C’est, à de nombreux titres, une période exceptionnelle qui s’est ouverte au mois de mars 2020. Outre le bouleversement de la vie individuelle et collective, la propagation du virus de la covid-19 a entraîné une perturbation profonde du droit, qui reflète celles-ci.
La crise sanitaire déclenchée au début de l’année 2020 a provoqué chez les pouvoirs publics un réflexe très classique : élaborer, le plus rapidement possible, une loi d’exception pour faire face à ces circonstances. Par une malheureuse habitude[1], le choix du gouvernement a été de concevoir non seulement une loi de circonstance, par essence temporaire, mais également un cadre juridique général, en créant un dispositif d’exception mobilisable en cas de nouvelles crises sanitaires. Il n’a tenu qu’à l’opposition du Sénat que le dispositif conserve un caractère temporaire, par le choix d’une sorte d’expérimentation, qu’il est déjà question de pérenniser.
C’est ainsi qu’est né le cadre juridique de l’état d’urgence sanitaire ; un dispositif qui, du fait des conditions légistiques de son adoption, confond facilement la notion de catastrophe sanitaire – la condition abstraite de son déclenchement – avec la crise sanitaire actuelle – que la loi vise avant tout à traiter[2]. Ce qui ne peut que conduire à faire primer l’ordre public, sanitaire ici, sur toute autre considération, minorée par la pression des circonstances de crise.
Alors que le droit positif contenait déjà de riches[3] mais insuffisantes[4] ressources pour faire face à ce type de menace, c’est donc ce cadre calqué sur l’état d’urgence – qu’il faut désormais qualifier de « sécuritaire »[5] – qui s’est imposé à compter du 23 mars 2020[6]. L’« effet fondamental » de cette loi, comme de toute loi instaurant un état d’urgence, « réside dans une extension des pouvoirs de police administrative »[7], par la mise en place d’une police administrative spéciale ressortissant principalement à la compétence du Premier ministre et ne permettant qu’un concours de polices très limité[8]. L’exercice de ces pouvoirs vise essentiellement à protéger la santé publique et, par-là, à permettre la sauvegarde de la vie. Cet impératif absolu, on le comprend, supplante tout et permet, notamment, des restrictions drastiques et jusque-là inconnues de nombre de droits et libertés fondamentaux – au point que le terme de restriction est peut-être mal choisi et qu’il pourrait lui être préféré celui de suspension. Ainsi, le paradigme libéral classique selon lequel « la liberté est la règle et la restriction de police l’exception »[9] est inversé, puisque nombre d’activités sont interdites, interdiction parfois assortie de dérogations. Cette situation s’inscrit dans la durée, puisque les sorties de cet état d’urgence ne se font qu’au moyen d’un régime transitoire, qui maintient le droit dans un état d’exception peu à peu normalisé.
Cependant, si les états d’urgence partagent de nombreuses caractéristiques, le régime de l’état d’urgence sanitaire est marqué du sceau de la modernité dans ce sens où son encadrement législatif est plus minutieux[10]. Parmi les différents aspects de l’encadrement des pouvoirs exceptionnels conférés au gouvernement, le droit au recours juridictionnel occupe une place importante.
En effet le texte de loi insiste, par une disposition superflue, sur le recours au juge, plus particulièrement au juge administratif de l’urgence[11]. A cela, il faut ajouter que le texte impose à toutes les mesures prises au titre de l’état d’urgence d’être « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu »[12]. L’accès au juge administratif, maintenu au terme d’une adaptation à la crise sanitaire[13], est un enjeu crucial en période de crise, spécialement lorsque les mesures prises s’appliquent à tous et sur tout le territoire.
L’anniversaire des vingt ans de ces procédures d’urgence allait dès lors être célébré d’une manière bien particulière : par une sollicitation extrême du juge administratif des référés – spécialement au travers du référé-liberté, qui confirme son statut de « vedette contentieuse »[14] – et sur des sujets infiniment variés. On distingue schématiquement deux types de requêtes adressées au juge des référés : celles qui visent classiquement à la protection des libertés mais aussi celles qui visent à obtenir des injonctions conduisant à davantage de restrictions des libertés, dans un but de protection de la santé – qui ont afflué dans les premiers temps de l’épidémie. Dans ces deux domaines, on peut constater une évolution dans le contentieux des droits et libertés fondamentaux. La question se pose alors de savoir si l’on peut déjà déceler dans ce mouvement un effet de cliquet, ce qui lui imprimerait un caractère durable ; ou si, au contraire, on peut affirmer que cette période restera, à proprement parler, extraordinaire.
C’est le paradoxe apparent du référé-liberté que d’être devenu « potentiellement (…) liberticide »[15] et le contexte de crise sanitaire semble avoir amplifié cette tendance (Partie I). D’un autre côté, la fonction de protection des libertés a pu être affectée par la lutte contre le virus, la question étant de savoir si cela s’inscrira dans la durée (Partie II).
Partie I – Des avancées dans le domaine de la carence de l’Administration
Dans un premier temps, à partir du premier confinement, l’afflux considérable de requêtes a d’abord visé à obtenir davantage protection de la part d’un Etat jugé défaillant, par injonction du juge des référés. Il s’agissait en somme de faire basculer une question éminemment politique dans la sphère juridique, ce que le juge a, dans l’ensemble, refusé. Toutefois, certaines ordonnances montrent que le contrôle opéré sur l’Administration s’est resserré : le juge a surmonté certains obstacles, traditionnels en matière de référé (A), tout en pénétrant plus loin – à notre sens – dans le domaine de l’opportunité (B).
A. Des obstacles levés à l’office du juge du référé-liberté
L’ordonnance Syndicat Jeunes médecins[16], rendue le 22 mars 2020, est étonnante à plusieurs titres. Beaucoup a déjà été écrit à son sujet[17], mais tout n’a peut-être pas été dit. Pour rappel, le Conseil d’Etat était saisi, dès avant l’entrée en vigueur de la loi sur l’état d’urgence sanitaire mais après que le confinement avait été décrété, d’une demande émanant de professionnels de la santé visant à ce que le juge enjoigne au gouvernement de prononcer un confinement total de la population – avec interdiction stricte de sortir de son domicile, sauf autorisation par un médecin, ce qui impliquait également le ravitaillement de la population. Le requérant fondait sa requête sur le droit au respect de la vie, qui, depuis l’arrêt Ville de Paris[18], permet au juge de prononcer des injonctions en cas de carence de l’Etat, afin d’assurer la « prise en charge de l’abstention administrative »[19] au moyen du référé-liberté.
Si le Conseil d’Etat rejette cette requête – qui s’inscrit dès lors dans un certain classicisme au vu du décalage entre ce qui est demandé et ce qui est obtenu – la motivation et la décision sont très révélatrices de la position adoptée par le juge par rapport au gouvernement qu’il contrôle. Et ce d’autant qu’il semble que cette attitude ne soit pas justifiée par le contexte sanitaire extraordinaire.
On sait en effet que le juge du référé-liberté borne traditionnellement son office par une autolimitation qui prend plusieurs aspects et qui vise essentiellement à dissiper le « spectre du gouvernement des juges »[20]. Ainsi et dès lors, le juge du référé-liberté s’abstient de prescrire des « mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politiques publiques »[21], considérant par exemple que la demande visant à enjoindre au gouvernement de procéder à la nationalisation d’une entreprise « n’entre pas dans la catégorie de ce qu’il est dans les pouvoirs du juge des référés d’ordonner »[22]. Cette limitation a, comme il vient d’être rappelé, été opportunément utilisée dans plusieurs ordonnances rendues pendant la crise sanitaire[23]. Par ailleurs, le juge des référés se refuse à exiger l’impossible de l’Administration lorsqu’il admet, en matière de carence administrative et en s’exposant à la critique jusque dans ses propres rangs[24], que l’atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale « doit s’apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a (…) déjà prises »[25]. Enfin, le juge tire également des dispositions qui régissent le référé-liberté des limites objectives à ses pouvoirs : il ne peut ordonner que « les mesures d’urgence qui lui apparaissent de nature à sauvegarder, dans un délai de quarante-huit heures, la liberté fondamentale »[26].
Or, dans l’ordonnance Syndicat Jeunes médecins, le Conseil d’Etat ne fait pas usage de la première réserve, que l’on peut qualifier de « politique » ; bien au contraire. En effet, le juge considère, avant de rejeter la requête, qu’un « confinement total de la population (…) peut être envisagé »[27] et, par-là, qu’il peut être ordonné, par voie d’injonction, par le juge du référé-liberté. Le juge ne rejette l’hypothèse qu’au regard des moyens dont l’Administration dispose. Autrement dit, on peut comprendre que si l’administration française avait été plus pléthorique – ou mieux organisée –, le juge aurait pu ordonner ce confinement total.
Doit-on comprendre dès lors que, pour le juge, ordonner un confinement strict n’est pas une mesure d’ordre structurel qui repose sur un choix politique et que cette mesure entre dans ce qu’il est dans le pouvoir du juge des référés d’ordonner ? Confinement qui, faut-il le rappeler, implique l’arrêt des transports en commun, une quasi-assignation à domicile et la mise en place d’un ravitaillement. Cela semble difficile à imaginer mais cela reste la seule hypothèse possible, puisque le juge pouvait facilement mobiliser la réserve politique pour rejeter une demande d’une telle ampleur. Et ce d’autant que le juge rejette la demande en utilisant une autre justification, les « moyens dont l’administration dispose », bien plus critiquée et qui pourrait, à terme, être considérablement remaniée, voire abandonnée. Bien entendu, il s’agit là d’un raisonnement a contrario. On peut se demander si le même raisonnement eût été suivi s’il avait été logistiquement envisageable d’organiser à brève échéance le confinement demandé. On peut également penser que ce raisonnement aurait pu être mobilisé face à un gouvernement qui aurait choisi, dans un premier temps et comme d’autres en Europe, la stratégie dite de « l’immunité collective » : le juge aurait pu lui enjoindre de prendre des mesures plus strictes pour faire face à l’épidémie.
Toujours est-il que le juge semble considérer cette demande comme purement administrative : elle peut, de ce fait, faire l’objet d’une injonction au gouvernement ; ce qui est surprenant. En effet, on peut considérer, au contraire, qu’une telle décision est éminemment et essentiellement politique : il s’agit d’arbitrer entre un ensemble extrêmement complexe d’intérêts – sanitaires, économiques, éducatifs, etc. – et de trancher, ce qui relève de l’essence même du pouvoir politique. Les discussions autour des confinements suivants l’auront amplement démontré.
La surprise est d’autant plus grande lorsque l’on s’interroge sur les raisons d’une telle attitude du juge à l’égard du gouvernement qu’il contrôle. En effet, le contexte sanitaire exceptionnel dans lequel l’ordonnance est rendue n’est pas de nature à justifier un contrôle plus resserré ni des pouvoirs plus étendus – et ce d’autant que le juge ne peut tirer cette extension de ses pouvoirs des dispositions textuelles de l’état d’urgence sanitaire, inexistantes au moment où il statue. Faut-il y voir une forme de bienveillance à l’égard du requérant, ainsi qu’une forme de signal adressé au gouvernement, puisque cette ordonnance inaugure une longue série contentieuse en la matière ? Cela est plus envisageable, quand on examine la communication médiatique qui a accompagné cette décision[28].
En tout état de cause, la jurisprudence Ville de Paris sort complètement transformée, après cette ordonnance. En effet, l’écart est vertigineux avec ce que permettait jusqu’alors d’obtenir cette jurisprudence[29]. L’ordonnance témoigne également d’une distanciation toujours plus grande entre le droit fondamental invoqué et l’injonction prononcée – ou potentielle. Désormais, des mesures d’une grande ampleur, d’une teneur plus fortement politique et dont le lien avec la garantie des droits fondamentaux n’a rien d’évident semblent moins hors de l’atteinte du pouvoir d’injonction du juge du référé-liberté.
B. Un pas de plus dans le domaine de l’opportunité
Une autre tendance notable de l’ordonnance Syndicat Jeunes médecins, imitée par des suivantes, est de permettre au juge des référés de pénétrer plus avant dans ce qui relevait auparavant du domaine de l’opportunité.
Il a déjà été relevé que cette ordonnance peut être considérée comme rendue contra legem, dès lors que le juge prononce des injonctions sans avoir préalablement qualifié aucune atteinte à une liberté fondamentale, à rebours de la lettre du code[30]. Cela traduit, en plus de la neutralisation de la réserve politique dans cette affaire, une tendance du juge à se substituer au gouvernement, à l’opposé du principe de séparation entre l’Administration et son juge.
Plus encore, l’examen des injonctions prononcées d’office, sans que le requérant n’ait formulé leur contenu, confirme cette tendance. Réunies sous la bannière du « renforcement des mesures actuelles »[31], elles consistent in fine à enjoindre au gouvernement de réexaminer l’opportunité de certaines dispositions : celle permettant des déplacements brefs à proximité du domicile – en tant qu’elles autorisent notamment la pratique du « jogging » – et celle permettant aux marchés ouverts de continuer à fonctionner. Ces injonctions consistent à « réexaminer » et à « évaluer les risques » de ces dispositions, ce qui témoigne d’une position proche de celle d’un supérieur hiérarchique que prend ici le Conseil d’Etat. Il n’est aucunement question de légalité, mais bien d’opportunité, comme si le juge reprenait, en la forme des référés, son rôle de conseiller du gouvernement – qui admet plus facilement une discussion de l’opportunité des mesures projetées. On s’éloigne encore de la logique de « l’illégalité évidente » qui caractérise classiquement les procédures de référé, dès lors qu’on sort du domaine de la légalité et que les remèdes prescrits ne viennent en rien pallier une défaillance évidente.
Il faut de plus rappeler que cette intrusion dans le domaine de l’opportunité se fait au détriment des libertés, dès lors que le contentieux de la carence permet d’obtenir des mesures plus restrictives des libertés, face à une administration jugée inerte ou permissive. C’est ainsi qu’aux termes de cette ordonnance, le juge du référé-liberté a pu être qualifié « d’auxiliaire de la police administrative »[32].
Cette attitude s’explique aisément par la crête sur laquelle le juge du référé est contraint de marcher. Submergé, dans un premier temps, de requêtes visant non à défendre les libertés mais à obtenir plus de protection, le juge administratif était soumis à des injonctions contradictoires de requérants inquiets et d’un gouvernement essayant tant bien que mal de fixer une doctrine sanitaire, très évolutive. On comprend et on le verra à nouveau plus loin, que le juge se sente plus libre de prononcer des injonctions à l’égard du gouvernement lorsque, comme en l’espèce, elles visent à obtenir de sa part un minimum de cohérence. Dès lors, on peut considérer, à ce stade et vu l’état du contentieux suscité par la crise sanitaire à cette époque, que le Conseil d’Etat « joue le jeu » des deux parties, en s’efforçant de les satisfaire au mieux, tout en conservant une position centrale dans ces questions de premier plan. Le « niveau de contraintes admissibles »[33] était, à cette époque, très élevé, le juge pouvait sans crainte apporter sa contribution sur un mode nouveau.
Toutefois, cette attitude du juge est réapparue avec la hausse des contaminations, à la fin de l’été : certaines ordonnances montrent notamment que les injonctions prononcées à l’égard de l’Administration sont très précises et détachées d’un pur contrôle de légalité. Le juge hésite alors de moins en moins à se substituer aux autorités administratives en leur dictant des mesures que le respect de la légalité n’impose pas de prendre, même au titre de la carence[34].
Le bilan en matière de lutte contre la carence des autorités publiques est donc, au terme de cette période, largement excédentaire, le juge ayant agrandi ses pouvoirs et ses potentialités d’intervention. L’est-il également en matière de protection des libertés ? On peut en douter, même s’il faut nuancer une réponse trop vite donnée.
Partie II – Une protection affaiblie des libertés ?
Il peut sembler ardu d’évaluer la contribution du juge administratif à la protection des libertés durant la crise sanitaire. D’un côté, certaines décisions semblent témoigner d’un affaiblissement de cette protection, ce que révèlent les évolutions qui ont affecté le principe de proportionnalité (A). Toutefois, le juge a su se poser en défenseur des libertés, mais il s’avère qu’il visait essentiellement, ce faisant, à garantir une cohérence minimale de l’action sanitaire du gouvernement (B).
A. La proportionnalité dans tous ses états
Alors que les textes sur l’état d’urgence sanitaire ou ceux organisant un régime transitoire prévoient que toute restriction doit être « strictement proportionnée aux risques sanitaires encourus », on pouvait s’attendre à un contrôle plus étroit du juge en la matière.
A mesure que la situation sanitaire s’inscrivait dans la durée, la nature des requêtes adressées au juge du référé-liberté a changé, dès lors qu’il s’agissait de défendre les libertés publiques et les droits fondamentaux, selon une approche plus classique. L’occasion était alors donnée au juge de se saisir des possibilités offertes par les textes et d’exercer un véritable contrôle de proportionnalité. Et les occasions n’ont pas manqué, dès lors que le « déconfinement » des libertés a été très variable.
Les inconstances du gouvernement ont permis au juge administratif de procéder à un examen approfondi de la proportionnalité de mesures restrictives subsistantes, à l’heure du « déconfinement ». Au terme d’un examen poussé des risques sanitaires propres à chaque cas de figure soumis à son appréciation, le juge a pu apprécier la nécessité et la proportionnalité des mesures de police, surtout lorsqu’elles s’apparentaient à des interdictions générales et absolues[35]. Et de tirer toutes les conséquences de ce test en enjoignant au Premier ministre de prendre des mesures « strictement proportionnées », conformément à la loi. En cela, le Conseil d’Etat est apparu soucieux de se poser en gardien scrupuleux des libertés, après une période où ces dernières avaient été mises de côté, suscitant par-là de multiples critiques[36].
Il apparaît que cette séquence contentieuse a renforcé le « triple test » qui, jusqu’ici, avait pu être jugé comme n’apportant qu’une évolution cosmétique du contrôle juridictionnel de l’adéquation des mesures de police[37]. A de nombreuses occasions, le juge administratif a manifesté une tendance à séparer clairement l’examen de la nécessité de la mesure de celui de sa proportionnalité[38]. Certains tribunaux administratifs ont également censuré des mesures considérées comme inadaptées[39], fait assez rare. On pouvait alors penser que le juge administratif renouait avec sa ligne traditionnelle, en rappelant aux autorités administratives que « le sacrifice de la liberté ne peut intervenir qu’à titre d’ultima ratio »[40].
Toutefois, cette situation n’a pas résisté à la nouvelle aggravation de la situation sanitaire. C’est alors que le Conseil d’Etat a semblé retoucher les critères d’examen de la proportionnalité d’une mesure de police, là où les tribunaux administratifs les avaient classiquement appliqués. Tel a été le cas à propos de l’obligation de port du masque dans l’espace public : certains préfets avaient pris des arrêtés en ce sens, notamment pour les métropoles ; ces arrêtés avaient été suspendus du fait de leur caractère trop général. Saisi en appel, le Conseil d’Etat a remis en cause l’appréciation des premiers tribunaux, en considérant que la « simplicité » et la « lisibilité » d’une mesure de police, « nécessaires à sa bonne connaissance et à sa correcte application (…) sont un élément de son effectivité », qui doivent être pris en compte dans l’examen de la proportionnalité[41]. On peut comprendre que le contexte sanitaire particulier donne aux exigences d’ordre public une extension plus grande. Toutefois, dans cette ordonnance, la motivation est plus générale et détachée de ce contexte exceptionnel. En elle-même, cette solution semble plus bienveillante à l’égard des mesures générales et absolues, jusqu’ici fréquemment considérées comme illégales.
Certes, cette affaire ne met pas en cause une mesure d’interdiction, mais une obligation jugée au demeurant assez indolore, puisque la contrainte qu’elle implique « reste mesurée »[42] ; lui maintenir un caractère absolu ne semble pas problématique, même si l’ordonnance a pu être critiquée. Mais le Conseil d’Etat a réitéré le raisonnement à propos de la fermeture des salles de sport, en considérant qu’il valait mieux ordonner une fermeture généralisée plutôt que d’assortir l’interdiction d’exceptions nuisibles à la lisibilité de la mesure. La même logique a présidé au contrôle de la proportionnalité de la possibilité pour les préfets d’imposer un couvre-feu, mesure pourtant attentatoire « par nature » à la liberté personnelle[43]. Dès lors, c’est le principe même de la proportionnalité, qui implique que « la police ne doit pas tirer sur les moineaux à coup de canon »[44], qui semble remis en question.
Ainsi, la crise sanitaire a révélé deux tendances opposées quant au contrôle juridictionnel des mesures de police. On peut déceler un approfondissement du contrôle dans certains cas, contrebalancé par une franchise accordée aux autorités publiques dans le choix des mesures à prendre. Et l’on constate que le texte législatif imposant la stricte proportionnalité des mesures n’oblige pas le juge à un quelconque renforcement de son contrôle : au contraire, il semble plus que jamais que plusieurs contrôles, d’intensité variable, sont réunis sous la bannière de la proportionnalité.
B. La cohérence prescrite par ordonnance
L’une des originalités du contrôle des mesures prises pour faire face à l’épidémie, pris dans sa globalité, est peut-être l’effort remarquable de la juridiction administrative d’imposer une certaine cohérence au gouvernement, dans sa stratégie de lutte contre le virus. Cela renforce à nouveau l’impression d’une tutelle exercée par le juge des référés, au nom de la protection des droits fondamentaux.
La ligne du gouvernement, après avoir été floue, est finalement apparue assez clairement : restreindre les interactions sociales lorsque cela s’impose, tout en s’efforçant de pénaliser le moins possible l’activité économique – ce qui détermine d’autres choix, comme celui de maintenir les écoles ouvertes, à l’inverse des universités. Cette primauté de la dimension économique se fait dès lors au détriment d’activités principalement hors marché, qu’elles soient culturelles ou cultuelles. Ce choix, de nature politique, n’a pas été contesté par le juge, particulièrement en période de « confinement », où le Conseil d’Etat n’a pas remis en cause la suspension de nombreuses libertés[45]. Mais le juge des référés a pu corriger certains écarts trop variables dans la restriction des activités, au nom des droits fondamentaux.
Cette ligne jurisprudentielle implique une comparaison entre les domaines d’activité, que le juge n’a pas hésité à mener, dans certains cas. Ainsi des mesures restreignant le libre exercice des cultes, en période de « déconfinement ». Pour conclure à l’atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, le juge relève que « pour de nombreuses activités », le décret prévoit « des régimes moins restrictifs pour l’accès au public »[46], notamment pour les transports et les établissements commerciaux. Cette comparaison extrinsèque, si elle n’est pas inédite en matière de contrôle des mesures de police, prend ici un relief particulier, puisqu’elle oblige le gouvernement à revoir ses priorités et à ne pas oublier les autres dimensions de la vie sociale. On peut alors penser que dès lors qu’une liberté fondamentale invocable en référé est en jeu, le juge administratif peut intervenir en ce sens. Toutefois, seule la liberté de culte semble avoir bénéficié d’un tel traitement, qui s’inscrit dans une logique de contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation : le juge distingue les lieux de culte des autres établissements ouverts au public en considérant que « les libertés fondamentales qui sont en jeu ne sont pas les mêmes »[47].
Dans cette optique, on peut regretter que l’effort du juge ne se soit pas porté dans d’autres directions, afin de ne pas laisser subsister trop de disparités dans les restrictions de libertés. Certes, la question de la fermeture des bars et restaurants a fait l’objet d’un examen minutieux, le juge étudiant explicitement la « possibilité de mesures moins contraignantes que la fermeture » pour juger que l’atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie n’était pas excessive, du fait des particularités de l’activité concernée[48]. En revanche, en ce qui concerne d’autres secteurs où les risques sanitaires peuvent être moins élevés que dans les lieux de culte, le Conseil d’Etat n’a pas étendu le bénéfice de sa décision sur ces derniers, là où les caractéristiques physiques des activités et des solutions sanitaires, reposant notamment sur une jauge, étaient pleinement comparables – cinémas et théâtres[49], locaux universitaires[50], entre autres. Bien au contraire, dans le cas des lieux culturels, le juge reconnaît à la fois l’atteinte grave à des libertés tout aussi fondamentales que la liberté de culte et la relative faiblesse des risques de contamination, mais il rejette la requête au terme d’un examen assez sommaire de la nécessité de la fermeture – liée à la reprise de l’épidémie au jour où il statue.
Enfin, il est regrettable que l’épisode de crise sanitaire n’ait pas été l’occasion de s’engager dans un examen de la proportionnalité au sens strict, celle qui implique une mise en balance des charges et des bénéfices des mesures examinées. Certes, le bénéfice sanitaire des mesures prises était fort ; mais il est des cas où il aurait fallu pouvoir soumettre au juge les charges qu’elles créaient, afin d’évaluer si elles ne sont pas hors de proportion avec ces bénéfices[51]. Cette question sera peut-être approfondie a posteriori, dans l’hypothèse de recours au fond.