Tel État « doit réformer sa législation sur la tutelle légale des personnes déficients mentales »[1] ; tel autre se voit notifier des « modifications législatives requises de toute urgence »[2]… Certains communiqués de presse de la Cour européenne des droits de l’homme publiés dans les dernières semaines de l’année 2021 peuvent semer la confusion : la juridiction strasbourgeoise serait-elle subrepticement devenue un juge de la loi ?
L’étonnement peut provenir du fait que, prima facie, du point de vue du droit de la Convention, la loi n’est certainement pas un « acte juridique “comme les autres” »[3], pour reprendre des termes du professeur Dominique Rousseau. Expression directe du pouvoir législatif, si ce n’est – dans une conception française classique – de la volonté générale, elle occupe malgré la crise qui la caractérise une place particulière dans la hiérarchie interne des normes ainsi que dans la vie politique et démocratique des États. La Cour européenne des droits de l’homme ne nie nullement ces spécificités, ce qui, combiné à sa jurisprudence selon laquelle elle « a pour tâche non pas d’examiner le droit interne dans l’abstrait mais de rechercher si la manière dont ce droit a été appliqué au requérant ou l’a touché a emporté violation de la Convention »[4], conduit à une position de principe a priori très claire s’agissant du contrôle de la loi. D’une part, le juge strasbourgeois affirme régulièrement, selon une formule qui frappe par sa généralité, que « sa tâche ne consiste point à contrôler in abstracto la loi applicable en l’espèce au regard de la Convention, mais à rechercher si la manière dont elle a été appliquée au requérant ou a touché celui‑ci a enfreint la Convention »[5]. D’autre part, aucune disposition de cette dernière n’impose aux juridictions nationales, dans leur office de juge de droit commun du droit européen, de procéder elles-mêmes à un contrôle de la loi[6], pas plus d’ailleurs qu’à un contrôle de son application lorsque l’autorité exécutante ne dispose d’aucune marge de manœuvre[7]. La Cour exprime ainsi sa pleine conscience de la diversité des systèmes constitutionnels européens en la matière, qui l’empêche résolument d’imposer la mise en place d’un contrôle juridictionnel de la loi ou de son application « automatique » dans les États qui n’ont jamais intégré cet élément dans leur culture juridique. Dès lors, les juridictions nationales européennes compétentes en matière de contrôle de la loi par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme ne tirent pas leur pouvoir d’une obligation internationale en la matière.
Le mécanisme régional européen de protection des droits et libertés présente là l’une de ses plus remarquables singularités par rapport à son équivalent sud-américain. En effet, ainsi que le souligne la professeure Laurence Burgorgue-Larsen, la Cour interaméricaine a adopté à partir de 2006 « une construction jurisprudentielle délibérée et argumentée […] enjoignant aux juges nationaux, mais également à toute autorité nationale, de mettre en œuvre sponte sua un contrôle de conventionnalité »[8]. Par contraste, la Cour européenne des droits de l’homme brille sur ce point par sa discrétion. En outre, la Cour interaméricaine se voit reconnaître, par la Convention qui l’a instituée, une compétence explicite en matière de contrôle de conventionnalité des lois dans le cadre de sa compétence consultative[9]. Les différences paraissent également marquées, sur ce terrain, entre droit de l’Union européenne et droit de la Convention européenne des droits de l’homme. D’un côté, la Cour de justice de l’Union européenne a affirmé de longue date les principes de primauté et d’effet direct, qui emportent la compétence des juges ordinaires nationaux pour laisser inappliquée toute norme interne qui ferait obstacle à l’application du droit de l’Union – y compris, bien évidemment, les lois[10]. De l’autre, si cette même Cour affirme avec constance son incompétence pour se prononcer sur la compatibilité entre une loi interne et le droit de l’Union européenne, il lui revient en revanche de « fournir à la juridiction de renvoi tous les éléments d’interprétation relevant de ce dernier droit qui peuvent permettre à celle-ci d’apprécier une telle conformité pour le jugement de l’affaire dont elle est saisie »[11]. Dans ce cadre, la Cour de Luxembourg n’hésite pas à se prononcer apparemment dans l’abstrait sur « une législation nationale » identique en tous points à celle applicable dans l’État dont émane la question préjudicielle et à adopter des conclusions tranchées sur sa compatibilité avec le droit européen[12]. Dès lors, comme le relève le professeur Philippe Jamin, le renvoi préjudiciel « sert en fait souvent à donner à la Cour l’occasion de se prononcer sur la compatibilité d’une disposition du droit national avec le droit communautaire »[13]. Le droit de l’Union européenne paraît donc, à première vue, entretenir des liens plus étroits avec le contrôle de la loi que ne le fait le droit de la Convention européenne, que ce soit au niveau interne ou au niveau international.
Pourtant, par-delà les affirmations solennelles de la Cour européenne des droits de l’homme sur son refus de contrôler la loi ou d’imposer à une quelconque juridiction interne de le faire, la réalité jurisprudentielle laisse apparaître une montée en puissance du contrôle des normes législatives sur le fondement de la Convention, aussi bien sur le plan européen que sur le plan interne. Si plusieurs travaux ont été consacrés au contrôle de la loi en application du droit de la Convention, qu’il soit exercé par son interprète authentique[14] ou par ses juges de droit commun[15], de nombreux mouvements récents invitent à poser un nouveau regard sur le sujet. D’un point de vue substantiel, tout d’abord, il apparaît que le contrôle de la Cour est l’objet d’une phase progressive mais continue d’objectivisation : « traditionnellement juge des droits, la Cour manifeste une propension accrue à se comporter comme juge du droit »[16]. Une telle dynamique favorise le contrôle de normes générales et abstraites, dont la loi constitue l’archétype. Par ailleurs, une tendance de plus en plus poussée à l’appropriation du contrôle de conventionnalité[17] par les juridictions nationales renouvelle également le poids de la Convention européenne dans le contrôle des normes législatives. D’un point de vue institutionnel, ensuite, l’entrée en vigueur du Protocole no 16 à la Convention, qui met en place un mécanisme de dialogue entre Hautes juridictions nationales et Cour européenne des droits de l’homme, semble susceptible d’attirer cette dernière vers le champ du contrôle de la loi interne. D’un point de vue plus politique, enfin, il paraît que les modifications apportées dans les dernières décennies à l’équilibre entre pouvoir juridictionnel et pouvoir législatif – le contrôle de conventionnalité de la loi en est une manifestation éclatante – sont de plus en plus critiquées par une partie de la doctrine et du monde politique[18], ce à quoi le juge ne peut qu’être attentif. Ces différents processus soumettent la Convention à des courants en cisaille, souvent synonymes de turbulences.
Pour y faire face, la Cour européenne des droits de l’homme devrait-elle faire évoluer sa doctrine en matière de contrôle de conventionnalité de la loi ? Il sera soutenu que, loin des affirmations gravées dans le marbre pour lesquelles ont opté d’autres juridictions internationales, la Cour a pour l’heure tout à fait raison de favoriser des matériaux plus légers s’agissant de sa construction jurisprudentielle en la matière, à la fois parce que le contrôle de la loi au regard de la Convention par le juge national a probablement atteint un plafond de verre (Partie I) et parce que ce même contrôle par ses soins s’apparente nécessairement à une cathédrale de cristal (Partie II).
Partie I – Le contrôle de conventionnalité de la loi par le juge national, ou le plafond de verre
Ainsi que le souligne le président Guy Canivet, « les juges de Strasbourg, à la différence de ceux de Luxembourg, [n’ont] développé aucune doctrine sur l’applicabilité directe ou la primauté du droit européen des droits de l’homme »[19]. Le contrôle de conventionnalité de la loi par les juridictions nationales ne trouve dès lors aucun soutien direct dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Pourtant, il est possible d’affirmer qu’un tel état de fait n’a guère de conséquences sur l’effectivité de la protection des droits et libertés en Europe : malgré l’absence de théorie strasbourgeoise en matière de contrôle de la loi, son contrôle in abstracto est une compétence largement partagée par les juridictions européennes (A). Par ailleurs, la récente percée du contrôle in concreto de l’application de la loi, qui a été en France à l’origine d’innombrables débats doctrinaux, tient du trompe-l’œil si elle est mise en perspective à l’échelle du continent (B) : loin d’être aussi révolutionnaire qu’il n’y paraît, elle n’appelle aucune réaction substantielle de la part du juge strasbourgeois.
A. Une compétence de contrôle abstrait de la loi largement partagée
En dépit du silence conservé par la Cour de Strasbourg quant à une éventuelle obligation d’instituer, au niveau national, un mécanisme de contrôle juridictionnel de la loi laissant une plus ou moins grande place à la Convention, cette dernière joue à l’échelle européenne un rôle de premier plan dans ce domaine.
C’est avant tout par l’action des Cours constitutionnelles qu’elle est mobilisée dans le cadre du contrôle des normes législatives. En effet, ainsi que le professeur David Szymczak l’a mis en lumière[20], la Convention européenne est très largement sollicitée par ces juridictions. Il est frappant de constater à quel point, du fait de l’absence de cadre européen, la diversité des systèmes juridiques s’exprime en l’occurrence. Ainsi, un grand nombre de juridictions constitutionnelles européennes ont pour compétence d’exercer un contrôle formel de conformité de la loi à la Convention européenne des droits de l’homme, c’est-à-dire un contrôle « direct », qui n’est exercé par le truchement d’aucune norme constitutionnelle. Il apparaît que ces États sont principalement situés en Europe de l’Est : c’est par exemple le cas de l’Albanie[21], de la Bosnie-Herzégovine[22], de la Bulgarie[23], de la Hongrie[24], du Monténégro[25] ou encore de la Pologne[26] et de la Serbie[27]. Toutes ces cours constitutionnelles ont une habilitation expresse à exercer ce contrôle, à quelques rares exceptions près[28], ce qui dénote un attachement particulier d’un grand nombre de constituants à la Convention européenne des droits de l’homme en tant que norme de référence d’un contrôle de la loi. Par ailleurs, l’immense majorité des juridictions constitutionnelles qui n’ont pas de compétence en matière de contrôle formel de conventionnalité utilisent le droit de la Convention à un autre titre, soit en lui reconnaissant une valeur constitutionnelle[29], soit en lisant explicitement leur Constitution nationale à la lumière du droit européen des droits de l’homme, que ce soit de leur propre initiative[30] ou à l’invitation de clauses d’interprétation conforme[31]. Il n’y a guère que le Conseil constitutionnel français qui se refuse à éclairer sa lecture des normes constitutionnelles par des références à la Convention – du moins de manière explicite[32].
L’action des juridictions ordinaires s’agissant du contrôle abstrait de conventionnalité des lois, bien qu’elle soit tout sauf négligeable, est plus discrète, du moins lorsqu’il s’agit de faire plus qu’interpréter les dispositions législatives litigieuses à la lumière du droit de la Convention. Une poignée de juridictions nationales seulement acceptent en effet d’écarter l’application de la loi contraire à cette dernière, principalement dans des États où l’essor de la justice constitutionnelle s’est fait attendre, comme en France[33], en Belgique[34] et au Luxembourg[35].
Somme toute, seuls les États dont la tradition juridique ne s’est jamais accommodée d’un contrôle juridictionnel de la loi, quel qu’il soit, ignorent totalement la Convention comme instrument permettant au juge de contraindre le législateur au respect des droits et libertés.
Dans une telle configuration, y aurait-il un intérêt à ce que la Cour européenne des droits de l’homme s’inspire de son homologue interaméricaine pour dégager une véritable théorie du contrôle de conventionnalité, notamment de la loi ? Il est permis d’en douter. De deux choses l’une en effet. Soit une hypothétique théorie du contrôle de conventionnalité ne viserait que les juridictions qui disposent d’ores-et-déjà d’un titre de compétence pour contrôler le respect par la loi des droits et libertés fondamentaux, et ne viserait dès lors qu’à superposer un contrôle formel de conventionnalité à un contrôle de constitutionnalité préexistant. Dans un tel cas de figure, le gain espéré ne serait guère évident à percevoir, rien n’indiquant qu’un contrôle de constitutionnalité de la loi exercé à la lumière du droit conventionnel soit moins efficace par principe qu’un « pur » contrôle de conventionnalité. Soit, seconde hypothèse, la Cour chercherait à imposer un contrôle juridictionnel de la loi à toute juridiction nationale, quelle qu’elle soit, mais cela s’apparenterait vraisemblablement à un coup d’épée dans l’eau. D’une part, en effet, il est peu probable que les juridictions qui n’exercent à l’heure actuelle aucun contrôle de la loi en dehors du droit de l’Union acceptent une telle compétence sur le seul fondement d’une jurisprudence de la Cour de Strasbourg – sans compter les virulentes réactions qu’une telle jurisprudence occasionnerait sans doute au sein de la classe politique. L’exception qu’instaure dans ces États le droit de l’Union européenne est vraisemblablement appelée à en rester une[36], faute de culture du contrôle juridictionnel en dehors du projet d’intégration mis en place par le traité de Lisbonne. D’autre part, il s’avère que la plupart des États qui ne connaissent pas de contrôle juridictionnel de la loi – à l’instar des pays nordiques et du Royaume-Uni – figurent parmi les meilleurs élèves s’agissant des violations de la Convention constatées par la Cour européenne des droits de l’homme[37], de sorte que l’incidence attendue en termes de prévention d’atteintes à des droits et libertés serait minime.
L’instauration d’une doctrine du contrôle interne de la conventionnalité abstraite des lois paraît ainsi au mieux insusceptible de déployer de réels effets vertueux, au pire totalement irréaliste eu égard à la mosaïque juridique prévalant sur le vieux Continent. Les faiblesses qui caractérisent actuellement le droit de la Convention ne tenant nullement à un manque d’options internes en termes de contrôle abstrait de la loi, il n’y a sans doute pas là matière à regret.
B. La percée en trompe-l’œil du contrôle concret de l’application de la loi
La dernière décennie a été le terrain, en France, de l’émergence de ce qui a pu être qualifié de contrôle de conventionnalité in concreto de la loi, qu’il serait sans doute plus juste de dénommer contrôle de conventionnalité in concreto de l’application de la loi. Deux affaires bien connues des juristes français sont particulièrement symboliques.
La Cour de cassation a, la première, mis en œuvre ce contrôle in concreto des conséquences de l’application d’une loi ne laissant a priori aucune marge de manœuvre aux autorités chargées d’en assurer l’exécution. Dans un arrêt du 4 décembre 2013[38], mettant en jeu l’article 161 du code civil aux termes duquel « en ligne directe, le mariage est prohibé entre tous les ascendants et descendants et les alliés dans la même ligne », la première chambre civile de la Haute juridiction judiciaire cassa un arrêt de cour d’appel ayant fait application de ces dispositions. La conventionnalité abstraite de celles-ci n’était nullement en cause, mais la Cour de cassation souligna que le prononcé de la nullité d’un mariage entre un beau-père et sa belle-fille revêtait pour cette dernière le caractère d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit au respect de la vie privée et familiale dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans.
De manière encore plus claire, le Conseil d’État procéda le 31 mai 2016 à un contrôle in concreto de l’application d’une loi prohibant strictement l’exportation de gamètes d’un conjoint décédé aux fins d’insémination artificielle[39]. Après avoir conclu à la conventionnalité abstraite des dispositions législatives litigieuses, le juge du Palais‑Royal affirma que leur application dans les circonstances très particulières de l’espèce conduirait à une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ce contrôle concret de l’application de la loi, exercé malgré la conventionnalité de cette dernière, a été perçu en France comme une petite révolution, comme une « seconde naissance de la jurisprudence Jacques Vabre‑Nicolo »[40] qui avait vu les juges ordinaires se reconnaître compétents pour écarter l’application d’une loi afin de faire primer le droit international sur le fondement de l’article 55 de la Constitution française[41]. Les réactions doctrinales ont été particulièrement vives face à l’émergence d’une nouvelle figure de la soumission de la loi au droit international en général, et au droit de la Convention en particulier[42].
Là encore, il est possible de se demander si une intervention claire de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait s’avérer utile, sous la forme d’un revirement de sa jurisprudence qui, à l’heure actuelle, interprète l’article 13 de la Convention comme n’imposant pas un contrôle juridictionnel de l’application de la loi commandant une solution donnée aux autorités d’exécution.
Toutefois, de nouveau, il paraît loisible de répondre par la négative et de favoriser le statu quo. S’il est une fois encore possible d’avancer l’idée selon laquelle un tel revirement se heurterait sans doute à un refus de certaines juridictions nationales, il faut également souligner qu’une politique uniforme en matière de contrôle concret serait indubitablement très délicate à définir : Mustapha Afroukh a par exemple pu démontrer que, dans certains cas de figure, la Cour européenne des droits de l’homme s’accommode très bien d’un contrôle de conventionnalité abstrait de la part des juridictions nationales[43].
Par ailleurs, et peut-être surtout, le contrôle in concreto de l’application de la loi constitue probablement une avancée beaucoup moins décisive qu’il n’y paraît, sa plus-value en matière de respect de la Convention n’étant pas nécessairement très élevée.
S’agissant d’une part de la France, qui pouvait paraître enfermée dans une stricte dichotomie entre loi inconstitutionnelle/inconventionnelle et loi constitutionnelle/conventionnelle imposée par l’effet erga omnes, de fait ou de droit, des décisions des juges de la loi, force est de constater que ces derniers n’ont jamais été dépourvus de tout moyen de s’attacher aux cas particuliers. En effet, avant même l’adoption du contrôle in concreto de l’application de la loi, les juridictions ordinaires étaient en mesure d’interpréter les normes législatives à la lumière de la Convention, y compris de manière très constructive dans l’optique de « colmater » d’éventuelles inconventionnalités affectant la loi litigieuse. Cette manière de prévenir les conflits normatifs ne doit pas être négligée, malgré son caractère moins spectaculaire que des constats d’inconventionnalité[44], et était par exemple mise en avant par la rapporteure publique près le Conseil d’État dans l’affaire Gonzalez-Gomez précitée[45].
S’agissant d’autre part de nos voisins européens, il convient de souligner que, en sus de cette interprétation conforme de la loi, plusieurs spécificités tenant à l’architecture juridictionnelle de chaque État permettent de longue date à de nombreux juges nationaux de prendre en compte les spécificités de l’espèce, y compris en cas d’application d’une loi. Ainsi, les réserves d’interprétation extrêmement précises du juge constitutionnel italien, dans le cadre de ce que la doctrine dénomme la « micro-constitutionnalité »[46], ou l’existence de très nombreuses procédures de saisine directe de la juridiction constitutionnelle permettant de faire valoir une violation des droits et libertés du justiciable au cours de son procès[47] constituent de puissants outils en matière de contrôle de l’application de la loi, largement répandus en Europe.
Eu égard à ce qui précède, l’agitation provoquée en France par les premiers pas du contrôle concret de l’application de la loi n’est certainement pas de nature à devoir pousser la Cour européenne des droits de l’homme à une quelconque réaction jurisprudentielle, en dehors d’un apparent satisfecit décerné aux juridictions ordinaires à l’occasion de décisions portant sur l’articulation entre contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité prévalant en France[48].
En définitive, il peut être soutenu que le contrôle de la loi et de ses applications par les juridictions nationales a atteint – ou peu s’en faut – un plafond de verre en Europe, que nulle action de la Cour européenne des droits de l’homme ne permettrait de percer. Malgré l’absence de théorie claire en la matière, les juges nationaux se sont appropriés de longue date la Convention comme instrument du contrôle de la loi, lorsqu’ils disposent d’une compétence en la matière. Partant, le panorama qu’il est possible de dresser de la « justice conventionnelle » du continent européen est caractérisé par la complexité autant que par l’efficacité, constat partiellement transposable au contrôle qu’exerce le juge strasbourgeois.
Partie II – Le contrôle de conventionnalité de la loi par la Cour européenne, ou la cathédrale de cristal
Malgré une position de principe très claire s’agissant du contrôle de la loi, sous forme d’une « réitération sacramentelle »[49] de son déclinatoire de compétence, la Cour européenne des droits de l’homme connaît depuis plusieurs années un déplacement prudent de l’objet de son contrôle (A), qui consiste pour elle à porter dans un certain nombre d’affaires une appréciation sur les normes législatives applicables plutôt que sur la seule situation concrète du requérant. Cette tendance, à laquelle il faut se garder de prêter une trop grande intensité, pourrait être renforcée par l’appropriation par la Cour du Protocole no 16, qui apparaît comme un catalyseur du contrôle de la loi (B). Toutefois, aucun de ces deux mouvements n’appelle de révolution jurisprudentielle, tant l’équilibre à trouver par le juge strasbourgeois paraît subtil.
A. Le déplacement prudent de l’objet du contrôle de la Cour
Nombreux sont les observateurs du droit de la Convention européenne à avoir décelé un déplacement lent mais continu de l’objet du contrôle de la Cour, du moins dans certaines affaires. Le phénomène était déjà perçu à la fin des années 1990[50]. Il a toutefois pris de l’ampleur depuis, au point de faire l’objet d’une attention doctrinale soutenue dans la décennie 2010. À ce titre, le professeur Sébastien Touzé a par exemple pu noter un choix opéré par la juridiction strasbourgeoise « de ne plus se focaliser sur une définition casuistique du contrôle de conventionnalité »[51], là où le juge Frédéric Krenc a souligné l’existence d’une « désubjectivisation » du contrôle européen, entendue comme « la mise en retrait du cas individuel au profit d’un contrôle plus abstrait et, en même temps, plus large du droit interne »[52]. Ce mouvement adopte de nombreux visages – l’adoption d’arrêts pilotes et la jurisprudence Burmych c. Ukraine[53] en constituent de bons exemples – mais le développement d’un contrôle de conventionnalité de la loi est sans doute l’un des plus saisissants. Schématiquement, deux catégories d’affaires peuvent être distinguées en la matière.
La première concerne les requêtes pour lesquelles un contrôle du régime légal applicable est consubstantiel à une requête, c’est-à-dire lorsqu’il est absolument indispensable à une prise de position de la Cour quant au respect des droits et libertés du requérant. Au premier rang de ces requêtes figurent celles introduites par des victimes potentielles. Leur spécificité réside dans le fait qu’elles contestent une règle de droit qui soit n’a pas été appliquée aux requérants, mais leur impose de modifier leur comportement, soit leur a possiblement été appliquée sans qu’il soit possible de le démontrer. De telles requêtes constituent naturellement le terrain privilégié d’un contrôle de la loi, ce dont le contentieux des mesures de surveillance secrètes témoigne parfaitement. Ainsi, dans l’affaire Roman Zakharov c. Russie[54], relative au système d’interception secrète des communications de téléphonie mobile en Russie, la Cour a affirmé qu’« il se justifie de déroger à la règle selon laquelle les particuliers n’ont pas le droit de se plaindre d’une loi in abstracto »[55] dans la mesure où la menace d’une surveillance restreint par elle-même la liberté de communiquer pour chaque usager ou usager potentiel. Un tel positionnement n’a en soi rien de novateur, puisqu’il avait déjà été adopté dès 1978 dans l’affaire Klass c. Allemagne[56], et n’appelle pas de remarque particulière.
La seconde catégorie d’affaires est bien plus révélatrice d’un déplacement de l’objet du contrôle de la Cour, puisqu’elle concerne les cas pour lesquels le juge strasbourgeois fait le choix de contrôler la loi applicable, alors même qu’existent d’autres options lui permettant d’adopter une conclusion quant au respect de la Convention. L’arrêt Halabi c. France[57] illustre parfaitement cette tendance, puisque le raisonnement développé sur le terrain de la proportionnalité est presque exclusivement centré sur les dispositions législatives applicables, plutôt que sur leur application au cas spécifique du requérant[58]. En sus de cette évolution, progressive et ne touchant pas uniformément l’ensemble de la jurisprudence, il s’agit d’observer que la Cour peut souligner les insuffisances des modifications législatives opérées depuis les faits de l’espèce, alors même que ce n’est en rien utile à la résolution de la requête dont elle est saisie[59]. De manière encore plus symptomatique, elle peut aussi « exiger la réforme »[60] de la loi nationale au titre de l’article 46 de la Convention. Ainsi, dans l’arrêt Baralija c. Bosnie-Herzégovine[61], la Cour « estime que l’État défendeur doit, dans un délai de six mois à compter de la date à laquelle le présent arrêt devient définitif, modifier la loi électorale de 2001 afin de permettre la tenue d’élections locales à Mostar »[62]. De même, dans l’affaire N. c. Roumanie (no 2)[63], le juge strasbourgeois « estime qu’il est crucial que l’État défendeur adopte les mesures générales appropriées en vue de mettre sa législation et sa pratique en conformité avec les conclusions de la Cour constitutionnelle et avec les standards internationaux, y compris la jurisprudence de la Cour, en la matière »[64]. Ces illustrations particulièrement éloquentes ne doivent toutefois pas donner une image trop importante du phénomène : eu égard à l’ensemble de la jurisprudence de la Cour, le contrôle de la loi ne concerne qu’une fraction minime de son action. En outre, le juge strasbourgeois sait maintenir sa réserve sur les réformes législatives nécessaires, particulièrement dans des contextes de grande tension avec les États concernés, ce qu’illustrent ses arrêts relatifs à la crise de l’État de droit en Pologne[65]. Ainsi, il est loisible de conclure que « la jurisprudence de la Cour relative à son pouvoir de contrôler la loi nationale n’obéit pas à une logique de traitement uniforme »[66].
Au regard de ce constat, serait-il de bon ton que la Cour européenne des droits de l’homme renverse son affirmation de principe selon laquelle elle ne contrôle pas in abstracto les lois des États parties, pour assumer une position plus claire ? La réponse négative sera ici défendue, pour trois séries de raison tenant à la prudence à laquelle la Cour devait être tenue sur ce sujet. En premier lieu, il y a fort à craindre qu’un tel revirement de jurisprudence ne déclenche une violente série de réactions au sein des États européens, de nature à raviver les tentatives de réformes destinées à affaiblir le système européen de protection des droits et libertés. En deuxième lieu, assumer un contrôle de lois abstraites risquerait de causer la multiplication des requêtes pouvant s’assimiler à l’actio popularis. En troisième et dernier lieu, l’appréciation in abstracto de dispositions applicables ne devrait pas constituer une fin en soi pour la juridiction strasbourgeoise, mais devrait au contraire demeurer un outil manié avec circonspection et pragmatisme dans deux situations distinctes – hors hypothèses où le contrôle de la loi constitue la seule voie possible – ne remettant pas en cause la protection subjective des droits et libertés des requérants. Il s’agit, d’une part, des hypothèses dans lesquelles l’absence de violation relevée dans le chef du requérant peut être transposée à toute autre future requête, du fait par exemple de l’importance des objectifs poursuivis par l’État[67] et, d’autre part, des cas dans lesquels la violation observée s’agissant du requérant se répéterait pour tout ou partie des autres personnes qui se verront appliquer la loi litigieuse[68]. Dans ces configurations, somme toute assez rares, le tarissement des requêtes irrecevables soumises à la Cour et la correcte exécution de ses arrêts constituent des objectifs légitimant un certain degré d’abstraction s’agissant à la fois de l’objet du contrôle et de la motivation retenue.
Le contrôle abstrait de la loi devrait dès lors se superposer au contrôle concret lorsque cela est pertinent au regard du fond et possible eu égard à des arguments de politique jurisprudentielle, et non se substituer à lui par principe. Cela n’impose aucune révolution en la matière, seulement la poursuite d’une pratique ciselée dont le principal défaut réside dans une imperméabilité à la systémisation. Bien évidemment, sur ce point, les choses diffèrent lorsqu’est en jeu le mécanisme de la demande d’avis institué par le Protocole no 16, la Cour étant largement contrainte par les sollicitations qui lui sont adressées.
B. L’appropriation délicate d’un Protocole catalyseur du contrôle de la loi
L’entrée en vigueur du Protocole no 16, qui a fait l’objet d’une attention doctrinale soutenue[69], n’a certainement pas encore produit tous ses effets, étant donné le faible nombre de demandes d’avis présentées jusqu’ici à la Cour européenne des droits de l’homme par les Hautes juridictions nationales désignées par les États ayant ratifié celui‑ci. Néanmoins, il paraît d’ores-et-déjà acquis que ce nouveau mécanisme d’échange entre juges de droit commun et interprète authentique de la Convention conduira ce dernier à investir plus franchement le champ du contrôle de la loi. Contrairement aux requêtes individuelles qui constituent l’essentiel de ses saisines, les demandes d’avis formulées en application du Protocole no 16 ont vocation à voir la Cour se prononcer sur des questions « de principe »[70], ce qui paraît à la fois plus large et plus étroit que les problématiques qui peuvent être soulevées par des requérants. Plus particulièrement, la doctrine a pu souligner le fait que les demandes d’avis pourraient être utilisées pour questionner la Cour de Strasbourg sur la « compatibilité » du droit interne avec la Convention[71], voire en tant que « mécanisme préjudiciel de contrôle de la compatibilité des lois à la Convention européenne des droits de l’homme »[72].
À cet égard, il est frappant de constater que l’ancien président de la Cour Linos‑Alexandre Sicilianos et l’ancienne greffière adjointe Françoise Elens-Passos ont tous deux pu écrire à ce sujet que rien n’empêche que les demandes d’avis « soulèvent des problèmes relatifs à la compatibilité à la Convention d’une loi »[73]. L’expression, a prioritrès claire, cache néanmoins peut-être une réserve quant au futur degré d’investissement de la Cour en matière. En effet, s’agissant des liens entre demande d’avis et contrôle de la loi, trois hypothèses peuvent schématiquement être distinguées, même s’il convient sans doute pour cela de forcer quelque peu le trait.
La première consiste pour le juge a quo à interroger la Cour européenne des droits de l’homme sur la portée de tel droit ou liberté conventionnel, soit qu’il soit chargé d’un contrôle de conventionnalité de la loi, soit qu’il doive assurer un contrôle de constitutionnalité qu’il entend pour une raison ou pour une autre exercer à la lumière du droit de la Convention[74]. Éclairée par la réponse de la Cour – du moins si l’avis tient ses promesses –, la juridiction de renvoi procède ensuite à son contrôle de la loi selon une méthodologie qui lui appartient. La troisième question posée par la Cour constitutionnelle arménienne dans sa demande d’avis introduite le 2 septembre 2019 correspond à ce schéma[75], de sorte que la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée dans l’abstrait sur la conventionnalité d’une loi fondée sur la technique de « législation par référence » – c’est-à-dire sans s’interroger sur la substance de la loi arménienne litigieuse.
La deuxième hypothèse consiste à solliciter de la Cour un vade-mecum pour procéder au contrôle de la loi. Une telle demande ne se limite donc pas à requérir une interprétation d’un principe général, mais vise au contraire à s’approprier une boite à outils plus complète, composée à la fois des exigences conventionnelles applicables et d’une méthodologie du contrôle. Idéalement, le juge a quo procède alors au contrôle de la loi en suivant les étapes qui lui ont été indiquées par le juge strasbourgeois. La quatrième question posée par la Cour constitutionnelle arménienne semble s’inscrire dans cette catégorie[76], de même d’ailleurs que la récente demande d’avis formulée par le Conseil d’État français. En effet, ce dernier, le 15 avril 2021, a interrogé la Cour sur « les critères pertinents pour apprécier si une différence de traitement établie par la loi, telle que celle décrite au point 13 de la présente décision, poursuit, au regard des interdictions posées par l’article 14 de la Convention en combinaison avec l’article 1er du premier Protocole additionnel, un objectif d’utilité publique fondée sur des critères objectifs et rationnels, en rapport avec les buts de la loi l’établissant […] »[77]. L’objectif n’est pas de voir la Cour contrôler la loi critiquée, mais de lui demander comment le faire au regard des exigences de la Convention.
La troisième et dernière hypothèse consisterait – l’usage du conditionnel s’impose dans la mesure où il s’agit à ce stade d’une hypothèse d’école – à demander si telle loi précise est conforme à la Convention européenne des droits de l’homme. Il s’agirait là d’une véritable volonté de délégation du contrôle de la loi à la Cour, et non pas d’une simple demande d’appui par une juridiction interne entendant bénéficier des lumières strasbourgeoises.
Il n’apparaît absolument pas acquis que la Cour accepte une telle demande. Bien au contraire, elle a pris soin de souligner dans ses deux premiers avis que « l’objectif de la procédure n’est pas de transférer le litige à la Cour, mais de donner à la juridiction dont émane la demande les moyens nécessaires pour garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance »[78], ce qui ne paraît guère compatible avec une prise de position tranchée sur la conventionnalité d’une loi donnée. En outre, il serait de bon ton que le « protocole du dialogue » ne se transforme pas en « protocole du délestage » de questions trop sensibles ou complexes par les juridictions nationales. En sens inverse, l’absence de prise de position trop affirmée sur la conventionnalité d’une loi donnée favorisera sans doute les saisines de la part des juridictions nationales qui entendent seulement être éclairées, plutôt que ligotées, par l’avis de la Cour, tout en préservant cette dernière de subir seule les réactions politiques éventuellement hostiles à la solution qu’elle dessine. Pour les mêmes raisons, il ne semble pas que la Cour profitera des demandes d’interprétation de la Convention ou de vade-mecum du contrôle de conventionnalité pour exercer elle-même, en substance, un véritable contrôle de la loi litigieuse – elle s’est d’ailleurs soigneusement gardée de le faire dans son avis à la Cour constitutionnelle arménienne.
Certes, le Protocole no 16 ne sera pas sans effets s’agissant des liens entre contrôle de la loi et Convention européenne des droits de l’homme, notamment en ce qu’il invitera la Cour à raisonner de manière plus abstraite dans ses avis et la familiarisera un peu plus avec les logiques propres au contrôle de la loi. Toutefois, il ne s’agira sans doute pas d’un véritable big-bang en la matière, mais plus vraisemblablement d’une nouvelle occasion de parfaire l’équilibre que la Cour doit, dans l’ensemble des branches de son office, trouver entre son action et celle des pouvoirs constitués des États parties à la Convention. La cathédrale de cristal compte une nouvelle flèche à bâtir…