination ne serait à déceler. Dans ce contexte, on pourrait concevoir que les processus de fabrication soient pris en compte : un produit textile fabriqué en violation des droits fondamentaux des travailleurs ne pourrait pas être considéré comme similaire par rapport à un produit comparable fabriqué dans le respect des droits sociaux[58]. La jurisprudence de l’OMC n’a pas eu l’occasion de trancher en ce sens mais l’évolution de la jurisprudence ne semble pas non plus l’exclure : que l’on pense à la prise en compte des goûts des consommateurs depuis l’affaire du Phoque[59] ou à la dangerosité des produits dans l’affaire Amiante[60].
La deuxième voie prétorienne serait une interprétation large de la clause d’exception, notamment celle de l’Article XX du GATT. Textuellement, les droits fondamentaux ne sont pas énumérés en tant que valeurs que l’on peut protéger en faisant échec aux obligations commerciales, probablement parce que la réflexion sur les liens avec ceux-ci était beaucoup trop embryonnaire à l’époque de la rédaction du texte de l’article[61]. Le point central est de savoir comment le juge pourrait lire cette clause de manière extensive[62]. Seule une mention cursive des articles fabriqués dans les prisons figure à l’article XX(e), qu’une minorité de la doctrine met en avant comme une possible clause de coordination, notamment afin d’injecter dans le contentieux de l’OMC la théorie des processus de fabrication[63].
La jurisprudence s’est montrée ouverte à une interprétation évolutive de l’article XX, notamment en matière environnementale depuis l’affaire des Crevettes[64]. On pourrait donc imaginer que dans le futur la protection des droits économiques et sociaux puisse être prise en compte pour faire exception à la violation d’une obligation commerciale dans ce cadre. Malgré certains scepticismes[65], le Commissaire pour les droits de l’homme de l’ONU semblait aller dans ce sens, en invoquant une coordination avec les droits de l’homme par le biais de la clause de moralité publique de l’article XX(a) du GATT et XIV(a) du GATS[66], ce qui a été considéré par la doctrine comme étant la solution la plus cohérente avec les règles coutumières d’interprétation et avec le préambule[67].
Telle a été également la position prônée par un Comité ILA présidé par Ernst-Ulrich Petersmann dans une résolution de 2008 : « WTO members and bodies are legally required to interpret and apply WTO rules in conformity with the human rights obligations of WTO members under international law »[68]. Il est intéressant de constater que cette posture de Petersmann vient d’une vision particulière de l’ordre juridique international qui est inspirée de sa lecture du droit de l’Union européenne. Déjà dans sa thèse, il avait pu soutenir que le droit de l’intégration européenne est caractérisé par un « normative individualism » qui le distingue des autres projets d’intégration économique[69] et qui aurait amené à l’évolution de ce droit économique dans un droit sensible aux droits humains. Ainsi, sa thèse est celle de l’exigence de lire le droit international économique de manière générale en termes de constitutionnalisme multi-niveau. En adoptant une posture kantienne, il considère que les conflits sociaux viennent des incohérences propres à la condition humaine, c’est pourquoi seule une protection des droits fondamentaux à tous les niveaux normatifs permet une efficacité réelle de ces droits.
L’absence de références aux droits de l’homme dans le droit du FMI, de la Banque mondial et de l’OMC constitue donc un problème structurel majeur qu’il faudrait résoudre par « mainstreaming human rights into the law of worldwide organizations »[70].Ce mainstreaming, judiciaire ou politique, serait « the central challenge of human rights law and international economic law in the 21stcentury »[71]. Il en tire deux corollaires fondamentaux. Premièrement, le juge économique doit prendre conscience de sa fonction constitutionnelle et interpréter le droit international économique en utilisant tous les moyens extensifs laissés par la Convention de Vienne, afin de parvenir à une interprétation conforme aux principes de justice[72] :
« the judicial task of settling disputes with due regard to the constitutional rights of citizens and constitutional restraints of governance powers is essential for maintaining an ‘overlapping consensus’ on ‘principles of justice’ among states and citizens with competing self-interests and conflicting conceptions for a good life, social justice and an efficient regulation of the economy »[73].
Deuxièmement, il faudrait repenser la forme même du droit international économique en termes davantage orientés vers l’individu, repenser les garanties du droit international économique comme « empowering citizens, obliging governments and reinforcing individual rights »[74], puisque « the basic EC and WTO guarantees of liberty and non-discrimination should also be recognized as (…) human rights protecting personal liberty and human dignity »[75]. On devrait aller vers la reconnaissance du droit de l’OMC comme structuré autour d’une idée fondamentale de droit au commerce des individus.
Cette position a engendré un important débat. D’une part, Philip Alston souligne que cette vision ignore le « fundamentally different ideological underpinning » entre droits de l’homme et droit international économique : si les droits de l’homme sont basés sur une importance fondamentale accordée à la subjectivité de l’individu comme porteur d’une dignité inaliénable, les droits relatifs au commerce voient l’individu comme un objet au service d’un objectif économique et non pas un sujet[76]. Procéder par simple mainstreaming reviendrait à dénaturer ce que les droits de l’homme sont dans une enceinte économique qui n’est pas prête à s’en saisir, à opérer une greffe destinée à être rejetée ou du moins dénaturée. D’autre part, Robert Howse s’insurge contre le deuxième corollaire : « Petersmann’s notion that substantive obligations of the WTO law (…) be understood as fundamental rights would make it more difficult than at present for WTO members to defend their public policies in terms of reasonable limits on those obligations »[77].
Il semble donc évident que la question centrale n’est pas tant celle de l’opportunité de dépasser le silence mais de trouver un moyen de dépasser ce silence qui ne risque pas de maintenir inchangées les structures existantes et de déplacer simplement l’origines de leurs problèmes de fonctionnement.
La question de la place des droits économiques et sociaux dans les organisations internationales économiques reflète certaines structures philosophiques qui animent le droit international libéral. Celui-ci s’est construit en suivant une logique de fragmentation de la société, qui a été décrite par les penseur de la modernité juridique. Cette fragmentation, cette scission entre matière économique et sociale, en est devenue un trait caractéristique et le mutisme des organisations internationales économiques à l’égard des droits économiques et sociaux n’est que le reflet inéluctable de cette « querelle de l’économique et du social », pour reprendre déjà la constatation de Scelle.
Cette fragmentation peut donner l’impression d’un droit international schizophrène, qui évolue en compartiments isolés et qui ne se soucie pas de se saisir de la globalité des problèmes de la société internationale. Toutefois, il est important de ne pas simplement prôner une absorption de la question des droits de l’homme dans l’enceinte des organisations internationales économiques mais de prendre quelques précautions intellectuelles.
Le rapport Gianviti précité opère un rapprochement anachronique avec le droit de l’Union européenne, en soutenant en 2002 que « the European Community, not being a party to the European Convention on Human Rights [the Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms], is not bound by its provisions », vision qui fait clairement l’impasse de toute l’action de la CJUE et de l’importance de sa réflexion sur la place des droits fondamentaux, avant tout en ce qui concerne leur balancement avec les libertés économiques (il suffit de penser aux affaires Schmidberger[78] ou Omega[79]). Cette volonté d’anachronisme montre bien que le fait de voir certaines questions comme juridiquement scindées relève de la volonté politique.
Tout d’abord, il a été souligné que le silence à l’égard des droits de l’homme dans les enceintes institutionnelles économiques est le produit d’une vision particulière de l’économie internationale, prônée par la pensée néolibérale. Cette tendance à faire prévaloir la logique de marché sur toute autre logique exogène s’est par la suite traduite en une réception de ce discours de fermeture dans les pratique des organisations internationales économiques. L’idée du mandat limité, d’un cadre de compétence centré exclusivement sur les thèmes économiques attribué à l’organisation, innerve le quotidien du discours institutionnel et parfois même la jurisprudence des mécanismes de règlement des différends organisés dans ces cadres.
Economistes, philosophes et juristes se sont élevés contre ce morcellement, qui a mené les organisations internationales économiques à une certaine démission de la pensée à l’égard des problèmes liés aux droits de l’homme causés par leur modus operandi. Ces voix appellent à prendre davantage au sérieux l’exigence de décloisonnement, que ce soit au nom d’une obligation morale de ne pas causer de mal à autrui, de leur potentiel de contribution à un développement économique salutaire ou afin d’assurer une protection multi-niveau des droits de la personne. Toutefois, des nuances s’imposent. Il semble difficile de faire prendre une greffe dans un organisme pensé pour s’occuper de manière segmentée de questions internes : la posture de « routinisation » de l’OMC et du FMI ne serait pas pour autant modifiée.Qui plus est, prêcher une intégration pure et simple des droits économiques et sociaux dans les cadres institutionnels actuels, indépendamment des diversités et frictions structurelles inhérentes à la divergence axiologique sur laquelle les deux branches se sont construites, risque de pérenniser la logique néolibérale à l’origine de la scission. Elle risquerait même de devenir un futur outil de domination, permettant aux puissants de discriminer commercialement à l’encontre des pays moins avancés qui ne respecteraient pas leurs standards sociaux, sans une véritable réflexion concernant la meilleure manière de parvenir à un relèvement de ces conditions sociales au profit de l’individu privé d’une telle protection au niveau national et international. Une jonction non réfléchie viendrait simplement habiliter des mécanismes de réaction pérennisant le jeu de pouvoir à l’œuvre dans la société internationale. Ne continuerait-on pas ainsi à réduire l’humain à une unité calculable, simplement avec des mots et fonctionnements différents ?
Les changements et les avancements sont souhaitables mais il faut être conscients des risques sous-jacents à la manière de procéder. Le rôle de la doctrine est sans doute de pointer du doigt les angles morts laissés par la pratique mais aussi les limites des solutions envisagées. En l’absence de volonté politique des acteurs qui ont le pouvoir de faire changer le statu quo, il n’est pas inutile de changer le discours que nous portons sur ces débats, d’en montrer les ombres et les lumières et d’œuvrer pour un dépassement progressif des logiques à l’œuvre dans des organisations internationales façonnées par la fragmentation fonctionnelle et certaines logiques impérialistes du droit international tel que nous le connaissons aujourd’hui.